Conclusion générale. L’interlude et les interstices
La planète olympique dans les replis de la marche du monde
p. 405-418
Texte intégral
1Le contrôle de la planète des sports et l’acculturation des sociétés humaines à l’olympisme sont les deux versants de l’hégémonie mondiale visée par le CIO depuis 1894 dans les interstices des États, grâce à l’interlude de quinze jours que ses jeux olympiques proposent tous les quatre ans. Cette hégémonie a toujours été instable et elle s’est reconfigurée en permanence en fonction des adversités qu’elle a rencontrées. On ne saurait donc postuler l’existence d’un « système olympique », d’un « mouvement olympique » ou d’une « trêve olympique » sauf à laisser croire que les Jeux olympiques sont immémoriaux, que toutes les organisations sportives sont soudées derrière le CIO, et que les rencontres entre nations sportives ont capacité à interrompre les guerres. Invisibiliser les flux et reflux de l’emprise olympique sur le monde revient à lisser et à neutraliser une histoire qui fut éminemment conflictuelle.
2Contre cette fiction d’un olympisme immuable, le travail des historiens consiste à identifier les configurations successives au cours desquelles le CIO est parvenu à exercer son ascendant sur la planète des sports, et aussi à tenir à distance les religions, les États et les idéologies. De toutes les compétitions sportives rassemblant des athlètes de nationalités différentes, les Jeux olympiques sont, en effet, les seuls à avoir suscité la création d’autant d’événements concurrents en cent trente années d’existence. C’est en creux de cette histoire nécessaire, et en retraversant les trente éditions des Jeux olympiques d’été, que l’on peut, le mieux, comprendre la survie, les mutations, et l’universalisation du projet olympique.
3Pour cela, le CIO s’est appuyé idéologiquement sur l’olympisme, juridiquement sur son statut et sa charte, et financièrement sur les contrats passés avec des médias et des multinationales. Tel le phénix juché sur son bûcher d’immortalité, le CIO, et avec lui les Jeux olympiques, ont survécu aussi bien aux grands conflits mondiaux qu’aux crises économiques globales et aux révolutions culturelles majeures. De ce point de vue, le mariage du média télévisuel et du sport professionnel a provoqué une bascule majeure dans les années 1970. Au premier âge olympique qui était occidental, élitaire et conservateur, a succédé un deuxième âge davantage mondial, populaire et commercial.
Un premier âge occidental, élitaire et conservateur
4Quoique repoussés jusqu’en 1908 dans les recoins des expositions universelles et commerciales, les Jeux olympiques bénéficient de l’avantage d’être le premier événement occidental où tous les sports s’exposent. Le CIO navigue alors dans un quasi-désert institutionnel puisque la très grande majorité des FI se sont constituées en amont de la Grande Guerre européenne. Très vite, toutefois, ces dernières réclament de pouvoir cogérer les Jeux et d’être représentées au sein du Comité international. Il en est de même pour certains CNO, devenus permanents durant la même période, et dont la fonction principale est de soutenir les athlètes amateurs désireux de participer aux Jeux.
5Pour éviter la sécession des FI constituées en 1921 en Bureau permanent, le CIO est obligé de négocier un partage des pouvoirs lors du congrès olympique de Prague en 1925, qui bon an mal an fonctionne encore aujourd’hui. Il est confirmé dans son rôle éminent d’attribution des Jeux aux villes candidates, de liaison avec les comités d’organisation, de définition du programme sportif, et de régulation des conditions de participation des athlètes, notamment en matière d’amateurisme. Les FI sont reconnues comme souveraines en matière d’édiction des règles du jeu, d’organisation des compétitions de sélection des athlètes et de jugement des litiges sportifs, tandis que les CNO ont toute autorité pour constituer la délégation olympique de leur pays sur la base des résultats sportifs obtenus dans les championnats nationaux et internationaux et de la conformité des athlètes avec le code d’honneur du CIO (amateurisme, bonne moralité, conformité de genre).
6Face aux FI qui tentent de manière récurrente de s’émanciper, voire de l’éliminer, le CIO dispose du pouvoir d’accepter ou de retirer certaines épreuves du programme olympique, ou bien de mettre fin à leur reconnaissance et de les exclure ainsi de sa planète olympique. Les seuls cas de sports qui sortent du programme olympique, autant de leur propre volonté que par décision du CIO, sont, en 1924, le golf, le tennis et le rugby qui disposaient déjà de leurs tournois internationaux. D’autres sports se dotent de compétitions mondiales sans faire complètement sécession comme l’escrime en 1912 ou le football en 1930 avec sa coupe du monde. Le cas des CNO est tout autre car la principale menace provient des États qui, surtout depuis les années 1920, cherchent à en modeler la composition et à en définir l’activité. Pour faire respecter leur indépendance, le CIO impose que ses propres membres siègent de droit dans les comités olympiques de leurs pays respectifs et puissent les dissoudre et les reconstituer si nécessaire. Au cas où la menace politique deviendrait trop forte, il peut même leur retirer sa reconnaissance, ce qui entraîne de facto la non-participation du pays concerné aux Jeux olympiques.
7Pour consolider sa planète olympique, le CIO recourt à un outil réglementaire et éthique extrêmement efficace : l’amateurisme. Pensé dès l’origine comme une barrière de classe, de genre et de race, ce code d’honneur donne aux CNO, qui sont composés des représentants des sports amateurs, le pouvoir de sélectionner ou non les athlètes. Ils se retrouvent ainsi en position de force face aux gouvernements qui seraient tentés d’interférer dans leurs choix. En jouant le rôle de rempart contre la corruption par l’argent, les sportsmen des CNO exercent également un ascendant moral sur les fédérations sportives nationales qui glisseraient vers le professionnalisme. Derrière cette rivalité se cachent bien souvent des oppositions de nature sociale et politique entre les dirigeants des sports populaires et professionnalisés (football, boxe, cyclisme), qui sont issus des classes moyennes et sont majoritairement portés vers les régimes démocratiques, et les élites conservatrices, souvent tentées par des régimes autoritaires, que l’on retrouve à la tête des sports de distinction amateure comme le yachting, l’escrime, l’équitation ou le pentathlon moderne. C’est d’ailleurs parmi ces dirigeants fortunés, cosmopolites et conservateurs que le CIO a coopté ses propres membres depuis les années 1920. Ce dernier n’est alors qu’un club de gentlemen, dépourvu de statut, fonctionnant sur les cotisations de ses membres, leur prodigalité et leurs réseaux, qui défend jalousement ses prérogatives face aux interventions des pouvoirs publics au nom de l’indépendance du sport, et qui ne rend de comptes à personne.
8À l’opposé de l’échiquier politique, les forces de progrès social et démocratique ne sont pas parvenues à produire un contre-modèle efficace. À la tête dans les années 1920 de l’internationale socialiste et de sa branche sportive, Julius Deutsch est le seul à avoir tenté de théoriser un sport qui ne reposerait ni sur l’argent, ni sur le patriotisme, ni sur la compétition de tous contre tous, mais plutôt sur le principe d’une émulation qui servirait la victoire de chacun et la défaite de personne. Force est de constater qu’à son époque, ses conceptions se sont échouées sur l’attrait des foules pour les spectacles du sport professionnel ou pour les chocs entre équipes nationales.
Un deuxième âge mondial, populaire et commercial
9Bien des mutations vont intervenir graduellement au sortir de la Seconde Guerre mondiale du fait de l’accélération de la décolonisation des empires et de la diffusion du média télévisuel à l’échelle-monde. Faisant patienter certains pays africains, le CIO en vient tout de même à reconnaître pléthore de nouveaux CNO, au-delà même du nombre d’États membres de l’ONU (206 contre 193), en intégrant par exemple des micro-États des Caraïbes ou du Pacifique qui fournissent des soutiens fidèles.
10Mais, un certain nombre d’univers sportifs échappent à son emprise depuis cent trente ans comme les ligues et les franchises commerciales américaines apparues au tournant du xxe siècle (football américain, baseball, basket-ball, hockey sur glace), les ligues professionnelles européennes et asiatiques, ou d’autres compétitions orphelines qui sont la propriété de marques, de clubs ou de syndicats de joueurs comme en golf ou en tennis. C’est cet univers professionnel que le CIO cherche à annexer dès lors qu’il demande aux FI en 1981 de mettre fin, chacune à son rythme, à la règle sacro-sainte de l’amateurisme. Ainsi, non seulement les athlètes professionnels pourront participer aux Jeux, mais aussi certains sports, qui sont open de longue date, seront vivement encouragés à intégrer le programme olympique.
11C’est dans les années 1970 que le CIO entre dans l’ère commerciale quand il accorde aux comités d’organisation des Jeux de signer des contrats avec des chaînes de télévision et leur demande de lui rétrocéder des royalties. Cette évolution, il ne l’a pas vraiment choisie car certaines FI, qui se trouvent désormais en capacité de générer leurs propres revenus, risquent de n’avoir bientôt plus besoin des Jeux olympiques. Les présidents Killanin et surtout Samaranch vont apprendre à composer avec les médias télévisés et les multinationales américaines qui, appuyés par la CIA, menacent le CIO de se retirer des Jeux s’il n’ouvre pas ses compétitions à leurs athlètes professionnels. Parler de « révolution Samaranch » revient à occulter le rôle de tous ces acteurs, auxquels il convient d’ajouter son collègue Dick Pound, les consultants Patrick Nally et Michael Payne, le patron de la marque allemande Adidas.
12Pour survivre, le CIO n’a donc eu d’autre solution que d’entrer, à son tour, dans l’ère des business plans et du management des organisations. Tout en conservant son pouvoir de reconnaître ou non une FI et un CNO, et de modifier à son gré le programme sportif des Jeux, son tour de force aura consisté à se transformer en opérateur commercial et financier qui vend les droits olympiques à des sponsors et à des médias, puis qui redistribue depuis 1992 ses revenus aux FI selon le niveau d’audience de leurs épreuves olympiques ainsi qu’aux CNO pour fidéliser leurs dirigeants. Mis à part le cas des FI les plus puissantes comme celles de football ou d’athlétisme, les fédérations internationales sont ainsi devenues largement dépendantes financièrement des JO. Le revers de la médaille est que le CIO subit davantage les cycles économiques et une partie des opinions publiques qui critiquent le coût croissant des Jeux. C’est pourquoi, faute d’autres candidats sérieux, il a attribué en 2017 les Jeux à la fois à Paris pour 2024 et à Los Angeles pour 2028, puis très vite à Brisbane pour 2032. On y verra aussi bien un rééquilibrage du côté des démocraties, après les remous provoqués par l’organisation des Jeux d’été en Chine en 2008 et des Jeux d’hiver à Sotchi en 2014 et à Pékin en 2022, qu’une manière de préserver la réputation de la marque olympique compromise avec des régimes autoritaires.
13Pour pouvoir passer des contrats avec des chaînes de télévision et des multinationales, encore faut-il que le CIO dispose d’un statut avantageux. En conjuguant son statut d’association de droit privé suisse à but non lucratif, obtenu en 1981 de la Confédération helvétique, et certains privilèges fiscaux gagnés auprès de la municipalité de Lausanne et du Canton de Vaud, le CIO échappe très largement aux impositions alors que ses revenus se montent à plus de sept milliards de dollars pour le cycle 2017-2021. Cet avantage fiscal est justifié par le fait que le CIO déclare ne conserver que 10 % de ses revenus pour son fonctionnement administratif, et reverser les 90 % restant aux CNO et aux FI, à divers programmes comme la Solidarité olympique ou l’équipe olympique des réfugiés, et à des actions jumelées avec l’ONU. Il aura fallu la révélation du scandale de corruption lié aux Jeux de Salt Lake City en 1999 pour que le CIO accepte de publier ses comptes sous une forme, il est vrai, bien peu détaillée. Cette affaire l’a obligé à renégocier le statu quo de Prague 1925 et à accorder aux FI, aux CNO et aux athlètes, trois fois quinze places parmi les 115 membres qui composent au maximum son assemblée générale. Mais cela ne fait pas une minorité de blocage, loin s’en faut, puisque c’est le CIO qui coopte aussi ces membres-là.
14Pour finir de sécuriser l’architecture de la planète olympique, le CIO dépose en 1981 sa propre marque, nom et anneaux, devant l’Organisation mondiale de la protection intellectuelle, et en obtient la protection par plus d’une centaine d’États dans le cadre du traité de Nairobi. Parallèlement, il parvient à faire reconnaître sa Charte olympique comme un instrument de droit souple qui lui garantit une position éminente dans la répartition des pouvoirs sportifs à l’échelle globale, et qui ordonne même la position et le rôle des acteurs extrasportifs. En outre, depuis Sydney 2000, s’ils veulent obtenir les Jeux, les États requérants ont l’obligation de faire adopter par leurs parlements une « loi olympique ». Cette dernière précise davantage les obligations des États que leurs droits, sans que l’on sache devant quelle juridiction supérieure pourrait être plaidé un éventuel contentieux. Enfin, pour tout ce qui relève des litiges internes entre organisations sportives, le CIO est arrivé à construire, solidifier et sanctuariser un ordre juridique de nature conciliatoire et pyramidale depuis les simples clubs jusqu’au TAS sis à Lausanne, dont il a indirectement le contrôle. Sur le modèle de l’arbitrage en droit commercial où les parties opposées désignent chacune leur défenseur puis un tiers arbitre d’un commun accord, il s’agit d’extraire les affaires sportives du droit des États avec seulement une possibilité d’appel sur la forme, et non sur le fond, auprès du Tribunal fédéral suisse qui se révèle rare du fait de son coût.
15La consolidation de son hégémonie par le CIO ne s’arrête pas aux aspects juridiques et financiers, elle passe également par la mobilisation de plusieurs cohortes d’acteurs et d’organismes qui remettent très rarement en cause ses principes, sa direction et son action, et qui contribuent ainsi à l’élaboration du consensus olympique : des hommes politiques et des technocrates, des cabinets de conseil et de communication, des journalistes, des juristes et des spécialistes de management, des biologistes et des médecins, des pédagogues en charge de l’éducation olympique, des historiographes et même des artistes officiels. Comme l’a montré le cas du Britannique Andrew Jennings interdit de suivre les Jeux et les sessions olympiques, les journalistes ne peuvent pas exercer leur métier sans l’accréditation du CIO qui a constitué, de son côté, son propre système médiatique. Sa société Olympic Broadcasting Services, constituée en 2001, diffuse le signal TV des Jeux depuis 2008, et sa Web TV Olympic Channel, lancée en 2016, propose en continu le flux de son roman olympique.
Les monothéismes tenus en lisière de l’olympisme
16Au cours de ces deux âges si différents, la planète olympique a subi l’assaut d’un nombre considérable d’acteurs qui lui sont extérieurs. Les différentes religions du monde, les premières, auraient pu nuire au développement des Jeux olympiques pour des raisons de concurrence entre fêtes religieuses et calendrier sportif, de rituels et de tabous touchant le corps et ses représentations, de séparation des rôles du masculin et du féminin. Partisan de la neutralité confessionnelle, Pierre de Coubertin en avait bien conscience et il a toujours cherché à faire précéder l’ouverture des Jeux olympiques d’une cérémonie chrétienne œcuménique. Sous des formes et à des rythmes différents qui informent sur leur degré d’acceptation des exercices du corps et des rivalités agonistiques, les différents monothéismes du Livre ont pu lancer leurs propres compétitions internationales. Mais, jamais, ils n’ont prétendu substituer aux JO leurs propres événements qu’ils ont toujours pris soin de décaler par rapport au rythme quadriennal des Jeux.
17Malgré un rassemblement précoce, en 1905, de gymnastes place Saint-Pierre et le projet de Pie X d’organiser des olympiades au Vatican pour 1908, l’Église catholique ne s’est guère montrée active dans le champ du sport international comme le prouve l’incapacité de la Fédération internationale catholique d’éducation physique et sportive, constituée à Rome en 1906 et refondée à Zurich en 1947, à donner de l’ampleur à ses propres Jeux et à se développer au-delà de l’Europe. La création par le pape skieur Jean-Paul II d’une section « Église et sport » au sein du dicastère du Conseil pontifical pour les laïcs n’intervient qu’en 2004. Après avoir adressé le 1er juin 2018 son message « Donner le meilleur de soi-même » « aux sportifs et agents pastoraux qui se reconnaissent dans la grande “équipe” du Seigneur Jésus », le pape François a entrepris l’année suivante une politique de création de fédérations sportives vaticanes. Quant aux missionnaires protestants et aux moniteurs des YMCA, ils ont fait montre, en revanche, d’un prosélytisme sportif précoce et offensif avec la création des Jeux d’Extrême-Orient dès 1913, des Jeux interalliés à Versailles en 1919, puis des Jeux régionaux en Amérique latine et dans les Balkans dans les années 1920.
18Tandis que le mouvement sioniste fonde ses Maccabiades en terre de Palestine en 1932 et les relance à compter de 1953, le monde musulman éprouve davantage de difficulté à élaborer une sorte d’Umma sportive pour des raisons théologiques et politiques. Après l’unique édition des Jeux islamiques en 1980, la rivalité entre Chiites et Sunnites repousse à l’année 2005 les premiers Jeux de la Solidarité islamique à La Mecque, alors que la Fédération sportive de la Solidarité islamique date, elle, de 1985. Si les bouddhismes, quoique fondés sur des rituels de méditation et de développement spirituel, n’ont pas empêché la diffusion des sports dans l’Inde coloniale et postcoloniale, les résultats des athlètes indiens aux JO sont bien faibles en regard de sa puissance économique (aucune médaille entre 1984 et 1992 et au-delà du 50e rang depuis lors). Il n’est pas anodin qu’un leader nationaliste et autoritaire comme Narendra Modi ait engagé son pays dans une olympisation à marche forcée depuis son arrivée au pouvoir en 2014.
19Le CIO atteint toutefois les limites de son autorité dès lors que des États refusent d’intégrer des compétiteurs dans leurs délégations nationales pour des motifs religieux et racistes, ou que des régimes théocratiques veulent imposer leurs règles et pratiques confessionnelles dans l’arène olympique. Il a cédé dans le cas de l’exclusion des athlètes juifs de l’équipe austro-allemande en 1936, ou bien lorsque l’Arabie saoudite a conditionné en 2012 la participation de ses sportives à des aménagements de leur tenue vestimentaire et à leur chaperonnage. En revanche, lorsqu’il s’est agi d’athlètes de confession musulmane refusant à titre individuel de concourir contre des athlètes israéliens, le CIO, et aussi les FI, les ont sanctionnés en application des règles de non-discrimination ethnique et religieuse qu’ils ont adoptées dans le dernier tiers du xxe siècle (Charte olympique 1974).
Les Jeux alternatifs des empires comme mesure de leur puissance
20Les empires n’ont pas manqué de pousser leur avantage plus loin que les religions en organisant des univers sportifs parallèles ou alternatifs. La faiblesse ou la réussite de ces contre-Jeux offre un observatoire pertinent pour mesurer la réalité de leur puissance. Le patronage par l’URSS de la Spartakiade de 1928, le lancement des Jeux de l’Empire britannique retardé à 1930 alors qu’ils avaient déjà été imaginés en 1894, ainsi que l’Europe nouvelle du sport esquissée par le IIIe Reich entre 1933 et 1944 sont d’abord des réponses à la domination des organisations sportives internationales par la France et aux triomphes olympiques des États-Unis.
21La France, de son côté, n’a pas été capable de fonder des Jeux de son Empire colonial ni de retrouver la présidence du CIO après le départ forcé de Coubertin en 1925. Le repli de son influence se mesure à l’échec des Jeux africains dans les années 1920 et des Jeux de la Communauté française dans les années 1960, et au faible investissement dans les Jeux méditerranéens lancés en 1951 comme dans les Jeux de la Francophonie inaugurés en 1989. Après les Jeux de Munich en 1972 et la chute du Mur de Berlin en 1989, la puissance économique de l’Allemagne réunifiée, l’influence de son modèle sportif et ses réseaux personnels expliquent l’élection de Thomas Bach en 2013 à la tête du CIO. Que le seul Britannique président du CIO soit Lord Killanin, un Irlandais certes unioniste, et que l’Américain Brundage soit le seul non-Européen prouve assez que le centre de gravité politique du CIO se situe à distance du monde anglo-saxon.
22Même si le base-ball et le football américain ne font pas vraiment partie du programme olympique, et s’ils n’ont jamais eu davantage que cinq membres au sein du CIO, les États-Unis n’ont pas eu besoin de créer leurs propres Jeux. Entre 1904 et 2034, ils auront accueilli sur leur sol les Jeux d’été comme d’hiver à cinq reprises. Surtout, ils ont trusté 15 % du total des médailles en cent trente ans, et même un cinquième des médailles d’or, sans compter les nombreux médaillés étrangers formés dans leurs universités depuis deux décennies. Et, quand leur prééminence sportive s’est trouvée menacée par l’URSS dans les années 1970, leurs chaînes privées de télévision et leurs multinationales ont imposé au CIO l’abandon de la règle de l’amateurisme, qui avantageait les pays communistes, leur sponsoring, l’alignement des compétitions sur leurs fuseaux horaires, et l’insertion des sports de glisse dits « californiens » dans le programme olympique.
23À cette aune, on peut comprendre que les empires russe et chinois n’aient jamais cessé de défier le CIO par-delà les différentes évolutions idéologiques de leurs régimes politiques. À l’imitation de l’URSS des années 1920-1948, Pékin a commencé par boycotter les jeux olympiques entre 1956 et 1980 et à construire, sans succès, un monde sportif alternatif en prenant le contrôle des Jeux des nations émergentes fondés par Soekarno. C’est la réforme économique de 1978 qui est à l’origine de la normalisation olympique de la Chine sous la forme, dans un premier temps, d’un alignement sportif sur les États-Unis. Puis, elle a développé sa propre voie olympique en accueillant les Jeux d’été en 2008 et d’hiver en 2022, en positionnant Alibaba en 2017 comme partenaire mondial du CIO, et en se hissant systématiquement sur le podium olympique depuis 2000 et en atteignant même le premier rang à Pékin.
24De son côté, nostalgique du long cycle de domination de l’arène olympique par l’URSS entre 1956 et 1984, Vladimir Poutine a misé dès 1999 sur la puissance sportive pour réactiver le nationalisme grand-russe. Mais, la révélation fin 2014 d’un dopage systémique puis l’offensive militaire de 2022 contre l’Ukraine ont conduit au bannissement olympique de la nouvelle Russie, au retrait de nombre d’oligarques russes de la présidence de FI, et à des essais de rapprochement sportif avec les pays émergents comme avec la Chine. Cette dernière s’est engagée avec prudence aux côtés de la Russie dans la promotion, d’une part, des Jeux des BRICS, présentés en 2024 « sans discrimination ni politisation » mais restés à l’état embryonnaire depuis 2016, et d’autre part, des Jeux mondiaux de l’Amitié projetés à Moscou et Iekaterinbourg en septembre 2024, et finalement décalés à 2025.
L’entrisme du CIO au sein des organisations intergouvernementales
25Du fait de ses prétentions hégémoniques à l’échelle mondiale, le CIO avait tout à craindre de l’entrée du sport dans l’agenda des organisations intergouvernementales comme la SDN et l’ONU, ou des organisations continentales comme l’Union africaine engagée dans la lutte anticoloniale et l’Union européenne tentée de légiférer sur le sport communautaire.
26Avant même que les États ne s’organisent à ces échelles supranationales, Pierre de Coubertin avait pris soin en 1894 de placer ses Jeux olympiques sous les auspices des membres des congrès de la paix et de l’Union interparlementaire dont les fondements furent posés à Paris en 1889. Il avait aussi cherché à obtenir le prix Nobel à deux reprises, en 1928 et 1936, et son lointain successeur Juan Antonio Samaranch briguera la même récompense dans les années 1990, également sans succès. Ces trois échecs à une telle distance signalent les doutes des sages suédois concernant la contribution du CIO « au rapprochement des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées permanentes, à la réunion et à la propagation des progrès pour la paix », pour reprendre la formulation adoptée par Alfred Nobel dans son testament.
27Ayant établi le siège du CIO à Lausanne en 1915 pour le mettre à l’abri de l’influence allemande et de la guerre, Coubertin a très vite compris que la jeune Société des Nations pouvait devenir une protection aussi bien qu’un danger. C’est tout le sens qu’il faut donner à l’hommage qu’il adresse au président belge de cette organisation au moment de son installation en novembre 1920. Peut-être craint-il déjà que la SDN n’offre un écrin favorable au projet des FI, présidées par ses compatriotes et acquises au professionnalisme, de constituer une coalition des nations sportives contre le CIO. C’est pourquoi, à compter de 1922, il a cherché à établir des liens avec le Bureau international du travail, sans guère de succès d’ailleurs, au prétexte d’une réflexion sur les loisirs ouvriers, et qu’il est intervenu en 1930 auprès de la SDN pour qu’elle n’adopte pas un drapeau similaire à celui du CIO.
28Alors que la France des présidents de Gaulle puis Giscard d’Estaing a accompagné l’Unesco dans ses programmes de développement de l’éducation physique et sportive en Afrique, le président Samaranch échoue entre 1982 et 1985 à obtenir de l’Assemblée générale de l’ONU le vote d’une résolution à ne pas boycotter les Jeux, la plupart des gouvernements ne daignant pas même lui répondre. Mais, quand le président américain Reagan coupe les crédits onusiens et que la guerre en ex-Yougoslavie conduit le secrétaire général Boutros Boutros-Ghali à interdire toutes relations sportives avec la Serbie, le CIO s’active pour négocier la proclamation de la trêve olympique en 1993 par l’Assemblée générale. Tout après, s’ensuivra une politique, toujours en cours, de subventions à plusieurs organismes onusiens. En créant des liens privilégiés avec tous les secrétaires généraux de l’ONU depuis ces années-là, le CIO obtient en 2009 le rare statut d’observateur permanent et se voit reconnaître en 2014 le leadership sur le sport international en même temps que sont consacrés les principes d’indépendance et d’autonomie du sport.
29La lutte contre le dopage, les paris frauduleux et la corruption, en revanche, sont les trois domaines où le CIO a dû batailler pour obtenir des États, de l’Union européenne et de l’ONU des formes de cogestion car il ne dispose pas de pouvoirs de justice et de police qui lui permettraient d’arrêter les fraudeurs et les corrupteurs, de les juger, et éventuellement de les condamner. Sa connaissance des arcanes du sport international et sa puissance financière le mettent toutefois en position de force pour négocier et collaborer avec Interpol et l’Unesco. Le dossier du dopage systémique en Russie, révélé fin 2014, lui permet de reprendre la main en 2017 en installant à Lausanne l’ITA, dont il a le contrôle, en surplomb de l’AMA qui est un organisme paritaire où les organisations sportives doivent trouver des compromis avec les États parties prenantes.
L’olympisme contre les droits sociaux et humains
30S’il n’a guère cédé devant les grandes religions, les empires ou les organisations intergouvernementales, le CIO a dû, en revanche, aménager maintes fois sa charte depuis les années 1970 pour faire droit aux revendications d’émancipation par le sport de tous les exclus de l’olympisme. Alors que le corpus des droits humains et sociaux est constitué entre le xviie et le xixe siècle, Pierre de Coubertin et ses collègues n’ont jamais songé à ouvrir les Jeux à tous les pratiquants quelle que soit leur condition sociale, et à toutes les pratiquantes. Et lorsque l’ONU a adopté en 1948 sa Déclaration universelle des droits humains, ses successeurs à la tête du CIO n’ont pas cherché ipso facto à intégrer dans leur Charte le refus des discriminations de race, de nation, de religion, de genre ou d’orientation sexuelle. C’est toujours à contrecœur, et avec lenteur, que le CIO a accédé aux revendications des athlètes qui n’étaient pas admis aux Jeux ou qui ne s’y sentaient pas pleinement inclus.
31Dans les années 1920 et 1930, les premiers combats sont menés par les étudiants démocrates et pacifistes, les femmes sportives, les champions issus de milieux populaires contraints de passer professionnels pour rivaliser avec leurs adversaires, les passionnés de sport issus des rangs socialistes ou communistes, les pratiquants des communautés juives discriminés par les paragraphes aryens. Après la Seconde Guerre mondiale, et surtout à compter des années 1970, d’autres dynamiques alternatives s’organisent du côté des populations colonisées et racisées, des peuples premiers, des personnes en situation de handicap moteur ou de déficience intellectuelle, des communautés homosexuelles, des personnes intersexes et transgenres. De manière générale, les militants des droits humains dénoncent le CIO et les organisations sportives internationales comme insuffisamment démocratiques, et les Jeux comme une gabegie dont la facture est réglée par les seuls contribuables. Depuis la fin du xxe siècle, le CIO doit aussi compter aussi avec les défenseurs de l’environnement qui accusent les comités d’organisation des Jeux d’écoblanchiment.
32La question de la participation des femmes est assurément celle qui permet le mieux de démontrer, sur le temps long, le conservatisme du CIO. L’idéal coubertinien de « l’athlète mâle individuel » a d’abord empêché, puis longuement freiné la mixité de genre aux Jeux olympiques. En témoignent l’ouverture très graduelle des sports et des épreuves aux femmes depuis le 800 m en 1948 jusqu’au marathon en 1984 et à la boxe en 2012, la fermeture aux hommes de la gymnastique artistique ou de la natation synchronisée jusqu’en 2024, l’obligation de prouver son appartenance au sexe féminin puis de diminuer son taux de testostérone au-dessous d’un seuil discutable alors que celui des hommes est tout aussi variable et discriminant entre les différents compétiteurs, le chaperonnage de certaines athlètes au nom de leur religion, le traitement inégal et discriminant des sportives dans les médias qui ne sont jamais menacés de sanction. On retrouve ces formes de discrimination au sein de l’institution lausannoise elle-même : la cooptation des deux premières femmes date seulement de 1981, leur entrée au sein de la commission exécutive et leur arrivée à la vice-présidence sont encore plus récentes (1990 et 1997), et un plafond de verre leur ferme toujours la direction des commissions les plus stratégiques ainsi que la présidence du CIO.
33Enfin, le CIO a attendu l’année 2021 pour que la référence aux conventions internationales en matière de droits humains soit introduite dans sa Charte, comme s’il craignait d’être dépendant de juridictions supérieures. Quant à la liberté d’expression des athlètes, elle a été élargie à ce moment-là grâce aux guidelines adoptés en juillet 2021 par la Commission exécutive du CIO, mais sans pour autant être totale puisque toute expression personnelle est interdite durant les cérémonies officielles (ouverture, clôture, médailles), durant le temps de la compétition et à l’intérieur du village olympique. De son côté, la FI d’athlétisme est beaucoup plus avancée que le CIO puisqu’elle ne contraint la liberté d’expression en aucun lieu et à aucun moment. Il est remarquable que l’autorité du CIO ne soit jamais contestée par les commissions d’athlètes qu’il a mises en place en 1981, lesquelles ne sont donc rien d’autre que des chambres d’enregistrement et d’écho. Quant à l’Association mondiale des olympiens, fondée en 1995 à l’initiative du président Samaranch pour accompagner les athlètes ayant participé aux Jeux vers une seconde carrière, elle constitue un autre prétexte pour refuser de négocier avec les syndicats de défense des sportives et des sportifs professionnels qui se multiplient pourtant depuis la fin des années 2010 et qui réclament une partie de la manne financière des Jeux. La prochaine étape pour les CNO ou le CIO pourrait être de se porter partie civile aux côtés des athlètes victimes de discriminations.
34En effet, certaines décisions des cours de justice européennes sont venues rappeler que les athlètes ont toute capacité à évoquer leurs différends devant les tribunaux civils dès lors que cela concerne le droit du travail et les droits humains fondamentaux. Depuis l’arrêt Bosman de 1995, la tendance se manifeste ainsi d’une saisine de la Cour de justice des communautés européennes ou bien de la Cour européenne des droits de l’homme. Il reste que la Charte olympique sert dorénavant de référence et de point d’appui dans les démocraties les moins avancées, et bien sûr de soutien réglementaire aux militants des droits humains dans le sport qui affrontent les régimes dictatoriaux.
Le long conservatisme à tendance autoritaire des membres du CIO
35Au vu de la diversité et de l’intensité des oppositions que le CIO a dû affronter en cent trente ans, on peut se demander légitimement pour quelles raisons les Jeux olympiques ont survécu. Cela s’explique largement par l’insubmersibilité du CIO qui tire le meilleur parti du principe de cooptation de ses membres, à vie jusqu’aux années 1970, et de la verticalité de son organigramme. Contrairement aux FI ou bien aux États démocratiques, l’institution lausannoise n’est pas soumise aux incertitudes des échéances électorales. Le pouvoir est concentré entre les mains du président qui s’appuie sur sa commission exécutive depuis les années 1920, et sur son cabinet de conseillers spéciaux et de directeurs administratifs depuis les années 1980. On y ajoutera un manque de transparence financière, des clauses de confidentialité pour les employés, la difficulté à prendre en considération les opinions contraires, le paternalisme vis-à-vis des athlètes, ainsi que le refus des consultations citoyennes.
36Les membres du CIO font également preuve d’un très grand esprit de corps entre eux du fait de leur recrutement dans les mêmes cercles sportifs, économiques et politiques, de leur fierté aussi d’appartenir à une élite mondiale qui se présente comme vertueuse. L’analyse des décisions et des cultures politiques des 300 premiers membres montre que, à l’exception de rares cas de libéraux démocrates et de libéraux sociaux, ils sont partisans des régimes conservateurs à forte tendance antiparlementaire, répressive et autoritaire. Cooptés entre 1894 et 1972, ils ont conservé leur siège jusqu’au seuil du xxie siècle, pour les derniers d’entre eux, et portent donc la responsabilité des retards du CIO en matière de démocratie interne et de droits humains.
37On se convaincra du conservatisme du CIO en considérant combien leurs présidents de 1894 à 2001 partagent un même rejet de la démocratie délibérative et une franche admiration pour les régimes forts : alignement de Bikélas sur le souverain grec opposé au parlementarisme, élitisme et rejet de la démocratie sociale chez Coubertin finissant par clamer son admiration pour Hitler, monarchisme antiparlementaire et antisocial de Baillet-Latour, rejet du New Deal et philonazisme chez Brundage, défense patronale et collaboration avec le IIIe Reich pour Edström, aristocratisme de bon aloi pour Lord Killanin, participation de Samaranch au gouvernement dictatorial du général Franco. L’enquête approfondie sur le pedigree politique des membres de leurs Commissions exécutives donne le même résultat.
38Dans ces mêmes années, on relève aussi leur plus grande propension à coopter des personnages proches des régimes d’extrême droite dans l’Allemagne hitlérienne, en Afrique du Sud du temps de l’apartheid, et au sein des régimes militaires et antidémocratiques d’Amérique latine, d’Asie ou d’Afrique. Cela reste le cas pour la période plus récente puisque le CIO se laisse imposer les délégués de nombreux régimes militaires alors qu’il pourrait, ici, recourir au principe de cooptation pour choisir des membres moins politisés. En revanche, il a su élever des digues pour empêcher l’arrivée de représentants des régimes communistes au temps de la guerre froide ou bien des théocraties musulmanes depuis la révolution iranienne de 1979, tous régimes d’ailleurs qui ne brillent guère pour leur respect de la démocratie.
39L’exemple de la France est ici paradigmatique puisque, à de très rares exceptions, ses membres cooptés dans les années 1920 à 1950 sont des adversaires de la république. Condamnés à la Libération pour faits de collaboration, ils ont néanmoins continué à siéger à Lausanne. Quant aux nouvelles recrues françaises depuis les années 1960, ils sont quasi tous issus des rangs des droites gaulliste ou libérale. On notera, par ailleurs, que la France est l’une des très rares démocraties à n’avoir jamais eu une femme membre du CIO.
Le Comité international olympique de l’an 2024 au prisme de la domination masculine
40Qu’en est-il de la composition du CIO à la veille de Jeux de Paris ? Depuis la réforme des années 2000 imposée par le scandale de corruption de Salt Lake City, qui a limité la durée des mandats et réservé 45 places aux représentants des FI, des CNO et des athlètes, le turn-over est si incessant que le CIO est devenu un lieu bien mouvant et complexe à décrypter. Si l’enquête sur la culture politique des 106 membres n’a pu être menée, la grille d’analyse qui croise genre, niveaux de formation initiale et destin professionnel, se révèle particulièrement éclairante. Alors qu’il ne cesse de communiquer sur ses objectifs de parité en termes de genre, le portrait du CIO au prisme du masculin et du féminin en dit long sur les discriminations de genre en interne et sur le tissage de son influence à l’échelle mondiale. Pour faire court, et à de rares exceptions près, les 44 femmes du CIO sont du côté du bien-être d’autrui (care), et les 62 hommes du côté de l’influence économique et politique.
41Au vu du poids socio-économique de ses dirigeants, et de leur capacité à contrôler le sport international, on pourrait même considérer que le CIO conserverait tout autant d’influence sans ses dirigeantes. On compte en effet quatorze présidents de FI contre seulement deux présidentes, dix-sept présidents de CNO actifs et neuf honoraires contre cinq présidentes de comités en exercice. Ce ne sont que des hommes qui se trouvent à la tête des associations rassemblant les FI de sports d’été ou de sports d’hiver, et à la présidence des associations continentales de CNO. On pourrait ajouter à cette liste le Tribunal arbitral du sport qui est dirigé par un vice-président du CIO, et sa chambre d’appel par le président Thomas Bach lui-même. Tout cela ne s’explique pas par le fait que les femmes du CIO seraient moins sportives car le pourcentage de dirigeantes ayant participé aux Jeux olympiques est de 55 % contre 34 % pour leurs collègues masculins.
42Quoique proportionnellement plus nombreuses à être issues des pays les plus pauvres d’Afrique, d’Asie et d’Océanie, on compte toutefois, parmi elles, trois princesses, deux anciennes présidentes de républiques, deux anciennes ministres, deux députées. Mais, c’est à rapporter aux quatre princes et souverains, aux sept anciens ministres et six anciens députés du côté de leurs homologues masculins. L’écart est encore plus flagrant si l’on considère l’influence dans le monde économique. Seulement deux d’entre elles sont des femmes dont la richesse dépasse les frontières de leur pays : Nita Ambani est l’épouse d’un milliardaire indien à la tête de la plus grande entreprise au monde de polyester (Reliance Industries) et Khunying Patama Leeswadtrakul dirige le puissant conglomérat thaïlandais GSTEL (acier, énergie, immobilier, hôtellerie de luxe). On relèvera une ultime catégorie de dirigeantes, sans équivalent du côté des hommes, les mannequins et actrices comme la James Bond girl Michelle Yeoh, cooptée l’année de son Oscar en 2023 et par ailleurs mariée à Jean Todt qui a présidé la FI de l’automobile de 2009 à 2021.
43Les hommes du CIO dirigeants de grandes sociétés sont, en revanche, au nombre de vingt-cinq. Implantés dans les grandes banques, au point de diriger la banque de la réserve fédérale de New York ou le Crédit suisse absorbé depuis par UBS, dans l’assurance et les services financiers, on les retrouve aussi dans l’immobilier et la construction, les voitures, les chevaux et l’hôtellerie de luxe, les transports routiers et le fret maritime, la grande distribution, les médias (télévision, cinéma, publicité) et l’événementiel. Plusieurs d’entre eux sont également en lien avec les puissantes sociétés Adidas, Samsung, Thomson, Vinci, Veolia, Raiffeisen, Generali, HSBC, Morgan Stanley. Trois autres sont également positionnés au Forum économique mondial ou bien aux Nations unies. Alors que la moitié seulement d’entre les dirigeantes a suivi des études en droit et en administration des affaires dans leur propre pays, la très grande majorité de leurs collègues masculins a investi des études de finance et de droit des affaires, mais aussi d’ingénierie ou de sciences politiques, et en passant par des universités américaines pour un quart d’entre eux.
44Pour les trois quarts d’entre elles diplômées de l’enseignement supérieur, les dirigeantes du CIO sont employées dans l’administration des sports, sinon dans des entreprises privées de taille moyenne, ou bien comme enseignantes d’éducation physique. Sans commune mesure, elles sont plus nombreuses à s’investir dans des actions de bénévolat en faveur du développement durable, de la santé, de l’éducation, de l’égalité des sexes, et de l’éthique dans le sport. Si la palme du progressisme au sein du CIO revient sans aucune surprise aux pays scandinaves, on notera qu’une seule femme est candidate à la succession de Thomas Bach en mars 2025 : Kirsty Coventry, la ministre de la Jeunesse, des Sports, des Arts et des Loisirs du Zimbabwe, qui appartient à la minorité des anciens colons blancs.
La paix et la fraternité comme horizon d’attente des peuples et des athlètes
45La survie et le succès des Jeux olympiques ne sont pas seulement le produit de l’insubmersibilité du CIO, de son conservatisme et de son entregent dans les cercles mondiaux du pouvoir économique et politique. On y verra surtout le résultat de la puissance théorique et émotionnelle de l’offre olympique qui, durant deux semaines, propose une parenthèse Potemkine aux drames du monde réel où la paix internationale se conjugue avec l’affrontement des patries, le respect mutuel avec le dépassement de soi, la neutralité politique avec l’affirmation des différences. Que l’engouement pour les Jeux soit largement un construit à l’ère du marketing des émotions n’empêche pas d’identifier un horizon d’attente commun à une part toujours croissante de l’humanité, celui d’une fraternité globale. La planète du CIO et son interlude olympique s’offrent ainsi comme un espace-temps à l’abri des contingences de la vie quotidienne comme de la vie internationale. La neutralité proclamée par le CIO entre assurément en résonance avec les aspirations des peuples à un monde déconflictualisé et désidéologisé.
46Ce temps suspendu, cette appartenance à une communauté globale, ce consensus fabriqué, les athlètes, voire les entraîneurs et les accompagnateurs, sont les seuls à l’expérimenter autrement que par procuration et à distance. Ils constituent un cas rare et exemplaire de melting-pot global où l’universalisme des différents langages corporels parvient, parfois, à transformer la rivalité en amitié, et même en amour. De la confiance tissée en 1936 entre Jesse Owens et Bob Lutz au mariage en 1957 d’Harold Connoly et d’Olga Fikotova, une histoire des affinités et des idylles sportives par-delà les appartenances sociales, les cultures et les régimes politiques, reste encore à écrire. Sur un mode qui dépasse la confortable hagiographie, il s’agirait de s’introduire dans l’intimité des attirances et de la transcendance des différences socioculturelles.
47Faute d’enquête prosopographique portant sur les trajectoires des 200 000 athlètes environ qui ont participé aux trente éditions des Jeux d’été, dont 30 000 médaillés, on se contentera des centaines d’itinéraires passés brièvement en revue dans ce livre sans descendre au niveau de leur vie sensible et affective. Ils permettent néanmoins de poser une hypothèse forte : l’ascension sociale que pourrait permettre la réussite sportive est fortement limitée par les origines familiales et raciales, ainsi que par le niveau d’études. L’exemple le plus flagrant de recouvrement des ségrégations de race, de classe et de genre est celui des athlètes américains. Les étudiants blancs issus de la classe moyenne et formés en commerce ou en droit finissent cadres dans des entreprises privées, tandis que, plus souvent de milieu modeste, les nageuses deviennent au mieux des naïades ou des starlettes et les championnes de gymnastique ouvrent des salles de fitness. Quant aux performeurs d’origine afro-américaine, presque tous venus des classes sociales les plus pauvres, on leur réserve les écoles supérieures technologiques plutôt que les universités, et leur destin se limite bien souvent à des carrières de coachs. Que ce soit dans les pays communistes autrefois, dans les dictatures ou dans les démocraties libérales d’aujourd’hui, dans les pays riches comme dans les pays pauvres, on retrouve cette même loi d’airain qui consiste, pour les hommes comme pour les femmes, issus des milieux populaires, à devenir des entraîneurs et des entraîneuses de niveau soit régional soit national en fonction de leurs résultats aux JO. À l’exception de quelques stars aux contrats mirobolants, l’accès aux Jeux et à la réussite olympique ne permet que faiblement d’échapper à son milieu social.
48Depuis la fin du xxe siècle, du fait de la banalisation du professionnalisme sportif, de la multiplication des formations en management du sport, et du développement de la médiatisation et du sponsoring, de nouvelles carrières se dessinent toutefois : sélectionneurs dans des pays étrangers, ambassadeurs de marques, cadres d’entreprise dans l’économie du sport, dirigeants d’organisations sportives nationales et internationales, et même élus politiques. Dans ce dernier cas, il serait intéressant d’analyser comment, dans les démocraties, les injonctions de la compétition à tout prix ou bien du don de soi au collectif retravaillent les cultures politiques familiales des athlètes pour aboutir à des engagements soit de droite soit de gauche, et aussi d’interroger la propension de tel ou tel parti politique à recourir à des têtes d’affiche dont la compétence tient à leur expérience sportive. Au-delà de la réussite ou non des secondes carrières, et si on descend au niveau des vécus anthropologiques, la fierté d’une participation aux Jeux, d’un podium ou d’une victoire joue assurément pour beaucoup dans la construction de l’estime de soi de tous ces athlètes, et dans leur rayonnement au sein de leur famille et de leur quartier, de leur milieu professionnel et amical.
49Se joue également l’expérience vécue de l’appartenance à une communauté globale lors de la cérémonie d’ouverture, dans le stade et au village olympique, même si les échanges y sont limités et éphémères, même si les bulles professionnelles peuvent conduire au repli sur soi. Du fait de leur entourage souvent cosmopolite, de leurs voyages incessants à l’intérieur de leur territoire national et au-delà des frontières de leurs propres pays, de leurs changements de domicile d’un pays à l’autre, de leur apprentissage d’autres langues vivantes, de leur pratique de cette langue internationale qu’est le sport, de leurs amitiés et aventures amoureuses avec d’autres nationaux, de leur exposition médiatique internationale, les athlètes professionnels sont parmi les citoyens du monde les plus accomplis.
50Si les athlètes olympiques sont les seuls à éprouver l’internationalisme sportif et à incarner la promesse de la paix et de la fraternité par le sport, il reste que la marche du monde est devenue beaucoup plus illisible et incertaine depuis les années 2000. La multipolarisation de la scène internationale, l’instauration probable d’un duopole sino-américain, la montée des communautarismes, le retour des masculinismes, et l’entrée dans l’ère digitale et émotionnelle pourraient fort bien annoncer une seconde bascule majeure pour le CIO, après celle des années 1970. L’avenir seul dira si le troisième âge des Jeux olympiques sera transnational, démocratique et inclusif, ou bien nationaliste, oligarchique et répressif.

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