Chapitre XXIV. Sydney 2000
Une cure de jouvence aux antipodes
p. 291-306
Texte intégral
1Après Séoul 1988, Barcelone 1992 et Atlanta 1996, le CIO fait le choix de Sydney en septembre 1993 pour accueillir les XXVIIe Jeux olympiques. Cela répond parfaitement à la logique de rotation des continents qui conforte l’universalisme olympique. Il récompense aussi la ténacité des candidatures australiennes : Melbourne qui obtient les JO de 1956 et prétend à ceux de 1988 puis de 1996, et Brisbane qui entre en scène pour ceux de 1992 et les obtiendra pour 2032. Finalement, c’est la capitale de la Nouvelle-Galles du Sud qui rafle la mise face à six prétendantes : Milan et Brasilia qui renoncent au cours du processus d’appel d’offres, Istanbul, Berlin, Manchester et Pékin. Depuis la candidature unique de Los Angeles pour les Jeux de 1984, le CIO a retrouvé des couleurs et son triple système de mise aux enchères de l’attribution des JO, des droits TV et du sponsoring lui garantit des revenus conséquents qui le mettent à l’abri des risques financiers.
2Du point de vue géopolitique, la paix internationale semble s’être installée depuis la fin de la Guerre du Golfe et la disparition de l’URSS au cours de l’année 1991. L’heure est à la dénucléarisation du monde, à la transformation de la CEE en Union européenne, à la prise en compte des enjeux environnementaux (Sommet de la Terre à Rio de Janeiro) et à la réconciliation en Afrique du Sud avec la remise du prix Nobel de la paix à Nelson Mandela et à Frederik de Klerk. Même le Proche-Orient semble s’orienter vers la paix avec la reconnaissance de l’autonomie des territoires occupés par Israël le 13 septembre 1993, tout juste dix jours avant l’élection de Sydney.
Pékin vaincu in extremis par Sydney
3Lors de la session du CIO à Monaco en septembre 1993, Pékin arrive trois fois de suite en tête devant Sydney avec 32 voix contre 30, puis 37 contre 30, et 40 contre 37. C’est donc in extremis que Sydney l’emporte au quatrième tour avec 45 suffrages contre 43. Si Pékin a plutôt profité des 7 voix qui s’étaient portées sur Istanbul au premier tour, Sydney a su largement rallier les neuf partisans de Berlin au troisième tour et les onze de Manchester au quatrième tour. Jamais depuis la Seconde Guerre mondiale, une ville n’avait décroché la victoire dans des conditions aussi étriquées. La candidature de la capitale chinoise était déjà une surprise en soi mais qu’elle puisse obtenir des scores aussi élevés étonne pour une nation qui s’est mise elle-même au ban des Jeux olympiques entre 1952 et 1984. De fait, en 1952, la République populaire de Chine (RPC) dirigée par Mao avait refusé de participer aux Jeux d’Helsinki au motif que le CIO tolérait la participation d’une délégation d’athlètes issus de la Chine nationaliste qui s’était repliée à Taïwan. De son côté, le CIO a fait patienter la RPC durant quatre décennies avant de reconnaître son CNO, une condition sine qua non pour être autorisé à concourir aux Jeux olympiques.
4De sa première participation aux JO à Los Angeles en 1984 à sa candidature échouée de peu en 1993, il ne s’est même pas écoulé une décennie. Si la Chine a désormais des ambitions olympiques, il faut y voir avant tout une nouvelle frontière pour le CIO. L’universalisme olympique, en effet, ne peut pas ignorer plus longtemps la première population mondiale et une économie dont le PIB se situe alors au 8e rang. Depuis l’ouverture de son économie en 1979 au commerce mondial, la Chine enregistre une croissance du PIB tout à fait exceptionnelle, de l’ordre de 9 % par an. Il y a là un marché considérable pour les sponsors du CIO qui sont très majoritairement américains et qui comptent bien profiter du rapprochement entre les États-Unis et la Chine initié en 1971 par la « diplomatie du ping-pong ». Mais le massacre de la place Tian’anmen au printemps 1989, qui suscite un émoi mondial, conduit l’administration du président Bill Clinton à user de son influence au sein du CIO pour ne pas laisser les derniers Jeux du xxe siècle à la Chine : les deux petites voix qui manquent en 1993 à Pékin font alors le bonheur de Sydney.
Le nouveau marketing écologique et l’optimisme systématique des cabinets d’audit
5Depuis les années 1970, le CIO a dû affronter un flot récurrent de critiques concernant le coût des JO et les atteintes des Jeux à l’environnement. Tout a commencé par le premier référendum anti-olympique adopté à Denver en 1972 qui, fait unique, a obligé l’institution lausannoise à transférer les Jeux à une autre ville, en l’occurrence à Innsbruck en Autriche pour 1976. Disposant d’un budget de seulement 24 000 $ contre 175 000 aux organisateurs soutenus par le Denver Post et Sports Illustrated, les militants anti-JO du Colorado ont rassemblé 60 % des votants autour de trois thèmes : l’absence de débat démocratique, la défense de l’environnement montagnard et le refus des hausses d’impôts.
6Des mobilisations citoyennes auront lieu une décennie plus tard à Calgary au Canada à l’occasion de la candidature pour les Jeux de 1988, à Nagano au Japon avec le « Anti-Olympic People’s Network » qui est opposé à ceux de 1998, à Albertville où la piste de bobsleigh et la patinoire de Pralognan sont très critiquées, à Salt Lake City où plusieurs groupes de défense fiscale et environnementale, de justice sociale et de solidarité avec les minorités (travailleurs pauvres, femmes, personnes en situation de handicap) refusent ceux de 2002. Au tournant des années 1980, la question environnementale est aussi devenue un point de ralliement des opposants aux Jeux d’été et des convergences opèrent : comités « Bread Not Circuses » à Toronto et à Melbourne, « Berlin NOlympic Group » en 1993, et le réseau international « contre les jeux olympiques et la commercialisation du sport » en 1998.
7Toutes ces critiques ont poussé le CIO à intégrer un troisième pilier environnemental dans sa Charte en 1995 et à lancer son propre Agenda 21 « Pour un développement durable par le sport » qu’il a publié en 1999 avec le soutien de la compagnie pétrolière Shell. Les militants écologistes et des Droits de l’homme n’avaient alors pas manqué de dénoncer cette compagnie comme ne respectant ni la nature ni les libertés publiques et privées dans les pays où elle opère. Inspiré du programme environnemental des Nations unies élaboré à la suite du Sommet de la Terre à Rio en 1992, cet Agenda 21 était extrêmement progressiste dans les domaines environnemental, économique, social et démocratique, mais il n’a pas pris la forme d’un instrument contraignant et le CIO ne l’a jamais vraiment utilisé pour évaluer les candidatures puis la livraison des Jeux olympiques.
8Par ailleurs, pour les Jeux de Sydney, le CIO a inauguré une pratique qu’il va systématiser par la suite : la réalisation d’études d’impact ex ante par deux cabinets d’audit de rang international à savoir KPMG en 1993 et Arthur Andersen en 1999. Fondée à Chicago en 1913 et démantelée en 2002 à la suite du scandale Enron de fraude à grande échelle pour avoir arrangé les comptes de cette société de courtage en énergie et de négociation de produits financiers, Andersen avait prédit une forte augmentation du tourisme après les Jeux et un accroissement de la consommation totale de 2,1 milliards de dollars australiens. Mais, dans leur recherche ex post de 2007, les deux universitaires indépendants James Giesecke et John Madden n’observeront aucune hausse du tourisme et établiront que la réduction de la consommation totale est de 2,1 milliards. Dès lors, toutes les études des cabinets d’audit qui suivront démontreront que l’impact de longue durée des Jeux est très largement supérieur à leur coût alors que ceux des chercheurs qui sont indépendants des pouvoirs sportifs calculeront que, systématiquement, les coûts ont été minorés et les bénéfices majorés.
9Déjà au moment de la candidature de Melbourne pour les Jeux de 1996, les opposants avaient relevé que près de la moitié des membres du comité de candidature étaient des représentants d’entreprises au détriment des pouvoirs sportifs et des citoyens, que onze de ces sociétés étaient en affaires avec l’Afrique du Sud, et enfin que vingt autres étaient particulièrement préjudiciables à l’environnement. Et puis, pour Sydney 2000, la chaîne de télévision américaine NBC a exigé et obtenu que les compétitions de volleyball se déroulent sur le spot écologiquement sensible de Bondi Beach. Ceux qui s’y opposèrent furent refoulés par des forces de sécurité lourdement armées en application de lois plus restrictives en matière de manifestations publiques que le gouvernement de New South Wales avait adoptées peu avant, et ils furent caricaturés dans la presse comme « des hippies septuagénaires en colère ». Des protestations convergentes entre militants du parti écologiste, de Greenpeace et opposants aux Jeux de Sydney eurent également lieu au mois de septembre 2000 à Melbourne, à l’occasion du sommet Asie-Pacifique du Forum économique mondial auxquels participaient certains sponsors du CIO comme Nike et Coca-Cola.
10À compter de Sydney 2000, tous les organisateurs des Jeux olympiques, d’été comme d’hiver, relayeront le même élément de langage sur « les Jeux les plus verts jamais réalisés » alors que les grands événements sportifs ont, de par leur nature même, un impact négatif sur l’environnement ne serait-ce que par les aménagements urbanistiques qu’ils nécessitent, le transport aérien de centaines de milliers d’athlètes, d’officiels, de journalistes et de visiteurs, et la sur-pollution que cela engendre.
Le spectacle de la nature australienne et la reconnaissance biaisée des torts causés aux Aborigènes
11Contrairement aux cérémonies des Jeux de Barcelone ou d’Atlanta, celle de Sydney affronte les blessures de l’histoire, en s’inscrivant dans la dynamique en cours en Australie de reconnaissance des torts faits aux populations aborigènes depuis l’arrivée de James Cook à Botany Bay en 1770. Le référendum de 1967, où plus de 90 % des Australiens ont voté pour l’abolition de la discrimination à l’encontre des Aborigènes dans la Constitution, avait déjà ouvert la voie. Mais il a fallu attendre le dénouement judiciaire en juin 1992 de « l’affaire Mabo » pour que le gouvernement australien adopte l’année suivante la loi sur la reconnaissance et la protection des titres autochtones qui permet aux Aborigènes de chasser, piéger et pêcher sur les territoires de leurs ancêtres. Par son discours de Redfern du 10 décembre 1992, le Premier ministre Paul Keating avait en effet déclaré : « Le point de départ serait peut-être de reconnaître que le problème commence avec nous, les Australiens non-Aborigènes. Nous avons apporté les désastres. Nous avons pratiqué la discrimination et l’exclusion. C’était notre ignorance, et nos préjugés. »
12Si le directeur de la cérémonie Ric Birch, qui a déjà officié à Barcelone, veut rappeler que la culture aborigène est « une parcelle de notre culture et une partie de notre identité », il évite en revanche d’évoquer explicitement la brutalité des migrants vis-à-vis des Aborigènes ou les désastres du présent (sous-scolarisation, ravages de l’alcool, chômage, racisme). Avec son directeur artistique David Atkins, connu pour avoir écrit le scénario du film Arizona Dream (1993) d’Emir Kusturica, ils puisent leur inspiration dans les chorégraphies de Philippe Decouflé et les costumes de Philippe Guillotel, en particulier pour les trois tableaux de l’ouverture consacrés à la nature australienne, à ses faunes maritime et terrestre, et à sa flore, qui sont autant d’invitations au tourisme.
13L’ensemble du narratif repose sur le voyage initiatique d’une adolescente de 13 ans Nikki Webster, déjà célèbre pour ses publicités, que va guider un vieux sage aborigène interprété par Djakapurra Munyarryun du Bangarra Dance Theatre. Après s’être endormie au milieu des méduses géantes, elle se réveille et assiste à la danse des femmes du désert d’Australie centrale qui rassemblent les esprits au son des boomerangs utilisés comme percussions, à la « danse des drapeaux » des communautés du Territoire du Nord qui exécutent une parade traditionnelle du bush, et à la danse Dhum Dhum du kangourou rouge des îles du détroit de Torres. Les différents groupes aborigènes, représentés par des acteurs venus de toute l’Australie, s’assemblent pour purifier le site et raviver les liens entre les communautés.
14La colonisation britannique n’est évoquée que de manière très euphémisée avec trois officiers de marine portant une souris en cage à l’arrière de leurs vélos pour rappeler que les premiers migrants étaient des bagnards. Alors qu’ils devaient planter un drapeau en guise de prise de possession de la terre, il leur est finalement demandé d’allumer des feux d’artifice pour des raisons de correction politique. L’histoire de l’exploitation économique de la nature australienne est traitée ensuite sous la forme de trois figures stéréotypées : les « Ned Kelly », ces bandits de grand chemin des années 1870 qui utilisaient le bush pour se cacher et qui incarnaient la résistance à l’injustice britannique, les premiers colons qui développent l’industrie du métal, les fermiers et éleveurs. Apparaissent enfin des figurants en chemises à fleurs qui tondent le stade pour évoquer le rêve australien des années 1950 du pavillon avec barbecue.
15Le tableau dénommé Les arrivées illustre les différentes vagues d’immigration qui ont peuplé l’Australie, mais sans évoquer les années de « l’Australie blanche » où des privilèges d’installation sont accordés de 1901 à 1975 aux Anglo-Saxons et, plus généralement aux Européens. Nikki Webster peut alors revenir sur scène pour chanter Sous les ciels du Sud et Ensemble sur cette terre afin de fusionner tous les Australiens dans une même dévotion à la mère nature. Pour le final, Nikki et Djakapurra s’élèvent en l’air en se tenant la main et se retrouvent au milieu du fameux Harbour Bridge où avait eu lieu une marche de soutien considérable en faveur de la Réconciliation quelques mois plus tôt.
16Mais, le symbole le plus fort restera l’allumage de la vasque par la coureuse du 400 m Cathy Freeman qui a arboré deux drapeaux, celui de l’Australie et celui des Aborigènes, comme six ans plus tôt lors des Jeux du Commonwealth à Victoria (Canada). Ce geste, qui avait alors fait scandale, lui avait aussi valu le soutien de nombreux Australiens progressistes qui l’ont également soutenu lorsqu’elle avait osé prendre la défense de sa grand-mère qui faisait partie des « générations volées », ces enfants aborigènes arrachés à leurs familles pour être confiés à des missions religieuses. Sur le moment, le CIO n’a pas osé sanctionner ce geste politique de Freeman du fait de sa popularité, et il a même communiqué par la suite sur la contribution des Jeux de Sydney à la réhabilitation des Aborigènes. Il reste que l’institution lausannoise comme les organisateurs ont passé sous silence les revendications plus contemporaines des aborigènes d’Australie qui, dans leur grande majorité, vivaient alors dans la misère.
L’intégration tortueuse du trampoline
17Après le beach-volley et le mountain bike introduits à Atlanta en 1996, le trampoline et le triathlon sont deux autres exemples de disciplines en émergence dont le CIO veut récupérer la popularité tout en conservant le plein contrôle de leur structure organisationnelle.
18S’inspirant du filet de sécurité que les trapézistes utilisaient à l’occasion pour leurs acrobaties, l’étudiant américain George Nissen a mis au point en 1934, à l’âge de 20 ans, avec l’aide de son entraîneur Larry Griswold, son premier prototype de trampoline à partir d’une toile et de bandes de caoutchouc découpées dans une chambre à air de pneu. À trois reprises champion universitaire NCAA de gymnastique au titre de l’université de l’Iowa, il utilise son appareil de rebondissement pour s’entraîner car il peut s’exercer en sécurité à des figures complexes qu’il n’est pas capable nécessairement d’accomplir sur le tapis. Cette pratique rencontre en outre du succès auprès des enfants du camp des YMCA où il travaille l’été. À compter de 1937, son diplôme d’études commerciales en poche, il réalise une tournée promotionnelle pour vendre son engin dans les foires des États-Unis et les carnavals du Mexique. Il dépose alors la marque « trampoline », un terme inspiré de l’espagnol trampolín qui signifie plongeoir, et fonde en 1941, avec son entraîneur, la Griswold-Nissen Trampoline & Tumbling Company à Cedar Rapids (Iowa). Malgré les commandes de l’US Air Force qui utilise ses engins pour entraîner ses pilotes à s’orienter dans l’espace, sa société peine à se développer et Griswold lui revend ses parts pour se consacrer à ses propres démonstrations d’acrobaties qui le conduisent du show télévisé de Frank Sinatra jusqu’aux Folies Bergère à Paris.
19Prenant appui sur le succès du trampoline au sein de la Fédération américaine de gymnastique qui organise en 1947 ses premiers championnats nationaux, Nissen implante en 1956 une première usine en Angleterre dont il confie la direction à Terence Blake, un enseignant d’éducation physique qui avait présenté une démonstration de cette activité à la foire nationale de Grande-Bretagne cinq ans plus tôt. Tout après, il propose son matériel et sa discipline dans les milieux universitaires et gymnastiques d’Allemagne occidentale et de Suisse qui l’adoptent rapidement. Comme la FIG présidée par le Suisse Charles Thoeni rejette le trampoline qu’elle juge trop acrobatique à un moment où les gymnastes ne pratiquent pas encore le lâcher de mains aux barres parallèles ou asymétriques, les délégués des États-Unis, de l’Afrique du Sud et de six pays d’Europe occidentale fondent la Fédération internationale de trampoline (FIT) à Francfort-sur-Main. Peu après, Blake organise les premiers championnats du monde au Royal Albert Hall à Londres qui avait eu pour précédent la Nissen-Eterna Cup instituée à Wassen en 1958 par le gymnaste suisse Kurt Baechler. Est aussitôt adopté le système de notation dit « Système de rotation axial » du professeur américain de gymnastique Robert Bollinger qui, pour le reste du codage, s’est inspiré de celui de la FIG.
20Alors que René Schaerer, le nouveau président suisse de la FIT, a échoué en 1965 à faire reconnaître sa fédération par le CIO, l’URSS lance en 1973 la Fédération internationale des sports acrobatiques (FISA) avec la Pologne, la Chine, la RDA et la Bulgarie, qui regroupe l’acrosport, une gymnastique au sol avec chorégraphie et pyramides humaines, et le tumbling qui consiste en une succession de rebondissements acrobatiques sur une piste dynamique de 15 m de long. La stratégie du CIO consiste alors à instaurer une concurrence entre les deux FI pour obtenir in fine leur ralliement à la FIG. Aussi, la FISA est-elle reconnue comme fédération olympique en 1985 et la FIT en 1988 avec l’accord de la FIG. Cette dernière va plus loin en 1992 en plaçant André Guiesbuhler, l’assistant de son secrétaire général, à la tête du secrétariat général de la FIT. Le CIO peut alors annoncer en 1997 que le trampoline figurera au programme des Jeux de Sydney sous réserve que la FISA et la FIT fusionnent au sein de la FIG, ce qui fut réalisé l’année suivante. Le choix est alors fait d’épreuves se déroulant sur une seule journée entre seulement douze trampolinistes hommes et douze femmes. À Londres, en 2012, surviendra une modification importante avec la comptabilisation du temps de vol, grâce à un système électronique qui permet d’obtenir une note moins contestable. Les médailles d’or des sept éditions olympiques se répartiront entre Russes, Ukrainiens, Biélorusses et Chinois (dont le fameux Dong Dong médaillé d’or en 2012 et d’argent en 2016 et 2020), à l’exception de la Canadienne Rosannagh MacLennan en 2012 et 2016 et de la Britannique Bryony Page en 2024.
Le difficile apprivoisement du triathlon
21Alors que le CIO a fini par obtenir que les deux FI concurrentes de trampoline fusionnent avec la FIG, il n’est pas parvenu à obtenir du triathlon qu’il intègre, comme il l’aurait souhaité au départ, l’Union internationale de pentathlon moderne et du biathlon (UIPMB).
22Si des épreuves d’endurance combinant plusieurs sports comme la course à pied, la natation, le cyclisme ou même l’aviron existent en Europe et en Amérique du Nord depuis la fin du xixe siècle, il n’en reste pas moins que l’association swim-bike-run pour une triple distance de 800 m-8 km-8 km est apparue pour la première fois en 1974 à l’initiative du club d’athlétisme de San Diego. En 1978, le premier triathlon de longue distance est inauguré à Hawaï sous la forme d’un 2,4-112-26,2 miles qui est accompli par Gordon Haller en 11 heures 46 minutes 58 secondes et, l’année suivante, par la première femme, Lyn Lemaire, en 12 heures 55 minutes 38 secondes. Cette culture des Ironman et Ironwoman s’inscrit parfaitement dans l’air du temps de l’exploit personnel poussé jusqu’à ses limites vitales qui prévaut aux États-Unis depuis la présidence néolibérale de Ronald Reagan (1981-1989) jusqu’au gouvernorat de la Californie par le culturiste et acteur de cinéma Arnold Schwarzenegger (2003-2011). Mais cette quête de soi, au travers d’entraînements poussés et souvent quotidiens, concerne très vite l’ensemble des nations occidentales où se multiplient les triathlons de longue durée en Tchécoslovaquie (Plzen) et au Japon dès 1980, en Allemagne et en Belgique en 1981, à Nice en 1982 avec un premier reportage de la télévision publique (160 courses en France à peine quatre ans plus tard), et en Espagne en 1984.
23Alors même qu’une European Triathlon Union se structure en 1984, et que les FI de natation, de cyclisme et d’athlétisme voudraient bien profiter d’un tel engouement en intégrant cette discipline dans leurs propres structures, le président du CIO Samaranch tente en 1988 une première greffe olympique à partir de l’UIPMB qui est présidée depuis 1960 par l’un de ses fidèles, le général suédois Sven Thofelt. Mais, en 1989, les délégués de 35 fédérations nationales rejettent la tutelle de l’UIPMB pour fonder l’International Triathlon Union (ITU) et organisent les premiers championnats du monde sans omettre de préciser, dans leur acte constitutif, que leur but est bien d’intégrer le programme olympique. Pour cela, l’ITU rejoint à la fin de l’année 1989 l’AGFIS, et obtient en 1991 la reconnaissance de sa fédération. Le CIO lui signifie alors qu’elle doit améliorer sa diffusion dans le monde et son taux de féminisation, se rapprocher de l’égalité des prix distribués entre les hommes et les femmes, et soumettre ses compétiteurs au contrôle antidopage.
24Par ailleurs, le président Samaranch obtient la fidélité du président canadien de l’ITU Leslie McDonald qui est pourtant loin d’être issu du même monde social et sportif que lui. Né dans une famille de mineurs du nord-est de l’Angleterre, immigré à Vancouver en 1955, McDonald est un électricien de formation particulièrement actif en tant que syndicaliste. Connu mondialement pour ses prouesses en escalade en milieux naturels et en ski marathon, il a découvert sur le tard l’univers du triathlon et s’est investi dans son développement au point de devenir en 1984 le président fondateur de la fédération canadienne de ce sport. Coopté au sein du Comité olympique canadien, McDonald va finalement se révéler au début des années 1990 comme l’homme-lige du CIO en imposant, contre les partisans de l’Ironman, une version d’endurance moyenne (1,5 km en natation, 40 km en cyclisme et 10 km en course à pied). Il obtient en outre l’autorisation du drafting qui permet de profiter de l’aspiration des autres cyclistes, et qui rend la compétition plus spectaculaire, donc davantage télégénique.
25Comme l’illustre le cas du triathlon, le CIO n’hésite pas, lorsque nécessaire, à interférer dans le processus électoral d’une fédération internationale pour en conserver le contrôle. C’est ainsi qu’en 2000, il a menacé les délégués de sortir le triathlon du programme olympique au cas où Leslie McDonald ne serait pas reconduit à la tête de l’ITU. Les réformes mises en œuvre par ce dernier ont, en effet, suscité de nombreuses oppositions, notamment aux États-Unis, du côté des partisans de la culture de l’endurance de longue durée. L’offensive est venue de l’Ironman James P. Gills qui lance en 1990 sa propre franchise commerciale. Cet ophtalmologue de renom, qui a fait fortune en multipliant de par le monde ses cliniques d’opération de la cataracte, rachète la Hawaï Triathlon Corporation, dépose la marque Ironman, et crée sa propre fédération internationale qu’il dénomme World Triathlon Corporation. Face à cette offensive qui menace la stabilité de l’univers du triathlon, le CIO avait mobilisé en 1995 son fonds de solidarité olympique pour diffuser la pratique du triathlon dans les pays en développement, ce qui est une manière d’élargir la base des électeurs fidèles au président McDonald qui est finalement réélu. Lorsqu’il achèvera en 2008 son dernier mandat, sa successeure, la triathlète espagnole Marisol Casado, veillera sur son legs. Première vainqueure d’un triathlon en Espagne en 1984, elle était devenue membre du Comité olympique espagnol l’année même où Juan Antonio Samaranch a organisé les Jeux dans sa ville de Barcelone.
Le taekwondo : un pur produit de la guerre froide et de la diplomatie sud-coréenne
26Le cas du taekwondo est différent du trampoline et du triathlon dans la mesure où sa pérennisation, à la suite des premières démonstrations à Séoul en 1988 et à Barcelone en 1992, vise à hisser la Corée du Sud au même niveau d’intégration olympique que le Japon. Alors que le judo japonais figure en 1964 au programme des Jeux de Tokyo à la suite d’un processus de sportivisation de cette discipline largement impulsée depuis l’Europe occidentale, le taekwondo offre un exemple de sport devenu olympique suite à l’intervention de l’État sud-coréen dans le cadre d’une diplomatie délibérée d’influence culturelle. Comme la musique K-pop, les séries télévisées, la mode vestimentaire, les produits de beauté, les bandes dessinées (manhwas), la gastronomie (kimchi, bibimbap), ce sport promu par le régime militaire participe de la « Vague culturelle » (Hallyu) qui a transformé la Corée du Sud en un acteur majeur à compter des années 1990. Mais, son histoire ne peut se comprendre sans le relier à l’arrière-plan de la confrontation entre les deux Corée communiste et capitaliste depuis 1948.
27De fait, la fusion en 1955 des styles de combat des écoles locales en « voie du pied et du poing » (Tae kwon do) par le général sud-coréen Choi Hong-hi est d’abord un produit de la guerre froide menée par Séoul contre Pyongyang dans la mesure où il s’agit de préparer la population masculine au combat du type corps à corps. Mais, dans un second temps, la situation se renverse lorsque ce même Choi Hong-hi s’exile en Corée du Nord en dénonçant la dictature de Park Chung-hee (1961-1979), et y fonde en 1966 l’International Taekwon-Do Federation (ITF) qui tente très vite d’obtenir la reconnaissance du CIO. Le président Chung-hee réplique en confiant à l’ancien officier Kim Un-yong la mission de développer la version sud-coréenne du taekwondo dans le reste du monde et de la faire reconnaître par le CIO. Sur le modèle du Kodokan institué en 1882 par Jigoro Kano pour le judo, Un-yong fonde alors à Séoul en 1972 une école d’excellence dénommée Kukkiwon qui est aussi le siège de l’association nationale de taekwondo. L’année suivante, il établit la World Taekwondo Federation (WTF) et en organise les premiers championnats du monde. À deux reprises, toutefois, en 1979 et 1982, la commission du programme olympique rejette la candidature du taekwondo au motif que ce sport est partagé entre deux FI. Entre-temps, Un-yong constitue à Séoul en mai 1980 un « Conseil des Jeux Mondiaux » comprenant les sports non olympiques à l’occasion de la réunion annuelle de l’AGFIS dont il prend la présidence en 1986 à la suite du remuant Thomas Keller, le président suisse de la FISA.
28Après avoir joué un rôle essentiel dans l’attribution en 1981 des Jeux à sa capitale, il se rapproche du nouveau président du CIO Juan Antonio Samaranch qui le fait coopter en 1986, puis le promeut très rapidement comme membre de la commission exécutive en 1988 et vice-président en 1992. Jusqu’à la décision prise en septembre 1994 d’intégrer le taekwondo au sein des Jeux de Sydney 2000, ce ne sont plus ensuite qu’échanges de bons procédés et de récompenses typiques des pratiques de dons et de contre-dons entre dirigeants du sport mondial, mais aussi des nouvelles formes prises par les diplomaties sportives des États : ceinture noire honorifique octroyée en 1986 au diplomate catalan, médaille de commandant du mérite civil pour « sa coopération et son soutien aux Jeux de Barcelone » accordée en 1989 au président de la WTF, présence du taekwondo comme sport de démonstration en 1988 et 1992, organisation d’un « championnat international du centenaire du CIO » à Séoul en avril 1994 qui réunit les quatre pays ayant joué un rôle décisif dans la reconnaissance du taekwondo (Corée du Sud, Espagne, Australie, États-Unis). Du fait de son implication dans le scandale de Salt Lake City, Un-Yong n’est toutefois pas parvenu à se faire élire président du CIO face au chirurgien et régatier belge Jacques Rogge en 2001 (23 voix contre 59 au second tour) et il finira par être condamné en 2004 à deux ans et demi de prison pour détournement de fonds et corruption.
29Au cours de ses quinze années de campagne, outre la séparation politique de l’univers du taekwondo entre deux FI, Un-yong a dû lever d’autres obstacles qui concernent la violence intrinsèque de son sport, la faible présence des pratiquantes, la quasi-monopolisation des victoires par les combattants sud-coréens, ainsi que le peu d’intérêt pour cette discipline de par le monde. Pour garantir l’intégrité physique des concurrents, plusieurs équipements de protection sont mis en place : d’abord, dans les années 1980, les plastrons et les coquilles, les protège-tibias et avant-bras, un matelas souple au sol, puis, à compter de 2008, les gants et les protège-dents. Le chemin de la parité homme-femmes a connu un rythme similaire : ouverture des championnats du monde aux compétitrices en 1977, ratio d’un tiers de sportives en 1988, parité de fait en 1992 et au point de vue de sa réglementation en 2008. Pour accélérer la mondialisation du taekwondo, des quotas nationaux de participation seront instaurés qui permettront l’émergence de nouveaux pays médaillés comme la Grande-Bretagne, la Turquie, Taiwan, la France, le Mexique, l’Espagne, et même l’Afghanistan, la Jordanie ou la Côte d’Ivoire. Enfin, les juges sont incités à valider également les touches légères, à favoriser les coups de pied frontaux ou doubles, ou à sanctionner les compétiteurs passifs afin d’accroître la spectacularisation de ce sport et ainsi l’intérêt du public.
La cogestion de l’Agence mondiale antidopage par le CIO et les États
30À l’occasion du scandale du dopage qui a concerné l’équipe Festina dans le Tour de France en 1998, la démonstration est faite que l’action résolue de la police et de la justice peut se substituer à l’inaction du CIO et des FI. Sous la houlette de la Française Marie-Georges Buffet, alors ministre communiste de la Jeunesse et des Sports du gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002), et avec le soutien des autorités belge, italienne et canadienne, le gouvernement français a poussé à la création de l’AMA, à sa composition bipartite entre représentants du sport international et des gouvernements, et à son installation à Lausanne en novembre 1999. C’était là une formule opposée à celle imaginée par le président Samaranch à l’occasion de la conférence mondiale antidopage qu’il avait organisée au mois de février précédent, alors même que le CIO était emporté par le scandale de corruption de Salt Lake City. Son souhait était en effet de limiter la composition de cette organisation aux seuls membres du CIO et des FI, et de la positionner dans la ville lémanique. Pour en mieux marquer l’indépendance vis-à-vis du CIO, son siège sera déplacé à Ottawa en 2001, sur l’intervention de Marie-Georges Buffet et de Vivianne Reding, la commissaire européenne chargée de l’éducation, de la culture et du sport.
31La présidence jusqu’en 2007 en est confiée néanmoins à l’avocat d’affaires canadien Richard Pound qui est un membre-clé du CIO depuis son élection à la Commission exécutive en 1983. En dehors des présidents Samaranch, Rogge et Bach, il est en effet le membre le plus influent du CIO depuis sa cooptation en 1978 avec le soutien de son compatriote James Worrall jusqu’à son retrait en 2022 du fait de la limite d’âge à 80 ans. Il aura pris en charge quelques-uns des dossiers les plus importants et les plus sensibles du CIO : la négociation des droits télévisés entre 1983 et 2001, l’investigation du scandale de corruption de Salt Lake City, la direction des services olympiques de télévision OBS en 2014. Même s’il est un ferme soutien du président Samaranch, et si d’aucuns lui reprochent un certain nombre de conflits d’intérêts comme d’avoir été l’avocat de l’athlète canadien sanctionné pour dopage Ben Johnson, il s’est taillé ensuite une réputation d’incorruptibilité au sein de l’institution qui l’a probablement empêché d’en devenir le président en 2001.
32Entrée en activité en janvier 2000, l’AMA n’a joué qu’un rôle d’observateur à Sydney aux côtés de la commission médicale du CIO. C’était la première fois que des tests étaient réalisés avant les Jeux olympiques et que l’on a cherché à détecter l’EPO. Même si cette substance n’a été trouvée chez aucun athlète, ces Jeux ont marqué un tournant car neuf compétiteurs ont été disqualifiés à la suite de tests réalisés en amont des Jeux, onze juste avant leur départ pour l’Australie, huit sur place pour des stéroïdes ou des produits masquants : cinq haltérophiles (trois Bulgares, un Arménien et un Norvégien), trois lutteurs (un Allemand, un Mongol, un Norvégien), trois athlètes (deux Américains et une Russe), un rameur letton et une gymnaste roumaine. Il faudrait ajouter à cette liste la sprinteuse américaine Marion Jones privée en 2007 par le CIO de toutes ses médailles pour donner suite à l’affaire du laboratoire Balco, et le cycliste américain Lance Armstrong auquel est retirée sa médaille de bronze en 2013 après l’investigation menée par l’Agence antidopage des États-Unis (USADA). Il est à noter également que 27 athlètes chinois n’ont pas été sélectionnés au dernier moment par leur comité olympique.
La Chine en challenger des États-Unis et de la Russie
33En s’intercalant juste après les États-Unis et la Russie, la Chine et l’Australie repoussent l’Allemagne, la France et l’Italie aux 5e, 6e et 7e places. Les États-Unis continuent à capitaliser sur leurs points forts, la natation et l’athlétisme avec respectivement 14 et 7 titres sur un total de 37, tout comme la Russie avec ses 9 médailles d’or en gymnastique et 6 autres en lutte sur un total de 32 victoires.
34La production planifiée de la haute performance sportive par la Chine devient pleinement visible à Sydney car elle remporte presque deux fois plus de médailles d’or qu’à Atlanta (vingt-huit contre seize) qui se répartissent entre le plongeon et l’haltérophilie avec cinq titres dans les deux cas, le tennis de table et le badminton quatre, le tir sportif et la gymnastique trois, le judo deux, l’athlétisme (20 km marche femmes) et le taekwondo un. En les comparant aux quinze titres de Los Angeles du temps du boycott (dont cinq en gymnastique, quatre en haltérophilie et trois en tir sportif) et aux cinq autres de Séoul (deux en tennis de table, deux en plongeon femmes, un en gymnastique), on mesure à la fois combien la Chine a pris le relais des pays de l’Est et comment elle a ciblé de nouvelles disciplines comme le badminton et les sports de combat. Le ciblage concerne plus encore les sportives puisqu’elles gagnent plus de la moitié des médailles d’or du pays avec notamment quatre titres en haltérophilie, deux en judo et deux en plongeon.
35Le gouvernement chinois n’hésite pas non plus à recruter de tout jeunes athlètes sur la base de leur morphotype comme la véliplanchiste Yi Jian qui sera médaillée d’argent à Athènes en 2004. Le cas de Yao Ming (2,29 m), premier basketteur chinois à évoluer en NBA de 2002 à 2011, et sélectionné pour Pékin en 2008, est encore différent puisqu’il est le produit d’une décision politique des autorités sportives d’État qui ont organisé le rapprochement entre sa mère et son père qui étaient tous deux des basketteurs de grande taille et de haut niveau.
36La particularité de la Chine par rapport aux autres nations est le nombre supérieur de médailles d’or par rapport à l’argent (seize) et au bronze (quatorze), ce qui prouve son obsession pour la première place sportive, et aussi la fragilité de son système car les aléas sont nombreux en sport. Dès 1990, le gouvernement chinois avait pris le parti de multiplier des « usines à champions » sans particulièrement développer le sport amateur. Réparties dans les provinces du pays, ont ainsi surgi 4 000 écoles de sport pour les moins de 16 ans et plus de 200 écoles de haut niveau.
37Pour devenir une nation olympique hégémonique, il ne restera plus à la Chine qu’à accroître son nombre de médailles en athlétisme et en natation qui sont les chasses gardées des Américains. Quatre titres avaient déjà été remportés en natation femmes à Barcelone, mais elle en enregistre seulement un autre à Atlanta et à Athènes. En athlétisme, la Chine a commencé par des épreuves moins concurrentielles chez les femmes comme la marche (un titre en 1992, un autre en 2000) et les courses de fond (5 000 m en 1996, 10 000 m en 2004) mais elle créera la surprise à Athènes avec Liu Xiang sur 110 m haies hommes qui décevra à Pékin et à Londres du fait d’une blessure au tendon d’Achille.
Le redressement sportif de l’Australie après le désastre des Jeux de Montréal
38Pays hôte, l’Australie a débuté sa remontée dans la décennie précédente : 15e et 3 médailles d’or en 1988, 10e et 7 d’or dans 5 sports différents en 1992, 7e avec 9 d’or dans 6 sports différents en 1996, 4e et 16 d’or dans 11 sports différents en 2000, et ce seront 17 d’or en 2004 dont 7 en natation et 6 en cyclisme. C’est bien à domicile que ce pays est redevenu une grande nation en natation avec 5 médailles d’or et 9 en argent.
39L’absence de médaille d’or quatorze ans plus tôt à Montréal aura constitué un électrochoc national et accéléré la création en 1981 de l’Australian Institute of Sport (AIS) à Canberra. Des rapports avaient déjà été publiés en 1973 et 1975 qui pointaient le retard sportif australien et le sous-financement de la haute performance. Aussi, le gouvernement fédéral, avec le soutien des États, a-t-il nettement augmenté son soutien financier et investi l’AIS de la responsabilité des programmes pour les athlètes d’élite par-dessus les fédérations sportives nationales. Auteur du rapport de 1973 et premier professeur d’Australie en sciences du mouvement et du sport, John Bloomfield endossera la direction de l’AIS et de ce programme durant une décennie. En 2011, l’AIS sera investi de nouvelles missions de détection des talents et de soutien aux entraîneurs.
40Le modèle australien est à sa manière ultra-libéral car fondé sur une logique darwinienne de concurrence entre sports, et aussi entre athlètes, pour l’obtention de primes, et d’élimination de tous les défaillants. Une telle politique de production de la haute performance sportive sera reproduite quasiment à l’identique par la Grande-Bretagne, et dans une moindre mesure par la France à l’approche des Jeux de 2024.
Toujours 60 % de nations sans aucune médaille
41Le taux de nations sans aucune médaille tourne toujours autour de 60 % (119 délégations sur 199) et, de fait, au détriment des pays des Suds. Ceux qui montent pour la première fois sur l’une des marches du podium n’y parviennent souvent que dans des sports de force et de combat et très majoritairement grâce à des champions masculins : judo pour le Kirghize Aidyn Smagulov qui était encore Kazakh un an plus tôt, lutte pour l’Azerbaïdjanais Magomed Ibragimov naturalisé Macédonien à l’issue des Jeux d’Atlanta, taekwondo pour la Vietnamienne Trần Hiếu Ngân.
42Avec le bronze sur 100 m hommes d’Obadele Thompson qui est passé par l’université du Texas à El Paso, la Barbade ne fait que rejoindre d’autres pays caribéens déjà spécialisés dans les épreuves du sprint. Autonome au plan sportif avant son indépendance en 1962, la Jamaïque triomphe en 1948 et 1952 avec Arthur Wint, George Rhodes et Herb McKenley. Débarrassée de la tutelle impériale la même année, Trinité-et-Tobago surgit avec Wendell Mottley en 1964 et, bien plus tard, avec Ato Boldon en 1996. Fils d’un professeur d’histoire caribéenne et africaine du Guyana et d’une infirmière des Bermudes, lui-même diplômé en marketing et docteur en droit de l’arbitrage, Thompson se mariera en 2007 avec l’athlète Marion Jones, qui sera suspendue par la suite, et il fera campagne pour de nombreuses causes (antidopage, malades atteints d’asthme comme lui, droit des enfants pour l’Unicef).
43Le bronze en équitation au saut d’obstacles pour le Saoudien Khaled Al-Eid pourrait sembler l’évidence dans ce pays qui a une grande tradition équine. En fait, ce cavalier modeste qui élève des chevaux et enseigne l’équitation a dû partir s’entraîner en Belgique pour parfaire son art dans l’écurie dirigée par le Brésilien Nelson Pessoa qui n’est autre que le père de Rodrigo, le champion du monde 1999. L’argent sur 400 m haies hommes pour Hadi Soua’an Al-Somaily, qui a ensuite lancé la pratique de l’athlétisme dans son pays, a surpris également, même si cet athlète aux lointaines origines somaliennes est né dans les montagnes du sud de l’Arabie. Médaillé de bronze pour le Koweït en tir double trap hommes, l’officier Fahad Al-Deehani s’illustrera encore à Rio en 2016 mais de deux manières, d’abord en remportant l’or en tant qu’« athlète olympique indépendant », ensuite pour avoir refusé d’être le porte-drapeau de son pays banni des Jeux par le CIO à cause du comportement des dirigeants de son comité olympique.
La campagne de séduction de l’ONU par le CIO
44Une semaine avant l’ouverture des Jeux de Sydney, l’ONU adopte la « Déclaration du Millénaire » qui engage la communauté internationale à défendre, au niveau mondial, les principes de liberté et de dignité humaine, de démocratie et de droits humains, d’égalité et d’équité, de protection de l’environnement et de paix. À ce titre, elle accède à la demande formulée par le CIO d’y faire figurer un paragraphe sur le respect de la « Trêve olympique ». C’est l’aboutissement d’une décennie d’engagements financiers, techniques et humains de la part de l’organisation lausannoise alors même que les présidents Reagan et Bush senior ont drastiquement réduit la contribution financière des États-Unis au motif que cet argent alimente indirectement les caisses des « États voyous » (rogue states).
45Appuyé sur le réseau mondial de ses CNO et sur ses « olympiens », regroupés depuis 1995 en association mondiale, le CIO coopère avec le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) dans plus de trente pays : achat d’équipements, développement d’infrastructures sportives, offre de séances d’entraînement, organisation de rencontres sportives. Après Atlanta, le CIO a également collaboré avec le Programme des Nations unies pour le développement en soutenant des « Équipes contre la pauvreté » avec la participation de grands champions bénévoles comme Zidane ou Ronaldo. Les athlètes ont même lancé depuis le village olympique « un appel contre la pauvreté ».
46Le CIO a en outre signé en 1997 avec le Programme des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation un accord de coopération afin de « promouvoir un mode de vie sain par la pratique sportive et d’endiguer l’exode des campagnes » en implantant des équipements sportifs de base dans des pays démunis. Le CIO a aussi développé, conjointement avec l’OIT, des formations aux métiers du sport pour des travailleurs sortis de situations d’exploités ou d’anciens combattants, ainsi que des formations sur la prévention face à la drogue, à la violence et au stress professionnel.
47Usant d’un réseau de personnalités impliquées à l’international dans les champs sportif, politique, économique, ou culturel, le CIO est ainsi parvenu à imposer l’idée selon laquelle le sport et l’activité physique peuvent contribuer au développement humain. Les secrétaires généraux de l’ONU sont particulièrement recherchés et honorés par le CIO du temps de leur mandat et après. Ainsi, le Péruvien Javier Perez de Cuellar (1982-1991) est-il convié à rejoindre en 2000 le Comité d’éthique du CIO constitué pour mettre fin au scandale de corruption qui a affecté la réputation du CIO. L’Égyptien Boutros Boutros-Ghali (1992-1996) invite en 1995 le président Samaranch à s’exprimer devant l’Assemblée générale de l’ONU, un an après avoir déclaré 1994 « Année internationale du sport et de l’idéal olympique ». En 2000, il sera convié par Samaranch à rejoindre le Comité de direction de la Fondation internationale pour la trêve olympique.
48En février 2001, c’est au tour du conseiller fédéral suisse Adolf Ogi de devenir conseiller spécial pour le Sport au service du développement et de la paix (SDP) du secrétaire général de l’ONU Kofi Annan (1997-2006). Au bénéfice d’une personnalité aussi forte que clivante du fait de ses engagements conservateurs et de ses liens avec le lobby militaire suisse, il bénéficie du soutien du président Samaranch qui n’était pas parvenu à le coopter au sein du CIO quelques années plus tôt à cause de l’opposition de ses collègues au sein du gouvernement helvétique. Cet ancien moniteur de ski a connu une carrière exceptionnelle qui l’a conduit à la présidence de la Confédération helvétique à deux reprises en 1993 et 2000 : directeur d’un office de tourisme de station de ski, responsable de l’équipe nationale de ski, directeur administratif de sa fédération, député de l’Union démocratique du centre, major de réserve, vice-président de la FI de ski, directeur général des magasins suisses Intersport. En tant que conseiller spécial SDP, Ogi assume essentiellement un rôle de coordination des actions de l’ONU en matière de développement par le sport et de représentation du secrétaire général dans les grandes manifestations sportives internationales.
49Dans le document qu’il fait publier en 2003, Adolf Ogi affirme que « le sport est une école parfaite pour la vie, et que l’on peut y apprendre l’honnêteté, ainsi que le respect de soi-même et de l’adversaire » en reconnaissant toutefois, mais sans affronter pédagogiquement cette question, que le sport génère également de la violence, de la corruption, de la tricherie et de la discrimination. Tout se passe comme si le sport était naturellement éducatif, alors que tous les enseignants d’éducation physique et sportive savent, depuis un demi-siècle au moins, qu’il n’est pas aussi simple d’utiliser le sport pour transmettre des valeurs. De la même manière, l’éducation olympique présente très souvent des champions et des championnes comme des modèles à suivre sans se poser la question des injonctions à la réussite qui peuvent avoir des effets psychologiques négatifs, ou bien des normes ainsi produites dans la mesure où les athlètes qui réussissent sont rarement les plus engagés dans des causes progressistes.
50Le mandat d’Ogi prendra fin en 2007 au moment où la Suisse, qui finance le Bureau ad hoc établi à New York, rétrograde la place du sport dans la hiérarchie des actions de sa diplomatie d’influence. Hormis les deux conférences de Macolin de 2003 et 2005 et la proclamation de 2005 comme « Année internationale du sport et de l’éducation physique », les résultats se sont fait attendre. Mais, l’essentiel n’est pas là. La campagne de séduction de l’ONU par le CIO s’est transformée en une alliance de fait avec une amélioration de l’image des deux organisations. Elle aboutira en 2009 à l’attribution au CIO du statut d’usage, envié mais symbolique, d’observateur permanent auprès de l’ONU.
La promotion du chirurgien belge Jacques Rogge en chevalier de l’olympisme
51Jacques Rogge (1942-2021) est devenu le huitième président du CIO pour un mandat de huit années lors de la 110e session tenue à Moscou en juillet 2001. Son ascension a été extrêmement rapide puisqu’il était devenu membre du CIO seulement dix ans plus tôt et membre de la Commission exécutive en 1998. Comme son compatriote le comte Henri de Baillet-Latour en 1925, il a dû attendre le second tour pour être élu avec 59 voix face à 5 autres candidats.
52Première femme vice-présidente du CIO et candidate à sa présidence, la championne américaine d’aviron Anita DeFrantz est rapidement éliminée au premier tour, tandis que l’escrimeur et diplomate hongrois Pal Schmitt, qui deviendra quelques années plus tard le président de son pays, l’est au second. Le président sud-coréen Kim Un-yong de la FI de taekwondo (23 voix) est parti avec un handicap puisque, la veille de l’élection, il s’était vu infliger un blâme pour sa mauvaise gestion par la commission d’éthique. Quant à l’avocat d’affaires canadien Richard Pound (22 voix), pourtant à la tête de la puissante commission marketing, il avait contre lui d’avoir endossé le rôle du procureur dans la gestion du scandale de Salt Lake City et de s’être ainsi attiré de nombreuses inimitiés. Du fait de la réforme institutionnelle adoptée en 2001, Rogge sera en 2009 le premier président à être réélu pour quatre ans mais sans pouvoir prétendre à un troisième mandat.
53Pour son élection, il n’a pas seulement bénéficié du soutien de Samaranch, qui en a profité pour faire coopter son propre fils au même moment, il a su également capitaliser sur son pedigree et sur le réseau de fidèles dirigeants européens qu’il s’est constitué depuis la chute du Mur de Berlin. Il est devenu, en effet, en 1989, le président et fondateur du Comité olympique européen, un mandat qui lui a donné automatiquement accès à la vice-présidence de l’Assemblée mondiale des CNO et l’a mis en contact avec près de 200 dirigeants sportifs de par le monde. Il présente également un profil de champion et de dirigeant sportif bien sous tous rapports, et donc rassurant dans le contexte troublé qui a suivi le scandale de corruption dévoilé en 1999. Il est, en effet, un héritier du sportsmanship typique des membres du CIO depuis l’époque de Coubertin. Né dans une famille de la grande bourgeoisie de Gand, il pratique tous les sports de la classe de loisirs belge : le hockey sur gazon et le golf, le rugby avec à la clé un titre de champion national, et surtout la voile. Inscrit comme son père au Club royal de voile belge, il devient champion du monde cadets de Finn en 1959 et participe à trois reprises aux Jeux olympiques en 1968, 1972 et 1976. Passé par les écoles de Jésuites, diplômé en chirurgie orthopédique, il se voit remettre en 1965 le Trophée du fair-play par le président du Comité olympique belge (COB) Raoul Mollet.
54Ce dernier est un militaire, pentathlonien et professeur à l’Institut militaire d’éducation physique, cofondateur du CISM. Il va jouer un rôle essentiel dans le décollage de la carrière de Rogge qui devient président de l’Association internationale de Finn en 1979, chef de la délégation olympique belge aux Jeux olympiques de 1984 et 1988, président du COB en 1989, et membre de la commission médicale de la FI de voile en 1990. Son recrutement et sa promotion rapide par Samaranch s’expliquent, enfin, par la proximité de leurs points de vue sur le caractère désuet de la règle de l’amateurisme et sur le manque de formation en management et marketing des élites dirigeantes du sport. Si la presse a pu dire de Rogge qu’il était un ardent défenseur de la candidature de Pékin pour les Jeux d’été de 2008, il n’en reste pas moins qu’il va devoir gérer de lourds dossiers : le défi éthique que représente la réforme des institutions olympiques, les relations avec les FI plus que jamais portées au sécessionnisme, et les serpents de mer que sont la transparence financière, la responsabilité environnementale, les droits humains et la lutte antidopage.
Bibliographie
Cashman Richard, The Bitter-sweet Awakening. The Legacy of the Sydney 2000 Olympic Games, Sydney, Walla Walla Press, 2006.
Jefferson Lenskyj Helen, The Best Olympics Ever? Social Impacts of Sydney 2000, Albany, State University of New York Press, 2012.
Schaffer Kay et Smith Sidonie (éd.), The Olympics at the Millennium. Power, Politics, and the Games, New Brunswick, Rutgers University Press, 2000.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008