Le Palmarès de la féminisation des instances dirigeantes du SBF 120 : un outil « dans l’air du temps »
p. 115-141
Texte intégral
1En octobre 2013, la ministre des Droits des femmes Najat-Vallaud-Belkacem dévoile officiellement le premier Palmarès de la féminisation des instances dirigeantes du SBF1 120 devant un parterre de décideurs économiques réunis pour la conférence « Égalité professionnelle » au siège de la Caisse des dépôts et consignations. Élaboré en partenariat avec un cabinet de conseil à partir de données recueillies auprès des 120 entreprises constitutives de cet indice boursier de la place de Paris, ce classement exhaustif récompense celles ayant obtenu les meilleurs scores agrégés calculés à partir d’indicateurs de mesure de la promotion de l’accès des femmes aux plus hauts postes (voir encadré 1). Édité annuellement depuis 2013, il est fréquemment présenté par ses promoteurs et promotrices comme un outil « dans l’air » ou « de notre temps ». Dans le sillage de recherches réalisées sur d’autres palmarès, cette contribution propose de prendre au sérieux cette affirmation selon laquelle l’importance et l’intérêt des palmarès pourraient bien résider dans « leur capacité à capter et symboliser l’“air du temps” » (Pierru, 2003).
2La recherche combine trois types de matériaux : un large corpus de productions « indigènes » (communication institutionnelle des pouvoirs publics et des entreprises et revue de presse suivant la publication des différents opus) ; l’observation de trois cérémonies officielles d’annonce du Palmarès (2015, 2016 et 2017)2 ; des entretiens semi-directifs conduits avec 19 personnes directement impliquées dans la fabrique et la diffusion du Palmarès, ou bien investies en faveur de la promotion du partage du pouvoir économique (représentants des pouvoirs publics, représentants des entreprises, universitaires, consultantes et journalistes).
3S’inspirant de travaux menés sur la gestion et la quantification (Boussard, 2001 ; Espeland et Sauder, 2007 ; Desrosières, 2014 ; Merry, 2016), l’analyse examine d’abord en détail les conditions sociales de possibilité du Palmarès, avant de mettre en lumière les logiques ayant présidé à sa production pour les pouvoirs publics. La conclusion discute certaines évolutions que ce Palmarès traduit en matière d’action publique pour l’égalité des sexes.
Les conditions sociales de possibilité du Palmarès
4Dans un premier temps, il s’agit d’interroger les conditions sociales de genèse du Palmarès, c’est-à-dire d’objectiver les éléments de contexte qui permettent de comprendre comment ce dispositif est devenu à la fois pensable et faisable. Sa création apparaît ici indissociable d’un mouvement d’extension du benchmarking au domaine de l’égalité, et ce dans au moins trois sphères : économique, politique et médiatique.
L’essor du benchmarking de l’égalité dans la sphère économique
5Dans la sphère économique, le benchmarking de l’égalité se développe depuis le tournant du xxie siècle selon une double approche intégrée et autonome.
Une approche intégrée au benchmarking extra-financier
6Le benchmarking apparaît de façon embryonnaire dans la sphère économique, avant de connaître un essor considérable dans les années 1980, concomitant de l’instauration du paradigme gestionnaire de la qualité totale (Bruno et Didier, 2013). Sous l’impulsion de managers, de consultants et d’universitaires, sa pratique se diffuse dans l’ensemble des organisations, dans tous les secteurs d’activité et dans tous les pays. La remise à l’agenda de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), à partir de la fin des années 1990, n’échappe pas à ce phénomène et s’accompagne d’une production croissante de discours, normes et dispositifs de benchmarking extra-financier (Acquier, 2007). Sur fond de crise économique endémique et de scandales à répétition, les notions de « transparence », de « responsabilité » et de « contrôle » deviennent des leitmotive. Associées aux notions d’image et de réputation, la mesure et la publicisation de l’impact environnemental et social des organisations et de leur gouvernement s’imposent dès lors comme des enjeux importants de la vie économique des grandes entreprises, et vont de pair avec une profusion d’initiatives et l’émergence de nouveaux marchés de services spécialisés.
7Incarnés sous les traits du reporting (information), du rating (notation) et du ranking (classement), les dispositifs de benchmarking extra-financier reposent sur un éventail d’indicateurs large et évolutif, incluant des indicateurs sur les inégalités de sexe. Côté reporting, les deux normes internationales les plus diffusées – le Global Reporting Initiative (1997) et ISO 2600 (2010) – englobent dans leurs référentiels des indicateurs sur les écarts de salaire, la ségrégation professionnelle et l’accès sexué aux instances de gouvernance. La version 2013 du Code de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées de l’Afep-Medef3 inclut un article sur la représentation femmes-hommes au sein des conseils d’administration et enjoint les entreprises s’en réclamant à publier leurs objectifs et résultats dans leurs documents de référence. Les rapports annuels de l’Autorité des marchés financiers sur « le gouvernement d’entreprise » intègrent depuis 2008 des indicateurs sur la place des femmes, qui se sont étoffés au fil des ans.
8Côté rating et ranking, certains marchés boursiers ont créé des indices sociaux – comme le FTSE KLD 400 Social Index de Londres (1990) ou le Down Jones Sustainability Global Index de New York (1999) –, intégrant la question de la diversité dans les sphères dirigeantes (Bender, Berrebi-Hoffmann et Reigné, 2015). Plusieurs multinationales de l’information financière ont récemment mis en place des indicateurs spécifiques au genre et à la diversité – Bloomberg Financial Services Gender Equality Index (2016), Thompson Reuters Global Diversity & Inclusion Index (2016) –, et les principales firmes d’audit – comme Ernst & Young, KPMG ou Deloitte – intègrent désormais des indicateurs sexués dans leur analyse des pratiques de gouvernance des sociétés cotées. La principale agence de notation extra-financière en France, Vigeo, produit une gamme d’indices incorporant les mesures en faveur de l’égalité des sexes dans le recrutement, les rémunérations et l’accès aux fonctions de direction ; en 2014, elle a aussi publié une liste d’entreprises ayant obtenu les scores les plus élevés en la matière.
9La production et l’instrumentalisation de données quantitatives sur l’égalité des sexes et la mixité aux plus hauts postes apparaissent donc comme des pratiques intégrées aux routines gestionnaires des grandes entreprises au début des années 2010, dans le cadre du benchmarking extra-financier.
Une approche autonome promue au sein de l’espace de la cause des femmes
10Le benchmarking de l’égalité est aussi promu de façon autonome dans la sphère économique par un nombre croissant d’actrices et d’acteurs au sein de « l’espace de la cause des femmes » (Bereni, 2015). Dans une période de consécration de la politique d’égalité professionnelle, il s’oriente d’abord vers la production de tableaux de bord internes aux entreprises, promue de longue date par des fémocrates, syndicalistes, universitaires et représentantes d’associations féminines ou féministes réunies dès les années 1960 au sein du Comité du travail féminin (Revillard, 2009). Instauré par la loi Roudy de 1983, le rapport de situation comparée institutionnalise une obligation de mesurer les inégalités professionnelles, sous-tendue par la croyance dans le caractère performatif du chiffre et sa capacité à produire du changement (voir la contribution de Vincent-Arnaud Chappe dans cet ouvrage).
11Dans le sillage de la première loi sur la parité en politique de 2000, le benchmarking de l’égalité s’oriente plus récemment vers la production de dispositifs centrés sur l’accès des femmes au pouvoir économique, sous l’impulsion de réseaux de femmes cadres supérieures (Blanchard, Boni et Rabier, 2013). Entérinant le discrédit féministe et la quasi-absence de données quantitatives en la matière, ceux-ci privilégient le registre de l’expertise et engagent un important travail de collecte, de production et de diffusion de chiffres. Cette forme de « gender statactivism » (De Rosa, 2014) est mobilisée pour convaincre les grands patrons de changer leur perception de la réalité, en dévoilant une situation irrationnelle du point de vue gestionnaire à laquelle il convient de remédier de façon urgente.
12Cette production d’indicateurs sur la (non) féminisation du pouvoir économique est relayée au sein de l’espace du conseil. Elle est d’abord poursuivie par des femmes ayant développé une activité de formation et conseil en mixité/diversité en parallèle de leur engagement dans les collectifs (Blanchard, 2019). Elle est aussi assurée par des cabinets de conseil management – dont certaines Majors anglo-saxonnes –, souvent en réponse à des commandes de réseaux de femmes. Plusieurs études cristallisent ce phénomène de façon emblématique, comme les rapports Women Matter du cabinet McKinsey (depuis 2007) ou Le baromètre de confiance des femmes cadres, intégré dans le rapport préparatoire à la concertation avec les partenaires sociaux sur l’égalité professionnelle en 2009 (Grésy, 2009), piloté par quatre réseaux de femmes et réalisé par l’entreprise de sondage LH2 et le cabinet en égalité Équilibres.
13Le paysage évolue sensiblement à partir de la fin des années 2000, avec la préparation de la loi Copé-Zimmermann sur la représentation équilibrée dans les conseils d’administration, voté en 2011. De nouvelles initiatives voient le jour (études, baromètres, classements, observatoires), laissant entrevoir les prémices de la structuration de nouveaux marchés afférents. Côté universitaire, en sciences de gestion, certaines pionnières de la thématique et de nouvelles et nouveaux impétrants investissent la production de chiffres, cet exercice trouvant une valorisation sur le marché académique via la publication de résultats quantitatifs dans des revues scientifiques de référence. Côté conseil, des cabinets de chasse de tête français et anglo-saxons s’engagent aussi dans cette voie, la quantification du déficit en administratrices et en dirigeantes économiques jouant le rôle d’outil de « captation des clients » (Cochoy, 2004).
14Le benchmarking de la féminisation des instances dirigeantes des grandes entreprises a ainsi connu un essor notable sur la période récente, qui se traduit par un nombre croissant de dispositifs aux contours, orientations et contenus variés (tableau 1 page suivante).
Tableau 1. − Principaux dispositifs de benchmarking de la féminisation des instances dirigeantes des entreprises mobilisés en France (hors Palmarès).
Dates | Titre | Structure(s) initiatrice(s) |
1996-… | Corporate Women Directors International Study of Women Directors | Global Summit Of Women |
2004-2010 | European PWN BoardWomen Monitor | EPWN + Egon Zehnder International |
2005-2012 | Étude annuelle sur la présence des femmes dans les conseils d’administration des sociétés du CAC 40 | Action de femme |
2005-2013 | Baromètre annuel sur la mixité hommes/ femmes au sein des sociétés du CAC 40 | Capitalcom |
2008-… | Étude de l’Observatoire SKEMA de la féminisation des entreprises | Observatoire SKEMA de la féminisation des entreprises |
2009-… | Étude sur la place des femmes dans les conseils d’administration dans les sociétés cotées sur Euronext | Gouvernance & Structures |
2009-… | Baromètre Diafora-BoardWomen Partners sur la mixité au sein des conseils d’administration | Diafora |
2011-2012 | Classement des meilleurs employeurs pour les femmes | Challenges |
2011-… | Baromètre de la parité dans les instances dirigeantes des sociétés du CAC 40 / Baromètre sur la place des femmes dans les conseils des entreprises | Ethics & Boards |
2013-2014 | Étude sur la représentation des femmes au sein des conseils d’administration des sociétés cotées françaises | Observatoire de la parité dans les conseils d’administration (ESC Dijon + Afeca) |
2014-… | Classement de la mixité des cabinets du barreau d’affaires | Magazine Décideurs + Commission DJ au féminin du Cercle Montesquieu |
2015-… | Observatoire de la parité dans les conseils d’administration | Afeca et Ircore |
2015-… | Baromètre égalité femmes-hommes | Conférence des grandes écoles |
2015-… | Baromètre de la diversité dans les conseils d’administration | ESC Dijon |
2017-… | Indice Zimmermann | Ethics & Boards + Institut du capitalisme responsable |
2018-… | Baromètre de la parité | Ethics & Boards + Challenges |

L’essor du benchmarking de l’égalité dans la sphère publique
15Dans la sphère publique, le benchmarking de l’égalité se développe depuis la fin des années 1990 dans un vaste mouvement de transformation de l’activité de gouvernement, selon une approche multi-niveaux.
Nouvelle gestion publique, nouvelle quantification publique
16Dans la sphère publique, le développement du benchmarking est concomitant de l’inflexion néolibérale des années 1980 et de la diffusion progressive de la nouvelle gestion publique (new public management) dans les pays anglo-saxons et en Europe (Jobert, 1994 ; Bezès, 2009). Le nouveau mode de gouvernement de l’État se caractérise ainsi par un alignement de la gestion des affaires publiques sur les standards du privé, un souci exacerbé de la rationalité et la propagation d’une culture du résultat. Corolaire direct, les nouvelles exigences de transparence, de qualité et de performance induisent la mise en place d’une nouvelle quantification publique (Desrosières, 2014), et le benchmarking se voit promu au rang de moyen privilégié pour relever l’enjeu contemporain de compétitivité internationale des États (Bruno et Didier, 2013). L’action publique en matière d’égalité des sexes n’échappe pas à ce phénomène, ce qui se traduit par une prolifération d’outils promus par diverses institutions et organisations non gouvernementales à l’échelle internationale, européenne et nationale.
Un essor sous impulsion internationale et européenne
17Au niveau international, la mesure des inégalités de sexe s’inscrit dans une réflexion plus large sur le développement humain et la gouvernance mondiale. Dès la fin des années 1960, la ratification de nouvelles conventions sur les droits humains et la multiplication de comités afférents entraînent en effet l’apparition de systèmes de suivi des engagements pris par les États signataires (Merry, 2016). Dans ce contexte, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw/Cedef) de 1979 et les conférences mondiales sur les femmes organisées par les Nations unies dessinent des programmes d’action assortis d’indicateurs de suivi, ventilés en douze « objectifs stratégiques et mesures à prendre » depuis la conférence de Pékin de 1995. Si ces indicateurs constituent une référence, ils ne sont toutefois pas les seuls : les années 2000 marquent ainsi une prolifération sensible de dispositifs de benchmarking à l’initiative d’institutions et d’organisations non gouvernementales (voir tableau 2).
Tableau 2. − Principaux dispositifs de benchmarking de l’égalité des sexes (monde).
Périmètre | Dates | Intitulé (structure impliquée) |
Monde | 1995-… | Beijing Platform for Action (Nations unies) |
1999-… | Key Indicators of the Labour Market - Annex 1 of all gender-specific figures (Bureau international du travail) | |
2006-… | Global Gender Gap Report (Forum économique mondial) | |
2007-… | Gender Equity Index (Social Watch) | |
2010-… | Social Institutions & Gender Index (Organisation de coopération et de développement économiques) | |
2010-… | Gender Inequality Index (Nations unies) | |
2010, 2012 | Women’s Economic Opportunity Index (Economist Intelligence Unit) | |
2011-… | eAtlas of Gender (Banque mondiale) | |
2012-… | Gender Data Portal (Banque mondiale) | |
2013-… | Gender Global Entrepreneurship and Development Institute Index (Gender Global Entrepreneurship and Development Institute) | |
Europe | 2005-… | Gender Equality Index (European Institute for Gender Equality – Eige) |
2009 | Eurobarometer. Gender Equality in the UE (European Commission) | |
2011-2012 | Eurobarometer. Gender Inequalities in the UE (European Parliament) | |
2015-… | Gender Statistics Database (Eige) | |
France | 2000-… | Chiffres clés de l’égalité (Service des droits des femmes et à l’égalité entre les femmes et les hommes – SDFE) |
2004-… | Regards sur la parité (Institut national de la statistique et des études économiques – Insee) | |
2007-… | Filles et garçons sur le chemin de l’égalité (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) | |
2000-2006 | « Jaune budgétaire » des droits des femmes et de l’égalité | |
2006-… | Programme 137 : Égalité entre les hommes et les femmes | |
2010-… | Document de politique transversale sur la politique d’égalité femmes-hommes | |
2012-… | Feuilles de route ministérielles pour l’égalité femmes-hommes | |
2012 | Circulaire sur l’intégration de l’égalité dans les études d’impact | |
2014 | Tableau de bord interministériel de l’égalité femmes-hommes |

18Au niveau européen, la question de la mesure irrigue la politique d’égalité entre les sexes depuis ses prémices (Jacquot, 2014). Les chiffres sont aussi largement mobilisés par les réseaux d’expertes thématiques apparus dans les années 1970 pour rendre les inégalités visibles et justifier l’adoption d’instruments juridiques contraignants. La mesure des inégalités de sexe connaît toutefois une inflexion certaine avec l’apparition de nouveaux instruments de régulation moins contraignants promus dans le Traité d’Amsterdam de 1997. L’introduction du gender mainstreaming (ou approche intégrée de l’égalité) et la consécration de l’égalité Eurobarometer. Gender Inequalities in the UE 2011-2012 (European Parliament) « Jaune budgétaire » des droits des femmes et de 2000-2006 l’égalité femmes-hommes comme pilier de la Stratégie européenne pour l’emploi s’accompagnent ainsi d’une obligation pour les États de produire de nouveaux indicateurs sexués et de se fixer des objectifs en phase avec ceux de l’Union européenne (Lemière et Silvera, 2002 ; Dauphin et Sénac-Slawinski, 2008). Elles vont aussi de pair avec l’essor d’une nouvelle méthode de coordination entre les États – la méthode de coordination ouverte –, basée sur l’évaluation par les pairs et la promotion du benchmarking (Van der Vleuten et Verloo, 2009). L’évaluation des performances des pays européens en matière d’égalité des sexes est désormais assurée par le European Institute for Gender Equality (Eige) – un organisme autonome de l’Union européenne inauguré en 2007 – qui produit entre autres des données statistiques, classements et autres rapports dans l’objectif de favoriser l’échange de bonnes pratiques4.
19Au niveau national, le chiffrage des inégalités est aussi appréhendé comme un enjeu clé pour légitimer l’action publique en matière d’égalité dès ses prémices, celui-ci constituant la clé de voûte de « l’expertise critique » (Revillard, 2009) du Comité du travail féminin. Pour autant, il faut attendre la fin des années 1990 pour que la sexuation des statistiques publiques se généralise, sous impulsion internationale et européenne (Fouquet, 2003). Dans le sillage d’un rapport commandité à l’Insee par le Premier ministre5, une circulaire est publiée en 2000, relative à l’adaptation de l’appareil statistique de l’État pour améliorer la connaissance de la situation respective des femmes et des hommes. Ce recueil inédit de données engendre la production de documents thématiques faisant aujourd’hui autorité. En parallèle, plusieurs dispositifs d’orientation et de suivi des politiques publiques d’égalité voient le jour, entérinant la démultiplication des indicateurs et objectifs chiffrés, auxquels s’ajoutent plus récemment des dispositifs de suivi et d’évaluation de la mise en œuvre de l’égalité professionnelle dans l’administration, comme les rapports de situation comparée présentant des données sexuées et des analyses dans les trois versants de la fonction publique et dans les ministères, établis respectivement à partir de 2013 et de 2014.
20En une quinzaine d’années, quantification des objectifs et évaluation sont progressivement devenus les deux principes clés des politiques publiques d’égalité. La priorité donnée à la mesure de la situation respective des femmes et des hommes débouche ainsi sur la définition d’« objectifs [chiffrés] structurants » – pour reprendre l’expression d’une collaboratrice du Service des droits des femmes et à l’égalité (SDFE) rencontrée en entretien –, véritables « indicateurs prégnants » (Boussard, 2001) construits en écho aux standards européens et internationaux. La comparaison avec d’autres pays fait alors l’objet d’une attention croissante. Exemple emblématique, un rapport de 2013 sur la mise en œuvre des politiques d’égalité professionnelle en France offre à la fois un benchmarking des bonnes pratiques développés dans trois autres aires géographiques et un benchmarking de la France dans six évaluations et classements réalisés par des institutions européennes et internationales6. Plus récemment, en mars 2018, le président Emmanuel Macron, la ministre du Travail (Muriel Pénicaud) et la secrétaire d’État à l’égalité (Marlène Schiappa) ont tous trois cité le mauvais classement de la France dans le Global Gender Gap Report pour justifier leur engagement sur l’écart salarial « injustifié » de 9 %7.
L’essor du benchmarking de l’égalité dans la sphère médiatique
21Dans la sphère médiatique, le benchmarking de l’égalité émerge récemment au croisement d’un intérêt soutenu pour le travail des femmes et de la prolifération des pratiques de classement.
L’avènement du travail des femmes dans la presse féminine et généraliste
22Fondée au xviiie siècle avec l’objectif économique de vendre à un public élitiste des produits définis comme propres aux femmes, la « presse féminine » s’est largement développée, parallèlement à la démocratisation de la consommation marchande (Eck et Blandin, 2010). Actuellement foisonnant et prospère, ce secteur a connu une importante restructuration à partir des années 1980, selon une stratégie visant à adapter l’offre aux réalités économiques et à la diversification des centres d’intérêt des femmes. Dans un contexte de féminisation croissante du salariat et des professions supérieures, le travail – et son articulation avec la vie privée – constitue désormais une rubrique incontournable de la presse féminine, générant même l’organisation d’évènements dédiés comme le Grand forum Marie Claire contre les inégalités salariales (2011) ou les forums annuels Elle active (depuis 2012). En outre, des magazines et webzines spécialisés, ciblant le plus souvent une population cadre, ont vu le jour, comme Ma vie Pro (« Le rendez-vous des femmes actives », 2009), L/On top (« Le magazine du succès féminin », 2009), ou encore Women Tomorrow (« Incubateur de talents féminins », 2012).
23Parallèlement, la presse généraliste et économique acte aussi l’irréversibilité du travail féminin, débouchant sur la reconnaissance des femmes comme lectorat à part entière et la publication de numéros spéciaux, suppléments, dossiers, rubriques ou articles thématiques pour satisfaire ces lectrices et entretenir une image de modernité. L’inflexion est particulièrement notable au milieu des années 2000, dans une période consacrant des alliances entre femmes journalistes, politiques, cadres et dirigeantes autour de la promotion de l’accès des femmes aux postes à responsabilités (Rabier, 2013). Les publications sur l’égalité professionnelle et la féminisation des plus hautes postes se multiplient ainsi au gré de l’actualité politique, économique, mais aussi des manifestations et études à l’initiative de réseaux, consultantes, universitaires, professionnelles, etc. À titre d’exemple, le Women’s Forum – manifestation réunissant plus d’un millier de personnes chaque année à Deauville depuis 2005 pour échanger sur la vision des femmes sur le monde économique – bénéficie d’une importante couverture médiatique, des journaux comme La Tribune ou Le Monde éditant un numéro spécial pendant sa tenue.
L’essor du « phénomène palmarès »
24Entamée dans les pays anglo-saxons au cours du xixe siècle, la publication de palmarès connaît une prolifération certaine dans la presse magazine française à partir de la fin des années 1990. Ces classements touchent désormais un nombre croissant de domaines, dont l’économie en général (entreprises les plus riches, les plus attractives, à plus forte croissance, les plus engagées en matière de RSE, patrons les mieux payés, femmes les plus riches, etc.). Le « phénomène palmarès » (Pierru, 2003) s’explique essentiellement par leur important succès commercial et par leurs caractéristiques propres en contexte de transformation du journalisme. Depuis les années 1980, l’accroissement des contraintes commerciales, l’intensification de la concurrence et la relative dépolitisation de l’information ont en effet favorisé le développement de nouvelles pratiques mobilisant entre autres les registres du « scandale » et de la soft news (Neveu, 2013). S’inscrivant dans ce mouvement, les classements répondent à une nouvelle exigence faite aux journalistes de ne plus seulement produire des scoops, mais aussi de dévoiler les rouages du monde social aux yeux du grand public, dont ceux de l’économie et du pouvoir (Pierru, 2003).
Challenges et le palmarès des « meilleurs employeurs pour les femmes »
25La publication du premier palmarès journalistique sur l’accès des femmes aux plus hauts postes des entreprises françaises par le magazine économique Challenges se situe au croisement de ces deux dynamiques. Publié deux années consécutives (2011 et 2012), le classement des « meilleurs employeurs pour les femmes » au sein du CAC 40 résulterait de plusieurs éléments, selon les informations recueillies en entretien. Tout d’abord, le journal a investi de longue date la production de classements (sur les plus grandes fortunes, les meilleures écoles, le prix de l’immobilier, les salaires des cadres, etc.) et publie régulièrement des articles sur l’égalité professionnelle et la féminisation du pouvoir depuis plusieurs années. En outre, un tel classement constitue une opportunité de se renouveler et de se démarquer de la concurrence lors de la couverture du Women’s Forum de Deauville. Enfin, il fait office d’outil novateur, potentiellement vecteur de discussions et de changement au sein de la communauté économique. Fait notable, les critères retenus pour ce classement (part de femmes au comité exécutif, au conseil d’administration, parmi les cadres et ingénieurs, existence d’un réseau de femmes, encouragement de la mixité dans la politique de rémunération des dirigeants) sont très proches de ceux qui seront retenus pour le Palmarès de la féminisation des instances dirigeantes du SBF 120, dont Challenges est d’ailleurs un des partenaires fondateurs.
Les logiques de production du Palmarès au prisme des pouvoirs publics
26Dans un deuxième temps, il s’agit d’interroger les conditions de production du Palmarès, c’est-à-dire d’en spécifier les enjeux et rapports de force sous-jacents, pour comprendre pourquoi ce palmarès est ce qu’il est aujourd’hui. Si le processus engage différents protagonistes (le ministère des Droits des femmes, un cabinet de conseil et un magazine économique), l’analyse se concentre ici sur le premier et met en lumière un quadruple enjeu pour les pouvoirs publics : symbolique, stratégique, pratique et technique.
Un enjeu symbolique : remettre l’égalité à l’agenda
27Placée sous le sceau du changement, l’élection du socialiste François Hollande à la présidence de la République française en 2012 marque une volonté affichée de remettre l’égalité femmes-hommes au cœur de l’action publique pour en faire « un pilier du nouveau modèle français8 ». À ce titre, l’installation d’un ministère des Droits des femmes de plein droit – phénomène inédit depuis les années 1980 –, constitue un acte symbolique fort, et ce d’autant plus qu’il est confié à une figure montante de la politique, Najat-Vallaud-Belkacem, également porte-parole du gouvernement. Constituée de personnes relativement jeunes et majoritairement de sexe masculin, l’équipe de la ministre se voit confier la mission d’incarner l’engagement présidentiel, dans un contexte où plusieurs contraintes fortes sont identifiées.
28Le diagnostic posé est d’abord celui d’une faible reconnaissance de la thématique, sous-tendue par une forte tolérance sociale aux inégalités de sexe et un déficit de visibilité dans l’espace public, à l’exception du 8 mars et du 25 novembre9. Un phénomène qu’un conseiller résume ainsi : « Si on ne le porte pas, c’est un sujet qui reste dans l’ombre totale10. » Le diagnostic met aussi l’accent sur la variété des domaines à traiter pour atteindre l’objectif d’égalité réelle entre les femmes et les hommes promu par le ministère, corolaire direct du caractère transversal du sujet et du continuum des inégalités de sexe. Enfin, le diagnostic fait ressortir des contraintes temporelles – le rythme de travail de l’action gouvernementale imposant d’obtenir des résultats visibles rapidement –, et des contraintes financières et humaines. Le cabinet de la ministre ne compte en effet que trois postes de conseillers dédiés à l’égalité, le SDFE moins de 250 agents, et le budget alloué au programme 137 (Égalité entre les femmes et les hommes) s’avère modeste (23,3 millions d’euros en 2013).
29Face à ces contraintes, le choix est fait d’agir en priorité sur les représentations, avec l’objectif de « faire monter le sujet » et de contribuer à « une prise de conscience » (des termes récurrents) individuelle et collective. Deux directions complémentaires sont alors explorées : la démultiplication et la communication. Une première orientation consiste à traiter l’égalité tous azimuts, à « faire feu de tout bois ». Il s’agit de couvrir simultanément un maximum de domaines de l’égalité, tout en mobilisant le plus de protagonistes et de dispositifs possibles, afin de créer un effet démultiplicateur de l’action, un « effet global ». L’idée sous-jacente est que la perception répétée du changement doit revêtir un caractère performatif, en incitant chaque personne à s’interroger et à participer à cette dynamique. Une seconde orientation consiste à investir massivement la communication, en s’appuyant notamment sur l’aura de la ministre, pour rendre le sujet visible et incontournable. Le défi sous-jacent consiste alors à créer de l’actualité, de l’événement, en proposant des sujets renouvelés et attractifs pour les médias. Les caractéristiques d’un palmarès traitant conjointement de l’économie et de l’égalité, et ciblant des grandes entreprises connues du grand public semblent largement répondre à ces impératifs médiatiques.
30L’instauration en 2013 d’un évènement national annuel, la Semaine de l’égalité professionnelle, regroupant de nombreuses initiatives en la matière, dont la publication du Palmarès, participe de cette double orientation de démultiplication/communication et traduit la centralité accordée à la thématique du travail.
Un enjeu stratégique : intéresser les entreprises à l’égalité professionnelle
31En matière d’égalité professionnelle, le diagnostic posé par l’équipe de la ministre est celui de la persistance des inégalités et d’une application mitigée des dispositifs légaux et réglementaires existants, en particulier dans les petites et moyennes entreprises (Laufer, 2014). La stratégie retenue vise prioritairement à intéresser un maximum de protagonistes du monde économique via un « renouvellement des outils » de l’action publique. Pour ce faire, les deux leviers traditionnels mobilisés traditionnellement en faveur de l’égalité professionnelle – la contrainte et l’incitation – sont revisités simultanément, dans la perspective de manier à la fois « la carotte et le bâton ».
32D’un côté, comme l’énonce Najat Vallaud-Belkacem, il s’agit de jouer sur la « peur du gendarme11 », en rendant effectives les sanctions prévues mais jusque-là inappliquées en cas de non-respect de la loi. La publication d’un nouveau décret relatif à la mise en œuvre des obligations des entreprises (2012) s’accompagne ainsi d’une campagne d’opérations de contrôle fortement médiatisée qui se solde par 135 mises en demeure et deux annonces de sanctions financières en avril 2013. De l’autre côté, entérinant l’idée selon laquelle cette approche n’est pas suffisante pour traiter le problème de façon pérenne, il s’agit d’encourager l’investissement des entreprises. Deux orientations complémentaires sont définies : d’une part, les accompagner dans leurs démarches internes d’égalité professionnelle (création de la plateforme [www.ega-pro.fr] et de la Fondation égalité-mixité, installation des Territoires d’excellence de l’égalité12, signature de conventions avec des grandes entreprises, lancement de l’application Leadership pour elles et du site Femmes administratrices) ; d’autre part, promouvoir et valoriser leurs initiatives et leurs résultats.
33Le Palmarès s’inscrit pleinement dans cette logique, en mobilisant une approche que la ministre définit comme « pragmatique13 » et qui vise à produire des dispositifs les plus ajustés possible aux discours et pratiques en vigueur dans le monde économique, dans le sillage direct des recommandations du rapport Grésy de 200914. Tout d’abord, le Palmarès trouve son origine dans une interrogation sur ce qui compte dans la vie des grandes entreprises et part d’un triple constat : les enjeux de responsabilité sociale et de réputation y sont prégnants ; il est facile d’activer ce levier par des tiers (dont les pouvoirs publics) ; les décideurs économiques paraissent sensibles à l’équation : « Égalité = Enjeu de RSE et de réputation ». Qui plus est, le Palmarès s’inspire des pratiques de benchmarking déjà existantes en matière de féminisation des instances dirigeantes, que les pouvoirs publics reprennent à leur compte en associant notamment le magazine Challenges au titre de son expérience en la matière. Enfin, le Palmarès s’appuie sur trois principes clés de la doxa managériale contemporaine et du benchmarking, concentrés dans la rhétorique de l’« émulation ».
34Premier principe, l’amélioration continue : il s’agit d’instiller dans les entreprises le désir de se dépasser elles-mêmes en questionnant leurs pratiques organisationnelles, mais aussi de profiter de l’effet de halo du Palmarès pour « vendre » d’autres dispositifs, comme une convention pour l’égalité professionnelle ou le label Égalité. Deuxième principe, la concurrence : il s’agit de susciter dans les entreprises le désir de dépasser leurs compétiteurs sur le sujet, en proposant un outil de comparaison. Troisième principe, l’imitation : il s’agit de mettre en exergue les « leaders » afin de créer un effet d’entraînement au sein de leur secteur d’activité (sous-traitants, concurrents), et plus largement de l’ensemble du tissu économique.
35Le Palmarès constitue ainsi une sorte de produit d’appel au sein d’un répertoire d’instruments large et protéiforme visant à intéresser les entreprises à l’égalité professionnelle, mais aussi à suivre leurs résultats au regard de leurs obligations légales au plus haut niveau organisationnel.
Un enjeu pratique : suivre l’application et les effets la loi de 2011
36En la matière, le diagnostic posé est celui d’un paradoxe entre, d’un côté, la centralité accordée à la question de la mesure dans la loi Copé-Zimmermann de 2011 relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d’administration et de surveillance15 et, de l’autre, le flou statistique entourant son suivi et sa mise en œuvre. Celui-ci trouve en partie sa source dans la relative complexité des critères retenus dans le texte de loi, qui fait intervenir la catégorie juridique, le secteur d’activité (public ou privé), l’effectif, le chiffre d’affaires et la taille des conseils. Une telle complexité alimente une certaine méconnaissance du champ d’application de la loi et des obligations des sociétés, largement partagée dans le monde économique et politique. Ce flou trouve aussi son origine dans l’absence de définition de dispositifs de suivi de la loi au moment de sa promulgation, liée à plusieurs éléments de contexte (Rabier, 2013) : la rapidité du vote de la loi, après le ralliement stratégique de Jean-François Copé, alors président du groupe Union pour un mouvement populaire (UMP)16 à l’Assemblée nationale ; les résistances de certains parlementaires opposés à la loi ; l’absence de diligence dans les administrations vis-à-vis de l’intégration d’indicateurs de suivi spécifiques dans les dispositifs déjà existants ; ou encore, les réticences des organisations professionnelles à transmettre des données sur les entreprises aux pouvoirs publics.
37Dans un contexte où seules existent des données partielles, non nominatives et parfois contradictoires d’initiative privée, la création du Palmarès répond en premier lieu à un objectif pragmatique : instaurer rapidement une « source publique fiable » permettant de suivre a minima l’application de la loi de 2011. Dans un contexte d’incertitude sur l’interprétation du texte et l’effectivité des sanctions au regard de l’absence de mécanisme de contrôle, le Palmarès répond aussi à un objectif de communication en direction des entreprises. Il s’agit de réaffirmer l’actualité de la thématique et l’engagement de l’État (« L’État dit : je viens m’occuper de ce sujet »), de faire de la « pédagogie » en précisant les contours et le contenu de la loi, mais aussi d’alerter les entreprises en produisant des chiffres officiels leur permettant de se situer par rapport à leurs obligations (« Le compte à rebours est en marche »). Enfin, le Palmarès offre une alternative à l’abandon de toute perspective d’extension de la loi de 2011 – jugée « juridiquement compliquée17 » par la ministre – aux autres sphères de pouvoir économique où il apparaît que « se jouent le plus de choses ». Il s’agit dès lors de suivre les effets de la loi – ou plutôt ses limites –, en mettant en lumière les « recompos[itions] du pouvoir masculin », et de créer un standard qui incite les entreprises à dépasser le seul périmètre de la loi en déployant leurs actions de féminisation à l’ensemble des « instances dirigeantes », ici définies comme le conseil, le comité exécutif et le top 100.
Un enjeu technique : déléguer la production à un opérateur économique légitime
38Enfin, pour le ministère, déléguer la production du Palmarès à un prestataire de services spécialisé dans la gouvernance des entreprises18 et bien ancré dans le monde économique recouvre un double avantage procédural. D’une part, cette opération permet de contourner certaines contraintes temporelles, administratives et financières internes, via la mise en place d’une procédure légère (une convention), permettant d’obtenir des résultats rapides (quelques mois) et à moindre coût (quelques milliers d’euros). D’autre part, elle permet de se prémunir de toute contestation de la part des cibles, tant sur le principe même d’un classement des entreprises à l’initiative des pouvoirs publics que sur la fiabilité des résultats produits (« Il y avait matière à contentieux. Avec [ce prestataire], on avait des garanties sur la rigueur du classement »).
Conclusion
39Au final, l’étude de la genèse et de la fabrique du Palmarès de la féminisation des instances dirigeantes du SBF 120 permet de dégager certains éléments caractéristiques de « l’air du temps ». En premier lieu, la création d’un tel outil est symptomatique d’un mouvement d’extension du benchmarking à un nombre croissant de domaines d’activité, dont l’égalité femmes-hommes. Plus encore, elle peut être appréhendée comme une étape charnière de l’essor d’un benchmarking ad hoc, faisant converger les intérêts de protagonistes d’une multiplicité de sphères sociales (économique, politique et médiatique). Par ailleurs, présenté comme « le meilleur outil au meilleur moment » par ses promoteurs institutionnels, le Palmarès permet de poser quelques observations et hypothèses relatives à l’évolution des politiques d’égalité professionnelle et à leurs enjeux en contexte de nouvelle gestion publique.
40L’entrée par « la féminisation des instances dirigeantes » traduit une volonté affichée d’aborder désormais l’égalité professionnelle par tous les angles de la pyramide organisationnelle, ainsi qu’une croyance dans le potentiel d’entraînement de l’égalité par le haut (Pochic, 2017). La mise en exergue des bénéfices (et des risques) pour les entreprises en termes d’image et de réputation participe d’un élargissement des arguments mobilisés pour promouvoir l’égalité professionnelle, principalement focalisés sur la performance économique depuis les années 2000. Le format « classement d’entreprises » marque une extension de la gamme des dispositifs de soft law d’importation gestionnaire mobilisés par la puissance publique, après la promotion d’une Charte de l’égalité (2004) et d’un Label égalité (2004). La création d’un classement, qui de surcroît incorpore des indicateurs non traités par la loi, semble introduire un glissement dans les modalités de fixation des standards : de standards absolus définis juridiquement par la puissance publique (par exemple, 40 % de femmes dans les conseils d’administration d’ici 2017) à des standards relatifs, produits par un prestataire privé, et tributaires du jugement des entreprises (par exemple, mobiliser le Palmarès pour définir – ou non – des objectifs de féminisation du top 100 en fonction des résultats de ses concurrents directs).
41La stratégie sous-jacente, qui parie sur l’homogénéisation des pratiques par la comparaison, semble d’ailleurs aller de pair avec une transformation sensible de la rhétorique de l’exemplarité depuis une dizaine d’années. Ainsi, la promotion de « bonnes pratiques » dans tel ou tel domaine de l’égalité professionnelle – anonyme dans les années 1980, puis nominative à partir de la fin des années 1990 –, cède ici le pas à la promotion de « role models », c’est-à-dire à la valorisation d’entreprises louées pour leurs politiques globales d’égalité. Ce qui compte est moins le « shame » pour les derniers du classement, que le « celebrate » pour les cinq premiers, placés sous les feux des projecteurs lors d’une réception dans les locaux du ministère et divers articles dans la presse. Enfin, en introduisant la notion d’« alerte », qui sera d’ailleurs reprise dans l’évaluation intermédiaire de la loi Copé-Zimmermann de 201119, le Palmarès contribue manifestement à enrichir le diptyque traditionnel « inciter ou contraindre » en proposant un nouveau levier d’action : alerter les entreprises pour les inciter à agir avant que ne s’exerce la contrainte. Ces observations et hypothèses stimulantes invitent à multiplier des travaux qui viendront enrichir l’analyse du benchmarking de l’égalité.
Bibliographie
Acquier Aurélien, 2007, « RSE et outils de gestion : perspectives pour l’analyse des marchés de notation extra-financière », Revue de l’organisation responsable, vol. 2, no 2, p. 5-15.
Bender Anne-Françoise, Berrebi-Hoffmann Isabelle et Reigné Philippe, 2015, « Les quotas de femmes dans les conseils d’administration », Travail, genre et sociétés, no 34, p. 169-173.
Bereni Laure, 2015, La bataille de la parité. Mobilisations pour la féminisation du pouvoir, Paris, Economica.
Bezès Philippe, 2009, Réinventer l’État, les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, Presses universitaires de France.
Blanchard Soline, 2019, « The market for gender equality expertise : providing services to public and private organizations in France », European Journal of Politics & Gender, vol. 2, no 1, p. 93-111.
Blanchard Soline, Boni-Le Goff Isabel et Rabier Marion, 2013, « Une cause de riches ? L’accès des femmes au pouvoir économique », Sociétés contemporaines, vol. 89, no 1, p. 101-130.
Boussard Valérie, 2001, « Quand les règles s’incarnent. Les indicateurs prégnants », Sociologie du travail, vol. 43, no 4, p. 533-551.
Bruno Isabelle et Didier Emmanuel, 2013, Benchmarking. L’État sous pression statistique, Paris, Zones.
Cochoy Franck, 2004, La captation des publics. C’est pour mieux te séduire, mon client, Toulouse, Presses universitaires du Mirail.
Dauphin Sandrine et Sénac-Slawinski Réjane (dir.), 2008, « Gender mainstreaming. De l’égalité des sexes à la diversité ? », Cahiers du genre, no 44, p. 5-184.
De Rosa Eugenia, 2014, « Gender Statactivism and NGOs. Development and Use of Gender-Sensitive-Data for Mobilizations and Women’s Rights », Partecipazione e Conflitto, vol. 7, no 2, p. 314-347.
Desrosières Alain, 2014, Prouver et gouverner. Une analyse des statistiques publiques, Paris, La Découverte.
Eck Hélène et Blandin Claire (dir.), 2010, « La vie des femmes » : la presse féminine aux xixe et xxe siècles, Paris, Éditions Panthéon-Assas.
Espeland Wendy N. et Sauder Michael, 2007, « Rankings and Reactivity : How Public Measures Recreate Social Worlds », American Journal of Sociology, vol. 113, no 1, p. 1-40.
Fouquet Annie, 2003, « La statistique saisie par le genre », in Laufer Jacqueline, Marry Catherine et Maruani Margaret (dir.), Le travail du genre. Les sciences sociales du travail à l’épreuve des différences de sexe, Paris, La Découverte, p. 280-298.
Jacquot Sophie, 2014, L’égalité au nom du marché ? Émergence et démantèlement de la politique européenne d’égalité entre les hommes et les femmes, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
Jobert Bruno (dir.), 1994, Le tournant néo-libéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan.
Laufer Jacqueline, 2014, L’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, Paris, La Découverte.
Lemière Séverine et Silvera Rachel, 2002, « Le cas de la France », in Behning Ute et Serrano Pascual Amparo (dir.), L’approche intégrée du genre dans la stratégie européenne pour l’emploi, Paris, L’Harmattan, p. 253-277.
Merry Sally E., 2016, The Seductions of Quantification : Measuring Human Rights, Gender Violence, and Sex Trafficking, Chicago, University of Chicago Press.
Neveu Erik, 2013, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte.
Pierru Frédéric, 2003, « Les palmarès, un business rentable, une affaire sérieuse », La lettre blanche de Pénombre, no 34, [www.penombre.org/34/17.htm], consulté le 10 mars 2019.
Pochic Sophie, 2017, L’égalité élitiste et le féminisme de marché : genre et pouvoir dans une multinationale, habilitation à diriger les recherches en sociologie, Paris, Sciences Po.
Rabier Marion, 2013, Entrepreneuses de cause. Contribution à une sociologie des engagements des dirigeantes économiques en France, thèse de doctorat en science politique, Paris, EHESS.
Revillard Anne, 2009, « L’expertise critique, force d’une institution faible ? Le Comité du travail féminin et la genèse d’une politique d’égalité professionnelle en France (1965-1983) », Revue française de science politique, vol. 59, no 2, p. 279-300.
Van der Vleuten Anna et Verloo Mieke, 2012, « Ranking and benchmarking : The political logic of new regulatory instruments in the fields of gender equality and anti-corruption », Policy & Politics, vol. 40, no 1, p. 71-86.
Notes de bas de page
1Sociétés des bourses françaises.
2L’auteure remercie Marion Charpenel et Hélène Demilly pour le partage des enregistrements, notes et photographies recueillies lors de leurs observations des cérémonies 2016 et 2017.
3Association française des entreprises privées-Mouvement des entreprises de France.
4Entre 2011 et 2015, Eige a ainsi publié 23 documents dans cette optique [http://eige.europa.eu], consulté le 30 octobre 2018.
5Blum Catherine, 1999, Les situations respectives des femmes et des hommes : statistiques pertinentes, Paris, Insee.
6Bensoussan Constance, Branchu Christine et Laloue Frédéric, 2013, La politique d’égalité professionnelle en France. Éléments de comparaison avec le Québec, la Belgique et la Suède, Paris, Igas.
7La France y est première en matière d’égalité dans l’éducation, 15e en matière d’émancipation politique, mais 124e en matière d’égalité salariale.
8Allocution du Premier ministre Jean-Marc Ayrault, lors du Comité interministériel aux droits des femmes du 30 novembre 2012.
9Respectivement journée internationale des droits des femmes et journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
10Sauf indication contraire, les expressions et citations mobilisées infra sont issues des entretiens réalisés avec des conseillers et conseillères du ministère des Droits des femmes.
11« La peur du gendarme, ça fonctionne », Libération, 25 avril 2013.
12Ce dispositif de financement, promu par le ministère des Droits des femmes entre 2012 et 2016, se déployait à l’échelle régionale, avec des plans d’actions pour l’égalité professionnelle.
13Allocution de la ministre lors de la conférence « Le plafond de verre », Paris, 9 avril 2013.
14Grésy Brigitte, 2009, Rapport préparatoire à la concertation avec les partenaires sociaux sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, Paris, Igas.
15La loi définit des objectifs chiffrés en posant que, dans les sociétés anonymes et sociétés en commandite par actions, la proportion d’administratrices ne peut être inférieure à 20 % en 2014 et 40 % en 2017.
16Parti de droite, devenu Les Républicains en 2015.
17Allocution du 9 avril 2013, op. cit.
18Sa fondatrice est diplômée de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC) et dirigeante fondatrice d’un cabinet de chasse de tête spécialisé dans le luxe de renommée internationale.
19Bousquet Danièle, Grésy Brigitte, Sénac Réjane, Point Sébastien et Ressot Caroline, 2016, Vers un égal accès des femmes et des hommes aux responsabilités professionnelles : la part des femmes dans les conseils d’administration et de surveillance, Paris, HCE/CSEP.
Auteur
Maîtresse de conférences en sociologie, université Lumière Lyon 2, Centre Max Weber (CMW, CNRS)

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Devenir sujet de recherche
L’expérience des malades du cancer en essai clinique
Benjamin Derbez
2021
Comment rester soi-même dans les affres et délices du vivre-ensemble ?
Manuel psychosocial d’autodéfense intellectuelle
François Le Poultier
2023
Comment voguer avec discernement sur des mers encombrées d’imposteurs ?
Manuel psychosocial d’autodéfense intellectuelle - Tome 2
François Le Poultier
2022
Nuit Debout
Des citoyens en quête de réinvention démocratique
Christine Guionnet et Michel Wieviorka (dir.)
2021
L’attention médicamentée
La Ritaline à l’école
Luciana Vieira Caliman, Yves Citton et Maria Renata Prado Martin (dir.)
2023