Chapitre XIX. Moscou 1980
L’URSS fragilisée par le boycott américain
p. 233-240
Texte intégral
1C’est un puissant tremblement de terre qui secoue le mouvement olympique et les médias lorsque le CIO, assemblé à Vienne en octobre 1974, fait connaître sa décision d’attribuer les XXIIe Jeux olympiques à Moscou, la capitale de l’Union des républiques socialistes soviétiques (USSR en américain, CCCP en russe). L’institution lausannoise n’a pas pour autant viré de bord, de la droite libérale-conservatrice à la gauche communiste. Sa ligne reste la même qu’au moment de la reconnaissance en 1951 du CNO soviétique : arrimer le monde communiste au mouvement olympique en le contrôlant de l’intérieur plutôt qu’en prenant le risque d’une séparation de la planète en deux univers concurrents.
2Qu’adviendrait-il en effet de l’universalisme olympique si l’URSS décidait d’imiter l’expérience, finalement sans postérité, des Jeux du Tiers-monde (GANEFO) lancés en 1963 à l’initiative de l’Indonésie, et récupérés un temps par la diplomatie chinoise ? Du fait du boycott américain, les Jeux de Moscou, qui auraient dû servir de pont olympique entre Est et Ouest, vont finir par symboliser le regel des relations internationales.
L’élection contre-intuitive de Moscou face à Los Angeles
3Comment comprendre que l’institution pour le moins libérale, sinon conservatrice, qui siège à Lausanne ait pu confier ses propres JO à un État qui joue le rôle de chef de file du communisme mondial ? Rappelons que l’URSS n’a pas seulement rejoint le mouvement olympique tardivement en 1951, elle a surtout œuvré farouchement contre le CIO durant les trois décennies qui ont précédé sa première participation en 1952 aux JO d’Helsinki. Les dirigeants soviétiques n’ont eu de cesse de dénoncer les Jeux olympiques comme des manifestations gangrénées par l’appât du gain et par les fureurs nationalistes. Plus encore, ils ont promu dans les années 1930 des contre-Jeux dénommés Spartakiades qui étaient censés rassembler les athlètes communistes du monde entier. En outre, à compter de leur intégration dans le mouvement olympique, on ne peut pas dire que les membres soviétiques du CIO et leurs alliés aient joué franc jeu. Au contraire, ils n’ont eu de cesse de constituer un bloc communiste suffisamment solide pour espérer, un jour, prendre le contrôle de l’institution lausannoise de l’intérieur.
4Alors pourquoi le camp occidental qui avait attribué ses voix à Montréal en 1966 ne les a-t-il pas données cette fois-ci à Los Angeles, Moscou obtenant 39 voix contre 20 dès le premier tour de scrutin ? Est-ce un nouveau mauvais tour joué par le président américain du CIO Avery Brundage à ses compatriotes à deux ans de la fin de son mandat ? Ou bien faut-il y voir des gages donnés à l’opposition communiste au sein du CIO et une sorte de diplomatie d’équilibre, voire une forme de neutralisation interne des différends politiques ? Une partie de l’explication réside aussi dans le contexte géopolitique global qui est celui de la Détente depuis la Crise des missiles à Cuba en 1963 jusqu’à l’ouverture de la conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe en juillet 1973.
Le boycott prémédité des États-Unis pour déstabiliser le régime soviétique
5En 2023, dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le président du CIO Thomas Bach déclarera que le boycott des Jeux de Moscou, dont il avait été privé en tant qu’athlète, n’avait en rien fait progresser la paix. À sa façon, il retrouve la propagande des États-Unis de l’époque qui justifiait le boycott américain comme une réaction graduée à l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques en décembre 1979.
6En janvier 1980, en effet, le président américain Jimmy Carter annonçait le boycott des JO organisés en URSS, suivi en cela par cinquante de ses alliés. Les archives de la CIA et du département d’État ont, depuis, révélé un autre scénario car ce boycott était prémédité depuis deux années par son conseiller à la sécurité Zbigniew Brzeziński. Avec le boycott, les Américains n’imaginaient pas obtenir de l’URSS qu’elle quitte Kaboul. Ils visaient plutôt à déstabiliser le régime soviétique à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières en dénonçant la situation faite aux dissidents russes et, plus généralement, en interpellant les opinions publiques de toute la planète sur le non-respect des droits humains par les dirigeants moscovites. De ce point de vue, ce fut un succès.
7Et pour ne pas que la main du gouvernement américain apparaisse derrière cette action, le président Carter avait menacé en secret le CNO américain pour qu’il en endosse la responsabilité. Une telle soumission de l’USOC à la volonté présidentielle, au nom de la sécurité nationale, est une première dans l’histoire olympique américaine. Elle s’accompagne aussi d’une instrumentalisation des dissidents soviétiques vivant aux États-Unis et d’une gestion sourcilleuse de l’opinion publique en accordant une attention privilégiée aux athlètes privés de Jeux auxquels le gouvernement propose des compétitions en guise de compensation : la Liberty Belle Classic pour l’athlétisme et un tournoi international sur invitation en gymnastique. Quant aux World Games organisés à Santa Clara en Californie en juillet 1981 par Kim Un-yong, autour de sports qui ne figurent pas au programme des JO, ils sont d’autant plus perçus comme une déclaration de guerre par le CIO que cette compétition a bénéficié du soutien officiel du président américain Ronald Reagan.
8En revanche, l’alignement diplomatique n’a concerné que la RFA, le Canada, Israël et des pays asiatiques de faible poids sportif, et il a jeté le trouble chez les alliés européens et mis en péril la Détente. En effet, ce fut sans la France de Giscard d’Estaing qui a joué de l’apolitisme du sport et de la figure fondatrice de Coubertin pour poursuivre sa diplomatie d’ouverture à l’Est, et sans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher. Intraitable avec les sidérurgistes, la « dame de fer » se serait inclinée devant l’affirmation d’indépendance de la très conservatrice BOA. Du côté de l’Asie Pacifique, le Japon s’est rallié à la dernière minute quand Pékin a immédiatement suivi Washington pour mieux réussir son ouverture au monde. Quant aux régimes philippin, sud-coréen et taïwanais, ils en ont profité pour accroître leur emprise dictatoriale sur leurs peuples et leurs CNO.
Un spectacle de masse à la gloire de l’URSS et de la paix communiste
9Les Jeux de Moscou introduisent une forte rupture dans la cérémonie d’ouverture en accordant 75 minutes au programme artistique libre contre moins de 10 minutes à Montréal, pour une durée totale record de 3 h 30 très loin de l’heure trente comptabilisée quatre ans plus tôt. La partie protocolaire autour de 20 minutes est le seul élément qui restera assez stable au fil des olympiades suivantes puisque la durée du défilé des athlètes va croître proportionnellement à l’augmentation du nombre de délégations, (de 83 à Rome à 169 à Barcelone en 1992 et 197 à Atlanta en 1996). Alors que le CIO entérine à Moscou le renoncement aux références les plus martiales avec le remplacement des coups de canons par des feux d’artifice, les autorités soviétiques ont fait appel à Iossif Toumanov, le célèbre metteur en scène du Bolchoï et des parades du Premier mai, pour chanter la gloire de l’URSS et chorégraphier avec emphase sa contribution à la paix olympique, à rebours donc de la modération idéologique exprimée à Munich en 1972 et à Montréal en 1976.
10Lors de son discours, Lord Killanin a beau rappeler que « ces Jeux appartiennent au Comité International Olympique » et demander de « concourir dans le véritable esprit de compréhension mutuelle, malgré toutes les différences de politique, de religion ou de race », les organisateurs mettent en scène une immense parade de propagande qui a pu impressionner les peuples alliés de Moscou, mais qui n’a sûrement pas eu l’impact souhaité dans le camp occidental. De fait, la chaîne américaine NBC n’a diffusé que des résumés de 5 à 10 minutes par jour au lieu des dix heures prévues, et l’impact médiatique en Europe occidentale est inégal. C’est que les fresques géantes produites par les 4 500 athlètes et par les masses de spectateurs grâce à des mosaïques de panneaux levés en l’air rappellent par trop le caractère totalitaire du régime soviétique.
11Après la cérémonie protocolaire et le défilé des athlètes, somme toute classiques, la première partie du programme artistique vise à célébrer « L’Amitié des peuples ». Les 16 000 participants dotés d’un demi-million d’accessoires enchaînent alors une danse universelle, des danses folkloriques consacrées à chacune des républiques composant l’Union soviétique, et la Kalinka, la chanson d’amour habituellement reprise par les Chœurs de l’Armée rouge, pour bien signifier la centralité et la suprématie de la Russie moscovite. La devise olympique « Plus vite, plus haut, plus fort » sert de titre à la deuxième section qui met en valeur les remarquables compétences en gymnastique de mille étudiants issus des instituts d’éducation physique soviétiques, et de dizaines de garçonnets déguisés en ours Misha et de petites filles dansant avec des poupées. Intitulée « Ô sport, tu es la paix », un vers repris de l’Ode au sport de Coubertin primée aux Jeux de 1912, l’ultime section veut illustrer la contribution de l’URSS à « la réalisation de la Détente » comme l’explique un membre du comité d’organisation.
12C’est ici que la fraternité socialiste rencontre l’olympisme dans toute sa plasticité idéologique. Portant des ballons, sur lesquels sont inscrites en plusieurs langues les paroles de cette Ode au sport, des acrobates se dirigent vers un mur d’images où est représenté un globe avec la ville de Moscou comme capitale mondiale. Le message de paix olympique lancé en direct depuis leur cabine par deux cosmonautes soviétiques observant avec enthousiasme la Grèce n’est pas sans rappeler que l’URSS a ouvert la voie à la conquête de l’espace avec le placement en orbite du satellite Spoutnik en 1957 et le premier vol au-delà de l’atmosphère le 12 avril 1961 par Youri Gagarine. De fait, la paix soviétique est aussi une victoire sur le capitalisme comme l’illustre le choix du dernier relayeur Sergei Belov, le capitaine de l’équipe de basket-ball victorieuse à Munich face aux États-Unis quatre ans plus tôt.
Le programme olympique figé par la guerre froide
13Les Jeux de Moscou n’ont guère été le lieu d’innovations en matière de programme olympique comme si la guerre froide avait figé le CIO et les FI désireuses de ne pas favoriser un camp plutôt que l’autre, en ajoutant ou en retranchant tel sport ou tel type d’épreuve. On signalera tout de même l’apparition d’un troisième sport féminin par équipes avec le hockey sur gazon qui, encore une fois, est un sport collectif où les contacts sont proscrits. On notera, sinon, l’apparition de deux nouvelles catégories de poids en judo, les super-légers en moins de 60 kg et les mi-légers en moins de 65 kg, ce qui est une manière de reconnaître l’importance de ce sport dont la diffusion dans le monde a fortement progressé et d’en saluer les vertus qu’on lui prête de respect de l’adversaire et des règles.
14Il en est tout autrement de la lutte gréco-romaine que le président Brundage avait cherché à exclure du programme olympique, n’en comprenant pas les règles qui sont à l’opposé du catch-as-can-catch américain ni l’intérêt de la conserver à côté de la lutte libre. Dès 1959, il avait multiplié les pressions en ce sens sur Roger Coulon, le président français de la FILA. Pour en éviter l’éviction, ce dernier a pu s’appuyer sur le soutien des pays de l’Est et de l’URSS qui récolte à elle seule 34 % des titres olympiques entre 1952 et 1988, dont plus de la moitié en gréco-romaine. Cette influence soviétique au sein de la FILA se marque par la proposition, rejetée par le CIO, d’intégrer le sambo qui est un mélange de jujitsu et de gymnastique militaire développé par la police politique depuis les années 1930, mais qui est peu pratiqué en dehors du monde soviétique. Si le sambo n’est pas devenu une discipline olympique, ni même un sport de démonstration, à l’occasion des Jeux de Moscou en 1980, c’est parce que le CIO de Lord Killanin ne veut pas offrir des médailles aux pays communistes sans qu’ils ne rencontrent d’opposition à l’Ouest et au Sud.
Le duopole de l’URSS et de la RDA mais le bras d’honneur du Polonais Kozakiewicz
15Du fait du boycott de 66 nations du camp occidental dont les puissances sportives américaine, japonaise et ouest-allemande, le tableau des médailles prend l’apparence d’une revue des talents sportifs des pays communistes. Il favorise, en outre, le retour de nations athlétiques en déclin comme l’Italie (5e contre 14e en 1976), la France (8e contre 15e, avec quatre médailles d’or en escrime et deux en judo), la Grande-Bretagne (9e contre 13e), l’Australie (15e contre 32e avec neuf médailles), le Danemark (16e contre 24e) ou l’Espagne (20e contre 30e), et l’intrusion de nouveaux venus comme le Brésil et l’Éthiopie 17e ex aequo avec deux médailles d’or et deux autres de bronze.
16Les 21 médailles au total de la Grande-Bretagne, quinze de l’Italie, 14 de la France ou 9 de l’Australie suffisent à mettre en exergue l’écrasante domination de l’URSS (80 médailles d’or sur un total de 195) et de la RDA (47 médailles d’or sur un total de 126). L’absence de la délégation américaine profite en natation hommes aux Soviétiques et en natation femmes aux Est-Allemandes, et en athlétisme à peu près équitablement à ces deux mêmes pays. Respectivement au 3e et 4e rang olympique avec huit médailles d’or, les Bulgares avec leurs lutteurs et haltérophiles ainsi que les Cubains avec leurs boxeurs paraissent très loin. Il en est de même pour la Hongrie (6e), la Roumanie (7e), la Pologne (10e), la Tchécoslovaquie (14e) et la Yougoslavie (15e).
17De ce chamboule-tout sportif causé par l’absence d’autant de délégations, il n’est pas aisé de faire émerger des champions d’exception. Vladimir Salnikov et Sergey Koplyakov pour la natation, Aleksandr Dityatin pour la gymnastique sont les gloires de l’URSS, tandis que Rüdiger Helm pour le canoë est la figure marquante de la RDA. On pourrait dire, sans rien enlever à leurs mérites, que le sprinteur italien Pietro Mennea, les judokas français Thierry Rey et Angelo Parisi, les athlètes britanniques Allan Wells sur 100 m, Steve Ovett sur 800 m, Sebastian Coe sur 1 500 m et Daley Thompson au décathlon ont eux aussi profité de l’aubaine des boycotts. La figure du sauteur à la perche polonais Władysław Kozakiewicz est là pour rappeler que les démocraties populaires et leurs concitoyens ne sont pas systématiquement alignés au plan sportif sur le grand frère soviétique.
18Né en Lituanie en 1953 de parents polonais revenus dans leur pays à la suite d’un échange de populations organisé par l’URSS, Kozakiewicz a adressé un bras d’honneur au public russe qui lui était hostile et soutenait son champion Konstantin Volkov, à l’issue de son concours de saut à la perche. Ce geste fera le tour de la presse internationale sauf dans les pays communistes. Protégé par son comité olympique qui y voit « un spasme musculaire » et par le président du CIO nouvellement élu Juan Antonio Samaranch, il sera élu « sportif de l’année » dans une Pologne qui secoue le joug de l’URSS depuis l’accession en 1978 de Karol Wojtyla à la papauté sous le nom de Jean-Paul II et la signature des accords de Gdansk en août 1980 entre le gouvernement et le syndicat Solidarnosc de Lech Walesa. Une fois passé en Allemagne de l’Ouest en 1985, il se verra refusé de participer aux Jeux de Séoul dans l’équipe ouest-allemande par le gouvernement de Wojciech Jaruzelski qui a demandé l’application en la matière du règlement de l’IAFF.
19Pour ce qui est des championnes, la palme revient aux nageuses est-allemandes Caren Metschuck, Barbara Krause et Rica Reinich trois fois médaillées d’or et respectivement âgées de 16, 21 et 15 ans. Après la chute du Mur, toutes trois se déclareront victimes du dopage d’État contrôlé par la police politique (Stasi). Leurs témoignages montreront à quel point elles ont souffert dans leur chair et tout au long de leur vie : malformation des ovaires, problèmes cardiaques, fausses couches à répétition, enfants handicapés.
20Pourtant, aucun cas positif n’a été mis en évidence lors des Jeux de Moscou. Cela s’explique par le fait que les athlètes recourant aux anabolisants en interrompaient la prise suffisamment en avance pour la remplacer par des prises de testostérone qui en prolongeaient les effets. L’expert en dopage du CIO Manfred Donike a démontré que 20 % des sportifs et des sportives auraient échoué au contrôle de la testostérone qu’il a testé lors des Jeux de Moscou, ce qui a conduit le CIO à inscrire cette substance sur sa liste en 1982. On notera en outre qu’un membre est-allemand et un autre soviétique figuraient au sein de la sous-commission de dopage et biochimie du Comité médical du CIO tandis que des agents du Comité pour la sécurité de l’État (KGB) se seraient infiltrés parmi les contrôleurs selon le journaliste d’enquête écossais Andrew Jennings.
Hockeyeurs du Zimbabwe, athlètes de Tanzanie et boxeur du Guyana
21C’est à Moscou que le Zimbabwe, la Tanzanie et le Guyana remportent leurs premières médailles olympiques. Ce fut très heureux dans le cas zimbabwéen car, une semaine avant la compétition, l’URSS se retrouvait seule en lice dans le tournoi de hockey sur gazon du fait du boycott des États-Unis et de leurs alliés qui entraîna la participation de seulement six nations. La Tanzanie, quant à elle, a profité des deux médailles d’argent sur 5 000 m de Suleiman Nyambui et sur 3 000 m steeple-chase de Filbert Bayi.
22Né dans une famille de pêcheurs des Grands lacs, repéré par les dirigeants de l’athlétisme local puis intégré dans l’armée nationale, Nyambui a bénéficié d’un recrutement par l’université du Texas à El Paso pour élever son niveau. Il consacrera sa retraite sportive à entraîner les athlètes du Bahreïn. Quant à Bayi, il a développé ses qualités de courses en parcourant chaque jour treize kilomètres pour se rendre à l’école. Après avoir quitté la compétition, il développera une fondation d’aide aux enfants pauvres avec le soutien financier du British Council, l’outil d’influence culturelle de la Grande-Bretagne. Sur le modèle d’autres pays latino-américains, le Guyana a pu compter sur une médaille en boxe de Michael Anthony (bronze) qui passera professionnel en 1982 et tentera de vivre de son art durant treize longues années.
L’habile ascension du franquiste Juan Antonio Samaranch
23Lors de la 83e session olympique tenue à Moscou en juillet 1980, Juan Antonio Samaranch (1920-2010) devient le septième président du CIO, dès le premier tour avec 44 voix. Vice-président depuis 1974, il l’emporte nettement sur son principal concurrent l’avocat et fameux joueur de bridge suisse Marc Hodler (23 suffrages). Président de la FI de ski depuis 1951, très investi dans AGFIS, ce dernier est un farouche partisan de l’abandon de la règle de l’amateurisme et il est celui qui révélera à la presse, à la fin de l’année 1998, le scandale de corruption entourant l’attribution des Jeux d’hiver 2002 à Salt Lake City. Les deux autres candidats n’ont joué qu’un rôle de figuration avec respectivement six et cinq voix : l’avocat et dirigeant d’entreprise James Worrall, qui est le président du comité canadien, et l’industriel allemand Willy Daume, qui est à la tête du comité olympique de la RFA malgré son passé nazi. C’est par acclamation que Samaranch sera reconduit comme président du CIO en 1989, 1993 et 1997.
24Lorsque Avery Brundage avait proposé sa candidature comme membre du CIO en 1966, sur les conseils du chancelier Otto Mayer, Samaranch n’avait que peu de titres sportifs à faire valoir que ce soit comme athlète ou comme dirigeant. En effet, durant ses études de commerce, il s’est essayé brièvement à la boxe amateure avant de pratiquer le hockey sur patins à roulettes (rink hockey) au sein du Real Club Deportivo Español, le club de la grande bourgeoisie barcelonaise. Ce sport confidentiel et mondain, souvent développé dans les casinos, lui permet de se construire, dès l’âge de 25 ans, une première réputation d’entraîneur et de dirigeant. Il rejoint dès 1950 le conseil exécutif de l’Association internationale de patinage à roulettes (AIPR, par la suite FIPR, et aujourd’hui World Skate), et en devient son vice-président quatre ans plus tard. C’est ainsi qu’il entre en contact avec Otto Mayer, le chancelier du CIO depuis 1946, et son frère Albert, tous deux des bijoutiers spécialisés dans la vente de montres de prix. Le premier est l’un des fondateurs de l’AIPR à Montreux en 1924 et son secrétaire tandis que le second, décoré avant-guerre par Mussolini, est le membre du CIO pour la Suisse et le maire très droitier de cette cité lémanique. En 1955, Samaranch contribue largement au succès des IIe Jeux méditerranéens à Barcelone et consolide donc son réseau sportif international du côté de la France, de l’Italie et du Proche-Orient. Ces premières responsabilités lui permettent d’intégrer en 1956 le Comité olympique espagnol, de représenter son pays comme chef de délégation aux Jeux olympiques, et de côtoyer les dignitaires du sport amateur adoubés par le gouvernement du dictateur Francisco Franco.
25Lui-même est un fidèle du régime franquiste et il déclarera à la mort du caudillo en 1975 que « Franco restera dans l’histoire comme l’un des chefs d’État les plus importants du xxe siècle, celui qui a apporté de nouveau la prospérité et la paix à l’Espagne ». On comprend ici pourquoi la carrière comme homme d’affaires et dirigeant politique de Samaranch est totalement effacée de la notice que lui consacre le CIO sur sa page Internet. Issu d’une famille enrichie par l’industrie textile, marié en 1955 à María Teresa Salisachs elle-même issue de la grande bourgeoisie industrielle catalane, il adhère très jeune à la Phalange (FET y de las Jons) qui est le parti unique conçu en 1937 pour contrôler la vie sociale et politique en Espagne et réprimer les oppositions. Il devient alors un protégé et un serviteur du régime dans sa période la plus punitive, d’abord comme responsable des sports au sein du conseil municipal de Barcelone fin 1954, puis comme député nommé et non élu (procurador) en représentation de la Catalogne aux Cortes en 1964. Avec le grand patron monarchiste Carlos Godó Valls, qui est à la tête du puissant quotidien La Vanguardia Española et du Real Club, il cofonde en 1963 le Salon nautique international de Barcelone qui va lui ouvrir les portes des yacht-clubs dans le monde entier.
26Sa cooptation comme membre du CIO en 1966, où il siège aux côtés de son compatriote catalan Pedro de Ibarra y Mac-Mahón baron de Güell, contribue à lui donner une stature de premier plan en Espagne où Franco en fait son délégué national pour l’éducation physique et les sports dès 1967, c’est-à-dire le responsable de la jeunesse du pays qu’il est chargé de mobiliser physiquement et spirituellement comme l’exprime la devise du moment à double sens sportif et politique : « Nous comptons sur toi » (Contamos contigo). Brundage le nomme l’année suivante chef du protocole du CIO, une fonction hautement stratégique qui le met au contact de tous les invités officiels des Jeux olympiques, qu’ils soient issus du monde économique, des médias ou de la politique, et le promeut au sein de la Commission exécutive en 1970.
27Toute l’habilité politique de Samaranch va s’exprimer au cours de la fin du règne de Franco, et durant la transition démocratique qui a suivi son décès. Nommé pour quatre ans en 1973 à la tête de la Députation provinciale de Barcelone, il lance en 1977 un parti de droite postfranquiste, la Concòrdia Catalana, qui échoue à présenter des candidats aux élections générales du mois de juin. Il négocie tout aussitôt, auprès du roi Juan Carlos Ier et de son premier ministre libéral-franquiste Adolfo Suárez, sa nomination à Moscou comme ambassadeur d’Espagne en URSS et Mongolie. C’est donc dans la capitale soviétique, où il est ambassadeur en titre pour l’Espagne, qu’il est élu président du CIO avec le double soutien, semble-t-il, de l’URSS et des États-Unis. La CIA y a mis toutefois une condition, qu’il abolisse la règle de l’amateurisme qui défavorise la délégation américaine sur le plan sportif.
Bibliographie
Gitlin Martin, The 1980 US Olympic Boycott. A History Perspectives Book, Ann Arbor, Cherry Lake Publishing, 2014.
Hulme Derick, The Political Olympics. Moscow, Afghanistan, and the 1980 US Boycott, Londres, Bloomsbury Academic, 1990.
Sarantakes Nicholas, Dropping the Torch. Jimmy Carter, the Olympic Boycott, and the Cold War, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.

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