Chapitre XXV. Athènes 2004
La réassurance patrimoniale de l’olympisme
p. 307-318
Texte intégral
1Après l’affront de l’élection d’Atlanta pour les « Jeux du Centenaire », le choix d’Athènes en 1997 pour accueillir les XXVIIIe Jeux olympiques sonne comme une revanche pour la Grèce qui n’a jamais cessé depuis 1894 d’utiliser son héritage olympique à des fins d’influence. Du point de vue du CIO, entre Sydney 2000 et le choix à venir de Pékin pour 2008, il s’agit de veiller à la rotation des continents et de conjuguer tradition et innovation sans négliger de garantir la rentabilité de l’événement pour ses sponsors et les médias qui lui sont liés par contrat. Pour des raisons d’ordre économique, le CIO avait préféré attribuer les Jeux du millénaire à Atlanta, siège social de Coca-Cola et de CNN, plutôt qu’à la patrie des Jeux antiques.
2Dans un monde désorienté par la fin du communisme en Europe, par les attentats du Onze septembre et par l’offensive américaine en Afghanistan et en Irak, les premiers Jeux du IIIe millénaire ont pour ambition de réenchanter les peuples et d’entretenir le rêve d’une paix universelle. Certes, la Grèce pouvait se prévaloir d’être le berceau des agones (concours athlétiques) de l’âge classique, et aussi de la renovatio olympica de 1896, fruit d’une alliance entre le jeune baron français Pierre de Coubertin et l’ambassadeur olympique Démétrios Bikélas.
3Mais, de là à considérer, comme certains médias, que le symbole de l’entrée de la Grèce dans le concert des nations modernes était moins finalement l’adhésion à l’Europe communautaire en 1981 que cette fameuse olympiade de 2004, il y a des principes de réalité qui vont se rappeler aux organisateurs et au peuple grec. Pour une société grecque partagée entre la nostalgie antique et le désir d’inscription dans la modernité, les Jeux de 2004 ont conforté un patriotisme de fierté en même temps qu’ils ont approfondi les difficultés économiques et mis à jour les tensions sociales et politiques.
La revanche attendue d’Athènes
4Après l’échec de 1990, l’élection d’Athènes par 66 voix contre 41 à Rome lors de la session olympique de Lausanne en septembre 1997 ressemble à une victoire facile. Si quatre tours sont nécessaires – mais Athènes n’a jamais vraiment été inquiétée –, c’est parce que les candidats sont redevenus nombreux. En vertu de la nouvelle procédure de sélection du CIO qui distingue villes requérantes et villes candidates (ou finalistes), les dossiers de Lille, Istanbul, Rio de Janeiro, Saint-Pétersbourg, San Juan de Porto-Rico et Séville n’ont pas été retenus. Quant à Buenos Aires, Stockholm et Le Cap, elles sont éliminées lors des trois premiers tours de scrutin, ce qui profite graduellement à Athènes. Même si elle n’est pas parvenue à pérenniser les Jeux sur son sol, la Grèce n’a jamais cessé d’entretenir son passé olympique et d’honorer la mémoire de Pierre de Coubertin. Elle a accepté en 1948 de renouer avec l’initiative de Carl Diem, le secrétaire général des Jeux de Berlin, d’allumer une flamme symbolique à Olympie qui parcourt le monde entier jusqu’au pays organisateur.
5Fondée en 1961, l’AIO entretient elle aussi la flamme. Elle a d’abord fonctionné comme un camp de jeunesse pour nostalgiques des régimes d’autorité, à l’instar de ses deux fondateurs Carl Diem et Jean Ketseas, ce dernier étant un ancien gouverneur de la banque de Grèce proche du dictateur Metaxas puis du régime des colonels. Passé sous le contrôle de banquiers et d’armateurs grecs, l’AIO est devenue sous Samaranch un centre de formation des élites olympiques (dirigeants, employés, athlètes, journalistes) extrêmement utile pour entretenir et diffuser la doxa du CIO.
6La Grèce n’a pas non plus laissé passer l’occasion de se greffer au projet du CIO d’une trêve olympique proclamée par l’ONU depuis 1993. La Fondation internationale pour la trêve olympique instituée à Lausanne en 2000 a son siège symbolique à Olympie. Et c’est Athènes qui accueille le Centre international pour la trêve olympique chargé de la mise en œuvre de projets philanthropiques liés à la promotion mondiale d’une culture de la paix par le sport et l’idéal olympique.
Les métamorphoses de la capitale grecque et ses éléphants blancs olympiques
7Bien des mois avant leur ouverture, les Jeux ont suscité l’événement du fait des retards pris par le chantier olympique. Aussi, à partir d’avril 2000, le CIO ne cesse de harceler le Comité d’organisation afin qu’il respecte les délais impartis. Non sans humour, le président du CIO Jacques Rogge compare les chantiers grecs au sirtaki qui « commence lentement et finit à toute allure ». Pour autant, la première olympiade du troisième millénaire fournit à Athènes l’opportunité d’une réhabilitation urbaine sans précédent en Europe depuis les Jeux de Barcelone en 1992, mais non sans des ratés en termes d’héritage.
8D’une capacité de seize millions de passagers par an, le nouvel aéroport devrait permettre à Athènes de jouer le rôle de plaque tournante du tourisme en Méditerranée orientale. Quant aux aménagement routiers et ferroviaires, ils visent à désengorger et oxygéner une capitale sillonnée chaque jour par trois millions de véhicules et obscurcie par le fog athénien (néfos) : pont suspendu de Rion-Antirion entre les golfes de Patras et de Corinthe, route à quatre voies en direction de Marathon et sur laquelle se sont déroulées les épreuves du même nom, périphérique Attiki Odos reliant les banlieues est et ouest par le nord, nouveaux tramways le long de la côte, de Faliro à Vouliagmeni, et du centre-ville à Helleniko. Mais le processus de métropolisation ne s’est pas accru pour une capitale qui compte déjà plus de trois des onze millions d’habitants du pays.
9Telle Pandora, Athènes s’est embellie pour séduire les visiteurs : réhabilitation d’anciens quartiers laissés depuis des lustres à l’abandon, rénovation de 80 % des hôtels, aménagement de trottoirs rendus accessibles aux aveugles et de rampes d’accès pour les handicapés, transformation de l’ancienne usine « Gazi » en centre d’expositions d’art, rénovation des fameuses halles Barbakio Agora agrémentées désormais d’une aire de promenade. Mais les sites olympiques présentent un coût d’entretien tel à long terme que, si certains sont reconvertis (le village olympique logera les employés du ministère du travail, le parcours de canoë-kayak finira en parc aquatique, le gymnase de taekwondo sera reconverti en salle de spectacle), d’autres sont condamnés à la destruction pure et simple comme les installations pour le hockey, le baseball et le softball.
10Grâce aux travaux de terrassement, le berceau de la démocratie a pu vérifier une fois de plus l’adage de Mélina Mercouri : « À Athènes, le passé est sous nos pieds. » Pour certains archéologues, les Jeux ont permis de gagner cinquante ans sur le programme des fouilles. Le nombre important de vestiges exhumés devrait nécessiter l’ouverture d’un nouveau musée sur le site même de l’Académie de Platon. Toutefois, pour d’autres, le travail archéologique a été mené trop rapidement et sans beaucoup de scrupules, comme l’illustre le déplacement des thermes romains découverts place Syntagma vers l’université. Il reste que les touristes du nouveau millénaire arpentent, à n’en pas douter avec bonheur, les trois kilomètres de promenade archéologique reliant le temple de Zeus au cimetière du Céramique, autour de l’Acropole, et à travers les agoras grecque et romaine.
11Concernant les questions de pollution, endémiques à Athènes, le bilan des Jeux reste largement insuffisant aux yeux des écologistes et des urbanistes. La ville ne bénéficie toujours pas du tout-à-l’égout, du recyclage des déchets, et ne compte en 2004 qu’une seule décharge officielle. La pollution visuelle, occasionnée par les milliers de panneaux publicitaires, a certes été effacée le temps des Jeux mais à seule fin de faciliter la diffusion du propre message publicitaire des compagnies sous licence olympique. Et malgré la renaturation aussi hâtive que massive de la ville (290 000 arbres, 11 millions d’arbrisseaux, et 26 km de gazon le long de la nouvelle ligne de tramway), Athènes mérite toujours son surnom de « Tsimentoupoli », la ville de ciment.
12Il reste que la Grèce s’est retrouvée avec plusieurs infrastructures coûteuses à l’abandon comme le stade aquatique et l’immense hippodrome, le centre des médias, ou le parcours de canoë-kayak, les stades de baseball, softball et de hockey sur gazon réunis sur le site de l’ancien aéroport d’Hellinikon. Même le stade olympique peine à accueillir de grands événements culturels ou sportifs et il a dû fermer en 2023 pour défauts dans les structures métalliques du toit. Dix ans après, le tiers des installations étaient toujours sans repreneurs et le coût d’entretien et de mise en sécurité est évalué entre 50 et 100 millions d’euros par an. En 2014, la société Lamda du milliardaire grec Spiros Latsis a pu acquérir le complexe d’Hellinikon pour y installer des grands magasins, des résidences de luxe et un grand casino mais les travaux n’ont débuté qu’en 2020. Le coût annoncé des Jeux de 4,5 milliards en 2003 est monté à plus de 9 milliards l’année suivante. Pour faire suite aux surcoûts et éléphants blancs de Montréal 1976, Athènes 2004 et Rio 2016, le CIO publiera en 2022 une étude démontrant que 85 % des 817 sites permanents recensés entre 1896 et 2018 sont toujours utilisés pour le sport ou d’autres activités culturelles ou entrepreneuriales et recommandera aux futurs organisateurs de miser en priorité sur des installations déjà existantes et sur des constructions temporaires.
Controverses sécuritaires et budgétaires
13La trêve olympique aura été placée sous le signe d’un déploiement de forces de sécurité sans précédent, véritable émanation de la « nouvelle Alliance atlantique ». Pour la première fois, certains pays exposés (États-Unis, Grande-Bretagne, Israël, Italie) ont obtenu du CIO de pouvoir assurer eux-mêmes la sécurité de leurs athlètes.
14Quant aux champions américains, ils bénéficient de protections toutes particulières dans leur camp d’entraînement installé à proximité de la base de l’OTAN à Souda en Crète, ou dans les locaux de l’American College d’Athènes transformé en camp retranché. Cerné d’une double enceinte métallique, le village olympique est en outre sécurisé par la force spéciale grecque d’intervention formée par les unités d’élite françaises. Un impressionnant arsenal de guerre attendait la menace terroriste : huit avions-radars espions Awacs mis à disposition de la Grèce par l’OTAN et déjà utilisés pour les Jeux d’Atlanta 1996 et de Salt Lake City 2002, 51 navires de guerre de surface, 28 batteries de missiles (Patriot américains, S-300 russes, Crotale français), 10 hélicoptères de la police et de l’armée grecques, le bataillon européen spécialisé dans les risques bactériologiques, chimiques, nucléaires, radiologiques déployé pour sa première mission d’importance, soit un total de 70 000 hommes pour 10 500 athlètes. Classé « zone rouge » du fait de la présence de paquebots-hôtels, le Pirée a bénéficié de la protection d’une frégate, de sous-marins de toutes tailles, et de nageurs de combat.
15Ce dispositif armé est pourtant loin d’avoir fait l’unanimité en Grèce. Le public, très international il est vrai, a hué lors de la cérémonie d’ouverture les athlètes américains et acclamé les représentants de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Palestine, ou bien encore de Cuba. De leur côté, syndicats et associations de défense des droits de l’homme ont vivement condamné cette surenchère sécuritaire qui a coûté plus d’1 milliard d’euros à la Grèce, et n’a pas peu contribué au déficit final. Pour le ministre en charge de l’ordre public Giorgos Floridis, ce coût moyen de 143 000 dollars par athlète ne concerne pas simplement la quinzaine des Jeux olympiques mais « représente un investissement pour le futur ».
16Sans conteste, les Jeux d’Athènes sont en effet les plus dispendieux de toute l’histoire de l’olympisme. Prévu initialement par les socialistes au pouvoir à 4,6 milliards d’euros, le budget olympique public finira par être porté en 2004 par le gouvernement de centre-droit à 10,7 milliards d’euros, et finalement estimé à 16 milliards d’euros. Les conséquences de ce « keynésianisme forcé » aux dires de l’ancien commissaire européen Grigoris Varfis sont pour la Grèce extrêmement lourdes : croissance ralentie, chômage en recrudescence, dette en augmentation, salaire minimum gelé. Tout comme les Canadiens pour les Jeux de Montréal en 1976, les Grecs, selon les dires du secrétaire d’État aux finances Petros Doukas, risquent bien de payer cette facture pendant deux décennies. Et encore, si Athènes a pu se métamorphoser en métropole moderne pour accueillir les Jeux, le doit-elle à l’Europe qui a versé son obole pour au moins 50 % des dépenses. Sans elle, pas de métro, d’autoroute de contournement, de ligne le Pirée-aéroport international, ni de promenade archéologique.
17Enfin, l’olympiade grecque aura également servi de baromètre de la condition féminine en Grèce comme dans le monde. Ces Jeux ont été les plus féminisés de l’histoire de l’olympisme avec un taux de participation de plus de 40 %. Rappelons qu’en 1992, trente-cinq délégations, pour la plupart issues du monde arabo-musulman, ne comportaient aucune représentante. À Athènes, elles n’étaient plus que quatre, dont l’Arabie Saoudite. Les milliards de téléspectateurs potentiels pouvaient découvrir ainsi des athlètes voilées, comme la spécialiste iranienne du tir au pistolet ou encore la représentante de l’Égypte au lancer du marteau. C’est d’ailleurs à deux femmes, toutes deux juristes de formation et fortunées, Dora Bakoyannis, maire d’Athènes et fille de l’ancien Premier ministre Constantin Mitsotakis, et sa collègue Gianna Angelopoulos-Daskalaki que la Grèce doit la réussite des Jeux olympiques, quand, dans le domaine de la parité et du droit à la contraception, la patrie de Pénélope fait partie des lanternes rouges de l’Union européenne. Outre des sportives et des politiciennes, les Jeux ont placé sur le devant de la scène internationale des manifestantes. Portant masque blanc et machines à coudre, elles ont manifesté leur indignation et leur colère devant les conditions de travail infamantes réservées à d’autres femmes, à savoir les ouvrières bulgares, turques, sud-africaines, indonésiennes, ou chinoises travaillant pour de grandes marques de vêtements sportifs.
L’impossible spectacle du mariage de l’Antiquité et du marketing
18Au moment du choix d’Athènes, et en songeant aux Jeux d’Atlanta dénoncés dans la presse internationale comme « les Jeux du business », le Premier ministre socialiste Konstantinos Simitis avait confié comme objectif à la Grèce « de donner aux Jeux un nouveau souffle, d’essayer de sortir de la commercialisation et de nous souvenir des idéaux nés en Grèce ». Son successeur, le conservateur Costas Caramanlis, considère toutefois la rencontre entre l’esprit antique du sport et sa résurgence contemporaine comme « un pari difficile ».
19Quelques concessions ont bien été faites à la tradition : une exposition somme toute sur l’agonistique au Musée archéologique d’Athènes, le recours au stade originel d’Olympie pour l’épreuve de lancer du poids, et l’attribution de couronnes d’olivier pour les vainqueurs. Mais la mission de projection du passé antique vers le futur qui est confiée au chorégraphe Dimitris Papaïoannou, à peine connu dans le monde de la danse contemporaine, est autrement plus complexe. Passé par la scène expérimentale La MaMa à New York, formé au butō (la danse subversive du Japon des années 1960), influencé lui aussi par Philippe Decouflé, il annonce vouloir « emmener en voyage les 70 000 spectateurs et les quatre milliards de téléspectateurs dans la conscience humaine et du monde, en quête du sens grec de l’harmonie ».
20Alors que les spectateurs n’ont pu voir les acteurs que grâce aux écrans géants disposés dans le stade, les téléspectateurs ont dû s’en remettre à leur culture classique, ou bien aux commentaires des journalistes, pour comprendre la force des nombreux symboles et allusions historiques du spectacle. Comme à Sydney, c’est un enfant qui ouvre le chemin olympique avec pour devise le « Connais-toi toi-même » socratique du fronton du temple d’Apollon à Delphes. Tel un nouvel Ulysse, il parcourt une Méditerranée de plus de deux millions de litres d’eau qui est accumulée au milieu du stade et qui sera vidée en trois minutes à la fin de la cérémonie. Bientôt, se déroule une frise dansée qui laisse croire à un continuum historique entre des acteurs qui imitent les athlètes de l’Antiquité et d’autres qui s’exercent dans le stade panathénaïque à la façon de ceux de 1896 à Athènes.
21Après ce préambule, une première partie intitulée « Allégorie » évoque les « inventions » grecques au travers de la statuaire : un centaure pour symboliser la naissance de la philosophie, une tête cycladique sur laquelle sont projetées des formules mathématiques et des formes géométriques en hommage à Pythagore et Euclide, enfin une statue de Kouros et une statue classique pour illustrer la conquête du mouvement dans les arts. La seconde partie dénommée « Clepsydre » parcourt l’histoire de la Grèce antique avec des poteries géométriques, la guerre de Troie, le théâtre d’Épidaure, les dieux de l’Olympe et les conquêtes d’Alexandre le Grand. Puis c’est au tour du combat entre saint Georges et le dragon pour suggérer la période byzantine, et d’une prestation de musique et de danse rebétiko pour évoquer la renaissance nationale et populaire de la Grèce à partir du xixe siècle alors que cette expression culturelle n’arrive au Pirée que dans les années 1920. En revanche, l’impasse est faite sur la conquête romaine, l’occupation ottomane, et sur les alternances entre régimes autoritaires et démocratiques au cours du xxe siècle grec.
22Pour bien souligner la contribution de la Grèce à la nouvelle modernité olympique, l’homme de lettres athénien Dimítrios Vikelas et le Français Pierre de Coubertin sont tous deux présentés comme ayant songé à « faire revivre les anciens Jeux d’Olympie et de les étendre au monde entier » au mépris de la vérité historique. En effet, Vikelas n’a jamais conçu un tel projet qu’il a découvert peu avant le congrès de la rénovation de 1894, et alors même qu’il n’accordait aucun intérêt à la nouveauté sportive. C’est alors que, tenant un drapeau orné d’une branche d’olivier, un coureur fait le tour du stade en passant devant les noms des villes qui ont accueilli les Jeux au xxe siècle. Pour évoquer leur annulation en 1916, puis en 1940 et 1944, il tombe à terre puis met son drapeau en berne. Cette idée d’une longue pérégrination de 1896 à 2004 avait déjà été explorée quelques semaines plus tôt avec le relais de la flamme qui avait pour la première fois parcouru tous les continents, en particulier l’Afrique et l’Amérique latine.
23Pour la présidente du comité d’organisation Yanna Angelopoulou-Daskalaki, les Jeux d’Athènes devaient « offrir plus que de l’histoire » et démontrer que la capitale grecque est devenue « une métropole moderne, plus vivable, et plus sophistiquée que jamais ». C’était en tout cas le sens des prestations finales du pianiste et DJ néerlandais de dance music Tiësto, puis de la chanteuse islandaise d’avant-garde Björk dont la robe s’agrandit jusqu’à recouvrir tous les athlètes regroupés dans le stade. À tout le moins, la Grèce a fait la démonstration qu’un petit État pouvait organiser le premier méga-événement olympique du xxie siècle. Juste avant le début de la cérémonie, le présentateur de la télévision française Nikos Aliagas, qui est d’origine grecque, était d’ailleurs venu rappeler à ceux qui en doutaient que la Grèce avait honoré son engagement. Non sans humour, il avait planté un dernier clou dans le stade pour signifier que les travaux venaient à peine de prendre fin.
Une pause dans le renouvellement du programme olympique
24Sous la présidence Samaranch (1980-2001), et particulièrement depuis les Jeux de Barcelone en 1992, le CIO a profondément renouvelé le programme olympique en important des sports dits « californiens » (windsurf, beach-volley, mountain bike, triathlon), souvent promus jusque-là par la chaîne de télévision ESPN, ainsi que des disciplines en expansion en Asie et en Europe comme le badminton ou le taekwondo. Ce double processus de rajeunissement des publics et d’intégration olympique de toutes les régions du monde répond à une demande des partenaires du CIO, que ce soient les chaînes de télévision avec lesquels il a noué des accords dans les années 1970 ou bien les sponsors de son programme TOP depuis 1985.
25Mais, du fait de l’accroissement mécanique du nombre des épreuves et des athlètes, l’organisation des JO en est devenue plus complexe au point que les critiques contre le gigantisme vont bientôt redoubler. Le CIO est également affecté par le scandale de corruption de Salt Lake City qui a concerné une large partie de ses membres au début des années 2000, et indirectement par l’affaire de dopage dite Festina qui a éclaboussé en 1998 le monde du cyclisme professionnel et qui, plus largement, a semé le doute dans le public sur la sincérité des compétitions sportives en général. Dans ces conditions, le CIO du nouveau président belge Jacques Rogge (2001-2013) s’est concentré sur la réforme de son fonctionnement interne et a aménagé une pause dans sa stratégie de rénovation du programme olympique. Et, comme de nombreuses FI cherchent à faire reconnaître de nouveaux sports et de nouvelles disciplines, il en viendra à préciser au fil des ans les critères qui guident les décisions de sa Commission du programme olympique. Ces derniers seront regroupés en sept catégories : « Histoire et tradition » (création de la fédération, participations aux Jeux), « Universalité » (nombre de pratiquants, de fédérations actives, répartition par continent), « Popularité du sport » (vente de billets, couverture télévisée, sites Internet, sponsors), « Image et environnement » (égalité des sexes, transparence, équité, attrait, impact sur l’environnement, lutte contre le dopage), « Protection des athlètes », « Développement et Coûts » (nombre d’épreuves, infrastructures nécessaires, coûts opérationnels).
26Comme l’autre tendance à l’œuvre sous la présidence Samaranch a consisté, non sans préjugés, à accroître le nombre et la place des sportives aux JO, le CIO augmente la pression pour que les FI déjà olympiques allègent leur programme, particulièrement celles qui sont faiblement médiatisées comme la lutte ou l’haltérophilie. Pour les Jeux d’Athènes, le CIO a finalement eu le dernier mot en 2001 face à la FILA pour lui imposer la lutte féminine libre (Women’s Freestyle). Cela faisait une décennie qu’il réclamait en vain à son président yougoslave Milan Ercegan d’introduire la lutte pour les femmes en menaçant de supprimer la lutte gréco-romaine. La FILA avait pourtant organisé en 1983 la première rencontre internationale entre lutteuses, d’abord dans les deux styles, puis uniquement en « lutte féminine » sur l’intervention de sa commission médicale qui avait alors inventé un style libre spécifique pour les femmes visant à en atténuer la dangerosité.
Michael Phelps et Liu Xiang sous la pression de leur célébrité mondiale
27Alors que Pékin a obtenu trois ans plus tôt de pouvoir organiser les Jeux en 2008, la Chine communiste confirme son ascension sportive avec 32 médailles d’or sur un total de 63 qu’il faut rapporter aux 36 victoires pour 101 breloques américaines. Avec 12 victoires en natation et 9 en athlétisme, la configuration de la suprématie américaine ne surprend plus. Mais le magistère américain pourrait bien vaciller à terme si les Chinois venaient à progresser en natation car, si on retire les 6 médailles d’or de Michael Phelps et les 3 autres du dossiste Aaron Peirsol, les États-Unis passent au 3e rang.
28Sportif le plus médaillé de l’histoire des Jeux avec 28 médailles dont 23 d’or entre Athènes et Rio, Phelps progresse sous la direction de Paul Bowman au sein du North Baltimore Aquatic Club au point d’être sélectionné pour les Jeux de Sydney à seulement 15 ans et de devenir recordman du monde cette année-là. Puis, il suit son entraîneur au Wolverine Club de la Michigan University à Ann Arbor. Marié à la Miss Californie Nicole Johnson, sa notoriété suffit à lui assurer des revenus considérables par des campagnes de publicité pour Speedo, ESPN, Omega, Visa, AT&T. Sa célébrité est telle qu’il pose en costume trois-pièces en 2012 pour la photographe du glamour Annie Leibovitz dans le cadre de la campagne « Core Values » de Vuitton, aux côtés de la doyenne Larissa Latynina (9 médailles d’or aux JO), et qu’il accorde qu’un jeu vidéo porte son nom. Avec le lancement de sa fondation pour la santé des enfants par le sport, et l’aveu sincère de ses difficultés psychologiques, il coche toutes les cases de la célébrité globale qui fait tant défaut à la plupart des champions russes et chinois. À l’ombre de Phelps, il est difficile de faire une même carrière médiatique pour Peirsol qui est diplômé en sciences politiques de la University of Texas à Austin. Sponsorisé par Nike, engagé dans des campagnes de protection des océans et d’assainissement d’eau pour des populations nécessiteuses, il est revenu à Newport Beach en Californie où il enseigne la natation et fait la saison comme garde-côte.
29Même si elle conforte, elle aussi, ses fondamentaux, la Chine élargit en revanche son spectre de victoires à quatorze sports contre neuf à Sydney, et elle prend pied sur des territoires qu’on lui ignorait comme le canoë, la lutte, la natation, le tennis, et même le volley-ball femmes sur le modèle du Japon en 1964. Même si certains de ses pongistes et badistes jouissent d’une belle réputation en Asie Pacifique, seul Liu Xiang est devenu une gloire mondiale avec sa victoire sur 110 m haies. Plutôt discret, mais tout de même actif sur le réseau social chinois Weibo, il est marié durant neuf mois à l’actrice et mannequin Ge Tian, puis à la championne d’Asie de saut à la perche Wu Sha. Équipé par Nike, il est aussi ambassadeur des marques Coca-Cola et Cadillac. La pression sera tellement intense qu’il multipliera les blessures au tendon d’Achille et devra renoncer à finir ses courses à Pékin puis à Londres.
Des championnes russes et un judoka iranien embarqués en politique
30Avec 4 médailles d’or de moins que son concurrent chinois, la Russie de Vladimir Poutine, qui est au pouvoir depuis cinq ans et mise sur le sport pour fabriquer de la fierté grand-russe, n’est pas vraiment distancée car le nombre total de ses médailles (90) reste impressionnant.
31Après le scandale des notations en gymnastique rythmique en 2000, les Russes vont profiter de la primauté donnée aux difficultés d’exécution, qui passent pour être davantage objectivables que les chorégraphies. Cela va permettre les victoires d’Alina Kabayeva en 2004, d’Evguenia Kanaïeva en 2008 et 2012, et de Margarita Mamun en 2016, qui sont toutes les élèves d’Irina Viner. À la fois entraîneuse national de Russie et imprésario de sa troupe de gymnastes, Viner tire également profit de la fortune et des réseaux de son époux, l’oligarque Alisher Ousmanov, qui deviendra en 2008 président de la Fédération internationale d’escrime (FIE).
32Il semble difficile pour les championnes russes d’échapper aux sollicitations du pouvoir qui leur offre pour deuxième carrière une entrée en politique. Ainsi, médaillée d’or à la longueur, colonel de l’armée russe, Tatiana Lebedeva devient-elle en 2009 députée de la Douma de Volgograd puis en 2014 ministre des Sports de cette région. De même, Yelena Isinbayeva, qui est médaillée d’or à la perche en 2004 et 2008 et la première femme à passer une barre à 5 m, et également officier de l’armée russe, s’impliquera dans les campagnes électorales de Vladimir Poutine en 2012 et 2018. Les raisons de son départ en 2023 pour l’île de Tenerife, où on lui prête de posséder des propriétés et de disposer de la nationalité espagnole, sont encore mal éclaircies. Le ralliement de Lebedeva et d’Isinbayeva à Poutine ne saurait être compris sans les sanctions prises à leur encontre par l’AMA et par la FI d’athlétisme.
33Si l’on tient compte du recul de Cuba à la 11e place, les pays développés trustent toutes les autres places entre le quatrième rang et le dixième : Australie, Japon, Allemagne, France, Italie, Corée du Sud, et Grande-Bretagne. Alors que Londres ne sera désignée que l’année suivante pour organiser les Jeux de 2012, ce retour britannique peut sembler bien timide mais les neuf titres obtenus à Athènes essentiellement en athlétisme, en cyclisme et en voile, deviendront 19 à Pékin quatre ans plus tard. Sans aucun point fort à l’exception de trois titres en escrime, la France est au bénéfice d’une nouvelle victoire de Julien Absalon en cyclisme cross-country, des kayakistes Benoît Peschier et Tony Estanguet, et du deux de couple en aviron. Ses championnes ne sont pas en reste avec la performance d’Émilie Le Pennec aux barres asymétriques, bien rare pour l’équipe de France de gymnastique, de Faustine Merret en planche à voile, et de Laure Manaudou en natation qui devient immédiatement une icône nationale après avoir été quasi déscolarisée à 14 ans pour se consacrer à ses entraînements.
34Alors que les deux tiers des nations participantes (127 sur 201) n’ont remporté aucune médaille, le Sheikh Ahmad Al-Maktoum en or au tir double trap pour les Émirats arabes unis, l’équipe de football du Paraguay avec l’argent, et l’Erythréen Zersenay Tadese en bronze sur 10 000 m inaugurent les premiers podiums de leurs pays sans que cela puisse étonner au vu de la position sociale du premier, de l’importance du football en Amérique latine, et de la monopolisation des victoires en fond et demi-fond par les coureurs des hauts-plateaux africains.
35On retiendra, enfin, un épisode singulier qui préfigure d’autres refus d’athlètes de confession musulmane d’affronter un concurrent israélien : la non-qualification pour surpoids du judoka iranien Arash Miresmaili. Ses dénégations quant à une prise de poids intentionnelle et un certificat médical ont convaincu la FIJ de ne pas le sanctionner pour avoir déclaré, le lendemain du tirage au sort, qu’il refuserait de combattre par « sympathie pour le peuple palestinien ». De retour en Iran, il recevra la même prime de 115 000 dollars et un voyage-cadeau à La Mecque que ses compatriotes vainqueurs olympiques.
La Grèce éclaboussée par « l’affaire Kenteris-Thanou »
36Pour le premier ministre de centre-droit Costas Caramanlis, au pouvoir depuis mars 2004, l’un des paris les moins évidents consiste à obtenir des réussites sportives. De fait, sans aucune médaille en 1948, 1952, 1964 et 1976, la Grèce ne peut s’enorgueillir que de quatre titres depuis la guerre : le navigateur et prince Constantin en 1960, le lutteur Stelios Mygiakis en 1980, la hurdleuse Voula Patoulidou et l’haltérophile d’origine albanaise Pyrros Dimas en 1992. Certes, les résultats se sont améliorés depuis Atlanta et Sydney avec quatre titres dans les deux cas. Et puis, le mois précédent, les Grecs ont chaviré de bonheur lors du surprenant succès de leur équipe nationale dans le championnat d’Europe de football à Lisbonne.
37En s’appuyant sur sa diaspora et une politique de naturalisation, la Grèce finit quinzième avec seize médailles dont six titres. Nombre d’athlètes sont des mercenaires qui ne parlent pas le grec comme le judoka Ilias Iliadis, la majorité de l’équipe de baseball née aux États-Unis, ou encore la danseuse de javelot Mirella Tzelini d’origine albanaise. Quant aux sprinters Costas Kenteris et Katherina Thanou, déjà médaillés d’or à Sydney, ils bénéficient d’une préparation athlétique et médicale loin de leur pays d’origine, sans que leurs admirateurs en soient d’ailleurs affectés. « S’imposer comme Kenteris » est ainsi passé dans la langue courante pour signifier que l’on a accompli un exploit.
38Pourtant, à la veille de l’ouverture des Jeux, coup de théâtre : les deux athlètes ne se présentent pas à un test antidopage inopiné et se terrent plusieurs jours dans un hôpital. À la suite de la révélation par le CIO et par l’AMA qu’il s’agissait là d’un troisième contrôle manqué en moins d’un mois, les deux athlètes, protégés jusqu’au dernier moment par leur fédération, renoncent d’eux-mêmes à leur participation aux Jeux. La presse nationale se déchaîne alors contre eux, les sponsors se détournent, les honneurs prennent fin : c’est le véliplanchiste Nikolaos Kaklamanakis, médaillé d’or en 1996, qui remplacera Costas Kenteris dans son rôle de dernier porteur de la flamme.
Les succès à retardement de l’Agence mondiale antidopage
39Pour la première fois à Athènes, le code mondial antidopage de l’AMA est appliqué, des tests sanguins sont pratiqués pour détecter le stéroïde anabolisant tétrahydrogestrinone (THG) et l’usage de substituts sanguins, et des échantillons de sang et d’urine sont congelés pour d’éventuelles analyses ultérieures. Le code mondial antidopage constitue une véritable révolution des normes sportives puisqu’il a vocation à harmoniser les règles liées au dopage dans tous les sports et dans tous les pays. Toutes les FI l’ont adopté à la veille des Jeux d’Athènes et des centaines d’autres organisations sportives internationales le feront par la suite au fil de ses révisions en 2009, 2015 et 2021. Mais cette norme sportive globale ne peut avoir force contraignante que si les États de la planète alignent formellement leurs lois nationales sur le Code.
40C’est tout le sens de l’adoption en 2005 de la convention internationale de l’Unesco contre le dopage dans le sport, à l’unanimité des États présents à la conférence générale. Entré en vigueur en 2007 et ratifié depuis par 185 pays, ce traité universel est adossé à un organisme onusien car le CIO et les autres organisations sportives n’ont pas compétence en matière de police et de justice face aux filières de production et de commercialisation de produits dopants. Pour ce qui est des athlètes, leurs éventuelles sanctions dépendent des autorités sportives avec un appel possible en dernier recours devant le Tribunal arbitral du sport institué à Lausanne en 1984.
41Kenteris et Thanou ne sont pas les seuls à s’être dérobés à un test de dépistage puisque sont concernés également trois Hongrois, un lanceur du disque et un autre du marteau et un haltérophile. Un an plus tard, il apparaîtra que les deux athlètes grecs, la sprinteuse américaine Marion Jones, la hurdleuse Duane Ross et l’athlète ukrainienne Zhanna Pintusevitch étaient parties prenantes du scandale Balco, du nom d’un laboratoire californien de nutrition sportive. De 1988 à 2002, la société de Victor Conte avait distribué à de grands champions, comme Jones trois fois médaillée d’or à Sydney et son compagnon Tim Montgomery sacré aussi sur le 4 × 100 m, ce THG mis au point par le chimiste Patrick Arnold.
42Cinq autres médailles seront retirées a posteriori à partir de nouveaux tests effectués en 2010 et 2012 sur les échantillons congelés. Au total, 37 athlètes sont sanctionnés en amont, durant ou bien en aval des Jeux d’Athènes, dont 5 Grecs, Hongrois et Russes, 4 Américains, 3 Ukrainiens et Biélorusses, 2 Indiens. Cette liste comprend Tyler Hamilton, le coéquipier de Lance Armstrong au sein de l’US Postal Service, qui n’a pas pu être disqualifié sur la base d’une erreur concernant son échantillon, mais qui rendra en 2011 sa médaille d’or du contre-la-montre. Entre-temps, il a avoué s’être dopé à l’EPO dans le cadre de son équipe, puis en se fournissant auprès du médecin Eufemiano Fuentes (Operación Puerto de la police espagnole). Deux cavaliers médaillés d’or, l’Allemand Ludger Beerbaum et l’Irlandais Cian O’Connor, sont privés de leur titre pour avoir administré des tranquillisants à leurs chevaux, une pratique dopante répandue dans le milieu et qui donnera lieu régulièrement à des disqualifications aux JO.
43La nouvelle méthode de retesting expérimentée à Athènes donnera des résultats bien plus impressionnants lors des Jeux de Pékin et de Londres mais survenant jusqu’à dix ans après l’édition olympique concernée. Si le CIO a pu communiquer sur la fin de l’impunité pour les fraudeurs, il n’en reste pas moins que les réattributions aussi tardives de leurs médailles sont fort mal vécues par les athlètes lésés.
Bibliographie
Stögerer Manuela, Faulenbach Lisa, Rasimaviciute Egle, Matuszewski Bartek, Schröder Anna et Ngo Dennis (éd.), Mega Events in the Complex City. A Case Study of the 2004 Olympic Games in Athens, Greece, Munich, GRIN Verlag, 2015.

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