Introduction

1Le mot « hygiène », tant en médecine humaine que vétérinaire, n’a plus designification très précise aujourd’hui, mais il continue au moins de véhiculer l’idée de la préservation de la santé par le respect d’un certain « mode de vie ». Les méthodes de prophylaxie médicale (chimio-prévention, vaccinations) ne sont plus considérées, en effet, comme faisant partie de l’hygiène.

2Les agronomes latins sont très soucieux de la préservation de la santé et du soin aux animaux malades. On peut considérer que leurs écrits zootechniques comprennent trois types de développements :

• ceux qui portent sur les signes des maladies et les moyens de soigner les animaux. Il s’agit franchement de médecine vétérinaire, laquelle, à l’époque, n’était pas toujours traitée indépendamment des autres aspects techniques de l’élevage ;
• ceux qui décrivent les méthodes d’élevage, dans le but d’améliorer la quantité et la qualité des produits animaux. Ils seraient considérés comme de la zootechnie aujourd’hui ;
• étroitement intriqués avec les précédents, il est des éléments de la conduite d’élevage qui influencent plus directement l’état de santé des animaux. Là se situe l’hygiène générale, non spécifique parce que ne concernant pas une maladie en particulier.

3Notre propos sera de porter un regard sur la manière dont les agronomes latins établissent un lien entre l’entretien et la conduite du troupeau d’une part, la prévention non spécifique des maladies d’autre part, et d’en apprécier la pertinence. N’ayant nullement pour but de relater tout ce qui s’est dit sur ce sujet mais seulement de nous faire une idée des connaissances et de l’état d’esprit avec lequel elles étaient mises en pratique, nous nous sommes limité aux seuls mammifères domestiques, et à deux auteurs de traités agronomiques (Varron, Columelle1) et à Végèce, auteur d’un traité de médecine vétérinaire, qui a emprunté au second. Nous retiendrons trois rubriques générales : l’adaptation des animaux au milieu, le logement, la conduite du troupeau, avant de proposer une courte discussion et de conclure.

Adaptation des animaux à leur milieu

4La notion de robustesse ou de rusticité n’est pas ignorée des Anciens. On ne peut s’empêcher de citer Columelle à propos de l’ânon d’Arcadie (7,1,1) :

« Il souffre très bravement la négligence d’un surveillant ignorant, ainsi que les coups et la disette ; aussi peut-on en tirer du service plus longtemps que de toute autre bête de somme parce que, comme il supporte très bien le travail et la faim, il est rare qu’il soit attaqué d’aucune maladie. »

5Le même auteur conseille de « choisir les brebis d’une nature qui s’accommode avec celle du pays où l’on est » (7,2,2) et signale que les brebis grecques, appelées communément « brebis de Tarente », demandent de plus grands soins et plus de nourriture que les autres (7,4,1). Toutefois, il propose une explication étonnante d’un aspect particulier de la robustesse : la résistance au froid et aux intempéries dépendrait notamment, chez les ovins et les caprins, de la présence de cornes. En effet, lorsque celles-ci sont développées, elles protègent la tête. Columelle pousse la logique jusqu’à conseiller, sous les climats tempérés, d’entretenir des chèvres sans cornes, qui ont par ailleurs l’avantage de ne pas se faire trop de mal en se battant, et de préférer des animaux cornus sous des climats orageux et pluvieux (7,3,3).

6Un passage concernant le porc est intéressant :

« Si le pays où l’on est est froid et sujet aux brouillards, on choisira le troupeau dont la soie sera la plus dure, la plus fournie et la plus noire. S’il est tempéré et exposé au soleil, on pourra nourrir des porcs pelés, ou même des porcs blancs, tels qu’en ont ordinairement les boulangers. » (7,9,2)

Le logement des animaux

7C’est la rubrique la plus riche pour notre propos.

8La qualité de l’ambiance dépend d’abord de l’orientation des bâtiments : c’est l’ouverture au levant qui est le plus souvent conseillée à l’exception, chez Columelle, des bergeries, qu’il préfère voir exposées au midi parce que les brebis, contrairement à ce que l’on pourrait croire, craignent le froid. Parce qu’elles craignent également la chaleur, l’auteur prévoit devant l’entrée des bergeries une cour close par de hautes murailles, où elles pourront « aller avec sûreté pendant les chaleurs de l’été » (7,3,8). Les bâtiments doivent, par ailleurs, ne pas être exposés au vent (Varron, rust. 2,2,7). Il n’y a rien à redire à ces prescriptions, l’orientation au Sud-Est constituant aujourd’hui le compromis le plus souvent adopté. La fragilité des moutons à l’égard du froid n’est, toutefois, pas exacte ou, du moins, mériterait d’être discutée.

9La manière dont le sol des aires de stabulation est conçu et entretenu fait l’objet d’assez longs commentaires. Les méfaits de l’humidité des sols sont évoqués : la corne des onglons ou des sabots risque de « pourrir » (Columelle, 6,30,2, à propos des chevaux ; Varron, rust. 2,5,16 pour les bovins), la toison, de voir sa qualité s’altérer (Varron, rust. 2,2,7), et la santé des animaux en général, d’être compromise. Il apparaît donc que les agronomes latins connaissaient bien l’incidence néfaste de l’humidité sur l’état sanitaire des animaux. Ils conseillent, pour en réduire l’importance, de concevoir les sols en pente, parce qu’ils se nettoient plus facilement et évitent à l’urine de stagner. Végèce (mulom. 1,56,3), de son côté, prévoit explicitement, dans les écuries, des canalisations et des fosses pour permettre les écoulements. Il est admis que les sols pavés de pierres ou de briques sont les meilleurs, car l’eau n’y séjourne pas ; par ailleurs, le sable constitue une solution acceptable du fait qu’il s’imbibe très rapidement de l’humidité. Notons que l’on ne sait pas toujours quand l’auteur parle de l’aire d’exercice ou de l’aire de stabulation, mais cela n’enlève rien à la pertinence des propos. Le bois est susceptible, dans les écuries, de remplacer un pavage (Columelle, 6,30,2 ; Végèce, mulom. 1,56,2). Enfin, chez le mouton, lorsque les animaux sont réputés fragiles et demandent des soins attentifs (cas de certaines brebis grecques), « il sera aisé de les tenir sèches au moyen de planches percées dont elles seront parquetées, et sur lesquelles le troupeau se couchera » (Columelle, 7,4,5).

10Bien entendu, le plus souvent, une litière – de paille, de feuillage ou de fougère – sera mise à la disposition des animaux ; elle devra être régulièrement renouvelée afin d’être toujours sèche. L’importance attachée à la litière pour le confort des animaux est jugée telle que Varron préconise même de joncher le sol de feuillage lorsque les chèvres passent la nuit dehors, en enclos (2,3,6). On ne sait pas si le porc bénéficie, lui aussi, d’une litière paillée ; c’est probable, mais le passage suivant offre une autre solution : « Toutes les fois que le porcher nettoie les loges, il doit y mettre du sable ou… toute autre matière propre à absorber l’humidité » (Varron, rust. 2,4,15). On sait de surcroît que les loges des porcs doivent être souvent nettoyées, « car quoique cet animal soit malpropre quand il est à paître, il veut cependant que sa retraite soit très propre ».

11On trouve peu de données sur ce que l’on appelle aujourd’hui l’isolation et la ventilation des bâtiments. De nos jours encore, le réflexe des éleveurs est souvent de fermer les portes et les fenêtres, ce qui a un effet pernicieux : augmenter l’hygrométrie à l’intérieur des bâtiments. La pratique existait bien sûr dans l’Antiquité et elle était déjà discutée. Ainsi Columelle, considérant que les juments gravides craignent le froid, conseille de tenir fermées les portes et les fenêtres, juste après avoir mis en garde contre l’humidité du sol, ce qui traduit une certaine contradiction. Selon Végèce (mulom. 1,56,6-7), la température des locaux doit être réglée en fonction des saisons, mais il y a tout intérêt à ne pas trop enfermer les animaux en hiver, car cela peut leur nuire.

12En stabulation libre, il est couramment rappelé que les animaux ne doivent pas être trop serrés, de façon à éviter les coups susceptibles de faire avorter les femelles gestantes et à permettre aux sujets dominés d’échapper à l’agression des dominants. En stabulation entravée, chez le cheval, Varron conseille d’intercaler entre deux juments, à partir des mangeoires, de longues perches, afin qu’elles ne puissent pas se battre. Végèce (mulom. 1,56,4) prévoit une auge par individu, afin d’éviter que les animaux ne mangent trop rapidement, et signale que ces mangeoires doivent être tenues propres en permanence.

13Si tout ce qui concerne le logement entretient directement des liens avec la santé des animaux, des éléments de la conduite du troupeau méritent également d’être pris en compte.

Conduite du troupeau

14La « conduite du troupeau » comprend plusieurs volets, celui de la « reproduction et de l’élevage des jeunes » étant le plus détaillé chez les agronomes latins.

Reproduction et élevage des jeunes

15Le début de la carrière reproductrice ne doit pas être laissé au hasard car une première mise bas trop précoce risque de retentir défavorablement sur les gestations suivantes. Par exemple, selon Columelle (6,21,2), il ne faut pas faire couvrir les vaches avant l’âge de deux ans ; si elles sont fécondées avant cet âge, il vaudra mieux leur retirer le veau et les tarir. Notons que cette mesure, qui est également explicitement conseillée chez la chienne, repose sur une bonne compréhension des faits : si une gestation se déroulant chez une femelle en pleine croissance n’est nullement souhaitable, c’est surtout la lactation qui lui fait suite qui est préjudiciable à la poursuite de son développement et au bon déroulement ultérieur de sa carrière reproductrice.

16Il y a tout intérêt à faire naître les produits à une période favorable, c’est-à-dire qui soit propice à une bonne alimentation des mères en lactation et qui épargne un stress climatique aux jeunes. La règle générale, qui prévalut pendant longtemps en élevage, est le printemps, avec des exceptions en certaines zones. Varron préconise effectivement les naissances de printemps pour les bovins et le cheval, mais de fin d’été pour les moutons, avançant que la température demeure alors assez douce et que l’herbe, suscitée par les premières pluies, commence à sortir (rust. 2,2,14). On peut noter une contradiction car, s’il est exact qu’en zone chaude, il peut y avoir intérêt à faire naître au début de l’automne, la règle vaut normalement aussi pour les bovins. Varron conseille de rechercher, chez le porc, les naissances d’été, alors que la terre « abonde en pâturage » ! À moins d’une grande imprécision quant aux bornes de la saison estivale, on ne peut admettre l’argument. Le choix d’une période de parturition favorable à la truie est de toute façon nuancé par le fait que l’auteur annonce deux portées par an, compte tenu de quatre mois de gestation et de deux mois d’allaitement, ce qui est tout à fait moderne (2,4,14). Dans le cas général, lorsque la femelle ne met pas bas à une période favorable et, par conséquent, manque de lait, il est souligné que les produits poussent mal (2,2,13 ; 2,4,7 et 13).

17Les soins aux femelles gestantes ne retiennent guère l’attention. Varron parle toutefois de la jument, affirmant qu’elle ne doit pas être gavée de nourriture ni avoir faim, qu’il ne faut pas la faire trop travailler ni l’exposer au froid, parce que le froid serait particulièrement préjudiciable pendant la gestation. On retrouve là l’idée de Columelle, déjà évoquée, selon laquelle il est conseillé de tenir fermées les portes et fenêtres des écuries. Varron préconisait aussi, dans l’espèce ovine, d’entretenir les brebis gestantes dans un enclos séparé (rust. 2,2,14).

18Les soins aux femelles allaitantes et aux jeunes sont assez détaillés chez Varron. Celui-ci tient des propos très modernes concernant le porc : chaque truie doit disposer de sa loge pour allaiter ses propres petits car elle repousse ceux des autres ; la loge dispose d’un seuil qui empêche les porcelets de s’en aller tandis que la mère, elle, peut le franchir. Bien entendu, la truie qui a mis bas doit recevoir une nourriture plus abondante, afin qu’elle donne plus de lait (rust. 2,4,15). Concernant le mouton, Varron (rust. 2,2) tient également des propos modernes mais, sur certains points, fait preuve aussi de ce que l’on considérerait aujourd’hui comme de l’ » excès de zèle ». Ainsi, placer les brebis parturientes dans une étable spécialement conçue, y faire du feu pour permettre aux nouveaux-nés de prendre des forces à proximité, y laisser les agneaux deux à trois jours jusqu’à ce qu’ils reconnaissent leur mère et tètent correctement, tout cela a traversé l’histoire. Par la suite, garder les agneaux en bergerie, laisser les mères aller en pâture et ne les réunir que pour une tétée le matin et une autre le soir, afin de protéger les jeunes de l’écrasement, apparaît excessivement prudent. L’auteur dit la même chose à propos des veaux qui, en bas âge, ne doivent pas coucher avec leur mère « car ils risquent de se faire écraser » (rust. 2,5,16). Que les agneaux, à partir de l’âge de 12-15 jours, et alors, semble-t-il, qu’ils rejoignent les mères au pâturage, soient attachés à un piquet « de peur qu’en courant entre eux toute la journée ils n’aillent, dans leur fragilité, écorcher leurs membres », apparaît vraiment superflu. Le sevrage, à quatre mois, accompagné de la distribution d’une alimentation appétente et en l’absence de stress thermique, est correctement conduit.

19Le rythme des mises bas n’est pas précisé pour les bovins et les petits ruminants – on peut supposer qu’une fois par an allait de soi – mais, chez le cheval, Varron donne un conseil qui étonne aujourd’hui : sevrer les poulains à deux ans et ne faire reproduire les juments que tous les deux ans. Le même auteur, nous l’avons vu, soumet au contraire les truies au rythme intensif de deux portées par an.

Autres aspects de la conduite du troupeau

20Nous retiendrons l’alimentation, l’hygiène de l’individu, et des précautions sanitaires diverses.

21L’alimentation est un volet très important de la zootechnie, peut-être le plus important, mais les rapports qu’elle entretient avec la santé, en dehors de situations exceptionnelles, sont simples. La suralimentation, tout d’abord, peut être néfaste. Selon Columelle, il convient de diminuer la nourriture des femelles pendant la période de reproduction « de peur que le très grand embonpoint ne les rende stériles » (6,24,3) ; chez les caprins, lorsque plusieurs femelles tombent soudainement malades, « c’est le plus ordinairement l’abondance des pâturages qui occasionne cet accident » (7,7,1). Mais c’est surtout la sous-alimentation à laquelle il faut prêter attention. Toujours selon Columelle, si l’on ne donne pas d’orge cuite aux truies nourrices, elles risquent de tomber dans « une maigreur extrême qui pourrait être suivie de quelque maladie » (7,9,9). La gale se contracte de diverses manières mais « c’est surtout le défaut de nourriture qui occasionne cette maladie, en occasionnant la maigreur dont elle est une suite » (7,5,5). Certes, à supposer que Columelle parle effectivement de la gale sensu stricto, son origine parasitaire n’était pas connue à l’époque mais la fragilisation des animaux sous-alimentés est bien soulignée.

22La supplémentation minérale n’est pas ignorée :

« Une chose qui contribue beaucoup à la santé de leur corps, c’est de mettre du sel auprès de leur enclos, sur des pierres et dans des auges, dont elles s’approchent volontiers lorsqu’elles sont rassasiées de pâture. » (Columelle, 6,23,2)

23Bien entendu, il convient de mettre à la disposition des animaux des aliments salubres. Végèce précise que le fourrage et les pailles doivent être propres, dépourvus de moisissures. L’orge, que l’on distribuera en plusieurs fois pour qu’elle soit mieux digérée, doit également être fraîche, courante, propre, faute de quoi elle peut être toxique.

24Bien que les liens avec les risques de maladies ne soient pas exprimés, on notera enfin chez Varron (rust. 2,2,10-11) la minutie avec laquelle doit être conduit le pâturage des animaux, depuis l’aube jusqu’à la tombée de la nuit :

« En été, ils vont paître à l’aube, parce qu’alors l’herbe, pleine de rosée, est plus savoureuse qu’à midi, où elle est plus sèche. Quand le soleil est levé, on les mène boire, afin de leur donner au retour plus d’entrain à la pâture. Au moment des chaleurs de midi, en attendant qu’elles s’apaisent, il faut les conduire sous des roches ombreuses et des arbres au large feuillage, jusqu’à ce qu’il fasse plus frais. On les remet à paître dans l’air du soir jusqu’au coucher du soleil. Il faut faire paître le troupeau avec le soleil derrière lui : car la tête des brebis est particulièrement délicate. Le soleil couché, après une petite pause on les mène boire et paître de nouveau jusqu’à la nuit : car alors l’herbe retrouvera à nouveau sa saveur. Telles sont les règles qu’on observe principalement depuis le lever des Pléiades jusqu’à l’équinoxe d’automne. »

25Sous la rubrique « Hygiène de l’individu », nous nous contenterons de signaler que l’importance du pansage chez le cheval était déjà soulignée :

« Il faut que le corps des chevaux soit nettoyé tous les jours avec autant d’exactitude que celui de l’homme (…). Il est souvent plus utile de leur manier le dos et de le presser avec la main, que de leur donner la nourriture la plus abondante. » (Columelle, 6,30,1)

26Cette dernière affirmation est évidemment fausse mais elle permet de comprendre que la « toilette des chevaux » a tenu une place très importante dans les traités d’hippiatrique jusqu’au xix^e siècle2. Végèce (mulom. 1,56,12) conseille, outre le pansage sur tout le corps, de faire faire un minimum d’exercice aux chevaux entre les séances de travail et d’éviter qu’ils ne soient remis au travail brutalement, à coups de fouet ou d’éperons. Il y a donc longtemps que l’on avait remarqué l’intérêt de la progressivité dans l’effort face aux risques de fourbure.

27Concernant les Précautions sanitaires qui peuvent être prises, nous avons noté quelques éléments intéressants :

• les chèvres étant des animaux très fragiles, il faut les entretenir en petits troupeaux afin de réduire les risques sanitaires, 50 têtes constituant l’optimum (Varron, rust. 2,3,9-10). Columelle précise qu’il ne faut pas dépasser 100 têtes de caprins, alors que l’on peut mettre jusqu’à 1 000 brebis dans la même étable (7,6,5) ;
• il faut prendre garde

« qu’une truie ou une poule ne vienne se glisser du côté de leurs mangeoires (il s’agit des bœufs) parce que les excréments de ces animaux, venant se mêler avec le fourrage des bœufs, leur causent la mort : ceux d’une truie malade sont particulièrement capables d’occasionner une contagion dans le troupeau » ;

• il faut isoler les animaux malades (Varron, rust. 2,2,8) ;
• en cas de survenue d’animaux malades, Columelle (6,5,1) conseille de scinder le troupeau en plusieurs groupes et de les envoyer en des pays éloignés, de leur faire « changer d’air » en quelque sorte, mais en choisissant des lieux où aucun bétail ne va paître, afin qu’ils ne contaminent pas d’autres bestiaux.

28En dehors de l’interprétation qui est donnée, les mesures de limitation de la taille des lots, de non divagation des volailles dans les étables, d’isolement des animaux malades ne peuvent que satisfaire l’hygiéniste d’aujourd’hui. Il en est d’ailleurs de même de beaucoup des points que nous avons rapportés jusqu’à présent, comme nous allons le voir dans une courte discussion.

Discussion

29Dans tout ce que nous venons de considérer coexistent, du point de vue du zootechnicien d’aujourd’hui, trois types de propos :

• des affirmations fausses, voire fantaisistes (comme par exemple le rôle du cornage dans la protection contre les intempéries chez les petits ruminants), mais qui, dans l’ensemble, sont peu nombreuses ;
• des recommandations qui apparaissent inutiles ou peu réalistes aujourd’hui mais qui, à l’époque, étaient compatibles avec une main d’œuvre abondante et des contraintes économiques sans doute moindres : par exemple, l’élevage des agneaux dans les premières semaines de leur vie, la conduite des troupeaux au pâturage. Ces recommandations peu réalistes ne sont pas, elles non plus, nombreuses ;
• un ensemble de propos de bon sens, enfin. Nous serions tenté de dire que les conceptions des agronomes latins relatives à l’hygiène générale vont souvent de soi ou, du moins, apparaissent comme telles aux personnes peu au fait de la réalité de l’élevage tout au long de l’histoire.

30La totalité de ces données, les fausses comme les vraies, ont servi de référence pendant fort longtemps et sont largement reprises dans les « grands classiques » que sont la Maison rustique d’Estienne et Liébault (xvi^e siècle), le Théâtre d’agriculture et Mesnage des champs d’Olivier de Serres (début xvii^e) et la nouvelle Maison rustique de Liger (xviii^e). On trouve encore des emprunts aux agronomes latins dans la littérature zootechnique du début du xix^e siècle.

31Au-delà du message écrit, repris jusqu’à une époque récente, il faut savoir que les propos de bon sens dont nous avons parlé sont restés de tout temps d’actualité en élevage. En se limitant au logement, on trouve dans les ouvrages de zootechnie du xix^e siècle de nombreuses descriptions étonnantes des conditions d’élevage des animaux, lesquelles nuancent considérablement l’idéalisation avec laquelle on considère volontiers aujourd’hui l’élevage « traditionnel ». Limitons-nous à deux citations :

32Chabert et Huzard3 décrivent en 1807 les lieux où étaient abritées les vaches :

« Les étables, ou plutôt les lieux auxquels on donne ce nom… sont généralement mal construites, mal placées, mal tenues, basses, remplies d’ordures, n’ayant le plus souvent d’autre issue que celle de la porte, par conséquent mal aérées et toujours hermétiquement fermées ; il y fait une chaleur insupportable, même en hiver : la gêne qu’y éprouve la respiration des animaux, est quelquefois annoncée par le soufflement répété, le haletage et le battement des flancs, et il est impossible aux personnes qui n’y sont pas habituées, de pouvoir y rester d’abord plus de quelques minutes. »

33Gayot (vers 1865)4 s’exprime comme suit à propos des bergeries :

« Il n’est pas rare de rencontrer encore aujourd’hui, chez beaucoup de petits cultivateurs, dans le fond le plus obscur d’une étable, et quelle étable ! un espace privé d’air et de jour, ce qui est tout un, fermé de claies, resserré autant que faire se peut, sans crèches, où sont entassées, sur un fumier d’un an, quelques chétives bêtes. »

34Nous avons été, au total, frappé par l’ » éternité » des problèmes évoqués par les agronomes latins et par ceux qui leur empruntent, et la justesse des solutions qui étaient proposées pour les résoudre. Même sur la période contemporaine, les éleveurs, de plus en plus submergés par le travail qu’occasionne le fatal agrandissement des troupeaux et des exploitations, préfèrent recourir aux méthodes de prophylaxie médicale, lorsqu’elles existent, plutôt qu’à l’hygiène, étant entendu que la situation n’est évidemment plus celle que nous avons évoquée par nos citations du xix^e siècle. Aujourd’hui, il n’y a guère que les éleveurs qui travaillent selon le cahier des charges de l’agriculture biologique qui soient contraints de respecter toutes les règles de l’hygiène, et ils le font au prix d’un gros travail.

35Les propos des agronomes latins ont traversé toute l’histoire. Si on les débarrasse d’inévitables erreurs et qu’on les enrichisse d’acquisitions récentes, on peut considérer qu’ils sont encore d’actualité.

Conclusion

36En zootechnie, les agronomes latins conservent une place d’honneur puisqu’on leur reconnaît volontiers l’antériorité et une certaine « avance », compte tenu de l’époque à laquelle ils œuvraient. Toutefois, considérer que les innovations importantes en élevage datent de la deuxième moitié du xx^e siècle demeure quasiment un dogme. Si cela est exact pour certaines, souvent spectaculaires, beaucoup d’autres sont en réalité de fausses innovations en ce sens que des formes peu élaborées en étaient connues depuis longtemps. Par ailleurs, même en l’absence de connaissances scientifiques fiables, le contact avec les animaux et le sens de l’observation avaient permis aux Anciens d’édicter des règles qui ont traversé l’histoire et demeurent encore valables aujourd’hui. L’hygiène générale en fournit de beaux exemples. L’histoire des sciences et des techniques est devenue certes une spécialisation : il reste que l’histoire de sa discipline devrait demeurer une composante importante de la formation de tout zootechnicien : il y découvrirait que l’élevage « rationnel » a commencé il y a bien longtemps, au moins dans les textes : ce n’est pas tant les nouvelles connaissances qui ont fait défaut que ce que l’on appelle aujourd’hui le « développement ».

37Nous remercions le docteur Michel Hachet, vétérinaire, pour l’aide qu’il nous a apportée.