Chapitre XVI. Mexico City 1968
Des Jeux sous contrôle militaire et masculin
p. 201-210
Texte intégral
1Après l’Australie en 1956 et le Japon en 1964, le choix du Mexique par le CIO lors de sa session à Baden-Baden en octobre 1963 semble confirmer qu’une nouvelle logique est à l’œuvre fondée sur la rotation des continents. Certes, la désignation de Mexico consacre un pays du Tiers-monde entré dans une phase de forte croissance économique mais qui reste sous la coupe des États-Unis. Certes, le « miracle économique mexicain » des années 1950 et 1960 n’est en rien comparable à celui du Japon, mais la croissance y est suffisamment soutenue pour garantir la réussite d’un tel événement-monde. Mais, il a pour terrible contrepartie la misère d’une large partie de la société mexicaine et la répression militaire. Ainsi, dix jours avant l’ouverture des Jeux, avec le soutien de la CIA, l’armée mexicaine ouvre le feu sur les étudiants et travailleurs rassemblés sur la place des Trois Cultures (Tlatelolco) et massacre pas moins de 300 manifestants. Le président américain du CIO Avery Brundage et la très grande majorité des chefs des délégations olympiques ne protestent pas, au motif de la neutralité du sport.
2Contre toute attente, les XIXe Jeux olympiques seront ceux où d’extraordinaires records sont établis en athlétisme, notamment à la hauteur avec Dick Fosbury et à la longueur avec Bob Beamon. Pourtant, les athlètes et les entraîneurs étrangers avaientdénoncé le fait que les futures compétitions se déroulent à une altitude de 2 200 m jugée alors néfaste pour les organismes. Mais ces records une fois dépassés et oubliés, il reste surtout, au plan politique, une image devenue iconique du xxe siècle tout entier : les poings gantés de noir des champions afro-américains Tommie Smith et John Carlos sur le podium du 200 m s’insurgeant contre les discriminations raciales au nom de la défense des droits humains.
Le choix évident du régime militaire mexicain
3En concurrence avec Detroit, Lyon et Buenos Aires qui recueillent respectivement quatorze, douze et deux voix au premier tour de scrutin, le choix de Mexico qui réunit une majorité de trente suffrages semble avoir relevé de l’évidence. C’est aussi le cinquième revers consécutif pour la ville de Detroit, qui, d’ailleurs, n’a toujours pas obtenu les Jeux à ce jour. Ayant fait fortune dans l’immobilier à Chicago, le président Brundage n’a rien fait pour soutenir cette autre ville des Grands Lacs qui est le siège de l’entreprise Ford et la capitale mondiale de l’automobile. Quant à la candidature de la ville de Lyon, il faut y voir l’une des vaines offensives menées par Maurice Herzog, le secrétaire d’État au sport du général de Gaulle, pour reprendre le contrôle du mouvement olympique perdu par la France depuis la démission forcée de Coubertin en 1925.
4Le choix de Mexico intrigue tout de même dans la mesure où cette capitale n’a guère l’expérience des grands événements sportifs internationaux et où sa délégation olympique occupe un rang très modeste depuis l’obtention de ses deux premières médailles en 1932. Assurément, c’est un geste en direction de l’Amérique latine dont les membres au sein du CIO ont toujours montré une très grande fidélité aux présidents du CIO de Baillet-Latour à Brundage. Quant au très faible score de Buenos Aires, il faut conclure à une consigne de vote donnée par le président du CIO lui-même contre la candidature argentine. En clair, sa préférence va à son collègue le général mexicain José Clark Flores, qui est à la tête du renseignement militaire sous l’autorité directe du président Adolfo López Mateos dont on découvrira bien plus tard qu’il était un agent de la CIA.
Folklore et propagande touristique en guise de cérémonie d’ouverture
5À Mexico City, les Jeux sont retransmis sur trois continents grâce à des satellites, et pour la première fois intégralement en couleurs. Des caméras portatives plus légères permettent aux cadreurs de s’approcher et de filmer athlètes et acteurs sous de nouveaux angles au point d’accroître l’implication émotionnelle des téléspectateurs.
6Pour ses Jeux qu’il présente comme « les premiers du Tiers-Monde », le régime de Gustavo Diaz Ordaz a souhaité adresser un message de modernité au reste du monde en confiant à l’athlète Enriqueta Basilio de Sotelo, la championne du Mexique sur 80 m haies, d’allumer la vasque olympique : elle devient ainsi la première femme à accomplir ce geste symbolique. Pour Roberto Casellas, l’un des membres du comité d’organisation, il s’agit de balayer un certain nombre de stéréotypes largement véhiculés par le cinéma hollywoodien comme la sieste sans fin des Indiens ou la représentation d’un pays sans cesse en proie à des révolutions. Le Mexique doit apparaître comme un pays du progrès et de la modernité en promouvant sa science et sa technologie notamment au travers de son architecture urbaine et des aménagements touristiques de ses campagnes et bords de mer. Les élites au pouvoir ont aussi veillé à cacher la misère derrière des visuels innovants (logotype, pictogrammes) qui envahissent la ville et la rendent multicolore.
7Le résultat fut ambivalent si l’on s’en tient à la presse qui n’a pas manqué de noter la présence des militaires dans le stade seulement dix jours après la répression de la place des Trois Cultures. Les vingt et un coups de canon suivis de la sonnerie de quarante trompettes marquent l’entrée du président de la République mexicaine dans le stade ; les cadets de l’école navale hissent le drapeau olympique dans le stade ; et encore trois autres coups de canon sont tirés pour signaler le début des compétitions. Peut-être parce que de nombreux pays viennent de connaître leur « Mai 68 », la très grande majorité des athlètes ne respectent plus le pas militaire même s’ils marchent encore en rang. Les clameurs du stade peuvent être aussi un moyen de mesurer l’état de l’opinion publique, par exemple quand les spectateurs ont vivement applaudi la délégation tchécoslovaque en signe de protestation contre l’invasion de ce pays par les troupes soviétiques.
8Pour promouvoir le Mexique comme une destination touristique accessible aux élites nord-américaines et ouest-européennes, les organisateurs avaient prévu de donner à la cérémonie une ambiance plus joyeuse qu’à l’habitude avec des lancers de ballons, des danseurs folkloriques qui accompagnent le drapeau, et la célébration de l’arrivée de la flamme par un orchestre d’anciens instruments mexicains. Mais si plusieurs pays ont fait le choix de défiler en costume traditionnel, c’est aussi pour affirmer leur identité nationale regagnée sur les anciens colonisateurs (Cameroun, Inde), voire pour contester l’hégémonie culturelle du costume occidental. De ce point de vue, le franc succès du porte-drapeau de la Mongolie ne mérite pas d’interprétation particulière sauf à y lire l’admiration du public pour l’étrangeté et l’altérité de son costume.
9Après bien des manœuvres dilatoires, Brundage et ses alliés ont fini par concéder la constitution de deux équipes allemandes aux Jeux de Mexico et de Grenoble lors de la Session de Madrid de 1965. Mais ils leur ont imposé des attributs symboliques similaires qu’ils ont neutralisés : des anneaux olympiques surimposés sur les mêmes deux drapeaux noir-rouge-or et un seul « Hymne à la joie » de Beethoven. C’est finalement à l’occasion des Jeux de Munich 1972, donc en terre ouest-allemande, que la RDA, et d’ailleurs aussi la RFA, sont autorisées à présenter pour la première fois deux équipes sportivement et symboliquement indépendantes.
Le bras de fer entre Brundage et l’AG des fédérations internationales sportives
10Dans le cadre de sa lutte contre le sport professionnel, le président Brundage continue à menacer le cyclisme et le football d’exclusion des JO si leurs FI ne créent pas des fédérations amateures indépendantes. L’Union cycliste internationale s’y résout en 1965 avec la création de la Fédération internationale amateur de cyclisme qui sera dissoute en 1997, tandis que la FIFA affirme timidement que seuls des joueurs amateurs participeront aux JO. Suit un ultimatum du CIO auquel la FI de football répond en proposant seulement de constituer une commission amateure en son sein. De même, l’Union internationale de pentathlon moderne (UIPM) est informée en 1964 que les compétiteurs qui participeraient au championnat militaire du Conseil international des sports militaires (CISM), une organisation considérée comme proche de l’OTAN, ne pourront pas passer les qualifications des Jeux olympiques car la grande majorité d’entre eux s’entraînent dans des camps militaires pendant de longues périodes.
11Les FI d’équitation, de tir et de yachting sont également sur la sellette à cause des prix en argent perçus par les compétiteurs (prize money). Brundage s’en prend également en 1966 à la Fédération internationale de basket amateur (FIBA) en lui reprochant de reconnaître aux États-Unis deux fédérations nationales de basket-ball, l’une amateure et l’autre professionnelle. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que vingt FI se rassemblent à Lausanne en 1967 pour fonder l’AGFIS qui sera présidée de 1969 à 1987 par Thomas Keller, le président suisse de la FI des sociétés d’aviron (FISA). Sans surprise, la commission exécutive du CIO refuse de reconnaître cette structure et rappelle que, lorsqu’une réunion conjointe a lieu avec les FI, c’est le CIO, et lui seul, qui décide de l’agenda.
La révolution de la natation féminine et la mise en retrait du judo
12En revanche, Brundage considère comme anormal que le judo disparaisse du programme de Mexico, tout en conservant son statut de sport olympique, par application mécanique de la Charte olympique (règle 30) qui limite le nombre de sports à dix-huit. Il est alors décidé en 1965 que le judo soit proposé pour les JO de Munich en 1972. La natation fait aussi exception avec deux nouvelles épreuves masculines sur 100 m, en brasse et en papillon, à la suite de quoi plus aucune modification ne sera apportée jusqu’à l’introduction du 50 m nage libre en 1988. Mais c’est surtout en matière de natation féminine que l’année 1968 est révolutionnaire avec l’ajout de six nouvelles épreuves en 200 m et 800 m nage libre, en 200 m papillon et 200 m dos, en 100 m brasse, et en 200 m quatre nages. Pour le reste, une nouvelle épreuve de tir est instaurée pour les hommes : le skeet qui est une activité avec fusil de chasse sur des plateaux d’argile en mouvement.
13Comme sport de démonstration, les organisateurs mexicains ont choisi la pelote basque, popularisée dans toute l’Amérique latine du fait de la colonisation espagnole puis de l’émigration des Basques, ainsi que le tennis. Dans ce cas, ce fut sous la pression de la fédération américaine de tennis (USLTA). Cette dernière manœuvre depuis 1963 car elle compte sur la réintroduction du tennis aux JO pour résister aux avancées du tennis professionnel aux États-Unis. Mais elle trouve sur sa route Brundage qui est d’autant plus réservé que la FI de tennis vient d’approuver en mars 1968 l’entrée dans l’ère professionnelle dite « Open ». Le président du CIO s’est d’ailleurs efforcé de freiner le succès du tournoi mexicain en limitant les engagements à quatre hommes et quatre femmes pour les simples, comme pour les doubles unisexes et mixte. Mais il n’a pas eu le dernier mot car, au final, les organisateurs ont convié 46 champions et championnes provenant de 15 nations différentes.
Un cru américain exceptionnel
14Entre les Jeux de Melbourne 1956 et ceux de Barcelone 1992, et si on met à part le cas de Tokyo 1964 où la délégation soviétique totalise davantage de médailles mais moins de premières places, c’est seulement à Mexico City que les États-Unis montent sur la première marche du podium avec 45 médailles d’or (dont un tiers revient à leurs sportives) contre 29 à l’URSS. Les Américains en affichent 107 au total et les Soviétiques 91. La domination de ces deux nations est écrasante puisqu’elles remportent plus de la moitié des 133 breloques en or.
15Le triomphe des États-Unis repose essentiellement sur leurs 21 premières places en natation et 15 en athlétisme qui sont les sports les plus médiatisés, auxquelles s’ajoutent 2 médailles d’or en plongeon, en voile et en boxe, et 1 au tir, en équitation et en basketball masculin. Dans la continuité de Mexico 1964, les réussites des Soviétiques se répartissent plutôt équitablement entre 5 médailles d’or en gymnastique, 3 en athlétisme, en escrime, en boxe, en haltérophilie et en lutte, et 2 en canoë, en tir et en volley-ball, et 1 en équitation, en voile et en aviron.
16Les multimédaillés de Mexico sont le gymnaste russe Mikhail Voronin avec deux médailles d’or et cinq d’argent, et surtout ses deux concurrents japonais Akinori Nakayama, qui obtient quatre médailles d’or, une d’argent et une de bronze, et Sawao Katō avec trois or et un bronze. D’ailleurs, le Japon s’impose dans le concours par équipes. On notera aussi les performances de l’escrimeur hongrois Győző Kulcsár et des nageurs est-allemand Roland Matthes et australien Michael Wenden, tous trois victorieux par deux fois. Côté américain, on retiendra les noms de Mike Burton et Charles Hickcox en natation, de George Foreman en boxe, et d’Al Oerter médaillé d’or pour la quatrième fois consécutive au lancer du disque. Ce dernier se reconvertira comme peintre abstrait et financera, peu avant de décéder en 2006, Art of the Olympians qui promeut les valeurs olympiques au travers des œuvres d’art des anciens athlètes et parathlètes olympiques. En athlétisme, les vedettes masculines de ces Jeux de Mexico sont avant tout les champions américains Jim Hines, Tommie « Jet » Smith et Lee Evans, qui affolent les premiers chronomètres électroniques avec respectivement 9 secondes 95, 19 secondes 83 et 43 secondes 86 aux 100, 200 et 400 m. Du côté des championnes, on relève les noms de Vera Caslavska quatre fois médaillée d’or en gymnastique et de natation, et de la nageuse américaine Deborah Mayer.
17Viennent ensuite les Japonais avec six médailles d’or en gymnastique, quatre en lutte, et une en haltérophilie, toutes remportées par des hommes dans des disciplines de force, ce qui en dit long sur l’effacement des femmes dans le sport et la société nipponne. La lutte et l’escrime expliquent pour moitié la quatrième place des Hongrois avec dix médailles d’or, tandis que les premières places de la RDA sont dispersées entre l’athlétisme, l’aviron, la boxe, l’escrime et la natation, chacune de ces deux démocraties populaires ne hissant en haut du podium qu’une seule athlète. Devant la Tchécoslovaquie, la RFA, l’Australie et la Grande-Bretagne, la France doit sa sixième place avant tout aux quatre médailles d’or remportées par ses pistards Daniel Morelon, Daniel Rebillard et Pierre Trentin, auxquels on adjoindra Jean-Jacques Guyon en équitation, l’équipe masculine de fleuret et Colette Besson sur 400 m.
18Ces derniers seront reçus à l’Élysée par le général de Gaulle qui leur remet la légion d’honneur. Ils constituent la troisième promotion sportive promue par le chef de l’État après celles de novembre 1966 et de février 1968. Jusque-là, les sportifs français n’avaient que rarement été honorés d’un ruban rouge, et, dans tous les cas, à titre individuel et en fin de carrière. Tout a changé avec Maurice Herzog puisque pas moins de 21 sportifs sont distingués entre 1958 et 1966. Le général de Gaulle tient à décorer cette jeunesse-modèle, combative sur les terrains de sport et qui fait rayonner la France dans le monde, comme une sorte d’envers de la « chienlit » qu’il dénoncera en mai 1968. Il invente ainsi une tradition républicaine qui sera amplifiée par les présidents François Mitterrand et Jacques Chirac, et jamais abandonnée depuis lors.
Les records surprenants de Dick Fosbury et de Bob Beamon
19Alors que les polémiques allaient bon train dans le milieu des entraîneurs, au moment de la désignation de Mexico, sur l’impossibilité pour les athlètes de supporter le manque d’oxygène à 2 200 m d’altitude, de nombreux records ont été battus dans toutes les courses jusqu’au 400 m, y compris sur les haies et en relais, mais aussi au triple saut à plusieurs reprises durant le concours. Bob Beamon, avec un record personnel à 8,33 m, franchit 8,90 m à la longueur et Robert Seagren atteint 5,40 m à la perche, améliorant les tablettes mondiales respectivement de 55 cm et de 30 cm. Pour Seagren, on y verra la première utilisation de perches en fibre de verre, et pour Beamon, le niveau extrêmement relevé du concours avec plusieurs athlètes capables de battre le record du monde.
20Les experts, qui ont bien noté la dégradation des performances dans les courses de fond et de demi-fond, en viendront à réviser leurs croyances grâce aux travaux des physiologistes qui démontrent les effets de l’altitude sur la hausse des globules rouges dans le sang, et donc du volume d’oxygène vers les muscles. Depuis, les séances d’entraînement dans des camps d’altitude expérimentés en 1968 par les Français à Font-Romeu ou par les Suisses à Saint-Moritz sont devenues la norme. À la fin des années 1990, apparaîtront les tentes hypoxiques (altitude tents) qui permettent d’améliorer les performances sans avoir à se rendre en haute altitude.
21Né dans le quartier miséreux de South Jamaica à New York, Beamon a pu intégrer un collège professionnel de la North Carolina University grâce à ses performances sportives, puis bénéficier d’une bourse à la University of Texas à El Paso. Diplômé en sociologie de la Adelphi University de New York, il deviendra entraîneur à San Diego et participera à certains programmes d’éducation par le sport développés par le culturiste Arnold Schwarzenegger alors gouverneur républicain de Californie. L’autre recordman d’exception, Dick Fosbury, est né dans une famille de la classe moyenne blanche de l’Oregon. Il a renversé les codes avec un saut en hauteur à 2,24 m à la technique inédite car réalisé dos à la barre en levant les deux jambes en dernier. Jusqu’alors, on avait sauté de face jambes groupées ou en ciseau, puis étaient apparus le rouleau costal et le rouleau ventral. Certes, il y avait eu aussi le cas de Yuri Stepanov qui avait battu le record du monde à 2,16 m en 1957 grâce à ses « semelles tremplin » de près de 4 cm d’épaisseur, mais l’IAFF avait réagi en limitant leur épaisseur à 12,7 mm. Ce dernier se suicidera à l’âge de 31 ans dans des circonstances non élucidées à ce jour.
22Quant à Fosbury, son saut a d’abord été refusé, puis accepté après vérification qu’aucun règlement ne l’interdisait. Le « Fosbury flop » sera bientôt adopté par les sauteurs en hauteur du monde entier. Après avoir été réformé pour raison médicale au moment de la guerre du Vietnam, Fosbury fera carrière comme ingénieur civil avant d’être sollicité en 2007 pour présider l’Association mondiale des olympiens (AMO) et pour rejoindre le club des « Champions de la Paix » de l’ONG monégasque Peace and Sport.
Les poings gantés de noir de Tommie Smith et de John Carlos
23Mais ce sont avant tout Smith et son compère John Carlos qui vont faire irruption sur les écrans de télévision et entrer dans l’Histoire. Le 17 octobre 1968, les deux coureurs de 200 m créent la stupéfaction dans le stade en levant leurs poings gantés de noir. Ils baissant la tête devant le drapeau américain, portent un lacet autour du cou qui rappelle les pendaisons d’esclaves, et ont déposé leurs chaussures au pied du podium en signe de pauvreté. Visionné en direct par des dizaines, sinon des centaines de millions de spectateurs, leur geste est devenu iconique et l’image qui les a sacralisés figure parmi les dix photographies qui ont marqué le xxe siècle selon les grands magazines spécialisés américains.
24S’ils sont passés à la postérité et ont permis à la cause des Afro-Américains d’être mieux connue dans le monde entier, Smith et Carlos ont néanmoins payé cher leur engagement. Exclus de l’équipe américaine, bannis du stade olympique, ils n’ont jamais réussi à se faire employer à hauteur de leurs compétences en athlétisme. Leur reconnaissance n’est survenue que tardivement : les étudiants du campus de San José leur dédient une gigantesque statue en 2005 ; leur réception à la Maison Blanche par le président américain Barack Obama date de 2016 ; leur entrée dans l’US Olympic Hall of Fame ne survient qu’en 2019 ; et ils n’ont toujours pas la place qu’ils méritent au Musée olympique de Lausanne. Le kneeling (agenouillement) du joueur de football américain Colin Kaepernick en 2016 au moment de l’hymne américain qui ouvre les matches de la National Football League, que le président Donald Trump a immédiatement dénoncé, est bien la preuve que leur combat pour l’égalité raciale n’est pas terminé.
25Les deux champions de l’université de San José, surnommée « Speed City » du fait de la réputation de ses sprinters, réclament l’égalité interraciale dans le sport, dans le reste de la société américaine et dans le monde. Inspiré par le boxeur Mohamed Ali, leur combat s’inscrit dans le contexte du mouvement pour les droits civiques et des révoltes étudiantes de l’année 1968. Sur le podium, l’athlète australien Peter Norman porte lui aussi le badge de leur Olympic Project for Human Rights (OPHR) : son geste lui vaudra de n’être plus jamais sélectionné dans l’équipe olympique de son pays et il vivra en paria en Australie jusqu’à son décès en 2006. À l’origine de ce geste si performatif et télégénique, il y a leur entraîneur et professeur Harry Edwards, un sociologue formé à Cornell University et un temps passé dans la mouvance de Malcom X, qui a conçu l’OPHR sur le campus de San José. Dans sa thèse qu’il publiera l’année suivante, Edwards a théorisé « la révolte des Black Athletes » et encouragé les familles noires à pousser leurs enfants à faire des études plutôt que du sport afin de lutter contre les préjugés et gagner des positions prestigieuses dans la société américaine. « L’athlétisme à l’université, déclare-t-il, est un des seuls lieux où les Noirs peuvent rivaliser à égalité avec les Blancs. Ils doivent s’en servir pour déclencher des réformes éducatives qui profiteront à l’entière communauté noire américaine. »
26Depuis l’automne 1967, les athlètes de l’OPHR appellent à boycotter le meeting du raciste New York Athletic Club. Ils réclament aussi l’exclusion de l’Afrique du Sud des Jeux (qu’ils ont obtenue) et la démission du suprémaciste président américain du CIO Avery Brundage. Comme leur maître à penser Harry Edwards, qui a théorisé et orchestré leur mouvement, Tommie Smith et John Carlos sont même prêts à boycotter les Jeux de Mexico. Mais, leurs camarades hésitent. Sur le podium du 400 m, Lee Evans, Larry James et Ron Freeman brandissent furtivement le poing en portant le béret noir des Black Panthers. Bob Beamon ose des chaussettes noires tandis que le boxeur George Foreman se laisse entraîner à arborer le drapeau américain. Il reste que, jamais, les Black Athletes n’ont songé à impliquer les sportives afro-américaines dans leur combat.
Boxeurs camerounais et ougandais, lutteurs mongols
27À Mexico, 68 comités nationaux olympiques sur 112 (61 %) n’ont obtenu aucune médaille. Que ce taux ne descende qu’à 55 % à Tokyo en 2021 suffit à montrer combien la conquête des podiums olympiques ne va pas de soi, en particulier pour les pays les plus pauvres de la planète. De fait, les pays asiatiques et africains devenus indépendants au cours des années 1950 et 1960, mais également les pays latino-américains et les États-insulaires des Caraïbes ou du Pacifique ne décrochent leurs premières médailles que dans des sports qui nécessitent peu de technologie ajoutée comme les sports de force et de combat ou bien les courses de fond et de demi-fond. Les seules exceptions concernent les pratiques des élites sociales comme la voile ou la natation.
28Après n’avoir engagé qu’un seul représentant en 1964, le Cameroun obtient sa première médaille grâce à l’argent du boxeur Joseph Bessala déjà champion d’Afrique par deux fois. Immédiatement après les Jeux de Mexico, il commencera une carrière professionnelle d’une dizaine d’années, suivant en cela l’exemple de bien des champions olympiques de boxe à commencer par Mohamed Ali, titré à Rome en 1960. L’Ouganda, en revanche, est au bénéfice d’une plus longue participation olympique puisque sa délégation apparaît pour la première fois en 1956 en tant que protectorat britannique. Mais c’est également en boxe que ce pays connaît ses premiers podiums avec l’argent pour Eridadi Mukwanga qui a découvert ce sport très jeune, et le bronze pour Leo Rwabwogo qui remportera aussi l’argent à Munich. Tenté en 1968 par une carrière professionnelle aux États-Unis qui échouera suite à l’intervention de son gouvernement, Rwabwogo deviendra entraîneur dans le club des mines de cuivre et de cobalt de Kilembe où il avait débuté. Sa fin de vie miséreuse suscitera un élan national de solidarité en faveur de sa vaste famille.
29Pour sa deuxième participation après les Jeux de Tokyo 1964, la Mongolie remporte ses premières médailles en lutte libre qui, contrairement à la gréco-romaine proscrivant les prises au-dessous de la ceinture, permet à toutes les luttes ancestrales de s’exprimer. L’argent revient à Jigjidiin Mönkhbat et le bronze à ses trois compatriotes Chimedbazaryn Damdinsharav, Danzandarjaagiin Sereeter et Tömöriin Artag. Héros du travail de Mongolie, honoré d’un timbre l’année suivant sa médaille et d’une statue trois ans après son décès en 2018, Mönkhbat aura pu voir son fils Davaajargal intégrer le plus au niveau professionnel des combats de sumo au Japon sous le nom de Hakuhō Shō. Fils d’un prêtre, décoré du titre de professeur du peuple de Mongolie, Chimedbazaryn deviendra, lui, entraîneur de l’équipe de lutte mongole aux Jeux olympiques de 1980 à 2004. Quant à Danzandarjaagiin, nommé « professeur du peuple de Mongolie » et maître des sports, il intégrera dans un premier temps la police au ministère de la Sécurité. Diplômé en 1973 de l’Institut d’éducation physique d’Oulan-Bator, il sera promu entraîneur national avant d’être recruté par la Chine en 1990 pour hausser le niveau de ce pays en lutte olympique. D’une force peu commune dans sa jeunesse, Artag a été repéré à l’occasion de son service militaire et il deviendra lui aussi entraîneur après sa retraite sportive.
Caslavska et Zatopek en opposants du régime tchécoslovaque
30Récompensée de quatre médailles d’or (sol, saut de cheval, barres asymétriques et concours général), et de deux médailles d’argent (poutre et par équipes) après ses trois titres à Tokyo, la gymnaste tchécoslovaque Vera Caslavska manifeste son opposition à l’invasion de son pays par l’URSS en détournant volontairement le regard au moment où est joué l’hymne en l’honneur de ses concurrentes soviétiques. Elle a d’autant plus reçu le soutien du public mexicain qu’elle a choisi la danse du chapeau de Guadalajara (Jarabe Tapatío) comme musique pour ses exercices au sol et qu’elle s’est mariée à Mexico avec le coureur de demi-fond Josef Odlozil. Quelques mois plus tôt, aux côtés de Zatopek et de son épouse Dana, elle a fait partie des signataires du « Manifeste des 2 000 mots » qui dénonce de manière virulente la direction communiste du pays. Craignant d’être arrêtée, elle s’est réfugiée dans les montagnes de Moravie où elle s’est entraînée comme elle a pu, avant d’être appelée au dernier moment à rejoindre la délégation tchécoslovaque à Mexico.
31Du fait de la normalisation du régime, elle ne pourra plus voyager par la suite à l’étranger, ni même se produire dans des manifestations sportives dans son propre pays. À la fin des années 1980, elle aurait été autorisée à travailler comme entraîneuse au Mexique à la suite de menaces du gouvernement mexicain de cesser ses exportations de pétrole vers la Tchécoslovaquie. Sa réhabilitation surviendra durant la révolution de Velours puisque Vaclav Havel la recrutera comme sa conseillère pour les affaires sportives et sociales, et qu’elle deviendra présidente de son comité olympique en 1990 et membre du CIO en 1995.
32Zatopek fait également partie des victimes de la répression communiste. Ses voyages à l’Ouest lui ont permis d’expérimenter la liberté et de comprendre à quel point son pays a pris du retard sur le plan économique et politique. Alors que les chars soviétiques sont entrés dans Prague, il n’hésite pas à prendre la parole publiquement et à la radio pour demander l’éviction de l’URSS, et des démocraties populaires qui lui sont alliées, des prochains Jeux olympiques de Mexico. Il sera bientôt exclu de l’armée et relevé de ses fonctions de directeur des sports au ministère de la Défense, affecté dans une compagnie minière loin de Prague, et obligé en 1971 d’avouer ses « erreurs du passé ». Il sera autorisé en 1977 à revenir dans la capitale mais pour occuper un poste subalterne au ministère des Sports et ne devra sa réhabilitation qu’à Vaclav Havel en 1990. Malgré cela, et sans qu’il soit possible pour l’heure d’y voir bien clair, son image reste contrastée en Tchéquie où on lui reproche d’avoir signé une lettre dans la presse désapprouvant le comportement de la dissidente Milada Horakova deux jours seulement après l’exécution de cette dernière, et d’avoir peut-être collaboré avec la sécurité d’État.
Les lenteurs de la Commission médicale du CIO en matière d’antidopage
33La mort du cycliste danois Jensen lors des Jeux de Rome en 1960 a seulement provoqué la mise en place d’un Comité médical au sein du CIO l’année suivante. Il faudra attendre encore le décès du cycliste britannique Tom Simpson en pleine ascension du mont Ventoux sur le Tour de France 1967 pour que le CIO lance ses premiers tests de dépistage aux Jeux d’hiver à Grenoble et d’été à Mexico en 1968 pour certaines amphétamines, et aux Jeux de Montréal en 1976 pour les stéroïdes. Sur les 86 tests de Grenoble, les 668 réalisés à Mexico, un biathlète suédois et un pentathlonien suédois ont été pris pour une consommation d’alcool trop élevée.
34Un décathlonien américain qui avait participé à ces Jeux considérait qu’environ un tiers des athlètes avait eu recours à des stéroïdes anabolisants et l’un des médecins de l’USOC affirmait alors que les meilleurs champions devaient absolument en prendre pour rester dans la course. Quant au journaliste américain Bil Gilbert, il écrira en 1969 que la décision de se doper pouvait provenir autant des athlètes eux-mêmes que de leur entourage, et que les Jeux olympiques de Mexico avaient servi de plateforme d’échanges de produits dopants comme lors des éditions précédentes, mais cette fois-ci pour des substances jugées indétectables.
35Cette question du dopage s’inscrit dans une rivalité scientifique beaucoup plus large entre les puissances américaine et soviétique qui se mesurent au travers du nombre de médailles remportées. Si les dirigeants du bloc socialiste ont pu soutenir la prise de produits dopants, les autorités américaines ont peu mis la pression sur leurs organisations sportives nationales pour qu’elles accroissent leur politique antidopage.
36Le CIO a promulgué au milieu des années 1960 sa propre liste de substances interdites sur le modèle des législations antidrogue développées par les États et il a aussi copié les procédures employées par les justices d’État. À de rares exceptions près, les gouvernements ont concédé au CIO de pouvoir gérer les cas de dopage en dehors des juridictions d’État, donc sans possibilité pour les athlètes de se défendre en justice et de faire appel. Avec seulement un athlète positif sur mille contrôles entre 1968 et 1996, force est de constater que le prince belge Alexandre de Mérode qui a présidé la Commission médicale du CIO de 1967 à 2000, sans d’ailleurs avoir aucune compétence médicale ni scientifique, n’a jamais su faire avancer sérieusement aucun dossier.
37À sa décharge, les membres du CIO engagés dans cette croisade se sont trouvés face à quatre difficultés : l’indifférence de certains de leurs collègues, la difficulté à détecter certains produits, l’ambiguïté de la définition éthique et scientifique du dopage, enfin les fractures internes au mouvement olympique subdivisé en fédérations sportives internationales et nationales qui se sont montrées souvent peu réactives sur le sujet. Comme le CIO et ces organisations ont toujours cherché à minimiser les controverses devant l’opinion publique, il a fallu que des scandales éclatent pour que des réformes efficaces soient entreprises dans les années 2000.
Bibliographie
Bass Amy, Not the Triumph But the Struggle. The 1968 Olympics and the Making of the Black Athlete, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002.
Blutstein Harry, Games of Discontent. Protests, Boycotts, and Politics at the 1968 Mexico Olympics, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2021.
Castañeda Luis, Spectacular Mexico. Design, Propaganda, and the 1968 Olympics, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2014.
Dichter Heather, Bidding for the 1968 Olympic Games. International Sport’s Cold War Battle with NATO, Amherst, University of Massachusetts Press, 2021.
Elías Axel, Mexico City’s Olympic Games. Citizenship and Nation Building, 1963-1968, New York, Springer International Publishing, 2021.
Witherspoon Kevin, Before the Eyes of the World. Mexico and the 1968 Olympic Games, DeKalb, Northern Illinois University Press, 2008.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008