Chapitre X. Berlin 1936
La fusion du nazisme et de l’olympisme
p. 123-138
Texte intégral
1Des rues pavoisées de croix gammées et d’anneaux olympiques, telle est l’image que les habitants et les touristes conservent de la ville de Berlin en 1936 et des XIe Jeux. Jamais encore dans l’histoire olympique, un régime politique, en l’occurrence celui d’Adolf Hitler, n’avait déployé autant de moyens de propagande en direction de ses propres citoyens, mais aussi des opinions publiques du reste du monde. La crainte des dirigeants du CIO est de voir les Jeux disparaître, emportés dans la tourmente des appels au boycott qui se multiplient depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir en janvier 1933.
2Deux grandes vagues de boycott de part et d’autre de l’Atlantique se succèdent, en effet, en 1934 et en 1935-1936 qui rassemblent les défenseurs des droits humains, du christianisme démocratique, du socialisme et du communisme, des droits des femmes, et même, aux États-Unis, des droits des Afro-Américains et des Amérindiens. Le nouveau président du CIO depuis 1925, le comte belge Henri de Baillet-Latour, et ses collègues du CIO ne disent pas autre chose que Coubertin en privé : ils préfèrent Hitler à Staline et n’apprécient guère le président démocrate américain Roosevelt.
3Au final, aucune nation ne manque à l’appel à Berlin où la manifestation olympique de 1936 est incontestablement grandiose. Quinze jours plus tard, le IIIe Reich monte sur la plus haute marche du podium, atteignant le firmament olympique.
La victoire de l’Allemagne du maréchal Hindenburg sur l’Espagne tout juste républicaine
4Une fois l’Allemagne réadmise aux Jeux d’Amsterdam en 1928, le CNO allemand est décidé à obtenir à brève échéance les Jeux qui avaient été promis à Berlin pour 1916 mais que la guerre avait enlevés au régime du Kaiser. Son président, le Dr Lewald, a organisé d’une main de maître le congrès olympique de 1930 mais c’est dans la capitale catalane que doit se tenir l’élection en avril 1931. Les candidatures affluent au siège du CIO : Alexandrie, Barcelone, Berlin, Budapest, Buenos Aires, Cologne, Dublin, Francfort, Helsinki, Nuremberg, Rome. Le matin du 26 avril, les deux membres italien et hongrois annoncent le retrait de la candidature de leur ville et leur soutien à Berlin. Vingt jours vont s’écouler entre le vote de ce jour-là, qui est tenu secret, et le dépouillement effectué par le vice-président Blonay et le secrétaire Berdez à Lausanne. À l’époque, comme aujourd’hui d’ailleurs, la publication tardive des résultats pose question.
5Cela s’explique d’abord par la nécessité d’organiser un vote par correspondance au vu de l’absence d’un bon nombre des 63 membres ayant le droit de suffrage. Neuf votes sont parvenus par courrier avant la session, 19 sont effectifs à Barcelone auquel s’ajoute celui du membre grec Angelo Bolanachi probablement arrivé en retard, et 22 autres arrivent à Lausanne entre le 26 avril et le 5 mai, pour un total de 51 suffrages exprimés à cette date. Dans un courrier en date du 6 mai expédié depuis le Var, Coubertin considère comme « probable » la victoire de Berlin et il conseille au président Baillet-Latour de « tenir prête une doublure lointaine car, comme dirait le somnambule, je ne vois pas bien l’Europe dans cinq ans ! Et 1936 pourrait bien jouer le tour de 1916 sous une autre forme ». Le lendemain, le président du CIO demande à Berdez de publier le résultat dans le bulletin officiel sans spécifier le nombre des voix. Enfin, dans sa lettre du 20 mai, Baillet-Latour demande à Berdez de finalement publier le résultat sans utiliser l’expression « majorité absolue » : Berlin 43 voix et Barcelone 16, pour 19 votes émis dans la capitale catalane, 40 par correspondance (dont 8 suffrages supplémentaires arrivés à Lausanne après le 5 mai) et 8 abstentions.
6La nette victoire de Berlin permet de comprendre que les membres du CIO souhaitaient symboliquement parachever le processus de réintégration de l’Allemagne dans le concert des nations sportives. Mais, peut-être certains électeurs présents à Barcelone ou ayant voté par la suite ont-ils tenu compte du nouveau contexte politique en Espagne. À la suite de leur victoire aux élections municipales dans la plupart des grandes villes, les républicains et les socialistes ont, en effet, décrété le renversement de la monarchie le 13 avril et proclamé le lendemain la Seconde République. Le roi Alphonse XIII ayant quitté Madrid pour Paris dans la nuit du 14 au 15 avril, le baron catalan Güell se retire également en France et remet sa démission comme membre du CIO, ce qui l’empêche de présenter la candidature de sa ville devant ses collègues le 26 avril. Ces derniers ont probablement préféré la stabilité de la République du très conservateur président-maréchal von Hindenburg à un gouvernement espagnol où les socialistes venaient d’obtenir les ministères de la Justice et des Finances. Le jeu des relations interpersonnelles n’est pas non plus à exclure pour ce qui est des membres culturellement proches de l’Allemagne. Enfin, certains ont pu se plaindre de la taille modeste de Barcelone et de la qualité de ses plus grands hôtels.
7Pour que les XIe Jeux d’été aient lieu à Berlin encore fallait-il convaincre Hitler de leur intérêt. Or, ce dernier avait pu dénoncer « la croyance pathétique qui attribue au sport un rôle dans la réconciliation des peuples, dans la paix mondiale, dans l’union des nations, et dans la solidarité internationale ». Mais, en octobre 1932, il avait réenvisagé sa position en cas de victoire aux élections. Au printemps 1933, Goebbels lui fera entrevoir le formidable potentiel de propagande que recèle la fête quadriennale de la jeunesse sportive du monde.
Le CIO face à la question du boycott
8Le problème pour le CIO est venu des mouvements de boycott qui ont obligé le président Baillet-Latour et ses amis à intercéder auprès des dirigeants du IIIe Reich pour que des athlètes juifs puissent rejoindre l’équipe allemande. Ces promesses, qui n’engageaient que ceux qui y croyaient, ont ensuite permis aux CNO partout dans le monde de faire campagne pour l’envoi de leurs délégations olympiques.
9Pendant les deux semaines olympiques d’août 1936, le IIIe Reich a pu donner raison à tous ceux qui, comme le CIO, ont considéré qu’il ne fallait pas mélanger olympisme et politique. En effet, hormis la parade militaire inaugurale, le régime nazi a donné à ses visiteurs une impression de liberté et de fraternité. Les SA et les SS, de même que les jeunesses hitlériennes, sont cantonnées en périphérie de l’arène olympique. Les livres interdits ont retrouvé leur place dans les librairies. En vérité, les Jeux de Berlin ont servi à masquer la vraie nature du régime et n’ont eu aucun impact sur les politiques raciales. En outre, ils ont conforté la population allemande dans l’idée que le nouveau régime était universellement admiré et respecté. Nombre de touristes étrangers en sont revenus avec l’idée que ces Jeux avaient été ceux de Jesse Owens plutôt que ceux d’Hitler.
10D’ailleurs, des sportifs noirs ont pu concourir sur les cendrées allemandes, de même que de rares athlètes juifs venus de pays autres que l’Allemagne. Baillet-Latour, qui avoue dans un courrier à Avery Brundage « n’aimer personnellement ni les juifs ni leur influence », a demandé en juin 1933 aux membres allemands du CIO que la Charte olympique soit respectée, notamment en matière de non-discrimination raciale. Sur la base de rapports alarmants, l’AAU avait fait savoir en novembre que « si les athlètes juifs d’Allemagne n’étaient pas autorisés à se préparer et à s’entraîner en vue des Jeux Olympiques à Berlin, voire à y prendre part, les athlètes des États-Unis n’y participeraient pas non plus ». Au retour de sa commission d’enquête en Allemagne, à force de dénoncer la collusion antipatriotique des juifs et des communistes, Brundage parvient à convaincre le Comité olympique américain et l’AAU de se rendre à Berlin.
11Fait unique en quarante ans d’histoire du CIO, la commission exécutive a imposé sa démission à l’un des membres pour ses prises de position publiques, et non pour ne pas avoir réglé sa cotisation : Ernest Lee Jahncke, l’ancien sous-secrétaire d’État américain à la Navy, avait en effet réclamé le déplacement des Jeux vers une autre ville. Lors de leur session à Berlin à l’été 1936, les membres du CIO le remplaceront par le milliardaire de Chicago Avery Brundage. Président de l’AAU, ce dernier avait obtenu du comité olympique américain qu’il refuse le boycott, certes à peu de voix près. En février 1938, alors que le Japon vient d’envahir la Chine, ce dernier se fera l’avocat des Jeux de Tokyo. Et un an plus tard, il militera pour la diffusion du film de Leni Riefenstahl aux États-Unis. Il deviendra le président du CIO en 1952 pour deux décennies.
12Relancée par la Ligue américaine des Droits de l’homme, le congrès juif américain, des catholiques et des syndicalistes, une seconde campagne de boycott se développe à compter de 1935. Le mouvement ouvrier européen et les défenseurs des droits de l’homme tiennent à Paris en juin 1936 une « conférence internationale pour le respect de l’idée olympique » qui appelle au « boycott de l’olympiade hitlérienne ». Des athlètes et des dirigeants allemands ont également tenté de s’opposer aux Jeux de Berlin mais au péril de leur vie. Rares sont les sportifs qui s’impliquent comme la nageuse Judith Deutsch, âgée de 17 ans, qui écrit à son comité olympique : « Je ne peux pas participer en tant que juive aux Jeux olympiques parce que ma conscience me l’interdit. J’ai pleinement conscience que je renonce ainsi à la plus haute distinction sportive, celle d’avoir le droit de concourir aux Jeux dans l’équipe autrichienne. »
13Alors que le mouvement de boycott ne prend guère en Grande-Bretagne, le débat rebondit en France dans le contexte de la victoire électorale du Front populaire. Après des débats houleux à la Chambre entre le ministre et escrimeur d’extrême droite François Piétri et le député communiste Florimond Bonte, le secrétaire d’État socialiste Léo Lagrange confirme la dotation d’un million de francs pour les fédérations allant à Berlin et fait voter une rallonge budgétaire de 600 000 francs pour les athlètes juifs et travaillistes préférant se rendre à l’Olympiade populaire de Barcelone.
L’aveuglement de Pierre de Coubertin face à l’hitlérisme
14Immédiatement après les Jeux, une polémique oppose Jacques Goddet, d’une part, qui brocarde dans L’Auto les « Jeux défigurés » par le sport-spectacle, l’hypocrisie de l’amateurisme, et la propagande politique, et Pierre de Coubertin, d’autre part, qui déclare au journaliste André Lang que « la grandiose réussite des Jeux de Berlin a magnifiquement servi l’idéal olympique ». Peu après, il récidive avec le journaliste Fernand Lomazzi : « Pour les Jeux, mes Jeux, je veux un long cri de passion, quel qu’il soit. À Berlin on a vibré pour une idée que nous n’avons pas à juger, mais qui fut l’excitant passionnel que je recherche constamment. » Certes, il n’a pas accédé à l’offre de Carl Diem d’un voyage à Berlin dans un train spécialement affecté pour lui, mais il a salué en la personne d’Hitler, qu’il préfère à Mussolini, « un des grands constructeurs de son temps ».
15Ces déclarations, au temps des lois raciales de Nuremberg et de la remilitarisation de la Rhénanie, ne sont rien moins que celles d’un homme empêtré dans l’idéologie neutraliste du sport qu’il a lui-même contribué à forger, et à ce point obsédé par la perpétuation de son œuvre qu’il ne perçoit pas la singularité criminelle du régime nazi. Abandonné de ses compatriotes, écarté du CIO depuis 1925, ruiné par ses dépenses olympiques et par la destruction, au cours de la Grande Guerre, de la propriété alsacienne de sa belle-famille, mais aussi victime de mauvais placements financiers, accablé par les maladies de ses enfants, Pierre de Coubertin est approché depuis 1931 par les dirigeants du sport allemand, Theodore Lewald et Carl Diem qu’il connaissait dès avant 1914.
16Pour le faire venir à Berlin, l’Allemagne hitlérienne multiplie les marques d’honneur à son égard : une statue en bronze à l’entrée du stade de Berlin, la traduction et la diffusion de ses brochures, une contribution personnelle du Führer à la collecte organisée par ses amis, le soutien apporté en 1935 à sa candidature inaboutie au prix Nobel. On comprendra que les sages suédois aient préféré couronner le journaliste allemand Carl von Ossietzky, emprisonné dans un camp de concentration, plutôt que le candidat de la presse allemande, du ministre des Finances de Mussolini Thaon di Revel, et du sénateur nippon Jigoro Kano. Affirmant par ailleurs à l’ambassadeur de France à Berne qu’il n’est pas « dupe des menées nazies », Coubertin semble croire que l’olympisme serait plus puissant que le nazisme. En revanche, il ne supporte pas l’idée que les Jeux donnent lieu à un boycott de la part des forces du progrès démocratique. Quant à sa chère patrie, désormais dirigée par le socialiste Léon Blum, elle le fait désespérer au point qu’il choisit d’être inhumé en Suisse et d’avoir son cœur enchâssé dans une stèle à Olympie. Il décèdera à Genève le 2 septembre 1937, oublié de tous.
La propagande nazie à l’échelle du monde olympique
17Présents comme observateurs à Los Angeles, les organisateurs des Jeux de Berlin n’ont pas eu leur pareil pour faire vibrer les foules allemandes et les touristes étrangers, et pour diffuser leur propagande en direction des cinq continents. La campagne préolympique orchestrée par le ministère de la Propagande a recouvert l’ensemble de la planète de millions de cartes postales et de badges, de bulletins d’information traduits en 14 langues européennes, de 250 000 posters en 19 langues dont un millier en japonais et distribués dans 34 pays, de 4 millions de brochures diffusées par la compagnie allemande de chemin de fer dans 17 pays. Elle a permis d’attirer 3 millions de spectateurs payants pour un total de 9 millions de Reichsmarks, dont 15 000 Américains et 60 000 autres visiteurs étrangers.
18Un extraordinaire système de communications est élaboré pour faire des Jeux berlinois le plus grand événement médiatique de l’époque : des kilomètres de lignes téléphoniques, près d’un millier de connexions, des télétypes Siemens acheminant l’information vers les rotatives en moins de 15 minutes, une tribune de presse de 1 100 places insuffisantes pour les 2 800 journalistes présents, un direct radiophonique offert pour la première fois à 105 radios étrangères pour 300 millions d’auditeurs estimés dans le monde, un circuit télévisé fermé totalement inédit pour 160 000 spectateurs répartis dans 25 salles autour de Berlin.
19C’est le film de Leni Riefenstahl Les Dieux du stade, projeté en avant-première pour l’anniversaire d’Adolf Hitler, qui a laissé la plus forte impression de cette parade nazie, avec une première partie consacrée au reportage des compétitions, et la seconde à la beauté aryenne. Grâce au soutien financier de Goebbels, la jeune actrice devenue cinéaste a pu réaliser une œuvre cinématographique d’une très grande modernité technologique et esthétique : des rails de travelling le long de la piste du 100 m, une caméra-catapulte pour les épreuves de saut, des caméras en mouvement sur l’eau et sous l’eau, des lentilles et des focales jamais expérimentées, la possibilité de ralenti, 400 000 m de bobines transformés en 200 minutes de film, le recours à la contre-plongée pour donner une stature majestueuse aux athlètes. De 1945 à son décès en 2003 à l’âge de 101 ans, Riefenstahl n’aura cessé d’entretenir sa propre légende d’une artiste apolitique au service du Reich en toute ingénuité : l’ouverture en 2016 de ses 700 caisses d’archives privées montre qu’elle est acquise au national-socialisme dès sa lecture en 1934 de Mein Kampf et sans discontinuer jusqu’à la fin de sa vie.
20Aux dires des organisateurs, les différentes cérémonies d’ouverture avaient deux objectifs : démontrer que toute l’Allemagne, et pas seulement sa capitale, était mobilisée pour réussir les Jeux olympiques, et proposer un événement artistique total qui ne se limite pas au simple défilé des nations. Plusieurs manifestations sont donc organisées en parallèle dès la matinée du 1er août : des démonstrations de culture physique par plus de 100 000 élèves dans toutes les écoles du Grand Berlin, la parade de 30 000 garçons issus des Hitler Jugend au parc Lustgarten pour y accueillir l’arrivée de la flamme olympique convoyée par des coureurs depuis Olympie, le recueillement des membres du CIO devant le mémorial de la Guerre avant de rejoindre le palais où Hitler leur a donné une audience.
Hitler en maître de cérémonie olympique
21Le point d’orgue fut la procession conduite par Hitler, accompagné de son gouvernement et des membres du CIO, jusqu’à leur entrée solennelle dans le stade à 16 heures sous les vivats de plus de 100 000 spectateurs qui font masse dans le stade olympique de Berlin et entonnent les hymnes Deutschland über alles et Horst Wessel Lied à l’adresse des 53 nations que représentent 4 500 athlètes et officiels. Le défilé des athlètes rangés par nation s’est ensuite ébranlé, ouvert par la délégation grecque et clos par la délégation allemande. Contrairement aux équipes américaine et britannique qui avaient reçu l’ordre de ne pas faire le salut olympique, la délégation française fit le salut de Joinville, le bras tendu sur le côté et la tête tournée vers le Führer, un geste qui prêta à confusion et auquel le public allemand en délire répondit par un salut nazi enthousiaste. Les responsables sportifs britanniques et américains n’ont pas commis la même erreur que les dirigeants français dans la mesure où ils ont veillé à ne pas prêter le flanc à une telle confusion des saluts qui les avait mis mal à l’aise quelques mois plus tôt, lors de l’inauguration des Jeux d’hiver à Garmisch-Partenkirchen.
22Le clou du spectacle fut l’arrivée à 17 h 20 de la flamme et l’allumage de la vasque dans le stade avec en musique de fond l’hymne olympique orchestré par Richard Strauss lui-même. Dernière innovation due à l’initiative de Carl Diem : une torche olympique fabriquée par les usines d’armement Krupp est allumée dans le sanctuaire de Zeus et acheminée par des relayeurs jusqu’à la vasque du stade de Berlin. La torche, symbole de purification, au même titre que la croix gammée, avait parcouru auparavant une Europe centrale déjà brune sauf la Tchécoslovaquie. Bientôt s’avance un jeune « aryen », le champion d’Allemagne du 1 500 m, qui embrase la vasque avec cette flamme allumée pour la première fois à Olympie.
23À partir de 18 h 45, un spectacle de nuit intitulé « Jeunesse olympique » fut proposé, au son de la IXe symphonie de Beethoven entonnée par 1 500 choristes, avec plusieurs milliers de jeunes filles et de jeunes garçons dansant et se réunissant autour de feux de joie dans une atmosphère similaire aux rassemblements nazis de Nuremberg. Sur l’ordre d’Hitler, des travaux considérables avaient été engagés pour faire la démonstration de la puissance technologique et industrielle allemande : outre le stade, des équipements extérieurs pouvant accueillir 250 000 spectateurs, une tour géante équipée d’une cloche olympique en bronze, deux nouvelles stations de métro, une Voie triomphale pour le défilé motorisé du Führer, un village olympique ultramoderne pour accueillir séparément les 3 632 sportifs et les 335 sportives sélectionnés.
24Dans le Rapport officiel des Jeux, alors même qu’il préparait la guerre, Hitler écrira que « la compétition sportive et chevaleresque ne sépare pas, mais au contraire unit les adversaires dans la compréhension et le respect réciproques, et contribue également à renforcer les liens de la paix entre les nations ». Et le président du CIO, le comte belge Henri de Baillet-Latour, lui répondra : « Berlin a été le lieu de rencontre de tous les peuples, et de là s’est dégagée une unité sans laquelle ni la paix ni le bonheur ne pourront jamais se réaliser. »
Nations et masses dans un stade à la gloire du IIIe Reich
25C’est à l’issue d’une visite d’Hitler en octobre 1933 que la décision est prise d’abandonner l’agrandissement du Deutsches Stadion, édifié en 1913 pour accueillir les Jeux prévus trois ans plus tard, et pour lui substituer un projet beaucoup plus ambitieux de parc sportif populaire et ultramoderne à la gloire du Reich et du peuple allemand (Volk). Tout est démesure au-dessous du dirigeable Hindenburg seul autorisé au survol de la cérémonie d’ouverture : une esplanade pouvant accueillir 200 000 personnes, un stade de style néoclassique quoiqu’en béton armé et d’une capacité de 100 000 spectateurs, une ouverture majestueuse et dénommée « Porte de Marathon » qui permettra l’entrée grandiloquente des officiels, un tripode ou brûle la flamme olympique et, à son opposé, un tableau d’affichage de 13 m sur 8,64 m. Mais le plus impressionnant reste l’enfoncement dans le sol de la première ellipse qui donne aux spectateurs l’impression d’être plongés dans l’action sportive tout en étant surplombé par la tribune officielle où se rangent autour d’Hitler les hiérarques du Reich, le fils du roi d’Italie, et les membres de la commission exécutive du CIO distingués pour l’occasion par un impressionnant collier qui sera largement imité en 1975 pour dessiner la plus haute distinction attribuée de nos jours par le CIO sous le nom d’« ordre olympique ».
26Outre le forfait en dernière minute de l’Espagne du fait de la guerre civile et le retrait du seul athlète haïtien présent, les Jeux de Berlin se caractérisent par les premières participations officielles de la principauté du Liechtenstein avec trois tireurs, deux athlètes et un cycliste, des Bermudes avec cinq nageurs (leur participation a été financée par des hommes d’affaires à un moment où cet archipel est déjà un paradis fiscal), de la Bolivie représentée par un nageur, du Costa Rica avec un unique escrimeur, et de l’Afghanistan avec ses deux athlètes et son équipe de hockey sur gazon. On y retrouve à peu de chose près les proportions continentales des Jeux de 1928 et le même nombre de pays engagés (49 contre 46) : 71 % des athlètes proviennent d’Europe, 18 % des Amériques, 8 % d’Asie, 2 % d’Afrique du Sud et d’Égypte, et 1 % d’Australie et de Nouvelle-Zélande.
27Les pays à envoyer plus de 100 participants passent de 5 à 15 pour un total de près de 4 000 athlètes engagés : Allemagne (433), États-Unis (359), Hongrie de l’amiral Horthy (209), Grande-Bretagne (207), France (201), Italie de Mussolini, Autriche du chancelier Schuschnigg depuis peu aligné sur la politique étrangère d’Hitler, Suisse, Tchécoslovaquie, Japon des amiraux bellicistes, Suède, Pays-Bas, Belgique, Danemark, Pologne, Finlande. Alors que les mouvements populaires de boycott ont échoué, on pourra lire dans ces fortes représentations sportives des États, d’une part, le jeu des alliances avec le IIIe Reich, et d’autre part, la volonté des démocraties de relever le défi viril sur le stade comme l’a réclamé Jean Zay, le ministre radical de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du gouvernement français du Front populaire.
Le canoë-kayak et le handball à onze sous contrôle nazi
28Le programme sportif n’innove guère à Berlin. Déjà présent en 1900, 1908, 1920 et 1924, le polo y réapparaît comme une sorte de revanche des élites sociales, fortement représentées au sein du CIO, sur les sports populaires qui ont envahi le programme olympique. Du côté des femmes, on notera seulement le rétablissement du concours général par équipes en gymnastique qui avait été inauguré en 1928, puis avait disparu en 1932.
29Les deux nouvelles épreuves de 1 000 m en kayak et en canoë doivent être rapportées à la popularité croissante des sports de pleine nature depuis le début du siècle, et aux mouvements de jeunesse de l’entre-deux-guerres. Originaire du Canada des trappeurs, le canoë se pratique à genoux avec une pagaie simple, à la différence du kayak emprunté aux Inuits où le pagayeur est assis. Pratiqué sportivement en marge des courses d’aviron en Angleterre, le canoë se diffuse au début du xxe siècle en Europe occidentale au sein des Rowing Clubs des métropoles et dans les zones de villégiature. La même année 1924, il entre au programme des Jeux de Paris comme sport de démonstration et se trouve organisé en Internationale Repräsentantenschaft Kanusport sous l’impulsion des Allemands. Le IIIe Reich utilisera d’ailleurs ce sport pour embrigader les jeunesses allemandes. Les nations qui domineront le canoë dans l’après-guerre seront la Tchécoslovaquie, l’URSS, la Hongrie et les deux Allemagne, et bientôt la Pologne et la Roumanie.
30Quant à la nouveauté que constitue le handball à onze, il faut y voir le lobbying de l’Allemagne qui cherche à imposer ses propres règles face au handball à sept formalisé en Tchécoslovaquie. Sa promotion comme sport olympique a été décidée, en effet, lors de la session du CIO tenue à Berlin en 1930. D’abord connu sous le nom danois de handbold, ce sport doit sa codification en 1917 à Karl Schelenz, un champion allemand de saut en longueur devenu professeur à l’École supérieure allemande de culture physique à Berlin. Pratiqué souvent sur des terrains de football, il est promu en 1928 comme sport de démonstration à Amsterdam sur l’intervention de Sigfrid Edström, le président de l’IAAF qui comprend en son sein une commission relative aux différents jeux de balle à la main. Au mois de novembre de la même année, une FI des sports de handball d’amateurs est constituée hors de l’IAFF afin d’aboutir à une pleine reconnaissance olympique. Une fois arrivés au pouvoir en 1933, les nazis en feront le sport d’équipes par excellence du IIIe Reich. Le président de la fédération internationale n’est autre que Karl Ritter von Halt, élu membre du CIO en 1929 et adhérent du parti nazi depuis mai 1933, qui parviendra à l’imposer au programme des Jeux de Tokyo prévus pour 1940, mais pas, après leur annulation, à celui des Jeux d’Helsinki.
Une première pour le basket-ball et des démonstrations en baseball et vol à voile
31Si le handball a attiré 185 000 spectateurs et le football plus de 500 000, le basket-ball, joué lui aussi pour la première fois, n’en attire que 21 000. Inventée en 1891 par James Naismith qui a d’ailleurs fait le déplacement de Berlin, cette « balle au panier » typique de la YMCA est d’abord pratiquée indoor entre les saisons de football américain et de baseball afin d’éviter les contacts et les blessures. Les missions protestantes américaines le diffusent avant 1914 en Amérique latine et en Asie Pacifique, puis dès 1917 en Europe continentale avec pour message qu’il s’agit de s’élancer vers Dieu pour marquer un panier (basket). À Berlin, les États-Unis l’emportent sous la pluie sur le Canada par 19 à 8 et ne perdront plus le tournoi olympique jusqu’en 1972.
32Autorisé par les règlements olympiques à intégrer deux sports de démonstration, l’un qui soit populaire dans le pays d’accueil, et l’autre qui soit méconnu, les organisateurs ont décidé d’instituer une compétition complètement inédite de planeurs et une autre de baseball. La pratique du planeur est très en vogue car elle permet à l’Allemagne de contourner l’interdiction qui lui est faite de posséder une armée de l’air depuis le traité de Versailles. D’ailleurs, en violation de ce traité, Hitler a ordonné à Himmler en 1935 de rétablir la Luftwaffe. En dehors du cas de la Suisse qui est un pays neutre, les cinq pays qui ont envoyé des pilotes de planeurs sont tous proches du régime hitlérien : l’Autriche, la Bulgarie, la Hongrie, l’Italie et la Yougoslavie.
33Reste à comprendre le choix du baseball si typique de l’influence américaine dans le monde. Est-ce pour amadouer les Américains ? Un seul match, en tout cas, s’est déroulé dans la nuit du 12 août entre deux équipes américaines dites « championne olympique » et « championne du monde ». Il faudra attendre ensuite la fin de la guerre froide pour que le baseball devienne discipline olympique à Barcelone en 1992.
Le triomphe des sportifs du IIIe Reich
34Cinquante nations auraient dû participer aux Jeux de Berlin mais, le matin même de la cérémonie d’ouverture, l’Espagne fait savoir qu’elle renonce à se présenter du fait du déclenchement de la guerre civile deux semaines plus tôt. Les deux plus importantes délégations sont celles de l’Allemagne (348) et des États-Unis (310), puis suivent celles de la France, de la Hongrie et du Royaume-Uni avec près de 200 compétiteurs chacune. Pour la première fois depuis 1912, les États-Unis n’occupent que le second rang au classement des médailles (56 dont 24 or) derrière le IIIe Reich. Suivent loin derrière la Hongrie (16 médailles dont 10 or), l’Italie (22 dont 8 or), et ex æquo la Finlande et la France (19 dont 7 or).
35Si l’Allemagne cumule 89 médailles dont 33 en or (contre 20 en 1932 dont 3 en or), c’est le résultat d’une professionnalisation des athlètes contraire à la règle olympique de l’amateurisme. Mais c’est surtout le fruit d’une accélération de la sportivisation des masses engagée sous la République de Weimar, et de la soumission de la jeunesse aux impératifs de performance du régime. Dans Mein Kampf déjà (1925), Hitler appelait le jeune Allemand à être « mince et élancé, agile comme un lévrier, résistant comme le cuir, et dur comme l’acier de Krupp ». Devenu en mai 1933 ReichssportFührer, le chef des SA de Dresde Hans von Tschammer und Osten prend le contrôle des associations de gymnastique (Turnverein), des loisirs ouvriers de « La force par la joie », des fédérations sportives et du Comité olympique allemand. Il impose dix heures d’éducation physique par semaine aux élèves contre « l’éducation intellectuelle » et demande aux jeunes filles d’offrir « à l’État et au peuple des enfants en pleine santé ». L’Allemagne excelle dans les disciplines qui requièrent de la force (aviron, boxe, gymnastique, haltérophilie), dans les épreuves militaires (équitation, tir, escrime) et dans deux sports que l’on peut qualifier de nationaux (canoë-kayak et handball).
36Si des cas de dopage sont bien connus dans le cyclisme depuis notamment l’abandon spectaculaire des frères Pélissier dans le Tour de France 1924, aucune archive n’a encore permis d’établir qu’un dopage systémique, qui plus est d’État, ait pu concerner les performances allemandes. Certes, des médecins ont pu expérimenter sur eux-mêmes des produits pour tenir au feu durant la Première Guerre mondiale. Mais ce sont surtout l’amélioration des méthodes d’entraînement, discipline par discipline, qui ont permis de faire la part entre les facteurs exogènes et endogènes des performances. Une grande variété de produits sont alors absorbés par les champions quelle que soit leur nationalité : strychnine et atropine, mais aussi boissons tonifiantes (coca, café), sucreries, alcools divers, glande de singe, phosphate de sodium, lumière ultraviolette et supplément d’oxygène.
L’exclusion, l’humiliation et l’extermination des « athlètes indésirables »
37Au même moment, les idéologues de la race aryenne investissent le sport et construisent le mythe d’une origine dorienne des Germains, d’une parenté avec les Spartiates qui vaut synthèse entre l’excellence physique et l’éminence intellectuelle et morale. La politique d’étatisation et d’aryanisation du sport du IIIe Reich rencontre les initiatives antisémites mises en œuvre par certains dirigeants de clubs allemands et autrichiens qui, dès la fin du xixe siècle, avaient adopté des « paragraphes aryens » excluant les Juifs. Elle repose sur la fermeture des clubs et la persécution des athlètes juifs et tziganes, ainsi que sur l’interdiction des fédérations sportives ouvrières et sur la neutralisation religieuse des clubs protestants et catholiques.
38Théoriquement, les sportifs et sportives juifs sont autorisés à s’inscrire soit dans les clubs sionistes Maccabi parce qu’ils militent pour l’émigration, soit dans les sociétés Schild réunissant d’anciens combattants juifs qui se sont engagés à « propager le sentiment patriotique allemand dans les jeunesses juives ». Ces deux mouvements rencontrent en fait de multiples obstacles, notamment en ce qui concerne l’obtention de terrains de jeux spécifiquement juifs, jusqu’à leur interdiction définitive après la Nuit de cristal en novembre 1938. Car l’antisémitisme d’État s’applique aussi aux terrains de sport publics, aux piscines, aux lacs et rivières utilisés pour nager. Les Juifs n’ont même plus le droit de monter à cheval, au motif qu’un cheval allemand ne saurait porter un Juif. Les combats de boxe constituent un enjeu particulier car il y va de la supériorité physique des Aryens. En mars 1933, le championnat d’Allemagne de boxe mi-lourds est remporté par Erich Seelig, un sportif juif. Le Comité des sports, composé comme toutes les instances officielles du régime de membres du parti nazi, lui retire son titre en raison de sa « race juive » et non allemande.
39Le titre demeure vacant jusqu’au combat organisé entre un Allemand aryen, Adolf Witt, et Johann Trollmann, un Sinti d’Allemagne surnommé d’ailleurs Zigeuner (le Tsigane). Ce dernier bat Witt le 9 juin : pendant les douze rounds, il n’a cessé de sautiller autour de son adversaire, le frappant à l’improviste, gagnant des points et finalement le match. Le comité sportif déclare malgré tout un match nul. Les spectateurs sont révoltés et se lèvent, huent le jury et menacent de mettre à sac la salle. Finalement, les nazis cèdent et accordent à Trollmann le titre de champion des mi-lourds. Une semaine plus tard, le champion est déchu de son titre et sa carrière brisée. Par provocation, pour son dernier combat, « Rukelie » se teint les cheveux en blond, blanchit son torse et se fige au milieu du ring. Il sera envoyé dans un camp de travail en 1938, stérilisé en 1939 avant d’être enrôlé de force dans la Wehrmacht et expédié sur le front de l’Est. De retour de permission en 1942, il sera arrêté par la Gestapo et conduit dans le camp de Neuengamme où il sera exécuté en février 1943.
40De pratique autorisée dans les premiers camps de concentration et les ghettos, le sport sera métamorphosé dans son essence même par les nazis pour devenir un supplice dans les centres de mise à mort. Dans la phraséologie nazie, en effet, le terme de « sport » a pu recouvrir différentes significations mortifères comme chasse aux Juifs sans défense, humiliation physique, ou mise à mort. À Terezín, des simulacres de courses seront imposés aux prisonniers pour tester leur aptitude au travail forcé : leur performance déterminait leur survie. Survivre si, et seulement si, on est vainqueur à la course, telle est la contre-utopie concentrationnaire et olympique, que Georges Perec décrira en 1975 dans W ou le Souvenir d’enfance. Dans ce roman autobiographique qui est aussi l’histoire d’une disparition, celle de sa mère assassinée à Auschwitz, le nom de l’île où les athlètes sont voués à une mort certaine se réduit à la lettre « W ». De façon troublante, cette lettre s’obtient en reliant le centre des cinq anneaux olympiques entrelacés.
Les victoires en trompe-l’œil de l’Afro-Américain Jesse Owens et des marathoniens coréens
41Sur un total de 56 médailles, les États-Unis en remportent 25 en athlétisme, 10 en plongeon et 8 en natation tandis que la Hongrie brille au sabre avec Endre Kabos, en lutte, en natation et en water-polo. L’Italie doit beaucoup à ses escrimeurs, Franco Riccardi à l’épée et Giulio Gaudini au fleuret, et à ses footballeurs, la Finlande à ses boxeurs, lutteurs, et coureurs de demi-fond. Quant à la France, ses 7 médailles d’or reviennent au lutteur Émile Poilvé, à l’haltérophile Louis Hostin, aux boxeurs Jean Despeaux et Roger Michelot, et aux cyclistes (dont Robert Charpentier trois fois en or). Concernant le Japon classé 7e juste après la Suède, il faut aussi signaler les prouesses de ses nageurs qui rivalisent avec les Américains dans toutes les épreuves et l’emportent sur 200 m (Tetsuo Hamuro), 4 × 200 m, et 1 500 m (Noboru Terada).
42La vedette des Jeux de Berlin fut incontestablement l’athlète afro-américain Jesse Owens (1913-1980) avec ses triomphes sur 100 m, à la longueur, sur 200 m et sur 4 × 100 m. L’attitude des nazis à son égard fut ambivalente. Pour les uns, il n’aurait pas dû participer parce que noir tandis que, pour les autres, il l’a emporté justement parce que noir et donc proche de l’animalité. Contrairement à la légende, Hitler n’a pas quitté le stade pour ne pas avoir à féliciter Owens : après avoir reçu dans sa loge les deux premiers Allemands médaillés d’or, il a fait suite à la demande du président du CIO de ne pas recommencer car c’était contraire aux usages olympiques. L’amitié entre Jesse Owens et Luz Long (1913-1943), son rival à la longueur, est en revanche bien attestée. Champion d’Europe en titre, prototype du parfait aryen pour la presse nazie, Long est le premier à féliciter Owens. Il pose ensuite avec lui devant la foule des photographes et les deux hommes rejoignent les vestiaires en se tenant par les bras. Même s’il a fait le salut nazi sur le podium, Long n’adhèrera au parti nazi qu’en avril 1940 et il entretiendra une correspondance amicale avec Owens jusqu’à son décès sur le front italien. Quant à ce dernier, s’il ne sera pas reçu à la Maison Blanche par le président Roosevelt parce qu’il était afro-américain, il aura tout de même droit à un triomphe dans Broadway.
43Une autre belle histoire d’amitié concerne les deux athlètes japonais Shuhei Nishida (1910-1997) et Sueo Oe (1914-1941) respectivement médaillés d’argent et de bronze au saut à la perche. Avec une même barre à 4,25 m, ils refusent de se départager par un concours supplémentaire et, de retour au Japon, demandent à un bijoutier de découper leurs médailles en deux moitiés et de les réassembler en mi-argent et mi-bronze. C’est une tout autre histoire pour Kitei Son et Nan Shoryu, médaillés d’or et de bronze pour le Japon dans l’épreuve du marathon : ils baissent la tête sur le podium au moment de l’hymne de l’Empire du Soleil-Levant car ils sont tous deux Coréens et soumis à Tokyo depuis l’annexion de leur pays en 1910.
44Bien d’autres victoires sont à mettre sur le compte des athlètes afro-américains : Archie Williams sur 400 m, John Woodruff sur 800 m, Cornelius Johnson avec 2,03 m en rouleau costal. En tout et pour tout, ce furent 13 médailles d’or pour l’athlétisme américain avec en outre Forrest Towns sur 110 m haies, Glen Harding sur 400 m haies, Earl Meadows avec 4,30 m à la perche et le décathlonien Glenn Morris. Parmi les autres exploits, il faut compter en athlétisme avec les Finlandais Limari Salminen sur 10 000 m, Gunnar Hoeckert sur 5 000 m, Volmari Iso-Hollo sur 3 000 m steeple, ou le Néo-Zélandais Jack Lovelock sur 1 500 m en 3 minutes 47 secondes 8. La presse américaine se fait l’écho d’un scandale : l’éviction, semble-t-il sur l’intervention de Brundage pour plaire aux autorités du Reich, des athlètes juifs Marty Glickman et Sam Stoller du relais 4 × 100 m au profit des athlètes noirs Jesse Owens et Ralph Metcalfe qui établissent, en fin de compte, un nouveau record du monde pour vingt ans.
Les prouesses de la Japonaise Maehata et des Néerlandaises de « Ma Braun »
45À Berlin, le nombre de sportives engagées connaît une forte croissance de plus de 200 athlètes par rapport à Los Angeles et de plus de 60 par rapport à Amsterdam pour atteindre un total de 335 femmes visant 45 médailles dans 5 sports (athlétisme, escrime, gymnastique, natation, plongeon). Avec 2 médailles d’or aux lancers du disque et du javelot, 2 médailles d’argent et 3 médailles de bronze, les athlètes allemandes devancent nettement les Américaines qui ne glanent que 2 médailles d’or, et elles laissent loin derrière les Britanniques qui remportent tout juste l’argent sur 4 × 100 m. En plongeon, on retient surtout l’exploit de la jeune Californienne de 13 ans et 9 mois Marjorie Gestring au tremplin à 3 m. Avec ses deux sœurs championnes des États-Unis en natation, celle qui ne se sépare jamais de son ours en peluche est née dans une famille suédoise.
46Les Néerlandaises ont provoqué la surprise des commentateurs en remportant toutes les médailles d’or en natation sauf sur 200 m nage libre. Avec trois titres olympiques à seulement 17 ans sur 100 m et 400 m, et en relais 4 × 100 m, et l’argent sur le 100 m dos qui est pourtant sa spécialité, Hendrika Mastenbroek a bénéficié, comme toutes ses camarades, des conseils de l’impitoyable entraîneuse « Ma Braun » qui avait déjà permis à sa propre fille Marie d’être championne olympique sur 100 m dos à Los Angeles. Après s’être fâchée avec son mentor qui tenait d’une main de fer toutes ses petites protégées, Rie Mastenbroek travaillera comme monitrice de natation, ce qui a mis fin de facto à sa carrière internationale pour cause de professionnalisme.
47L’autre surprise est venue de la Japonaise Hideko Maehata sur 200 m nage libre. Fille d’un commerçant de tofu, repérée dès son plus jeune âge pour ses talents de nageuse, Maehata a été médaillée d’argent à Los Angeles à seulement 18 ans. Pressée par le maire de Tokyo de remporter une médaille d’or, elle est donc la championne que tout le Japon attend au point que la radio NHK retransmet en direct son exploit à minuit passé heure de Tokyo. Elle devient, par là même, la première Japonaise et Asiatique championne olympique.
48C’est d’autant plus la déroute des nageuses américaines que la championne Eleanor Holm n’a pas pu défendre son titre sur 100 m dos. Elle a en effet été exclue de l’équipe américaine lors de la traversée de l’Atlantique par le président de son comité olympique, Avery Brundage, qui lui reproche de s’être enivrée. Moralisateur invétéré, ce milliardaire de Chicago, qui est proche de l’extrême droite américaine et qui deviendra président du CIO en 1952, a d’autres motifs de s’en prendre à cette jeune chanteuse de revue : elle flirte avec le professionnalisme, elle a participé à une tournée de soutien à la candidature du futur président démocrate Franklin Roosevelt, et elle a surtout repoussé ses avances sur le paquebot comme elle le révélera plus tard au sprinter Dave Sime.
Des sportives également au service des régimes bruns
49Les sportives des régimes fascistes n’ont pas moins fait le salut nazi que leurs homologues masculins et, comme eux, après la guerre, elles ne perdront pas leurs médailles et ne seront que modérément inquiétées, bénéficiant de l’idée déjà largement répandue que le sport est neutre et apolitique.
50Championne du monde aux Jeux féminins de Londres en 1934 au lancer du poids et en pentathlon, Gisella Mauermayer a dû se reporter sur le lancer du disque car ces deux disciplines ne figurent pas au programme des Jeux olympiques. Adhérente du parti nazi dès 1932, elle ne retrouvera pas son poste de professeur de sport après la guerre et se reconvertira comme directrice de la bibliothèque du musée de zoologie de Munich après avoir passé un doctorat de biologie. En revanche, elle sera en 1951 l’une des fondatrices du premier comité des femmes au sein de l’Association sportive ouest-allemande et elle sera nommée membre du comité olympique de la République fédérale d’Allemagne (RFA) qui n’a pas été complètement dénazifié du fait du déclenchement de la guerre froide sportive. Fille d’un boucher, athlète étonnamment polyvalente, Tilly Fleischer est l’autre championne d’athlétisme du IIIe Reich. Félicitée par Hitler à l’issue de sa victoire au javelot, elle passe pour être un des modèles de nu du sculpteur Arno Breker qui met son art au service du régime nazi.
51On pourrait citer également le cas de l’escrimeuse Helene Mayer rappelée de Californie, où elle faisait ses études, sur ordre de Hitler. Son salut nazi sur le podium de Berlin surprend d’autant plus qu’elle est « demi-juive » par son père. Elle se défendra plus tard, sans toujours convaincre, en affirmant avoir craint pour sa famille restée en Allemagne. Victorieuse sur 80 m haies en 11 secondes 7, admiratrice de Mussolini jusqu’à la fin de sa vie, Trebisonda Valla est la première Italienne médaillée d’or aux JO. Son salut romain sur le podium en fit l’égérie du régime mussolinien qui, avant son exploit, ne portait guère d’intérêt aux sportives. En 2015, Giovanni Malagò, un homme d’affaires lié à la famille Agnelli et président du CONI, lui donnera une place parmi les cent athlètes les plus représentatifs de l’histoire du sport italien.
Gretel Bergmann, Stella Walsh et Helen Stephens en victimes expiatoires
52Le cas de la plus grande championne allemande de saut en hauteur, Gretel Bergmann, est paradigmatique du double discours des autorités nazies et de leur duplicité. Exclue de son club d’athlétisme peu après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, elle émigre à Londres où elle devient championne de Grande-Bretagne de saut en hauteur au printemps 1934. Quelques mois plus tard, elle est invitée à rentrer en Allemagne pour s’entraîner en vue des Jeux de Berlin 1936. Par ce geste, le régime nazi essaie de désamorcer le boycott des Jeux olympiques et de donner l’image d’une nation pacifique qui ne discrimine pas les Juifs.
53En application du « paragraphe aryen », elle ne peut alors qu’intégrer un club sportif juif, en l’occurrence le club des anciens combattants juifs de Stuttgart. À titre exceptionnel, elle va bénéficier d’excellentes conditions d’entraînement, notamment en 1935 avec l’équipe du IIIe Reich. Détentrice du record d’Allemagne de saut en hauteur avec 1,60 m, elle est pourtant écartée de la sélection allemande sous prétexte de « performances insuffisantes ». L’annonce de sa non-sélection, officiellement « pour cause de blessure », est rendue publique alors que les athlètes américains ont déjà embarqué sur leur paquebot.
54Comment comprendre sa volonté de participer coûte que coûte aux Jeux de Berlin ? Sa fascination d’athlète pour les Jeux olympiques a pu jouer, de même que son désir de prouver que les champions juifs sont des champions comme les autres. D’une famille bourgeoise du Württemberg, elle n’a pas été élevée dans la religion juive et se sent pleinement allemande. C’est pourquoi elle n’avait entretenu aucun lien avant 1933 avec les clubs juifs et ne se reconnaît aucunement dans le sionisme. Gretel Bergmann choisira de s’exiler aux États-Unis où elle devient championne de saut en hauteur en 1937 et 1938. Bien plus tard, elle acceptera d’être réhabilitée par son ancien club et par la fédération allemande d’athlétisme qui validera en 2009 son record de 1936.
55Deux autres championnes seront victimes de discrimination mais pour une autre raison puisqu’elles sont accusées d’être des hommes. Après avoir remporté le 100 m en 11 secondes 5 sur la championne du monde polonaise Stella Walsh, de son vrai nom Stanislawa Walasiewicz, l’Américaine Helen Stephens est accusée par un journaliste polonais d’être un homme. Selon la déclaration que cette dernière fera bien plus tard à un journaliste américain, ce serait une vengeance après qu’elle a refusé les avances d’Hitler. Les deux championnes ayant dû se soumettre à une visite gynécologique qui a attesté de leur genre sexuel féminin, le membre américain du CIO Avery Brundage propose néanmoins que, à l’avenir, chaque femme qui se présentera aux Jeux soit l’objet d’un examen pour attester de son genre. Quant à Stella Walsh qui avait fait le choix de concourir pour la Pologne alors qu’elle avait 3 mois au moment de l’immigration de ses parents aux États-Unis, son autopsie révélera en 1980 qu’elle était intersexe.
La participation du CIO à l’Europe nouvelle du sport
56Les menaces de boycott qui planent entre 1933 et 1936 sur les Jeux olympiques ont obligé les principaux dirigeants du CIO à se positionner entre le maintien des Jeux à Berlin, l’annulation ou le transfert vers une autre cité. Que ce soit Coubertin et Baillet-Latour, ou leurs deux successeurs à la présidence du CIO, le Suédois Sigfrid Edström et l’Américain Avery Brundage, ils ont tous quatre ardemment milité pour le maintien des Jeux dans la capitale du IIIe Reich. Face aux partisans du boycott qui leur reprochent de soutenir Hitler et de s’aligner sur le nazisme, ils répondent qu’ils mettent simplement en œuvre le principe de neutralité du sport et de l’olympisme. C’est cette même ligne de défense qu’ils répèteront au sortir de la Seconde Guerre mondiale en vue d’être absous de toute collaboration. Leurs correspondances privées dévoilent toutefois leur profond mépris pour les combinaisons politiques et pour les démocraties parlementaires, ainsi que leur viscéral antibolchévisme et antisémitisme.
57Les archives du CIO montrent aussi qu’ils étaient régulièrement informés des persécutions dont étaient victimes les athlètes et les clubs juifs en Allemagne et en Autriche. Surtout, les choix qu’ils ont opéré entre juillet 1936 et mai 1939 concernant l’attribution des Jeux olympiques pour 1940 montrent leur penchant pour les régimes d’ordre. En juillet 1936, au retour d’un voyage de Baillet-Latour en Extrême-Orient, ils confient en effet les Jeux d’été 1940 au régime japonais des généraux qui est à l’offensive sur le continent asiatique, et en mai 1939 ils transfèrent ceux d’hiver de Saint-Moritz en Suisse à Garmisch-Partenkirchen en Bavière. Quant au choix en juillet 1938, après la défection nippone, d’Helsinki plutôt que Rome, il faut le rapporter à leur proximité avec le membre finlandais suédophone du CIO Erik von Frenckell.
58D’autres décisions et agissements signalent une certaine aspiration à trouver une place pour le CIO dans le cadre de l’Europe nouvelle qui s’annonce. Ni Baillet-Latour ni ses collègues ne s’opposent à l’emprise du Reich sur le CIO avant même le déclenchement de la guerre : création en avril 1938 d’un Institut international olympique à Berlin, impression du bulletin officiel du CIO dans la revue Olympische Rundschau publiée en allemand par Carl Diem, attribution de la Coupe olympique à l’association « Kraft durch Freude », remise du diplôme olympique à Leni Riefenstahl pour son film sur les Jeux de 1936, démission imposée au « demi-juif » Theodor Lewald qui est remplacé à la tête du Comité olympique allemand par Walter von Reichenau et au sein de la Commission exécutive du CIO par Karl Ritter von Halt, deux nationaux-socialistes convaincus.
59Le cas de Werner Klingeberg, qui entre au service du CIO avant-guerre, est davantage intrigant car tout porte à croire qu’il est un agent de liaison du IIIe Reich. Recommandé par Carl Diem qui a fait de cet ancien étudiant son assistant, il est d’abord promu par Baillet-Latour en juillet 1937 comme conseiller auprès du Comité d’organisation des Jeux de Tokyo. En mars 1938, il remplace le secrétaire général du CIO le colonel Berdez empêché par la maladie de se rendre à la session du CIO au Caire. On le retrouve ensuite en octobre 1938 à Helsinki où il assume les mêmes fonctions qu’à Tokyo, puis bientôt comme accompagnateur de Leni Riefenstahl lors de sa tournée américaine par décision de Goebbels, enfin en janvier 1941 à Paris comme employé de presse au Deutsche News Bureau à l’Hôtel Majestic qui est le siège de la Gestapo. Une information donnée par le journal L’Auto en février 1940 le donne même comme secrétaire général du CIO.
60Piégé dans Bruxelles occupée par l’armée allemande, à quelques mois de son décès en janvier 1942, le président Baillet-Latour va donner son accord à une délégation conduite par Carl Diem et Karl Ritter von Halt pour que le Suédois Sigfrid Edström prenne en charge la correspondance avec les membres du CIO. Coubertin avait donc raison de s’inquiéter en mai 1933 lorsqu’il écrivait à l’ambassadeur de France à Berne qu’il discernait « certaines tentatives hitlériennes encore assez mal définies de s’emparer de la direction du mouvement [olympique] ».
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