Chapitre XIII. Melbourne 1956
Un décentrement inédit vers l’hémisphère sud
p. 163-172
Texte intégral
1Pour la première fois de leur histoire, en 1956, les Jeux olympiques se déroulent dans l’hémisphère sud. Cela n’est guère surprenant d’un point de vue sportif au point que l’on pourrait même considérer la désignation de Melbourne par le CIO en 1949 comme bien tardive. En effet, l’Australie est une des nations sportives les plus avancées du monde depuis la fin du xixe siècle, et elle est aussi l’une des rares à avoir été représentée aux Jeux d’été sans discontinuer depuis leur rétablissement en 1896.
2Restait un problème à régler et non des moindres pour la très grande majorité des athlètes olympiques : la distance. À vol d’oiseau, Melbourne se situe à pas moins de 19 000 km de Londres et de 13 000 km de Los Angeles. Le déplacement vers l’Australie de milliers de participants et de touristes venus du monde entier, qui ne semblait guère possible dans l’entre-deux-guerres, le devient toutefois après 1945 grâce aux progrès fulgurants de l’aviation civile. Mais il faut compter également avec la volonté du CIO de prouver que les Jeux olympiques ont une portée universelle et peuvent fort bien se tenir loin de l’Europe occidentale ou des États-Unis. À cela, une exception, les épreuves équestres se tiennent à Stockholm du fait du régime de quarantaine que l’Australie impose à l’entrée des animaux sur son territoire.
3De manière symbolique, il est une décision prise en juillet 1953 de son propre chef par Brundage qui montre que le CIO a tourné la page de l’ambition culturelle : la suppression des concours d’art instaurés à l’initiative de Coubertin à Stockholm en 1912 et dont la dernière édition a eu lieu à Londres en 1948. Dans sa lettre circulaire, Brundage explique à ses collègues que « les compétitions artistiques n’ont pas donné assez de lustre au mouvement olympique pour justifier leur maintien », et qu’elles n’ont pas « le même niveau d’exigence que les épreuves sportives ». À vrai dire, ces concours ont pu attirer les artistes des avant-gardes mais ils ont systématiquement été écartés au profit des artistes conformistes et néoclassiques encore bien établis dans l’entre-deux-guerres dans le monde occidental.
La très mince victoire de Melbourne sur Buenos Aires
4Lors du scrutin de désignation de la ville-hôte qui a eu lieu à Rome en 1949, il est clair que le CIO veut envoyer un signal favorable aux pays de l’hémisphère sud mais il ne choisit pas pour autant un pays du Tiers-monde. De fait, il n’y avait aucune cité européenne candidate et les sept villes nord-américaines obtiennent chacune tout au plus cinq bulletins. En revanche, Melbourne en reçoit quatorze et Buenos Aires et Mexico neuf chacune.
5La victoire de Melbourne sur la capitale du dictateur argentin Juan Perón au 4e tour de scrutin est le fruit d’un intense lobbying orchestré par ses élites économiques et politiques afin de la promouvoir comme la ville qui compte de l’autre côté du Pacifique. Elle pourrait aussi être interprétée comme reflétant la volonté du CIO d’affirmer son ancrage dans le camp occidental car l’Australie est l’alliée des États-Unis. Dans le cadre de la « pactomania » qui vise à endiguer le communisme international, les Américains ont en effet scellé en septembre 1951 une alliance militaire tripartite avec la Nouvelle-Zélande et l’Australie sous le nom d’ANZUS.
6Pour autant, Melbourne ne l’emporte qu’in extremis, avec 21 voix contre 20, sur Buenos Aires qui avait déjà échoué pour l’organisation des Jeux de 1936 et échouera encore pour ceux de 1968.
7Le nombre élevé de suffrages pour l’Argentine s’explique par le fait que les présidents du CIO successifs mènent depuis les années 1930 une politique systématique de recrutement de membres latino-américains issus des élites conservatrices et droitières, qui est sans équivalent en Asie et en Afrique. L’autre explication tient au fait que l’Argentine a déclaré la guerre aux puissances de l’Axe seulement le 27 mars 1945 et qu’elle a accueilli à compter des années 1940 un certain nombre de criminels de guerre nazis en fuite. Le CIO semble ici coupé en deux camps, l’un à l’ancrage anglo-saxon, l’autre plus hétéroclite rassemblant les Latino-Américains et les adversaires des États-Unis, les Soviétiques restant encore très isolés.
8Si on écarte le stade panathénaïque d’Athènes rénové en 1896, le Melbourne Cricket Ground est, à ce jour, le plus ancien stade olympique puisqu’il a été construit en 1854 pour accueillir les compétitions de cricket auxquelles s’ajouteront cinq ans plus tard celles de football australien. Avec un nombre de spectateurs maintenu à 100 000, il est aussi le deuxième plus grand stade de cricket au monde après le Narendra Modi Stadium situé à Ahmedabad et dont la capacité est de 132 000 sièges. Depuis 1906, l’État de Victoria est l’actionnaire majoritaire de ce stade, d’abord construit en bois, puis en briques, enfin en acier.
9Lors de la cérémonie de clôture, les athlètes se sont mélangés pour la première fois à la suite d’une demande anonyme adressée par l’étudiant britannique et résident australien d’origine chinoise John Ian Wing, à Brundage qui l’a pris au mot afin de montrer la supériorité de l’olympisme sur les tensions internationales.
Les premiers boycotts concertés et l’entrée de nouveaux pays africains et asiatiques
10Le nombre de nations participantes (67) est à peine inférieur à celui d’Helsinki quatre ans plus tôt car 8 nations défilent pour la première fois quand 9 autres ont décidé de boycotter l’événement. Le Cambodge, l’Égypte et le Liban réagissent à la prise de contrôle du canal de Suez par les troupes israéliennes, françaises et britanniques, tandis que les Pays-Bas et l’Espagne de Franco protestent contre l’entrée des chars soviétiques à Budapest. Le boycott de la Suisse est moins évident à démontrer dans la mesure où la volte-face du gouvernement helvétique, mis sous pression par son Comité olympique national qui plaidait pour la participation, a abouti à une non-présence officiellement justifiée par l’absence d’un avion disponible pour rejoindre à temps l’hémisphère sud. Il reste un dernier boycott à expliquer, qui se poursuivra jusqu’en 1980, celui de la Chine communiste qui exige en vain du CIO qu’il mette fin à l’invitation de la Chine de Taïwan.
11Le retrait de la France de l’Indochine explique l’intégration olympique du Cambodge dont les athlètes ne défilent pourtant pas dans le stade de Melbourne car il s’agit de deux cavaliers qui ont pris la direction du centre équestre de Stockholm du fait de la quarantaine vétérinaire en Australie. Le Kenya et l’Ouganda, ainsi que les Fidji, et les colonies de la Couronne britannique qui constituent la Fédération de Malaisie et de Bornéo du Nord jusqu’en 1963, obtiennent une forme d’autonomie olympique selon un modèle d’accès progressif à l’indépendance déjà éprouvé ailleurs pour la décolonisation de l’Empire britannique. Jamais colonisée jusqu’à la guerre d’annexion déclenchée par Mussolini en 1935, l’Éthiopie du ras Haïle Selassié Ier a dû attendre l’année 1956 pour s’offrir une reconnaissance olympique. Celle-ci trouve place dans une stratégie plus globale de projection mondiale, avec une présence parmi les pays fondateurs de l’ONU puis l’envoi de troupes pour soutenir la Corée du Sud. Pour des raisons similaires qui tiennent à l’extrême pauvreté et au faible développement du sport, le Libéria aura également patienté jusqu’aux Jeux de Melbourne pour devenir une nation olympique.
La fiction d’une équipe allemande unifiée contre l’avancée du communisme
12Profitant de la « première détente » des années 1953-1955, le CIO impose que le peuple allemand soit représenté par une équipe commune aux Jeux de Melbourne malgré la partition de l’Allemagne en deux États distincts. Dans le Bulletin du CIO de février 1956, Brundage peut alors se vanter de favoriser la paix là où les États échouent : « Il est heureux de constater combien l’union des deux régions de l’Allemagne se réalise favorablement en vue des Jeux olympiques dans le domaine du sport, ce que la politique n’a pu faire à ce jour. » Cette fiction olympique d’une seule Allemagne va durer jusqu’aux Jeux de Munich 1972 car elle permet au CIO de nier l’existence politique de la RDA communiste.
13Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le CIO a tenté de reconnaître un premier comité olympique allemand fondé par d’anciens dirigeants sportifs du IIIe Reich mais il a dû y renoncer sous la pression des autorités anglo-saxonnes. Le président Edström et son vice-président Brundage appuient en effet les démarches de Carl Diem et du duc de Mecklembourg qui envisagent en octobre 1946 de reconstituer un comité national olympique allemand. Mais leur projet se heurte aux refus successifs du gouvernement militaire américain (5 février 1947) puis du Conseil de contrôle allié qui avait d’ailleurs ordonné la dissolution de toutes les organisations sportives allemandes pour le 1er janvier 1946. Par prudence, lors de sa Session de Stockholm en juin 1947, le CIO repousse « après la formation d’une nouvelle Allemagne par les États occidentaux » la reconnaissance du « Comité olympique allemand » qui vient de se créer à Francfort.
14Ayant ainsi éprouvé les limites de son autonomie, il attend la Session de Copenhague de mai 1950 pour « reconnaître provisoirement le comité olympique national de l’État nouvellement constitué sous le nom de République fédérative de l’Allemagne occidentale ». Il s’agit cette fois du « CNO d’Allemagne » fondé à Bonn sous les auspices du président allemand Theodor Heuss le 24 septembre 1949. Cette décision est en fait largement impulsée par l’intervention le 10 mai 1950 du général Robertson, haut-commissaire britannique en Allemagne occidentale, auprès de Lord Burghley : « Je vous écris pour vous exprimer mon espoir le plus sincère que vous voudrez bien tendre tous vos efforts lors de la prochaine session du CIO pour obtenir que la République fédérative de l’Allemagne occidentale soit invitée à participer aux Jeux olympiques d’Helsinki en 1952. La politique alliée envers l’Allemagne a pour objectif d’amener l’Allemagne à devenir un membre de la communauté des nations démocratiques et pacifiques… Il m’apparaît clairement qu’après les terribles événements qui se sont passés en Allemagne dans un passé récent, nous devons aider la jeunesse allemande à prendre un nouveau départ. »
15À l’occasion de la reconnaissance définitive du Comité olympique allemand de l’Ouest lors de la session de Vienne de mai 1951, le CIO aurait pu donner droit à la demande similaire exprimée par la RDA pour le CNO est-allemand qu’elle a constitué le 22 avril précédent. Mais il n’en fut rien au motif que les deux Allemagne sont comme « les deux régions d’un même pays » et que le CIO ne reconnaît qu’un seul CNO par « pays » au sens de sa Charte olympique. Une telle argutie va permettre au CIO de repousser la reconnaissance olympique de la RDA durant dix-sept années. Reconnu provisoirement en 1955, et définitivement en 1968, le CNO est-allemand ne pourra engager sa propre équipe, sous ses propres couleurs, qu’aux Jeux de Munich en 1972.
16Le CIO anticipe ainsi la « doctrine Hallstein » de 1955, du nom du principal haut fonctionnaire de l’Office des Affaires étrangères allemand auprès de Konrad Adenauer, selon laquelle la RFA est la seule représentante légale de l’Allemagne et toute reconnaissance de la « zone soviétique d’occupation en Allemagne » est considérée comme un geste inamical. De même, pour la participation pleine et entière de la RDA aux Jeux de l’été 1972, il prend de l’avance par rapport au Traité fondamental signé au mois de décembre suivant à Berlin-Est qui normalise les relations entre les deux États.
Nage papillon et menaces sur les fédérations gagnées par le professionnalisme
17En ces années 1950 et 1960, le CIO engage un véritable bras de fer avec les FI tolérantes en matière de sport professionnel. Déjà, en 1949, le vice-président Brundage avait recommandé que le cyclisme, le tir et la voile soient classés comme optionnels. Devenu président, il met au débat en 1953 la reconnaissance uniquement des fédérations internationales qui n’administrent pas de sport professionnel. En janvier 1956, sans être suivi sur ce point par sa commission exécutive, il estime que les sports collectifs devraient être éliminés car les équipes sont composées très largement de semi-professionnels. Dans la mesure où une demi-douzaine de nations appartenant à l’UCI ont enfreint les règles de l’amateurisme, la commission exécutive du CIO se demande en 1956 si « un sport (cyclisme) aussi mal administré devrait continuer à figurer au programme olympique ».
18On rappellera que seuls les amateurs peuvent participer aux JO jusqu’aux années 1980. Adoptée lors du premier congrès olympique en 1894, cette règle avait pour objectif de n’ouvrir les compétitions qu’aux sportsmen issus des élites, seuls à même de hausser leur niveau sans recourir au salariat, aux prix d’honneur ou aux paris. Au fil du temps, elle a permis au CIO d’étendre son influence dans chaque pays du monde grâce au concours des CNO. Chargés de vérifier que les athlètes qualifiés sont bien des amateurs, les CNO exercent, en effet, leur ascendant sur les fédérations nationales de leur propre pays qui pourraient être tentées par le professionnalisme.
19Entre 1948 et 1996, aucun changement n’est survenu dans le programme masculin en athlétisme, si ce n’est, à Melbourne, le remplacement du 10 km marche par le 20 km. La seule modification de taille concerne la natation avec l’introduction d’une nouvelle nage, le papillon, en 200 m masculin mais seulement en 100 m féminin. Avec le soutien de la FINA, les organisateurs australiens l’ont imposée au CIO qui en avait rejeté le principe en 1954 et qui s’y reprendra à deux fois en 1957 avant de donner son accord pour les JO de Rome. Apparu aux États-Unis vers 1933, perfectionné à l’université d’Iowa avec le remplacement des battements de pied par une ondulation du corps à la façon du dauphin, le papillon est rapidement adopté par les nageurs de brasse. Mais la FINA disqualifie ceux qui l’adoptent jusqu’en 1953 où elle sépare officiellement les deux nages. Enfin, au titre des sports de démonstration, c’est le football australien qui est choisi comme sport national (codification de 1859, 18 joueurs par équipes, vaste terrain de cricket, passe frappée à la main ou au pied), et de nouveau le baseball comme sport pratiqué ailleurs dans le monde. Enfin, on notera la dernière apparition du tir sur cerf courant individuel.
Le premier triomphe olympique de l’URSS
20Comme les dirigeants du sport américain le redoutaient, l’URSS passe devant les États-Unis au tableau des médailles avec un total de 98 contre 74, dont 37 en or contre 32. Cette suprématie s’exprime tout particulièrement en lutte et en gymnastique (6 or dans chaque cas), haltérophilie, boxe et tir (3 or), aviron, canoë et tir (2 or), soit des épreuves où s’exprime le culte de la force masculine. Les gymnastes Valentin Muratov et Victor Chukarin se distinguent tout particulièrement. Le premier, qui a grandi à Moscou, a travaillé très jeune, durant la guerre, dans une usine de production, de munitions, tandis que le second est revenu, très affaibli d’une longue captivité, après avoir été fait prisonnier à Poltava. Tous les deux deviendront entraîneurs de gymnastique après leur retraite sportive, Muratov pour l’équipe nationale soviétique et Chukarin pour l’équipe arménienne. Mais l’URSS n’est pas encore en capacité de rivaliser avec les États-Unis sur les épreuves reines de la vitesse, d’où les victoires de ses champions sur 5 000 m, 10 000 m et 20 km marche, et de ses championnes au lancer du poids et du javelot.
21La délégation américaine remporte justement la moitié de ses médailles d’or en athlétisme, mais avec un seul titre pour une sportive, ce qui sera préjudiciable pour la suite au vu des progrès des athlètes féminines des pays de l’Est. On retiendra les noms de Bobby Morrow sur 100 m, 200 m et 4 × 100 m, Charles Jenkins sur 400 m, Tom Courtney sur 800 m, Lee Calhoun sur 110 m haies, Glenn Davis sur 400 m haies, Mitt Campbell au décathlon, Al Oerter au disque, Harold Connolly au marteau, Charles Dumas au saut en hauteur, Greg Bell au saut en longueur, Bob Richards à la perche et Parry O’Brien au poids. Né dans une ferme texane d’exploitation du coton et de carottes, Morrow a découvert le sprint au lycée. Après sa retraite sportive, il prendra la direction d’une ferme et d’une exploitation forestière avant de relancer sa carrière dans une banque à Houston.
22Le recul américain s’explique pour partie par la chute de ses résultats en natation et les progrès foudroyants de l’Australie qui est passée d’une médaille d’or en 1948 à huit en 1956, quand les États-Unis n’en récoltent que deux. Le champion australien du moment est Murray Rose avec trois médailles d’or (400, 1 500 et 4 × 200 m nage libre) qui lui valent, tout de suite après, de recevoir une bourse en études commerciales de l’University of Southern California. Après une brève carrière d’acteur pour Hollywood, il deviendra commentateur sportif pour des chaînes de télévision australiennes et américaines et dirigera un certain nombre de sociétés spécialisées dans le marketing sportif dans ces deux pays.
23Avec le développement des championnats professionnels de football et des compétitions européennes de clubs, le ballon rond olympique ne fera plus recette comme dans l’entre-deux-guerres. Dans un pays qui est de toute façon une terre de rugby et d’australian football, le podium est occupé par l’URSS suivie de la Yougoslavie et de la Bulgarie, les nations occidentales ne pouvant aligner leurs joueurs professionnels. Commencée en 1952 avec la victoire de la Hongrie, cette domination des pays de l’Est durera jusqu’à la seconde victoire de l’URSS à Séoul en 1988. À cela, une seule exception au moment du boycott des Jeux de Los Angeles en 1984 avec le triomphe de la France sur le Brésil par deux buts à zéro offerts à leur équipe par François Brisson et Daniel Xuereb.
Du sang en water-polo et l’exfiltration d’athlètes hongrois par la CIA
24Connue aux États-Unis sous le nom de « Blood in the Water match », la demi-finale de water-polo entre la Hongrie et l’URSS est largement un construit médiatique de la guerre froide. Tout est parti de la sortie de l’eau d’Ervin Zador, le visage ensanglanté à la suite d’un coup administré par Valentin Prokopov, et de la réaction des centaines d’Australiens d’origine hongroise parmi le public. Ceux-là avaient déjà accueilli la délégation magyare à l’aéroport pour encourager leurs compatriotes à faire défection. Très vite, la presse australienne et ses homologues occidentales ont titré sur le bain de sang qui s’est soldé par la victoire 4-0 des Hongrois face à des Soviétiques présentés comme belliqueux et agressifs. La réalité est plus nuancée pour un sport de toute façon violent, où les coups sont donnés généralement sous l’eau, et un match qui a vu les Hongrois, largement dominateurs, provoquer leurs adversaires en russe et distribuer également des horions.
25Au cours des Jeux, 38 athlètes, entraîneurs, journalistes et dirigeants issus des pays de l’Est, dont 34 Hongrois, s’envolent à bord d’un avion de la Pan American Airways, et seront conviés à une tournée aux États-Unis pour dénoncer les régimes communistes et louer la démocratie américaine. Grâce à de faux papiers délivrés par les autorités philippines pour ne pas contrevenir aux lois américaines sur l’immigration, leur exfiltration a été coordonnée par la CIA et par la United States Information Agency dont le rôle, depuis 1953, est d’influencer les publics étrangers. Pour ne pas être visibles, ces deux organisations ont mobilisé le Comité olympique des États-Unis (USOC) et les membres américains du CIO, l’AAU, les magazines Sports Illustrated et Time qui ont servi de couverture pour des agents de la CIA et pour des transferts de fonds, Radio Free Europe, ainsi que des organisations d’émigrés d’Europe de l’Est installées outre-Atlantique.
La victoire fraternelle du marathonien Mimoun sur Zatopek
26Avec un 11e rang pour quatorze médailles, dont quatre titres seulement (marathon avec Alain Mimoun, vitesse sur piste avec Michel Rousseau, cyclisme sur route par équipes et fleuret avec Christian d’Oriola), la France a commencé sa descente aux enfers olympiques qui la conduira au-delà de la 20e place à Rome et à Tokyo. Ses points forts sont toujours le cyclisme et l’escrime avec quatre médailles dans l’un et l’autre cas, mais elle ne récolte aucune breloque en natation et une seule en athlétisme, dans ces deux sports qui sont le critérium de la mesure olympique des nations.
27La surprise est venue du Français d’Algérie Alain Mimoun qui remporte le marathon sur Emil Zatopek. Médaillé d’argent sur 10 000 m aux Jeux de Londres en 1948, encore deuxième sur cette distance et sur 5 000 m derrière le même Zatopek à Helsinki, il connaît, à 36 ans, le sacre olympique dans une épreuve qu’il court pour la première fois. Né en 1921 dans une famille paysanne pauvre du Telagh, élève modèle mais privé de la bourse qui lui aurait permis de devenir instituteur, il travaille comme maçon puis comme commis chez un quincailler. Engagé volontaire en 1939, il connaît la défaite de 1940 et découvre la course à pied en 1942 au 19e Génie stationné à Besançon. Devenu l’année suivante champion d’Afrique du Nord « sans aucune préparation », il participe bientôt aux campagnes de Tunisie, d’Italie et de France et manque d’être amputé après la bataille du Monte Cassino.
28Fier de sa Croix de guerre et de ses quatre citations, et seulement gratifié d’une cinquantaine de francs, de sa capote et de ses godillots, il se fait embaucher comme garçon de café au Racing Club de France. Il connaîtra ensuite une très longue carrière avec un 29e et dernier titre de champion de France en 1965, et il rejoindra l’Institut national du sport et de l’éducation physique (INSEP) comme entraîneur de coureurs de fond et de demi-fond. Présenté, malgré lui, comme le harki du sport français, il se proclame « premier gaulliste de France » mais ne veut pas davantage passer pour un symbole de l’intégration « à la française ». Fait officier de la légion d’honneur par le président Georges Pompidou, il sera promu Commandeur par Jacques Chirac en 1997 qui lui accordera son soutien pour établir un Centre d’entraînement en Corrèze devenu depuis un établissement départemental pour stages de haut niveau et classes vertes sportives. Sa longue popularité s’explique, certes, par ses déclarations de fidélité patriotique à la France, mais aussi par la couverture médiatique de ses duels épiques avec le Tchèque Zatopek.
Plongeuses américaines, athlètes et nageuses australiennes, gymnastes soviétiques
29Du fait des boycotts, le nombre total de sportifs est en régression à 3 000 participants, et celui des sportives atteint seulement 376 (11 %), desquels il faut retrancher les concurrents en équitation qui ont eu leurs épreuves à Stockholm. Cela n’a guère de conséquences sur les podiums féminins car les pays absents ne brillent pas particulièrement dans ces compétitions.
30Hormis la médaille d’or au saut en hauteur de Mildred McDaniel et la troisième place du relais 4 × 100 m où figure la toute jeune Wilma Rudolph, les Américaines sont totalement effacées en athlétisme par les Australiennes emmenées par Betty Cuthbert triple médaillée d’or sur 100 m, 200 m et relais 4 × 100 m, par les Soviétiques Tamara Tyshkevich au poids et Inese Jaunzeme au javelot, par la Polonaise Elzbieta Krzesinska au saut en longueur, et par la Tchécoslovaque Olga Fikotova au disque. Et encore faudrait-il tenir compte pour le camp communiste des coureuses est-allemandes qui font partie de l’équipe d’Allemagne unifiée que le CIO a imposée à la RFA et à la RDA. Les destins croisés de toutes ces jeunes championnes sont assez révélateurs de la place des femmes et des sportives dans les sociétés présentées à cette époque comme capitalistes et communistes, dans la mesure où elles sont assignées à des positions sociales dominées, a contrario de leurs camarades masculins qui ont connu des carrières plus avantageuses.
31Née à Atlanta, également excellente en basketball et en course de haies, l’Afro-américaine McDaniel obtiendra sa licence d’éducation physique en 1957 et deviendra enseignante et entraîneure en Californie durant trente-deux ans. Cuthbert continuera à travailler dans la crèche ouverte par ses parents et, atteinte de la sclérose en plaques à 31 ans, elle ne cessera de combattre publiquement cette maladie en tant qu’évangéliste. Déjà caricaturée en 1952 par le magazine américain Life en « Tank-Shaped Tamara » à cause de ses 116 kg pour 1,70 m, Tyshkevich devient l’exemple même de la monstruosité soviétique quatre ans avant que les sœurs Tamara et Irina Press ne fassent à leur tour les frais de cette propagande anticommuniste. Quant à Jaunzeme, elle accomplit toute sa carrière sportive en suivant des études de médecine à Riga qui lui permettront de devenir chirurgienne orthopédique : en 1999, elle sera la première femme présidente du Comité olympique de Lituanie.
32En gymnastique, l’équipe soviétique triomphe avec comme figures de proue Larissa Latynina (trois or, deux argent, un bronze), Tamara Manina (un or, deux argent, un bronze) et Sofia Muratova (un or, trois bronze). Mais c’est la Hongroise Agnes Keleti qui fait le plus sensation avec quatre médailles d’or et une médaille d’argent. Ayant commencé la gymnastique à 4 ans, exclue de l’équipe hongroise en 1940 du fait de sa judéité, orpheline de son père déporté à Auschwitz, blessée au moment des Jeux de Londres, elle est déjà montée sur la plus haute marche du podium à Helsinki à l’âge de 31 ans. C’est après avoir participé en 1957 aux Maccabiades à Tel-Aviv qu’elle décidera de s’installer en Israël où elle devient professeure d’éducation physique à l’université et, pour longtemps, l’entraîneuse de l’équipe israélienne de gymnastique.
33Le plongeon reste la chasse gardée des Américaines toujours portées par la supériorité de Patricia McCormick, et la natation des Australiennes avec comme leader Dawn Fraser, qui est la première femme à descendre en dessous de la minute sur 100 m nage libre. Huitième enfant d’une famille très pauvre d’origine écossaise, marquée par le décès précoce de plusieurs de ses proches, elle conservera son titre sur 100 m à Rome en 1960 et à Tokyo en 1964. Après avoir été bannie pour dix ans par la fédération australienne de natation pour n’avoir pas porté la tenue officielle lors de la cérémonie d’ouverture au Japon, elle deviendra gérante d’hôtel et entraîneuse de natation, puis députée de sa circonscription.
34Comme l’Italienne Irene Camber au fleuret, l’escrimeuse britannique Gillian Sheen est l’une des très rares médaillées d’or venues d’Europe occidentale. Issue de la classe moyenne contrairement à bien des fleurettistes britanniques, ce qui lui vaut quelques sarcasmes, ayant découvert ce sport à l’école, elle mène en parallèle des études de dentiste qui la conduiront aux États-Unis où elle a suivi son mari qui est orthodontiste.
L’amateurisme et la paix comme instruments olympiques de l’URSS
35Cooptés en 1951 et 1952, les Soviétiques Constantin Andrianov et Alexjev Romanov n’ont eu de cesse, sans jamais y parvenir, de prendre le contrôle du CIO et de sa CE, à tout le moins d’en influencer les décisions. Pour cela, ils jouent de la rivalité entre le CIO et les FI, et cherchent à séduire les nouveaux membres du CIO issus des nations du Sud. Ils se font alors les chantres de la « fraternité socialiste » pour mieux opérer la greffe soviétique sur le pacifisme olympique.
36Andrianov échoue à intégrer la Commission exécutive en 1953 par 37 voix contre et 5 voix pour, tandis que le général bulgare Vladimir Stoychev y parvient en 1956 quatre ans seulement après sa propre cooptation. Ce dernier sera remplacé par Andrianov lors de la session de Moscou en 1962, avant d’être promu premier vice-président en 1968. Mais ce serait trop simple de faire de Stoychev le représentant du bloc communiste au sein de l’organe exécutif du CIO car son itinéraire est pour le moins complexe. Officier du renseignement militaire en Europe durant l’entre-deux-guerres, il a participé aux concours équestres des Jeux de 1924 et de 1928 et serait un agent double retourné par le FBI avant d’être coopté par le CIO en 1952. Il est intouchable dans son pays car il se trouvait à la tête de l’armée bulgare lors du défilé de la Victoire à Moscou le 24 juin 1945. C’est à cette aune-là qu’il faut comprendre la décision prise en 1956 d’attribuer la Session du CIO de 1957 à la capitale de la Bulgarie. Il est vrai qu’elle survient également neuf jours après la publication intégrale dans le New York Times du « rapport secret » de Khrouchtchev devant le XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique. On peut donc aussi la considérer comme la première contribution du CIO à la « coexistence pacifique ».
37En 1959, Andrianov et Romanov repartent à l’offensive en proposant de remplacer le principe de la cooptation par le recrutement automatique des présidents des CNO reconnus et des FI, une requête formulée par ces organisations dès l’avant-1914. En triplant le nombre de membres du CIO, cette manœuvre vise à greffer la logique des blocs qui prévaut à l’ONU sur l’organisation olympique et à accroître mécaniquement la part des communistes au sein du CIO. De même, lors de la session de Rome de 1960, Andrianov et Romanov tentent de mettre sur pied des Jeux olympiques européens sur le modèle des Jeux asiatiques patronnés par le CIO. Porté par une majorité de CNO européens relevant du bloc soviétique, ce projet est immédiatement ajourné et ne sera relancé qu’à la chute du Mur de Berlin par le futur président Jacques Rogge au point que l’Europe est le seul continent à ne pas disposer dans cette période-là de sa propre association de CNO.
38Du fait des crises de Hongrie, de Berlin et de Cuba, il est beaucoup plus surprenant qu’une équipe allemande commune soit encore mise sur pied pour les Jeux de Rome en 1960 et de Tokyo en 1964. C’est là un modus vivendi difficilement entretenu par le CIO, mais peut-être rendu possible par la stratégie est-allemande de manipulation des dirigeants sportifs de RFA. Faisant suite à l’ultimatum soviétique de novembre 1958 qui remettait en cause le statut de Berlin Ouest, la décision de certains pays de l’OTAN de ne pas délivrer de visas aux athlètes de l’Est fragilise tout particulièrement cette pax olympica du sport allemand. « Mur de visas à Berlin Ouest » et « Guerre froide… même dans le sport ? » titre alors le Bulletin du CIO en mai 1959 à quelque quinze mois de la construction effective du Mur.
Bibliographie
Blutstein Harry, Cold War Games. Spies, Subterfuge and Secret Operations at the 1956 Olympic Games, Londres, Bonnier Publishing, 2017.

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L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008