Préface
p. 11-14
Texte intégral
1L’ouvrage de Matías Sánchez Barberán porte sur l’associationnisme politique qui fleurit en Bolivie, au Chili et au Pérou contre les agressions impérialistes de la France au Mexique et de l’Espagne au Pérou au cours des années 1860. La quinzaine de sociétés républicaines qui se crée alors dans les trois pays organise une sphère publique de discussion et d’expression très active. Leur protestation célèbre le continent américain comme le lieu par excellence où les valeurs cosmopolitiques du républicanisme doivent se diffuser dans le monde. Au-delà de son objet précis, la recherche aborde ainsi une multitude de thématiques qui intéressent au-delà de l’objet spécifique de l’étude : républicanisme, espace public, relations internationales et transnationales, histoire culturelle du politique. Ce faisant, elle prolonge et renouvelle la nouvelle histoire politique qui s’est développée au sein de la recherche latino-américaniste depuis les années 1990, avec une proposition forte. En refusant de lier systématiquement l’action des sociétés de défense américaine à la construction des États et des nations, la démonstration s’attache à des processus et des répertoires qui, de ce fait, n’ont guère attiré l’attention. Mais en privilégiant les échelles de la cité et du transnational aux dépens de l’État et de la nation, Matías Sánchez Barberán obtient plusieurs résultats remarquables.
2L’activité des sociétés de défense américaine dessine, tout d’abord, un cadre géographique neuf, celui du Sud-Pacifique, qui réunit villes principales et secondaires des trois États affrontés plus tard dans la guerre du Pacifique (1879-1884). Unies dans une cause commune, les sociétés tissent des liens d’amitié qui récusent ainsi la lecture téléologique d’une montée irrésistible des tensions entre le Pérou et la Bolivie, d’une part, et le Chili, d’autre part. Connectée par le bateau à vapeur au Río de la Plata et au Mexique, puis, au-delà au, reste de l’Atlantique et du Pacifique, la région n’en témoigne pas moins d’une unité politique singulière dont la thèse révèle les linéaments. Aux intérêts matériels des élites minières et commerçantes, aux pérégrinations des exilés entre les trois nations, s’ajoutent les facteurs symboliques comme la mémoire d’une unité de civilisation et de culture qui, si elle est héritée du cadre de la monarchie hispanique, prend tout son sens dans la communion dans un républicanisme intransigeant et une américanité synonyme de liberté politique. Ces territoires du refus de l’empire sont donc avant tout ceux de communautés urbaines associées en une ligue de cités par l’entremise de solidarités à longue distance et la formation d’une sphère publique de discussion commune. Dans ce domaine, les résistances aux invasions françaises et espagnoles dévoilent de profondes continuités avec les révolutions d’indépendance dont les cités furent des actrices décisives, aussi bien du point de vue de l’organisation des territoires, des sociabilités ou des répertoires idéologiques. L’enquête offre un terrain idéal pour mieux identifier, dans le temps long, un âge long d’un républicanisme des communautés urbaines opposé à l’impérialisme européen.
3La fluidité de l’argumentation et la solidité des conclusions cèlent toutes les difficultés auxquelles fut confronté Matías Sánchez Barberán dans son enquête. Aucune des sociétés étudiées n’a laissé de corpus d’archives cohérent. La dispersion des sources disséminées à Sucre, Lima ou Santiago, mais aussi en Espagne et en France aurait pu représenter un obstacle insurmontable. Heureusement, les sociétés ont laissé quantité d’indices de leurs actions dans la presse, les ouvrages imprimés, mais aussi les chansons, les gravures ou la peinture. Elles ont usé de la « littérature de ficelle » – ces feuilles imprimées pauvrement cousues entre elles – pour diffuser leur message au sein du petit peuple des villes. Le défi requérait surtout une méthode susceptible de traiter de façon systématique les indices retrouvées de ces activités et ce fut la prosopographie. Grâce à cet outil éprouvé, Matías Sánchez Barberán a pu constituer une impressionnante base de données rassemblant près de 2 500 signataires des Actes de ces sociétés républicaines dont, par un minutieux travail de reconstitution, il a été possible de restituer les origines sociales et géographiques, les carrières, les trajectoires de vie. L’enquête a donc commencé par cartographier les acteurs concrets de ce républicanisme sud-pacifique, dans une approche quantitative nullement contradictoire avec le grain de la vie, le goût du détail, l’anecdote. Cette approche rigoureuse, dont on sait combien elle est chronophage et requiert d’attention et de patience, était la seule qui puisse proposer un regard absolument neuf sur les sociabilités politiques cristallisées au sein des sociétés républicaines. L’ouvrage propose ainsi une histoire sociale précise d’une mobilisation politique à travers la connaissance de ses protagonistes.
4Les apports se révèlent, ici encore, nombreux. On voit ainsi qu’au-delà des positions politiques des élites conservatrices, libérales ou radicales des trois pays, des groupes populaires ont massivement investi la protestation anti-impériale et structuré les sociabilités républicaines. Le républicanisme sud-pacifique ne fut pas seulement l’affaire des notables, mais un vaste mouvement porté par les groupes populaires des villes – artisans, ouvriers, petits commerçants ou fonctionnaires, miliciens – en une mobilisation qui adopte des modalités finement décrites dans leur complexité, à la fois corporatives et associatives. L’ouvrage récuse ainsi la thèse selon laquelle les « peuples inertes » seraient conduits, tels des somnambules, par des élites clientélistes. Il montre la profondeur sociale des émotions politiques attachées au républicanisme et la force continuée d’un patriotisme transcendant les frontières nationales. Il dément la coupure entre une culture supposément savante des élites et les moyens d’expression plus rudimentaires des gens de peu : les deux mondes utilisent les mêmes moyens d’expression, où la poésie figure en bonne place. Les analyses ciselées de la littérature de circonstance, déclamée lors des meetings et vendue sous forme de brochures imprimées, emportent la conviction.
5On l’a dit, cette sociohistoire d’une mobilisation anti-impériale s’inscrit dans l’historiographie sur la sphère publique, qui s’est développée, en Amérique latine comme ailleurs, dans la lignée des propositions de Jürgen Habermas et de Maurice Agulhon mais aussi du tournant politique que connut l’historiographique latino-américaniste notamment développée en France. Il en absorbe, de manière critique, les principaux apports. Les contenus discursifs, la sémantique politique et les répertoires d’idées tissent un langage commun qui parvient à articuler les imaginaires nationaux à une conception cosmopolitique de l’Amérique comme foyer de la liberté. À ce titre, on retiendra particulièrement l’interprétation des œuvres du peintre péruvien Francisco Laso. Les répertoires républicains y fonctionnent comme une ressource conceptuelle capable de fédérer les résistances à l’agression impériale tout en refondant l’identité politique des nouveaux États issus de la monarchie espagnole. Parfait connaisseur de la vaste historiographie du « tournant républicain » consécutif aux travaux de Bernard Bailyn, Gordon Wood et John Pocock sur la Révolution américaine – publiés pendant la guerre du Vietnam –, Matías Sánchez Barberán montre comment se constitue un dispositif d’analyse républicain contre l’empire. Distinct du libéralisme et du nationalisme avec lesquels il s’articule intimement, ce dernier surgit au cours des luttes de l’indépendance. L’ouvrage permet de mieux comprendre comment il se recompose jusqu’aux années 1860. Ces répertoires, aux tonalités encore néoclassiques, réclamaient aussi l’ouverture démocratique du jeu politique.
6L’ouvrage joue également avec bonheur avec les échelles d’analyse. Au plan local, Matías Sánchez Barberán insiste beaucoup sur les sociétés des cités plus modestes, celle de Copiapó ou Valparaiso au Chili, ou de Cochabamba en Bolivie. C’est une manière de s’éloigner l’historiographie des capitales, de décentrer le propos pour mieux comprendre la profondeur sociale, politique et spatiale de la mobilisation. Sur le plan national, outre l’implication des sociétés dans le soutien et l’opposition aux gouvernements, c’est la dimension militaire qui fait l’objet d’une analyse serrée. On y voit, par exemple, comment le déclenchement des hostilités, à la suite du bombardement du port de Valparaiso par la flotte espagnole, radicalise les positions et encourage la prise d’armes. L’organisation de milices témoignent, une fois encore, de la force des engagements civiques. À l’échelle sud-pacifique et latino-américaine, on perçoit la circulation des hommes et des textes, des rumeurs et des alarmes, avec des descriptions détaillées de l’impact des nouvelles au fil de leur progression. Dans ce domaine, ce travail montre tout l’intérêt d’une approche matérielle des circulations à une époque où l’innovation technique les reconfigure radicalement : bateau à vapeur, chemin de fer et télégraphe accélèrent d’une manière inouïe la diffusion des nouvelles et des correspondances, creusant le contraste entre les littoraux et l’intérieur andin où la situation ne semble guère avoir changé depuis l’époque espagnole. Le transport à dos d’âne y contraste avec la mise en place de lignes maritimes où circulent les navires à vapeur. On suit l’attitude des différents gouvernements, leurs conflits et, le cas échéant, leur solidarité. Cette analyse contrevient à une lecture téléologique organisée à partir de la guerre du Pacifique. Or l’opposition belliqueuse entre les trois pays n’était pas écrite d’avance dans la géographie, le choc des intérêts et la vulnérabilité à l’impérialisme. L’ouvrage s’attache aussi à l’émergence d’un droit international hispano-américain comme forme de résistance anti-impérialiste, dont on sait toutes les potentialités pour le futur mais aussi les limites, déjà bien dessinées. Enfin, d’un point de vue global, la mobilisation sud-pacifique dit combien l’histoire des empires en Amérique latine continentale ne se termine pas avec l’indépendance de la Bolivie en 1825. Le sous-continent demeure l’objet des convoitises européennes bien au-delà des émancipations et l’on devrait peut-être réévaluer le move to the East de l’impérialisme européen (C. Bayly) à la lumière de ce rappel salutaire. Peut-on encore négliger le rôle de l’Amérique latine au sein d’un « méridien impérial » global, dont les deux termes seraient la fin des guerres napoléoniennes et la colonisation de l’Afrique intérieur à la fin du xixe siècle ? L’histoire des empires ne s’achève aux Amériques avec « l’ère des révolutions », pas plus que les mobilisations politiques sud-pacifique ne renvoient aux seules figures de l’État et de la nation, mais à la vigueur des cités et à l’expansion transnationale de répertoires républicains. Ce ne sont pas des conclusions secondaires pour l’historiographie hispano-américaniste, ni dix-neuviémiste en général. On sait gré à Matías Sánchez Barberán d’y avoir abouti à l’issue d’un ouvrage passionnant, où l’honnête prudence des formulations forme contraste avec les vastes horizons qu’il dégage.

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