Chapitre XXX. Paris 2024
La fabrique de l’enchantement
p. 383-404
Texte intégral
1La fierté des Français et de leurs dirigeants politiques et sportifs dût-elle en souffrir, la décision prise par le CIO, réuni en session à Lima en septembre 2017, de confier les Jeux à Paris en 2024 n’a pas seulement récompensé l’excellence d’un dossier, qui était de toute façon avérée malgré les échecs pour les éditions de 1992, 2008 et 2012, et une campagne électorale sûrement exemplaire qui a coûté 55 millions d’euros. Elle survient à un moment doublement critique pour le CIO qui doit faire face à un déficit de candidatures et à de nombreuses oppositions dans les pays démocratiques. Il lui est reproché, d’une part, d’avoir confié les Jeux d’été et d’hiver aux régimes autoritaires chinois (Pékin 2008 et 2022) et russe (Sotchi 2014), et d’autre part, de privatiser les bénéfices de l’événement et d’en reporter les coûts sur les finances publiques. Ce dernier point explique l’échec des référendums à Boston et à Hambourg, le retrait de Rome par suite du refus de sa maire Virginia Raggi du Mouvement 5 étoiles, puis l’abandon de Budapest après la collecte de 300 000 signatures par les jeunes militants du mouvement Momentum libéral-démocrate et europhile alors en lutte contre le régime policier du Premier ministre Viktor Orban.
2Pour sécuriser son avenir, le CIO a d’ailleurs voté à Lima pour une double attribution des Jeux à Paris pour 2024 et à Los Angeles pour 2028. Et pour rassurer définitivement ses sponsors qui restent majoritairement américains, il s’est empressé en février 2021 de confier les Jeux de 2032 à Brisbane en Australie en suivant une nouvelle procédure, dite de « dialogue ciblé ». Les motifs allégués, et largement fondés, sont la hausse du coût des candidatures pour les villes requérantes, la standardisation des projets qui sont produits par un petit nombre d’officines spécialisées et recrutant dans les mêmes cercles d’une olympiade à l’autre, la sous-estimation des coûts et la surestimation des bénéfices, ainsi que la corruption de certains électeurs. En mettant fin au système de surenchères entre villes candidates, et en remettant l’instruction des dossiers à son équipe de collaborateurs et à la CE, le président Thomas Bach a rendu davantage opaque la procédure.
3C’est là un changement majeur pour les membres du CIO car le choix de la future cité-hôte était l’un de leurs derniers pouvoirs avec le recrutement de leurs futurs collègues. En réalité, même dans ce dernier cas, l’instruction des dossiers revenait déjà à la CE et au cabinet du président. Que la session olympique soit définitivement une chambre d’enregistrement est l’aboutissement d’un processus de concentration des pouvoirs qui remonte à l’instauration de la CE en 1921 contre la pratique autoritaire du pouvoir par Coubertin. Néanmoins, les membres du CIO restent ses meilleurs ambassadeurs dans leur pays respectif, dans les fédérations sportives et dans les cercles du pouvoir économique et médiatique dont ils sont membres par ailleurs.
4Du fait du déroulement des Jeux de Tokyo durant la pandémie de Covid-19, les Jeux olympiques n’avaient plus connu de ferveur populaire depuis l’édition de Rio de Janeiro en 2016. Il revenait donc à Paris de les réenchanter en 2024 alors même que la capitale française avait été durement éprouvée en 2015 par les assassinats politiques du 7 janvier au siège du journal satirique Charlie Hebdo et par les attentats-suicides du 13 novembre commis par Daech au Stade de France, dans les rues des 10e et 11e arrondissements, et dans la salle de spectacles du Bataclan. Si le CIO n’a jamais douté de la qualité de l’organisation par un pays qui détient le record du monde des grands événements sportifs depuis le début des années 2000, il était davantage circonspect concernant la ferveur d’une population jugée prompte à la critique et à la contestation. Tout un arsenal de mesures et d’organismes a été dès lors mobilisé pour fabriquer cette « parenthèse enchantée » de l’histoire française si vantée par les médias hexagonaux et étrangers. Cette liesse parisienne a surpris jusqu’aux organisateurs eux-mêmes tant le contexte de la dissolution de l’Assemblée nationale décidée le 9 juin 2024 par le président Emmanuel Macron venait d’ouvrir une ère de fortes incertitudes politiques en France.
Les dilemmes du CIO face aux conflits en Ukraine et en Palestine
5Alors que la Russie et la Biélorussie sont au ban des nations sportives depuis mars 2022, le président Thomas Bach déclenche la stupeur en Ukraine, et dans le camp des démocraties, lorsqu’il annonce le 25 janvier 2023 rechercher une voie pour la réintégration, sous bannière neutre, des athlètes de ces deux pays. Le CIO se trouve alors face à un double dilemme : la liberté d’un pays agressé militairement par un autre et la démocratie doivent-elles être sacrifiées au nom de la paix par le sport et de la neutralité de l’olympisme ? ou encore, faut-il distinguer entre les droits des athlètes à concourir et ceux des peuples à exister librement ?
6Que la guerre menée par la Russie cesse ou non avant l’été 2024, Thomas Bach a cherché une solution à un moment où le temps presse pour organiser les sélections olympiques. Alors que plusieurs CNO européens s’y montraient réticents, l’Association des CNO d’Asie, qui est dominée par les pays pétroliers et par la Chine, a opportunément proposé d’accueillir les athlètes russes et biélorusses dans ses propres compétitions qualificatives. Il existe, toutefois, une autre explication à la volte-face du CIO de janvier 2023 qui renvoie à sa crainte séculaire de voir apparaître des organisations sportives faîtières qui le concurrencent. En effet, tout au long de l’année 2022, le ministre russe des sports Oleg Matytsin, qui a dû céder sa présidence de la FISU, a multiplié les voyages dans les pays adhérents de l’Organisation de coopération de Shangai (OCS), instituée en 2001 à des fins économiques et stratégiques par la Chine, la Russie et les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, mais aussi en Inde, en Afrique du Sud et au Brésil, en Bosnie, et même au Mali et au Pérou. En septembre 2022, Vladimir Poutine suggérait même la mise sur pied de grands événements sportifs conjoints à l’OCS, aux BRICS et aux pays musulmans, de part et d’autre des Jeux de Paris 2024, qui comprendraient des sports olympiques et non olympiques, ce qui serait une manière de rejouer la fronde de SportAccord. La menace alors adressée au CIO et aux diplomaties occidentales est celle d’une fracturation de la planète des sports entre les Jeux olympiques des démocraties libérales, d’une part, et les Jeux de l’Amitié ou du Futur des régimes autoritaires, autrement dit la préfiguration sportive d’une possible reconfiguration de l’ordre politique mondial.
7Immédiatement après l’annonce du CIO du 25 janvier, l’Ukraine, l’Allemagne, les pays baltes et scandinaves ont brandi la menace d’un boycott. Dans un premier temps, le CIO a rappelé que les boycotts n’ont aucune efficacité, ce que l’histoire ne permet pas d’affirmer, qu’ils lèsent des athlètes innocents, et que l’universalisme du sport n’a aucun sens si on le limite aux démocraties et si on exclut les 70 pays alors en guerre dans le monde. Pour ce dernier argument, le CIO ne fait pas la distinction entre les guerres civiles et les très rares guerres d’annexion. Puis, il s’est réclamé du principe de non-discrimination des athlètes pour leur nationalité qui est énoncé dans la Déclaration universelle des Droits humains de l’ONU, qu’il avait intégrée implicitement dans sa Charte en 2021. À ce titre, il a produit une lettre en date du 1er février 2023 de deux rapporteures spéciales du Conseil des Nations unies pour les droits humains qui ont tenu à rappeler que quiconque, et en l’occurrence aucun athlète, ne saurait être discriminé en fonction de son passeport. Mais, il a omis de préciser qu’un troisième expert avait émis un avis opposé en se fondant sur la spécificité du sport et où des nations affrontent d’autres nations et des dictatures récupèrent politiquement les victoires de leurs athlètes.
8Devant les réactions d’indignation et les pressions diplomatiques, Thomas Bach a dû revoir sa position le 28 mars 2023. Tout en réitérant son soutien à l’Ukraine et en prolongeant l’aide à son CNO via un fonds de solidarité, il a demandé aux FI de veiller à ce que les détenteurs d’un passeport russe ou bélarusse ne puissent concourir qu’à titre individuel, au motif que l’équipe symbolise par trop la nation, et sous bannière neutre, c’est-à-dire sans drapeau, ni logo, ni hymne, ni présence dans le tableau des médailles, et avec uniquement des vêtements blancs ou unicolores. Il y a ajouté les trois conditions suivantes : que ces athlètes aient satisfait à toutes les règles du Code mondial antidopage, qu’ils n’aient pas activement soutenu la guerre en Ukraine, et qu’ils ne soient pas sous contrat avec l’armée ou les services de sécurité. Que ces deux dernières conditions soient jugées discriminatoires par l’une des deux expertes des Nations unies aura permis au CIO de préserver la spécificité du sport, de conforter sa propre autonomie, et d’identifier quelles FI sont restées dans la dépendance de Moscou. Pour Sebastian Coe et sa FI d’athlétisme, cela ne change rien : la décision déjà prise avant Rio 2016 de bannir les athlètes russes et biélorusses est maintenue. Même si Vladimir Poutine a agité la menace d’un boycott, la Russie s’est finalement présentée aux Jeux de Paris, mais avec seulement quinze représentants contre 333 à Tokyo et 282 à Rio, mais 436 à Londres en 2012 et 463 à Pékin en 2008.
9Face à la guerre menée par Israël en Palestine en rétorsion de l’attaque menée le 7 octobre 2023 par des commandos du Hamas qui a entraîné la mort de près de 2000 personnes, majoritairement des civils, le CIO a exclu de prendre des mesures contre l’un ou l’autre pays. Il s’est retranché derrière le fait que les deux offensives se sont déroulées en dehors de la trêve olympique et a appelé les deux CNO à inscrire leurs athlètes à Paris. Pour sa huitième participation depuis 1996, la Palestine a envoyé sa plus forte délégation mais ses huit athlètes, dont deux femmes, ne sont montés sur aucun podium. Quant à Israël, son équipe forte de 85 représentants, dont 6 sportives, a remporté 6 médailles dont l’or en voile et s’est classée 21e pour sa dix-huitième participation. En réponse à certains députés du parti La France insoumise, le président Macron a déclaré que les athlètes israéliens étaient les bienvenus et accord a été donné pour que les agents du Mossad, le renseignement extérieur israélien, leur assurent une surveillance rapprochée dans le village, sur les lieux de compétition et aussi durant les cérémonies olympiques. Des organisations sportives des pays arabo-musulmans ont également appelé à des sanctions en dénonçant le double standard et des cyberactivistes ont mis en ligne des informations confidentielles sur les athlètes israéliens. D’ailleurs, sur ses comptes officiels, le CIO a reçu plus de 56 000 messages dénonçant Israël mais l’hypocrisie des organisations sportives qui ont sanctionné la Russie, mais pas l’État hébreu, et très peu de posts concernant l’Ukraine. De son côté, le CNO palestinien a attendu le début de la trêve olympique pour demander au CIO d’exclure la délégation israélienne et, devant son refus, a dénoncé son deux poids deux mesures.
Les controverses comme carburant de la démocratie française
10D’après le président du COJOP Tony Estanguet, qui s’exprimait lors de la cérémonie de clôture, les Jeux de Paris auraient transformé « un peuple d’irréductibles râleurs en supporters déchaînés qui ne veulent plus s’arrêter de chanter ». Deux mois plus tôt, la maire de Paris Anne Hidalgo avait déjà fustigé ceux qui critiquent les JO comme « des peine-à-jouir » alors qu’elle-même s’était montrée opposée à l’organisation des Jeux dans un premier temps, et qu’elle s’est toujours refusée à organiser un référendum pour demander aux Parisiens leur avis.
11Nul ne conteste que le COJOP a proposé une magnifique fête aux différents publics présents à Paris pour un montant de 100 millions d’euros révélé deux mois après l’événement. Pour autant, on ne saurait assimiler les supporters et les volontaires à toute la France, et réduire de façon simpliste les Français aux « irréductibles Gaulois » popularisés depuis 1959 par la série de bande dessinée Astérix de René Goscinny et Albert Uderzo. Caricaturer les Français en « râleurs » est un argument récurrent dans la vie politique française pour déconsidérer les opposants aux réformes et aux initiatives venues d’en haut. Que des controverses aient précédé l’organisation des Jeux de Paris est plutôt un signe de bonne santé démocratique dans un pays où la pratique du pouvoir est verticale. Il est également sain que les médias et les Français se demandent à quoi sont utilisés les dix milliards d’euros d’argent public et privé produits par leurs impôts, leur travail et leurs dividendes. Les controverses ont ainsi concerné des sujets aussi divers et importants que le coût des Jeux pour les contribuables, l’affectation des bénéfices et le taux de leur imposition, l’amélioration à terme des transports dans Paris et sa banlieue, les contraintes de déplacement imposé aux habitants, la sécurité et la dérogation au droit commun, la généralisation de la reconnaissance faciale, la gêne occasionnée pour les commerces, la hausse des prix de consommation courante et du marché locatif, la gentrification des quartiers populaires gagnés par la spéculation, l’expulsion des personnes précaires, la baignabilité de la Seine, sans oublier l’amélioration de la vie quotidienne des habitants de la Seine-Saint-Denis qui est le département de l’Hexagone le plus jeune, le plus pauvre (27,6 %), le plus sous-doté en services publics, et le plus criminogène.
12Qu’il faille organiser les Jeux olympiques pour que les habitants de la Seine-Saint-Denis vivent dans un environnement davantage propre, sécurisé et mieux desservi par les transports, ne peut manquer d’interroger sur le traitement de cette partie de l’agglomération parisienne par les pouvoirs publics depuis plusieurs décennies. Le prolongement de la ligne 14 jusqu’à Saint-Denis et la construction de la nouvelle station de métro Saint-Denis-Pleyel laissent espérer une amélioration, mais la durée d’attente des métros est passée de deux minutes à six minutes entre l’été olympique et l’automne 2024. Le centre aquatique olympique est aussi un héritage bien réel des jeux, mais il faut le rapporter au lourd déficit de l’ensemble du département en piscines. La conversion en cours du village olympique en 2 200 logements locatifs sociaux et 800 logements spécifiques pour étudiants et personnes âgées représente un autre gain évident mais ce type d’investissement est très loin de couvrir les besoins.
13En termes de transports publics à Paris et en région parisienne, en revanche, le contrat n’a pas été totalement rempli dans la mesure où n’ont été réalisées, comme initialement prévu, ni la liaison rapide entre l’aéroport de Roissy et Paris, ni la mise en conformité des rames du métro pour les personnes en situation de handicap. La candidature parisienne visait également à redonner aux Parisiens et aux touristes un accès à la Seine pour s’y baigner. Cette promesse qui datait de 1986, du temps où Jacques Chirac était maire de la capitale, a pris en 2016 la forme d’un « plan baignade » qui a coûté à l’État et aux collectivités 1,4 milliard d’euros dépensés en canalisation des eaux usées et en aménagements de bassins. De partis politiques opposés, la maire de Paris et la ministre des Sports ont rivalisé, par caméras interposées, pour plonger dans la Seine, probablement sur les conseils de communicants avisés. Si les épreuves de triathlon et de natation marathon ont pu se tenir, c’est grâce au relèvement des seuils minima de bactéries fécales. Néanmoins, le fleuve devrait être ouvert à la baignade en 2025 après un siècle et demi d’interdictions motivées par des conflits d’usage et des motifs de décence plutôt que de mauvaise qualité de l’eau.
14La fréquentation des musées et des commerces a reculé de 20 à 30 % en juillet et en août, contrairement à ce que laissait espérer le COJOP dans son dossier de candidature, mais comme l’avait montré l’exemple londonien en 2012. Déjà la première destination touristique au monde, la France n’avait pas trop à espérer des JO en termes de croissance touristique d’autant que la grande majorité des compétitions se sont déroulées à Paris et dans sa proche périphérie. Mais elle a probablement séduit un nouveau public d’étrangers davantage passionnés de sport que de patrimoine monumental et muséal. Surtout, l’excellence des transports et de l’accueil réservé par les personnels et les volontaires ont changé l’image dégradée que la capitale pouvait avoir auprès de touristes étrangers jusque-là éprouvés par l’écart ressenti entre leur expérience et le Paris fantasmé du film Amélie Poulain (2001) ou de la série Emily in Paris (2020). L’enjeu touristique pour la France sera de capitaliser sur l’événement olympique dans la durée et d’encourager les futurs touristes à visiter aussi le reste du pays.
15Comme dans toutes les démocraties depuis les Jeux de Sydney en 2000, les défenseurs des droits humains se sont regroupés en novembre 2023 en un collectif associatif afin de dresser un bilan de la situation des personnes les plus précaires et de les accompagner en cas de nécessité. Composé d’une centaine d’associations de solidarité comme le Secours catholique, Médecins du monde ou Agir tous pour la dignité Quart Monde, « Le revers de la médaille » a remis en novembre 2024 un rapport accablant qui pointe l’absence de consultation des habitants, la faible transparence budgétaire et un nombre de mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance inédit depuis les attentats de 2015. Prenant acte de la création de 256 places pérennes d’hébergement pour « grands marginaux », soit un dixième des besoins, il dénonce également le « nettoyage social » qui a pour but d’invisibiliser la misère : expulsion de campements en hausse de 60 %, propositions d’hébergement temporaire en baisse d’un tiers, sas régionaux d’accueil loin de Paris, mises à l’abri organisées par la préfecture d’Île-de-France juste avant les Jeux, déplacement des lieux de distribution alimentaire jugés trop proches des sites olympiques.
La fabrique du consensus olympique
16Les réactions d’exaspération de Tony Estanguet et d’Anne Hidalgo sont à la mesure des efforts consentis pour générer la double fiction de l’adhésion généralisée à l’accueil des Jeux et de leur réussite déclinée dans les médias comme « une parenthèse enchantée ». Si le CIO a mis autant de temps à attribuer les Jeux à Paris depuis son échec en 1992 face à Barcelone, c’est justement par crainte de la contestation sociale et politique identifiée comme particulièrement caractéristique de la démocratie française. L’entreprise de déminage des éventuelles oppositions a comporté trois volets : la neutralisation politique de la candidature, la communication sur l’héritage positif, et la démonstration continue du non-dépassement budgétaire.
17Sous les présidences de la République de François Hollande puis d’Emmanuel Macron, les autorités sportives et politiques ont d’abord veillé à dépolitiser la candidature française : nomination en 2012 du président de la l’IRB Bernard Lapasset et du champion olympique de canoë Tony Estanguet à la tête du comité de pilotage, rejet de l’idée d’un référendum par la maire de Paris, rappels constants des dimensions populaires et durables des Jeux afin de neutraliser les écologistes et La France insoumise, signature en juin 2018 d’une Charte sociale, tout à fait inédite dans l’histoire olympique, avec les principales organisations syndicales et patronales afin d’éviter d’éventuelles grèves. Concernant les chantiers financés et gérés par la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo), un établissement public présidé par la maire de Paris, la Confédération générale du travail, qui était signataire de la charte sociale olympique et qui a longtemps été réputée proche du Parti communiste, a fini par rejoindre l’Union syndicale Solidaires et les travailleurs sociaux de la Seine-Saint-Denis pour dénoncer la très insuffisante embauche de travailleurs issus du département, les conditions de travail risquées, le recours aux sans-papiers, ainsi que les contrats passés avec des sous-traitants étrangers qui ne respectent pas le droit du travail français.
18À l’échelle des territoires, 37 conseils départementaux sur 101 ont néanmoins refusé de dépenser 250 000 euros pour le passage de la flamme olympique répartis entre 180 000 euros versés directement au COJO, qui a ainsi récupéré 11 millions d’euros correspondant au salaire annuel de ses vingt salariés les mieux rémunérés, et 70 000 euros dépensés en divers frais d’organisation, d’animation et de sécurité. La force du consensus olympique est telle que les élus des collectivités locales réfractaires ont été stigmatisés quand ils ne faisaient que rappeler que ces coûts allaient notablement amputer les budgets en faveur du sport pour tous et que l’accueil de la flamme n’aurait aucun impact touristique au contraire d’une étape du Tour de France. Pour autant, les foules furent au rendez-vous dans les grandes villes pour apercevoir de loin telle ou telle vedette sportive ou des médias, et saluer le passage de la flamme rendue inaccessible par la « bulle de sécurité » mise en place par le ministre de l’Intérieur Gerald Darmanin pour éviter qu’elle ne soit éteinte. Partenaire unique du parcours de la flamme, visée depuis par une plainte pour « greewashing » pour avoir n’avoir pas tenu ses promesses de réduction d’usage du plastique, la firme Coca-Cola a ainsi réussi une opération de marketing à l’échelle de toute la France à peu de frais.
La réussite des Jeux démontrée deux ans à l’avance par la Direction Héritage
19La mission de prouver la réussite des Jeux, avant même qu’ils aient lieu, est dévolue à la direction de l’impact et de l’héritage confiée à Marie Barsacq, précédemment employée au Comité olympique français et à la Fédération française de football. Dotée par le COJOP d’un budget de 50 millions d’euros, le rôle de cette Direction est de produire des rapports et des outils de communication et d’évaluation qui répondent aux attentes du CIO en matière de legacy, un principe inscrit dans la Charte olympique depuis 2013.
20Pour répondre à cette injonction, la direction de l’impact et de l’héritage a distribué son label « Terres de Jeux » à près de 3 000 collectivités locales, ambassades ou fédérations sportives, mais sans leur attribuer de moyens supplémentaires. On retrouve cette même logique avec le label « Génération 2024 » généreusement octroyé par le délégué ministériel à l’Éducation nationale aux établissements d’enseignement volontaires pour promouvoir l’activité physique et sportive à raison de 30 minutes par jour, faire découvrir les sports olympiques et paralympiques, utiliser le sport à des fins pédagogiques dans différents champs disciplinaires. Pour obtenir ce label, les établissements d’enseignement devaient s’engager à développer des projets structurants avec les clubs de leur territoire, à participer aux événements olympiques et paralympiques, à accompagner ou accueillir des sportifs de haut niveau et à ouvrir leurs équipements sportifs aux associations sportives locales, mais sans aucune contrepartie.
21Par ailleurs, nul n’a songé à former les enseignants des écoles à dispenser des leçons d’éducation physique et sportive, à faire connaître l’immense variété des cultures sportives autres qu’olympiques, à aider les élèves et les étudiants à devenir des citoyens responsables en réfléchissant de façon équilibrée sur l’institution olympique et sur le sport sans occulter les affaires de dopage, de tricherie et de corruption, ou bien les risques de violence physique, psychique et sexuelle liés à la pratique sportive. Si ce saupoudrage des labels est efficace en termes de communication en direction des élus, des dirigeants de clubs, des parents d’élèves, il n’a eu qu’un impact extrêmement limité dans l’espace et dans le temps. Des opérations ponctuelles comme « 1, 2, 3 Nagez ! » soutenues par la société EDF ne sauraient se substituer à des politiques publiques de moyen et long terme : par manque de piscines, seulement 66 % des élèves français savent nager à l’entrée au collège, ce taux diminuant à 26 % pour ceux de Seine-Saint-Denis.
22Un exemple paradigmatique des limites de la fabrique de l’héritage positif est fourni par l’installation en octobre 2020 d’une commission d’Histoire de Paris 2024. Présidée par le journaliste Emmanuel Laurentin connu pour son émission de France Culture « La fabrique de l’histoire » (1999-2019), elle est composée de chercheurs majoritairement historiens du sport : Marie Aynié, Daphné Bolz, Patrick Boucheron, Florence Carpentier, Patrick Clastres, Julie Gaucher, Claude Kemo-Keimbou, Anne Marcellini, Laurence Munoz, Cécile Ottogalli, Manon Pignot, Thomas Snegaroff, Georges Vigarello et Arnaud Waquet. Directeur de la culture de Paris 2024 et ancien conseiller spécial de la maire de Paris chargé des grands événements, le comédien Stéphane Fiévet a confié trois missions à cette commission : documenter et fabriquer l’histoire olympique et paralympique, organiser des colloques, accompagner et conseiller la direction de la Culture des JOP. Dès sa première réunion, ses membres ont proposé de lancer une grande collecte des archives du sport, de se tenir à distance du roman national et du roman olympique, d’accorder une importance particulière au genre, au handicap, au colonialisme, et de se rapprocher des clubs et du monde enseignant. Dès lors, un certain nombre de conférences furent organisées et le contact pris avec les Archives de France qui ont mobilisé durant deux années près de 200 services d’archives et livré une quarantaine d’expositions, des cycles de conférences et des livrets pédagogiques.
23Mais, le départ de Stéphane Fiévet à l’été 2021 et son remplacement par la chorégraphe Dominique Hervieu ont entraîné une réorganisation interne et le déplacement de la commission d’Histoire vers la direction de l’impact et de l’héritage. Réunie dans cette nouvelle configuration en avril 2022, cette commission d’Histoire s’est vu présenter un logiciel d’évaluation de l’héritage des Jeux visant à « démontrer leur réussite » plus de deux ans avant qu’ils n’aient lieu. À la suite de cette séance lors de laquelle ils ont critiqué la fausseté de cette démarche, les membres de la Commission n’ont plus été réunis et son président a démissionné. Cet épisode est symptomatique des pratiques de mobilisation du monde de la recherche par le CIO et ses relais à des fins, non de science, mais de communication. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les chercheurs spécialistes en sciences humaines et sociales du sport n’aient pas été sollicités en septembre 2024 pour faire partie de la commission Héritage 2024 mise en place au sein de l’ANS. Ils avaient déjà été écartés du Comité de candidature de 2017.
Les Jeux n’ont pas financé les Jeux
24Si Tony Estanguet avait annoncé que « les Jeux financeront les Jeux » et le président Emmanuel Macron assuré qu’« il n’y aura pas d’impôt JO », les premiers documents parlementaires publiés à la mi-novembre 2024 permettent d’ores et déjà d’estimer le surcoût de l’ordre de 1,5 à 2 milliards d’euros. Le montant total des dépenses publiques pour les Jeux olympiques atteindrait 4,5 à 5 milliards d’euros alors que la somme prévue à l’origine se montait à 1,7 milliard. Dans le rapport qu’elle doit remettre au Parlement d’ici octobre 2025, la Cour des comptes précisera le montant réel des dépenses et des recettes fiscales additionnelles (hospitalité des équipes étrangères et dépenses d’hôtellerie) qui avaient été évaluées en amont entre 400 et 600 millions d’euros. Elle pourra ainsi dire si la France est à son tour victime de « la malédiction des vainqueurs », cette règle économique qui a prévalu jusque-là et qui veut que le pays organisateur des Jeux subisse un dépassement des coûts d’organisation prévu par le dossier de candidature sans parvenir à augmenter le taux d’imposition des bénéfices dégagés par les sociétés commerciales parties prenantes de l’événement.
25En effet, Pour la première fois dans l’histoire des Jeux, et pour répondre aux inquiétudes des contribuables et des élus nationaux, la France a choisi de confier à sa plus haute juridiction financière de l’ordre administratif le contrôle des budgets du COJO, en tant qu’organisme privé bénéficiant d’une aide de l’État, et de la Solideo. En dressant devant le Parlement un bilan régulier des coûts, semestre après semestre depuis 2022, la Cour des Comptes avait pour mission de veiller au respect des objectifs fixés en matière d’organisation et de chantiers (transports, infrastructures sportives et techniques), et ainsi de rassurer les contribuables. Elle a notamment et régulièrement interpellé les pouvoirs publics sur les retards (Grand Palais, site de Tahiti, villages des athlètes et des médias), sur le déficit en nombre d’agents de sécurité privée, et sur la nécessité de recourir aux forces de sécurité intérieure et aux armées.
26Tel qu’il se dessine en novembre 2024, le surcoût est largement imputable à la sous-estimation de la facture de la sécurisation, qui devrait dépasser 1,2 milliard, et aux financements dits « hétérogènes » pour près de 500 millions d’euros. Ces derniers se répartissent de la manière suivante : coût des 27 500 formations au métier de la sécurité privée, installation de voies olympiques et paralympiques sur le périphérique, entretien du réseau routier national, modernisation d’équipement sportifs et d’accueil dans les régions, olympiade culturelle pour 20 millions d’euros environ, aide versée à 1 000 taxis pour les rendre accessibles aux fauteuils roulants, campagne d’anticipation des futures contraintes urbaines à destination des Franciliens, déménagement du laboratoire antidopage à Orsay, redistribution gratuite de plus de 400 000 billets, indemnisation du consortium du Stade de France… Mais il n’a pas encore été tenu compte de la mobilisation des pompiers, des agents de transport (prime de 1 000 € en moyenne à la RATP) et des services de santé, ni des 19 millions d’euros de primes imposables versées par l’État aux médaillés aux Jeux olympiques et paralympiques et à leurs entraîneurs et guides (80 000 euros pour une médaille d’or, 40 000 pour l’argent et 20 000 pour le bronze).
27Le manque à gagner fiscal n’a pas non plus été entièrement chiffré, que ce soit au titre de la disposition législative adoptée en 2014 en faveur des organisateurs de grands événements sportifs internationaux au motif qu’ils sont censés générer davantage de recettes pour l’État que de dépenses, ou de la loi olympique dérogatoire promulguée le 26 mars 2018. Il est annoncé que les exonérations fiscales consenties par l’État au CIO et à ses partenaires ne devraient pas dépasser les 10 millions d’euros : taux réduit de TVA à 5,5 % sur la billetterie des manifestations olympiques, non-imposition pour 4 millions d’euros de la société horlogère suisse Omega, qui est le chronométreur officiel des Jeux, et non-retenue à la source des royalties versées au CIO par le COJOP sur ses revenus de partenariats (5 % de 65 millions d’euros). Par ailleurs, le COJOP doit échapper à la fiscalité, d’abord parce qu’il ne devrait pas dégager de bénéfices sur ses 4,38 milliards d’euros de recettes, ensuite parce qu’il n’est pas redevable de la taxe sur les salaires puisque non soumis aux impôts commerciaux.
28L’un des engagements forts pris par le COJO et par le gouvernement concernait la limitation du coût des ouvrages olympiques. Estimée en 2018 à 1,37 milliard d’euros, la participation publique à la Solideo est montée à 1,68 milliard d’euros pris en charge par l’État pour deux tiers et par les collectivités territoriales pour un tiers. Cela concerne essentiellement des opérations de modernisation d’installations sportives existantes et de rares constructions comme le centre aquatique olympique à Saint-Denis ou bien le village olympique et le centre des médias qui seront transformés en logements et en commerces. Encore faudrait-il ajouter les 580 millions d’euros d’investissements d’opportunité engagés par les collectivités locales pour rénover, construire et reconstruire des équipements publics de transport ou scolaires. Du fait du régime olympique d’exemption fiscale, ces dernières ne percevront ni la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, ni la contribution supplémentaire à l’apprentissage, ni la cotisation foncière des entreprises.
29Le surcoût probable de deux milliards pour les finances publiques est à rapporter à la baisse de 273 millions d’euros des crédits du ministère des sports pour 2025, et aux économies demandées aux collectivités locales par l’État. Par exemple, la région des Pays de la Loire envisage une coupe budgétaire de 100 millions d’euros, qui devrait amputer de 75 % le soutien à la culture et au sport. Si les 17 autres régions françaises devaient procéder de la même manière, on atteindrait en 2025 une baisse des subventions sportives et culturelles de 2 milliards qui correspond à la moitié de la facture olympique pour l’État. Alors que l’État s’était engagé à mobiliser 100 millions d’euros par an de 2024 à 2026 en soutien des collectivités pour la construction de 5 000 infrastructures sportives, le gouvernement de Gabriel Attal a pris la décision de geler 96 % de ces crédits et celui de Michel Barnier en a acté l’annulation pour 2025. Concernant les gymnases ou les piscines coûtant environ 5 millions d’euros, ils ne pourront pas être construits car les communes ne peuvent pas les financer seules. Pour les petits équipements de proximité du plan Génération 2024, le gouvernement a validé davantage de projets, 2 160 contre 1 200 prévus, mais il a annoncé qu’il ne les financera pas. Les pistes explorées par le ministère des Sports ou par les parlementaires consistent dorénavant à mutualiser les gymnases scolaires et à augmenter les taxes sur les paris sportifs.
L’invention de la trêve politique par le président Emmanuel Macron
30Pour pallier l’instabilité politique qu’il a contribué à créer en procédant à la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin 2024 et en n’obtenant pas la majorité qu’il espérait, le président Emmanuel Macron a inventé de toutes pièces le concept de « trêve politique » pour ne pas avoir à nommer de nouveau premier ministre avant l’ouverture des Jeux olympiques. Considérant que la nomination d’un nouveau gouvernement mettrait en péril le bon déroulement des Jeux olympiques et donnerait un spectacle de division au monde entier, le chef de l’État a décidé de laisser le gouvernement démissionnaire du premier ministre Gabriel Attal assurer la continuité de l’État, avec les hauts fonctionnaires en charge du dossier olympique. Ce déni du vote populaire, l’usage habituel du 49-3 pour contourner le Parlement et la récurrence des violences policières contre les manifestations de rue sont caractéristiques de la verticalité du pouvoir et de l’immaturité démocratique de la Constitution de la Ve République française en comparaison des régimes politiques voisins, allemand et anglais, scandinave et suisse, où le Parlement est davantage respecté et les procédures référendaires plus régulièrement activées.
31Le président français a cherché à capitaliser sur les victoires françaises et sur la liesse populaire lors de la cérémonie d’ouverture, dans les espaces de compétition et les fan-zones, pour repousser durant soixante jours la nomination d’un nouveau Premier ministre qui a mis, à son tour, seize jours à former son gouvernement. Au lieu de laisser le Parlement lui proposer un nom comme le veut la tradition parlementaire, Emmanuel Macron s’est réclamé d’une lecture présidentialiste des institutions pour nommer comme chef du gouvernement le gaulliste Michel Barnier qui s’était fait connaître auparavant comme négociateur en chef du Brexit pour le compte de la Commission européenne. Ayant joué un rôle important dans l’organisation des Jeux d’hiver d’Albertville en 1992 en tant que député de Savoie, ce dernier n’a pas manqué d’apporter les garanties financières réclamées par le CIO pour valider l’attribution des Jeux d’hiver 2030 aux Alpes françaises.
32Les débats à la Chambre puis les difficultés du gouvernement pour faire adopter le budget montrent que la bulle de communion nationale n’a pas tenu un mois et que les discours de haine ayant émaillé les campagnes européennes et législatives ont repris le dessus. En la matière, la France dispose d’un précédent avec la Coupe du monde 1998 et la fabrique d’une « France Black-Blanc-Beur » par la marque Adidas, les médias, et bien des intellectuels qui ont pensé aller au peuple en s’avouant sportifs dans l’âme, sinon footballeurs contrariés. Les désillusions furent rapides à advenir avec l’envahissement du terrain par des jeunes gens originaires du Maghreb à l’occasion de la rencontre de football inédite entre la France et l’Algérie du 6 octobre 2001, l’arrivée du leader du Front national Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle en 2002, et l’embrasement des banlieues à l’automne 2005. Il reste que les Jeux olympiques ne génèrent pas de passions aussi populaires que la Coupe du monde de football et qu’ils s’adressent davantage à un public de classes moyennes au risque de laisser une nouvelle fois hors du jeu social et de l’estime de soi collective la France de « la misère du monde » décrite et analysée par Pierre Bourdieu en 1993.
Un hymne au multiculturalisme et à l’inclusivité le long de la Seine
33La France était attendue par les observateurs français et étrangers au tournant de sa cérémonie d’ouverture qui est un exercice devenu difficile car il doit combiner plusieurs contraintes protocolaires, dont le lent défilé sportif des nations, avec un spectacle total qui s’adresse aux nationaux comme à toute la planète. Pour le metteur en scène Thomas Jolly et ses équipes, le défi aura consisté à surpasser les spectacles proposés à Pékin en 2008 et à Londres en 2012, et à proposer une antithèse de la cérémonie d’ouverture cocardière de la Coupe du monde de rugby 2023 censée « célébrer l’art de vivre à la française » et perçue comme ringarde tant en France qu’à l’étranger.
34La cérémonie du 26 juillet a déjoué tous les pronostics pessimistes pour présenter au monde le visage d’une capitale inclusive et féerique malgré une pluie battante. Grâce aux dizaines de milliers de bénévoles français et étrangers, et aux forces de l’ordre, Thomas Jolly, ses collaborateurs et ses 2 000 artistes ont présenté un spectacle historique et artistique à 300 000 spectateurs massés sur six kilomètres le long de la Seine. Le dialogue inaugural entre le comique franco-marocain Jamel Debbouze, qui a commis l’erreur de se rendre au Stade de France, et le footballeur marseillais Zinedine « Zizou Christ », la prestation de l’interprète franco-malienne Aya Nakamura chantant Charles Aznavour et dansant avec la garde républicaine en grand uniforme, l’unisson du groupe de heavy metal Gojira aux engagements écologistes et de la mezzo-soprano franco-suisse Marina Viotti entonnant un « Ah ! Ça ira » davantage autosuggestif que révolutionnaire, la transformation de Lady Gaga en vedette de cabaret à la française, l’apparition de Céline Dion sur la tour Eiffel aux accents de L’hymne à l’amour d’Edith Piaf, le transport de la flamme par quatre gloires internationales du sport (Nadia Comaneci, Carl Lewis, Serena Williams et Rafael Nadal), la patrouille de France qui dessine un cœur dans le ciel, ou encore l’allumage de la vasque par les Français de Guadeloupe Marie-Jo Pérec et Teddy Riner avaient pour point commun de réunir la France et le reste du monde autour de Paris dans un moment d’hybridation du passé et du présent.
35Le message de liberté et de fraternité, de diversité et de tolérance ainsi délivré s’est voulu à l’opposé de l’impérialisme culturel affirmé dans bien des cérémonies précédentes. Tandis que la marque Vuitton envahissait grossièrement les écrans de sa griffe, certaines signatures purement esthétiques ont marqué les esprits comme la vasque-mongolfière arrimée dans le ciel parisien ou bien la remontée de la Seine par un cheval métallique enfourché par une énigmatique cavalière sortie du jeu vidéo Assassin’s Creed. Certains choix n’ont pas manqué d’être critiqués en France et ailleurs, au nom de la défense des traditions et des religions, pour masquer des positions racistes, transphobes et antidémocratiques. Artiste francophone la plus streamée au monde, Aya Nakamura s’est vue reprocher son mélange d’anglais et d’argot de banlieue. La nudité de Philippe Katerine et le show des drag-queens ont été attaqués pour avoir parodié la Cène du Christ alors qu’ils proposaient, à l’évidence, un festin des dieux en forme de bacchanale pour clubbers.
36En compagnie de la romancière Leïla Slimani, de la scénariste Fanny Herrero et du dramaturge Damien Gabriac, le professeur au Collège de France Patrick Boucheron a contribué à la narration des douze tableaux vivants du spectacle olympique. Avec la triple conviction de « ne pas faire la leçon au monde », de conjurer la peur et d’offrir des images qui chemineront dans les imaginaires, il a pu puiser dans les démonstrations pluralistes de l’Histoire mondiale de la France qu’il avait dirigée en 2017 contre le repli identitaire et simpliste du roman national. Cette France ouverte sur le monde et du vivre-ensemble, imaginée par des artistes et des intellectuels parisiens qui sont des acteurs à l’aise avec et dans la mondialisation, n’est pas toute la France selon ceux qui interprètent les deux consultations électorales qui ont précédé la cérémonie comme, justement, le rejet de l’altérité et l’affirmation d’une France éternelle. Mais elle est sortie du silence après avoir été longtemps tétanisée par la violence exprimée dans les médias.
37Si la cérémonie d’ouverture n’a pas connu de traduction politique comme espéré par ses concepteurs, elle aura eu le mérite d’offrir au monde le spectacle d’une France multiculturelle et inclusive. Cet esprit sera entretenu ensuite par les événements sportifs et l’ambiance qui les a accompagnés dans des lieux aussi iconiques que le Grand Palais pour l’escrime et le taekwondo, la place de la Concorde pour le skateboard et le breaking, le Champ de Mars pour le beach-volley, l’esplanade des Invalides pour le tir à l’arc, le château de Versailles pour l’équitation et le pentathlon moderne, et la tour Eiffel pour ses anneaux olympiques. Nul ne saurait être dupe, toutefois, de la capacité des organisateurs d’événements sportifs à fabriquer des dispositifs de liesse collective en sécurisant des fan-zones, en distribuant des kits de bons supporters, en embauchant des leaders d’ambiance, et en sonorisant les espaces de spectacle. L’omniprésence de la musique durant les compétitions a pu choquer ; elle signale un alignement des JO sur les X-Games.
L’effacement mémoriel de Pierre de Coubertin devant la dirigeante féministe Alice Milliat
38Alors que la ville de Paris compte 260 statues d’hommes pour seulement 40 de femmes, Thomas Jolly et son équipe ont choisi de faire surgir du fleuve, au son de La Marseillaise, dix sculptures de femmes illustres parmi lesquelles Olympe de Gouges, la rédactrice en 1791 de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne qui fut décapitée deux ans plus tard, l’institutrice anarchiste et féministe Louise Michel connue aussi pour sa défense des animaux, l’avocate Gisèle Halimi qui a dénoncé la torture et les viols pratiqués par l’armée française au moment de la guerre d’Algérie et qui a défendu le droit à l’avortement, ou la magistrate Simone Veil rescapée d’Auschwitz et auteure de la loi ayant dépénalisé le recours à l’interruption volontaire de grossesse. Au titre des femmes moins célèbres figurait Alice Milliat, la dirigeante des années 1920 qui a fondé le sport français et international pour les femmes. Il aura fallu plusieurs années de bataille pour que le Comité olympique français accueille dans son hall d’entrée, en mars 2021, la statue de cette pionnière aux côtés de celle de Coubertin. Son déplacement récent ne la rend plus guère visible.
39L’absence du « rénovateur des Jeux » lors de la cérémonie d’ouverture, et sa présence fugace lors de la cérémonie de clôture, n’ont pas manqué de surprendre la « famille olympique », c’est-à-dire les membres et employés du CIO, du COJOP, des CNO, des académies nationales olympiques et des musées olympiques. Bien des journalistes français et étrangers, et même certains chercheurs ont manifesté leur étonnement qui s’explique par une méconnaissance de l’histoire républicaine de la France et des prises de position conservatrices du père fondateur des jeux olympiques sur les questions de classe sociale, de genre, de race et de démocratie. Mieux informé, l’Élysée s’est positionné très vite contre la campagne de panthéonisation lancée en 2022 par le membre du CIO Guy Drut, le médaillé d’or de Montréal qui soutiendra l’alliance Ciotti-Rassemblement national, et par le membre de l’Académie française Erik Orsenna. Prenant la suite du général de Gaulle qui s’était exclamé en 1968 : « Coubertin, ce n’est quand même pas Jean Moulin ! », le président Macron a plutôt fait le choix de faire entrer deux résistants au Panthéon des Grands Hommes : la vedette d’origine américaine Joséphine Baker et le leader communiste des FTP-MOI Missak Manouchian.
40Pour ces mêmes raisons, aucune institution muséale publique, ni aucun sponsor français n’ont souhaité promouvoir la personnalité et l’action de Pierre de Coubertin. Il s’est trouvé seulement le musée privé Grévin pour accueillir sa statue de cire, et la mairie du VIIe arrondissement de Paris dirigée par Rachida Dati, qui est issue de la droite sarkozyste, pour héberger l’exposition « Genius of Sport »». Confidentielle, c’est la compagnie indienne JSW qui l’a financée dans le cadre de la campagne du gouvernement de Narendra Modi pour des Jeux à Mumbai en 2036. Éludant le fait que le baron français a glissé tout au long de sa vie vers des positions de plus en plus conservatrices jusqu’à s’éloigner de la république, cette exposition réussit la prouesse de faire de Hitler l’un de ses « ennemis irréductibles » alors que de Coubertin avait déclaré son « admiration » pour le Führer et loué « la grandiose réussite des Jeux de Berlin ».
41Les concours d’art espérés par Pierre de Coubertin et organisés de 1908 à 1948 n’ayant guère dépassé les cercles étroits de l’académisme, le CIO a imaginé depuis les Jeux de Barcelone 1992 des « olympiades culturelles » qui permettent de faire dialoguer sport et art. Durant les quatre années qui précèdent l’événement olympique, l’idée est de faire rayonner les productions culturelles du pays hôte tout en diffusant l’olympisme et ses valeurs dans sa population. La direction Culture du COJOP, a ainsi labellisé, sans vraiment les financer, plus de 2000 projets à Paris et dans toute la France qui bénéficient pour la première fois d’une visibilité dans l’application Web officielle du CIO. Jamais n’avaient fleuri à Paris et en région autant d’expositions sur le sport présentant des œuvres d’art remarquables, avec compétence technique et distance critique au sens noble du questionnement du sport, de sa place dans la société, de ses errements aussi. De nombreux spectacles ont aussi mis en scène le sport en détournant ses codes et ses conventions, en interrogeant ses évidences et ses limites, à l’envers, donc de l’art académique et de l’art de propagande.
La parité hommes/femmes au défi de la toxicité des réseaux sociaux
42Alors que le taux de sportives avait atteint un niveau record de 48 % à Tokyo en 2021 contre 28 % à Barcelone en 1992, les organisateurs parisiens se sont donné pour objectif, dès 2017, d’atteindre la parité exacte entre le nombre de compétiteurs et de compétitrices. D’un point de vue symbolique, ils ont recouru à une réussite graphique tout à fait remarquable puisque le logo des Jeux fusionne, jusqu’à les confondre, la flamme olympique et un visage féminin. Mais, toutes les délégations sont loin d’atteindre la parité car ce critère n’est pas inscrit dans la Charte olympique.
43De son côté, le CIO poursuit sur sa lancée de suppression d’un certain nombre d’épreuves – l’haltérophilie est le sport le plus impacté, du fait des scandales à répétition en matière de dopage, avec quatre épreuves en moins soit 120 athlètes au lieu de 196 – pour accroître le nombre d’épreuves mixtes : vingt-deux à Paris contre dix-huit à Tokyo et huit à Londres en 2012 où elles sont apparues. À la place du 50 km marche hommes qui ne suscitait plus guère d’intérêt, le marathon de marche mixte est l’épreuve la plus innovante avec des paires constituées d’une femme et d’un homme par nation qui se relaient alternativement tous les quarts des 42,195 km de course. Il faut compter aussi avec une nouvelle épreuve de « skeet » par équipe mixte, en tir, à la place de la fosse olympique par équipe mixte, ou encore avec trois épreuves mixtes en voile (kitesurf, 470 et course au large) qui prendront la place des épreuves de 470 hommes et femmes et du Finn hommes. La mixité des épreuves devait fonctionner aussi dans le sens d’une ouverture aux hommes des disciplines jusque-là exclusivement réservées aux sportives. Ainsi, en natation synchronisée, chaque équipe de huit membres aurait pu compter jusqu’à un maximum de deux hommes comme c’est le cas lors des championnats du monde depuis 2015, mais aucun concurrent masculin n’est parvenu à se qualifier pour les Jeux.
44Pour atteindre l’objectif de Jeux véritablement paritaires, bien d’autres conditions devraient être remplies comme l’égalité des revenus et du traitement médiatique, ou la parité de gouvernance qui, là encore, ne figurent pas dans la Charte parce que le CIO sait bien qu’il n’est pas en mesure de pouvoir l’exiger. On notera, dans le cas français, que le COJO est dirigé par trois hommes et que le comité national olympique a connu une seule présidence féminine de vingt-trois mois en près de cent vingt ans d’existence. Le soutien au mouvement metoo, au lieu du déni des violences sexuelles dans le sport, est un autre front pour le CIO avec la protection des athlètes contre les commentaires haineux, sexistes et misogynes. La B-girl australienne Rachel Gunn connue sous le nom de Raygun est un exemple de championne victime de la prolifération de la haine en ligne qui touche, de fait, davantage les sportives que les sportifs. Tournée en ridicule pour son imitation d’un kangourou en survêtement aux couleurs de l’Australie qui lui a valu la note de zéro à trois reprises, cette docteure en études culturelles de l’université Macquarie, âgée de 37 ans, a annoncé en novembre 2024 mettre fin à sa carrière, alors que la Fédération mondiale de danse sportive venait de la désigner quelques semaines plus tôt meilleure breakeuse au monde et que son comité olympique l’a soutenue.
45D’après la société française Bodyguard spécialisée dans l’analyse des flux numériques, le nageur français, Léon Marchand a généré 28,5 % de remarques positives et moins de 4 % haineuses tandis que la championne algérienne Imane Khelif a subi 20 % de messages hostiles mettant en cause son genre, contre 10 % de positifs, pour un total de 19 000 posts. Première femme africaine à remporter une médaille d’or en boxe, elle est victime d’une internationale de la haine qui, de Donald Trump et Elon Musk à Vladimir Poutine en passant par Giorgia Melloni et J. K. Rowling, ne s’embarrasse pas du droit à la différence et à l’indifférence, et qui stigmatise sans discernement, ni humanité, les personnes transgenres et unisexes comme les communautés LGBT+. Née fille dans le village de Biban Mesbah, élevée comme telle par un père berger et une mère au foyer, harcelée depuis l’enfance pour son apparence garçonne, Imane Khelif est recrutée en 2015, à l’âge de 16 ans, pour rejoindre l’équipe algérienne de boxe en cours de constitution. Son ascension sportive est rapide : 33e mondiale en 2019, 5e aux Jeux de Tokyo en 2021, vice-championne du monde en 2022.
46Toute sa souffrance provient de la décision prise par Umar Kremlev, le président russe de l’AIBA, qui lui a imposé un test de féminité sur la base de son apparence, de sa musculature et de son allonge, et a pris la décision de la suspendre à quelques heures de la finale 2023 des championnats du monde. Le CIO, en revanche, l’a autorisée à participer au tournoi olympique de Paris, et l’a défendue en arguant qu’on ne saurait la disqualifier parce qu’elle aurait un taux de testostérone élevé. Cette décision s’explique par l’évolution compréhensive, plutôt que répressive, de sa doctrine concernant les personnes en situation de trouble du genre. On pourra y voir aussi un bras de fer avec l’AIBA que le CIO ne reconnaît plus comme FI à cause de son manque de transparence financière, comprendre son financement par Gazprom qui est l’outil gazier de Vladimir Poutine. Du côté des autorités algériennes, par ailleurs opposées au mouvement féministe et répressives à l’égard des personnes homosexuelles et transgenres, le nationalisme l’a d’autant plus emporté qu’Imane Khelife a fait campagne, mais pouvait-il en être autrement, pour la réélection du président autoritaire Abdelmadjid Tebboune. Depuis cette affaire, Imane Khelife est devenue une icône de la mode internationale grâce à son allure gender fluid.
Le breaking pour séduire le « 9-3 »
47Testés à Tokyo, l’escalade indoor, le skateboard et le surf sont les trois « sports additionnels » reconduits à Paris pour avoir montré leur capacité à séduire le jeune public. En revanche, le COJOP n’a pas souhaité maintenir le karaté, alors qu’il avait valu une médaille d’or à la France dans la compétition masculine en 2021. La proposition d’adjoindre le breaking a surpris le monde du sport car cette danse présente un schéma culturel et une forme d’organisation a priori contraires à la culture olympique. En effet, les B-boys et B-girls s’affrontent sur des musiques qu’ils ont le plus souvent composées, dans le cadre de rassemblements organisés sans régularité ni structure fédérative, grâce à des invitations via les réseaux sociaux, et avec un système de désignation des vainqueurs qui fait une large place à l’intensité des acclamations du public plutôt qu’aux notes des juges. Pour le COJOP, l’idée descendante était de séduire le public populaire des banlieues de la capitale, particulièrement de la Seine-Saint-Denis, ce département numéroté 93 que la culture rap surnomme « le 9-3 ».
48Cette danse acrobatique au sol est née dans le Bronx à New York dans les années 1970, au sein des milieux non violents et antiracistes de la Zulu Nation qui combat la guerre des gangs. Différant du top dance pratiqué debout, qui est l’autre version du hip-hop, il participe de l’underground et il est indissociable de l’univers des graffeurs (lettrages stylisés et signatures artistiques) et des pistes musicales produites par les DJs. Pour élaborer le tempo de la soirée, les DJs se plongent dans des centaines de chansons (digging) pour y dénicher le break, c’est-à-dire la pause généralement de deux mesures des éléments mélodiques (chant ou piano) au profit des éléments rythmiques (batterie, percussions, voire basse). Sur des sons ou des extraits de morceaux rejoués en boucle (sampling), les confrontations ritualisées sous forme de défi (battles) sont alors évaluées par le public sur la base de la créativité, du style et de la musicalité des B-boys et des B-girls. Au tournant des années 1980, certains de ces spectacles sont adaptés à la scène théâtrale, tandis que d’autres prennent la forme de tournois compétitifs qui traversent même l’Atlantique. D’abord importé par Europe 1, le New-York City Rap Tour se retrouve sous le titre H.I.P. H.O.P. dans les émissions du rappeur et animateur Patrick Duteil dit Sidney sur Radio 7 en 1981, puis sur TF1 en 1984. Cette culture urbaine est très vite relayée par les travailleurs sociaux et les médiateurs culturels des banlieues qui bénéficient du soutien des collectivités locales à compter des années 1990. Parallèlement, s’organisent les premières compétitions internationales comme l’International Breakdance Cup en 1990 et la Battle of the Year en 1991. L’uniformisation des formats et des performances qui en résulte est combattue par les défenseurs de l’underground et les militants de la réinsertion des exclus par la culture.
49Mais, trois décennies seront encore nécessaires pour que le CIO accède en 2021 à la demande exprimée peu avant par la Fédération internationale des danses de salon (World Dance Sport Federation) d’intégrer le breaking au programme olympique. D’abord constituée en 1957 sous le nom de Conseil internationale des danses amateurs, cette organisation un tantinet vieillotte a cherché à obtenir une reconnaissance sportive sous la présidence Samaranch, sur le modèle de la danse sur glace ou de la GRS. C’est pourquoi elle devient membre en 1992 de SportAccord et qu’elle intercède auprès du CIO pour faire reconnaître le tango comme nouvelle épreuve olympique. Après des échecs répétés et bien des débats internes au monde feutré des promoteurs privés des concours de danse de salon, World Dance finit par se laisser convaincre de jouer la carte du breaking.
50Ayant obtenu l’accord du CIO, World Dance demande ensuite à toutes ses associations nationales de créer en leur sein des comités de breaking chargés d’absorber, non sans remous, les communautés de breakers. Un premier test grandeur nature est réalisé en 2018 à l’occasion des JOJ à Buenos Aires qui démontre le potentiel de succès de cette discipline mais alerte sur plusieurs difficultés comme le processus de sélection, les aléas du système de notation, et aussi la question des droits musicaux que le CIO doit acheter. En outre, comme pour le Parkour, la communauté des pratiquants s’est scindée en deux, entre les défenseurs de la liberté ludique et les promoteurs de la professionnalisation par la transformation de cette danse de rue en sport. C’est pourquoi, après Paris 2024, le CIO a décidé de ne pas reconduire le breaking aux Jeux de los Angeles.
Une cinquième place de la France à relativiser, mais exceptionnelle en sports collectifs
51Le tableau des médailles des Jeux de Paris confirme le duopole américano-chinois qui s’est installé depuis Sydney 2000. C’est lors de l’ultime compétition en basketball féminin, remportée in extremis 67-66 contre la France, que les États-Unis sont parvenus à rejoindre la Chine au nombre de titres (40) et à la dépasser au nombre total de médailles (126 contre 91). En dehors de l’Europe qui place toujours dix-huit nations dans les 30 premières, on trouve le Japon 3e, la Corée du Sud 8e, l’Ouzbékistan 13e, le Kenya 17e, le Brésil 20e, l’Iran 21e, l’Azerbaïdjan 30e, et non loin Cuba 32e et Bahreïn 33e qui s’est mis à pratiquer à son tour les naturalisations d’athlètes.
52Le recul de la Grande-Bretagne au 7e rang montre combien son modèle néolibéral du haut-niveau sportif est fragile tandis que le 10e rang de l’Allemagne n’a pas manqué d’alimenter des discours déclinistes outre-Rhin. Comme à Tokyo, les athlètes avec trois médailles d’or et plus sont peu nombreux : Victoria « Torri » Huske en natation, Simone Biles en gymnastique, Gabrielle Lisa Thomas en athlétisme pour les États-Unis, Shinnosuke Oka en gymnastique pour le Japon, Mollie O’Callaghan en natation pour l’Australie, Harrie Lavreysen en cyclisme pour les Pays-Bas, Lim Si-hyeon et Kim Woo-jin en tir à l’arc pour la Corée du Sud. Le nageur Léon Marchand pour la France est le seul athlète des Jeux à avoir décroché quatre victoires.
53Le cas de la France, justement, retient l’attention car ses performances ne sont pas du niveau des précédents pays organisateurs : l’Australie était 3e en 2000, la Chine 2e en 2008, le Royaume-Uni 3e en 2012 et le Japon 3e en 2021. Présente à Lima au moment de l’obtention des Jeux, la ministre des Sports Laura Flessel avait assigné, ce jour-là, un objectif de 80 médailles à l’équipe de France, qui a été ramené ensuite à 70 par sa successeure Roxana Maracineanu, puis à un objectif plus raisonnable de classement parmi les cinq premières nations olympiques par le président Emmanuel Macron. Avec un total de 64 médailles contre 33 à Tokyo, 42 à Rio de Janeiro, et 35 à Londres, et 16 titres glanés soit un de plus que le record obtenu à Atlanta en 1996, la France s’est donc classée à un cinquième rang historique qui correspond à l’objectif que le chef de l’État avait assigné à l’ANS, aux dirigeants, aux entraîneurs et aux athlètes français. Durant quelques minutes en première semaine, la France est même passée au premier rang devant la Chine. Il reste, en tenant compte de l’inflation des médailles attribuées depuis Atlanta, la France aurait dû glaner mécaniquement 18 médailles d’or et non 16.
54Que la France se situe au 31e rang en athlétisme avec seulement une médaille d’argent, et qu’elle n’obtienne aucun podium en gymnastique artistique ou rythmique, suffit à démontrer l’éclectisme de son haut niveau. Sans rien enlever à la prouesse collective, il faut aussi considérer que la France aurait été classée sixième en cas de participation de la Russie avec ses effectifs complets, et qu’elle aurait même été rétrogradée au dixième rang sans les quatre médailles d’or remportées par le seul Léon Marchand, une prouesse sans équivalent dans l’histoire française tous sports confondus puisque jamais un athlète français n’avait remporté plus de deux victoires lors des Jeux. Issu du club des Dauphins du TOEC à Toulouse, ce dernier ne doit en rien ses performances à l’ANS, mais plutôt à ses parents qui sont eux-mêmes d’anciens nageurs olympiques et à son premier entraîneur Nicolas Castel, et surtout au club de l’université d’État de l’Arizona où opère Bob Bowman qui n’est autre que le coach de Michael Phelps. L’effet « match à domicile » a joué assurément dans plusieurs cas de médailles d’or, et pas seulement du fait des encouragements du public pour la victoire de l’équipe mixte en judo et lors des deux sacres de Teddy Riner. Kauli Vaast a surfé les brisants de Tahiti dès ses 4 ans et il a ensuite habité face à la vague de Teahupo’o. Le jeune aviateur de l’armée de l’air Nicolas Gestin, qui a fait ses premières armes au club de Quimperlé et au lycée sport-études de Cesson-Sévigné, a pu longuement s’entraîner dans le stade nautique de Vaires-sur-Marne.
55Fait tout aussi remarquable et inédit depuis l’époque de l’URSS triomphante, la France a trusté un nombre considérable de podiums dans les sports collectifs : l’or en basket à trois, en rugby à VII et en volley-ball hommes, et l’argent en basket-ball femmes et hommes, en football hommes et en handball femmes. À Tokyo, les résultats avaient été de cette même excellence avec trois victoires en handball femmes et hommes, et en volley-ball hommes, ainsi qu’une argent hommes et une bronze femmes en basket-ball à cinq, et une argent en rugby à VII femmes. Plusieurs explications peuvent être convoquées qui singularisent le cas français : des entraîneurs mis à disposition des fédérations du niveau départemental au niveau national, l’existence de ligues professionnelles depuis les années 1980 et 1990 au sein desquelles les clubs bénéficient des subventions des collectivités locales et sont obligés de se doter de centres de formation, une qualité de formation des jeunes reconnue dans le monde entier, la forte mobilité internationale des meilleurs éléments qui éprouvent d’autres modèles d’entraînement et de compétition, des sélectionneurs nationaux avec une forte expérience comme joueurs et maintenus longtemps dans leur poste, enfin l’expérience acquise des championnats du monde de tous les sports organisés sur le sol français.
56Il est notable que la grande majorité des journalistes sportifs français s’interrogent aussi peu sur les causes profondes de ces réussites, et de ces échecs aussi, et en restent à la communication produite par l’ANS. Créée en 2019 et n’ayant redistribué des financements publics que tardivement, cette dernière n’a pu jouer qu’un rôle relatif car les agences britannique et australienne, qui lui ont servi de modèle, ont mis une dizaine d’années à obtenir leurs excellents résultats. L’obtention des Jeux olympiques a surtout servi de prétexte à une réforme managériale et néolibérale de la politique sportive du haut niveau. Au motif que la France était sous-classée aux Jeux olympiques, il s’est agi de défaire le système de subventions publiques de l’État comme des collectivités locales, pour lui substituer une logique de mise en concurrence des fédérations sportives entre elles, et également des athlètes entre eux. Sous la présidence d’Emmanuel Macron, le secteur du sport a servi ainsi de terrain d’expérimentation pour l’introduction de logiques de compétitivité au cœur de l’État et pour l’externalisation de compétences ministérielles à une agence avec l’espoir qu’elle serait abondée à terme par des partenaires privés.
Les occasions manquées du Parkour et le rejet du sport-boules
57Le Parkour aurait pu figurer au programme des jeux de Paris au titre des sports additionnels du fait de sa popularité auprès d’une partie de la jeunesse urbaine du monde riche, mais aussi d’une partie de son histoire qui le lie à la France. Pour son ancrage dans les traditions ludiques françaises, le sport-boules a pu prétendre, un temps, à une telle promotion mais ses handicaps sociologiques et médiatiques étaient plus élevés encore que le Parkour.
58C’est à l’occasion du Salon de l’industrie sportive de Monaco, où la Confédération mondiale des sports de boules (CMSB) a son siège, que son président français Claude Azéma a lancé en octobre 2015 la campagne d’intégration de la boule lyonnaise au programme olympique. Il a alors revendiqué au moins 200 millions de pratiquants, 165 fédérations nationales réparties sur les cinq continents, et un essor exceptionnel en Chine et en Thaïlande afin de déconstruire la représentation d’un jeu postcolonial diffusé dans l’ancien empire français. Il a insisté par ailleurs sur la popularité de sa discipline, son inclusivité notamment en direction des publics jeunes et féminins, et son faible impact environnemental. Il a mis en outre l’accent sur la sportivisation de cette discipline considérée usuellement comme un jeu pratiqué au moment de l’apéro : entraînement physique et psychologique des joueurs et joueuses de haut niveau, contrôle antidopage, tenue réglementaire qui bannit depuis 2015 les shorts, débardeurs, chaussures ouvertes, cigarettes et autres téléphones portables. Mais la candidature du sport-boules a pâti des rivalités internes à la CMSB créée en 1985 par le rapprochement de la boule lyonnaise, de la pétanque et de la raffa bocce italienne. A joué également le départ survenu en 2013 des boules anglaises pratiquées sur gazon (lawn bowls) dans le monde anglo-saxon, cette scission rejouant sur le terrain boulistique la concurrence entre le Commonwealth et la Francophonie. Après dix ans de ralliement à la CMSB, ce jeu britannique a repris son indépendance, constitué sa FI sous le nom de World Bowls, et même candidaté en 2016 pour obtenir sa reconnaissance de la part du CIO. Ce double échec a conduit à la dissolution de la CSMB en 2020 et à sa reconstitution en 2021 sous le nom de Fédération mondiale de boules et de pétanque qui est jusqu’alors la seule interlocutrice du CIO.
59Sport urbain qui consiste à se déplacer en se jouant des obstacles architecturaux rencontrés sur son chemin, le Parkour est aux antipodes du sport-boules par son histoire, sa sociologie et sa culture. Devenu un phénomène mondial grâce à la viralité des vidéos de ses pratiquants postées sur Internet, il est inventé à Lisses, en banlieue parisienne, par David Belle et ses camarades qui sont portés à l’écran dès 2001 par le film Yamakasi du réalisateur Ariel Zeitoun sur un scénario de Luc Besson. Issu d’une lignée de sapeurs-pompiers, Belle lui a donné le nom de « Parkour » par référence au « parcours d’obstacles » créé durant la Première Guerre mondiale par l’officier français Georges Hébert pour l’entraînement des troupes, et qui sera peu après dénommé « parcours du combattant ». Mais, pour que le Parkour, qui est une marque déposée par Belle de 2001 à 2011 d’où sa majuscule, devienne une discipline olympique, encore faut-il qu’une FI soit capable d’émerger et d’en structurer la pratique et les principaux événements. Or, aucune de celles qui l’ont tenté, souvent sur la suggestion du CIO (pentathlon moderne, sport militaire, athlétisme et gymnastique), n’est parvenue à s’imposer face aux communautés de pratiquants organisées en tribus numériques. Toutefois, la FIG du président japonais Morinari Watanabe, qui dirige la branche des activités sportives du puissant groupe de distribution japonais Aeon, a adopté officiellement le Parkour en 2018 comme huitième discipline et elle a installé depuis lors David Belle à la tête de sa commission ad hoc. Quant à l’UIPM, saisissant le prétexte de « l’affaire Saint Boy » du nom du cheval durement cravaché durant l’épreuve équestre des Jeux de Tokyo, elle a décidé, en accord avec le CIO, de remplacer à Los Angeles en 2028 l’épreuve de saut d’obstacles, coûteuse et compliquée à organiser, par un parcours d’obstacles en salle inspiré du jeu télévisé Ninja Warriors apparu au Japon en 1997.
La concession pour douze ans des « Jeux olympiques d’e-sport » à l’Arabie saoudite
60Comme l’industrie vidéo-ludique française est l’une des plus dynamiques au monde, on aurait pu penser que le e-sport puisse également figurer au programme des Jeux de Paris. Tout aussi bien, il aurait pu être intronisé à Tokyo en 2021 ou à Los Angeles en 2028 du fait du poids de ces deux pays dans cette économie lucrative mais aussi de l’excellence des champions japonais et américains qui rivalisent avec les Coréens et les Chinois. Mais le CIO de Thomas Bach, qui avait un temps présidé la Chambre de commerce et d’industrie entre l’Allemagne et les pays arabes (Ghorfa), en a décidé autrement en confiant en juillet 2024 à l’Arabie saoudite l’organisation de la première édition des « Jeux olympiques d’e-sport » après l’essai manqué de ses propres Olympic Virtual Series à Tokyo en 2021. C’est un aveu d’échec pour le CIO qui n’est pas parvenu à olympiser la planète de l’e-sport et qui s’en remet à la puissance financière de l’État saoudien qui, depuis 2020, a fait de l’investissement sportif l’une des priorités de son fonds souverain et du projet politique « Vision 2030 » du prince héritier autoritaire Mohammed ben Salmane. Celui qui fut ministre de la Défense en 2015 à seulement 30 ans mise sur l’offre de loisirs afin d’éviter un Printemps arabe de la jeunesse saoudienne.
61À compter de 2025, et régulièrement pendant douze ans soit trois olympiades, « le royaume aux vingt-trois millions de joueurs », tel que présenté par la communication officielle, offrira aux futurs concurrents de s’affronter dans trois catégories d’épreuves : les sports virtuels mêlant effort physique et connexion au jeu, les simulations sportives inspirées de compétitions existant dans le monde réel, et les jeux vidéo compétitifs. Ces derniers comme League of Legends lancé en 2009 et mobilisant plus de cent millions d’utilisateurs mensuels, Rocket League ou Street Fighter sont déconnectés du monde du sport mais ils sont aussi les plus lucratifs car extrêmement populaires. Cette typologie est le fruit d’une réflexion menée durant une décennie par le CIO pour identifier quels jeux pourraient entrer dans son schéma organisationnel fondé sur le système des clubs et des fédérations nationales et internationales. C’est durant la période du Covid-19 qu’il a pu tester la faisabilité des sports virtuels, en particulier le cyclisme et l’aviron sur vélos et rameurs d’appartement, appuyés sur la plateforme d’entraînement virtuel Zwift. Pour ce qui est des simulations sportives, l’affaire est beaucoup plus compliquée car se pose la question de la propriété des droits sur ces jeux qui sont conçus par des développeurs indépendants mais dont les noms sont empruntés à des compétitions détenues par des fédérations et des franchises sportives. Aussi, le CIO a-t-il recommandé aux FI et aux ligues professionnelles d’en reprendre le contrôle commercial. C’est ce qui explique, par exemple, que le jeu FIFA Soccer développé annuellement depuis 1993 par la société Electronic Arts soit renommé EA Sports FC 24 en septembre 2023.
62En revanche, pour ce qui des jeux vidéo compétitifs sans aucun lien avec les sports olympiques et dont les licences atteignent des prix exorbitants, le CIO s’en est remis à la monarchie pétrolière du prince héritier Mohammed ben Salmane avec pour seule et vague condition de « respecter les valeurs olympiques » notamment en matière de non-discrimination et de violence. Or, le monde de l’e-sport est très majoritairement masculin, il ne régule pas les propos misogynes des involuntary celibates, et bien des jeux parmi les plus populaires intègrent des scènes de combat. De toute façon, le CIO n’avait guère d’autre choix que de patronner ce nouveau type d’événement compétitif puisque Riyad avait déjà décidé d’organiser son Esports World Cup au beau milieu des Jeux de Paris, du 3 au 25 août 2024, et de doter cette manifestation de soixante millions de dollars afin de réunir les meilleures équipes et clubs privés du monde. Par ailleurs, sans en référer au CIO, le Comité olympique d’Asie avait déjà attribué des médailles lors de ses Jeux de 2022 à Hangzhou en Chine à la suite d’un accord de partenariat avec Alisports, la plateforme Internet sur le sport de la plateforme de commerce en ligne chinoise Alibaba qui est devenue TOP sponsor olympique en 2017. À ce stade, il ne semble pas que les principaux consortiums privés de compétitions d’e-sport soient parties prenantes de l’organisation du futur événement saoudien. La planète des compétitions d’e-sport apparaît, en effet, difficilement olympisable car elle n’est pas constituée selon le principe du fédéralisme sportif pyramidal qui va des clubs aux FI. Elle est en proie à une concurrence sévère entre différentes structures organisées à l’échelle mondiale qui réunissent des marques de jeux, des éditeurs, des développeurs, des clubs de joueurs professionnels, et des fédérations nationales de nature souvent commerciale. Deux consortiums se détachent qui sont soutenus par leurs gouvernements respectifs. Alors que l’International eSports Federation est installée à Busan en Corée du Sud depuis 2008, la Global Esports Fderation est établie à Singapour depuis 2019 à l’initiative de la holding chinoise de commerce en ligne Tencent qui contrôle le portail Web QQ.com, les messageries instantanées Tencent QQ et WeChat, les jeux en ligne multijoueurs développés par les studios californien Riot Games et finlandais Supercell, et qui possède des participations dans Snapchat ou dans Universal Music.
63La prise de contrôle de l’activité vidéoludique olympique par Ryad, qui mobilise des centaines de millions de joueurs et de supporteurs dans le monde entier, mais dont le modèle économique reste fragile, n’est pas moins à finalité diplomatique. Elle s’inscrit dans la stratégie plus globale des autorités saoudiennes d’effacer par le sport – certains parlent de sportswashing – ses graves et répétés manquements au respect des droits humains, entre autres l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi à l’intérieur de l’ambassade d’Arabie saoudite à Istanbul en octobre 2018. Quant au CIO, alors même que la FIFA a pris le risque réputationnel de confier ses Mondiaux de football 2022 au Qatar et 2034 à l’Arabie saoudite, il semble bien avoir adopté une stratégie moins risquée. En offrant les « Jeux olympiques d’e-sport » à Ryad, il pourra plus facilement attribuer les Jeux d’été de 2036 à l’Inde.
Bibliographie
Clastres Patrick, « Chroniques olympiques 2024 », Le Monde, 2024, [https://www.lemonde.fr/signataires/patrick-clastres/].
Morteau Alexandre, Le consensus olympique : la construction politique et administrative des grands événements sportifs internationaux, d’Albertville 1992 à Paris 2024, thèse de doctorat de science politique, dir. Emmanuel Henry et Choukri Hmed, université Paris sciences et lettres, 2022.

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