Chapitre VIII. Amsterdam 1928
L’esquisse d’une Société des nations olympiques
p. 103-112
Texte intégral
1La roue du sport mondial a tourné depuis les Jeux de Paris dans la mesure où le comte Henri de Baillet-Latour a pris la succession de Pierre de Coubertin. Son élection semblait jouée depuis la création de la Commission exécutive en 1921 dont il avait pris rapidement la présidence, mais Coubertin a tenté de patronner le Suisse Godefroy de Blonay. Ce dernier a toutefois préféré pactiser avec Baillet-Latour qui est élu avec facilité. Les deux hommes s’accordent alors pour tenir à distance Coubertin qui n’aura de cesse de s’immiscer dans les affaires du CIO jusqu’aux Jeux de 1928.
2Ce dernier délivre, en effet, ses avis sur l’attitude à tenir vis-à-vis des Jeux féminins ou des Jeux étudiants, des FI, de l’Allemagne, de la présence ou de l’absence du football et du tennis au programme des Jeux, de l’amateurisme et du sport ouvrier. En 1926, il reproche même au nouveau président de laisser le dirigeant français Gaston Vidal ou le général britannique Kentish discréditer son « œuvre olympique » dans la presse. Il est vrai que les années 1920 sont périlleuses pour le CIO dans la mesure où les FI tentent de s’autonomiser et de lancer leurs propres championnats du monde si elles n’en disposent pas déjà. Constituées en Bureau permanent en 1921 à l’initiative de Paul Rousseau et de l’UCI, elles se retrouvent elles-mêmes sous la pression de la montée du professionnalisme liée à l’arrivée de nouveaux médias comme la radio et le cinéma avec ses actualités.
3La guerre semble s’être définitivement éloignée depuis que la France s’est retirée de la Ruhr à l’été 1925 et s’est engagée dans la voie du briandisme. Les accords de Locarno du mois d’octobre suivant consolident les frontières occidentales de l’Allemagne qui fait son entrée à la SDN en septembre 1926. Les Pays-Bas sont alors un des pays les plus engagés dans la politique de paix menée par la SDN et leur gouvernement n’envisage aucunement de peser sur le CIO, comme l’avait pratiqué la diplomatie française en 1924, pour empêcher la participation de la délégation olympique allemande. Les Jeux d’Amsterdam se présentent comme les plus pacifiés depuis ceux de Stockholm seize ans plus tôt.
L’agitation sécessionniste des fédérations internationales
4À l’approche des Jeux d’Amsterdam, le principal problème à régler pour le CIO est le sécessionnisme des FI qui pourrait bien compromettre la tenue des Jeux. Réunis en mai 1925 autour des membres du CIO lors congrès olympique de Prague, les délégués des 27 FI et des 40 CNO sont loin d’avoir été rassurés ainsi que le prouve le rapport soumis par Paul Rousseau à ses collègues de l’UCI au mois d’août suivant.
5Le secrétaire du Bureau permanent des FI émet d’abord des doutes sur la sincérité de la procédure électorale à la présidence du CIO puisque, contrairement aux usages, l’élection de Baillet-Latour, qui a ses faveurs, à la majorité simple du vote par correspondance n’a pas été jugée suffisante et a entraîné une seconde votation à laquelle ne purent participer que les membres présents. Il se réjouit toutefois de l’élection du membre belge par 17 voix contre 6 à Blonay, et note avec malice que Coubertin a refusé le titre de président d’honneur du CIO pour lui préférer celui de « président perpétuel des Jeux olympiques modernes », un titre qui ne saurait être conféré à aucune autre personne. Concernant le congrès pédagogique organisé par Coubertin avec les représentants de différents gouvernements, Rousseau note qu’il « se résuma par des vœux qui ne furent portés à la connaissance de personne ». Et, pour ce qui est du congrès technique présidé par Edström, il considère qu’il n’y a pas grand-chose à en dire, puisque « les séances de travail furent ridiculement courtes par rapport à la longueur des réceptions ».
6Il relève tout de même que les FI sont confortées dans leur capacité à définir l’amateurisme pour leur sport. En revanche, elles doivent se soumettre à quatre règles générales : la qualification d’un athlète aux jeux olympiques ne sera pas possible s’il est professionnel dans son sport, s’il a reçu des remboursements pour compensation de salaire perdu, s’il est entraîneur, moniteur, instructeur ou coach dans le sport pour lequel il veut concourir, et s’il n’a pas signé un serment écrit de respecter sur l’honneur le règlement olympique. Ensuite, il regrette amèrement le rejet de la proposition qu’il a portée avec le Suédois von Rosen de n’accepter seulement qu’un engagé par nation dans chaque concours olympique individuel ou d’équipe afin de « mettre fin à la suprématie forcée des nations riches et à celle du pays organisateur ». Il ne veut pas d’une « victoire facile des Américains » aux Jeux de Los Angeles où ils bénéficieraient de quatre ou six engagés par épreuve.
7Rousseau peste surtout contre la liste trop vague à son goût des sports olympiques d’été et réclame avec insistance l’adoption d’un programme précis et stable dans la perspective des jeux de 1932 qui inclurait la liste des épreuves, le nombre maximum de participants, la durée et la période des Jeux, et la reconnaissance des règles sportives des FI comme les seules règles techniques. Mais la principale pierre d’achoppement reste le vœu adopté par 16 FI sur 18 : « Qu’un délégué par fédération internationale soit nommé membre du CIO. » Rousseau regrette que Sigfrid Edström, le président de la FI d’athlétisme, ait voté contre au lieu de s’abstenir puisqu’il est membre du CIO. Quant au vote d’abstention de l’Union internationale de tir aux armes de chasse, il omet de dire qu’elle est présidée par son propre compatriote le comte Clary, qui est aussi un membre du CIO.
8Les FI rebelles régissent les sports suivants : aviron, boxe amateur, boxe professionnelle, cyclisme, équitation, escrime, football association, gymnastique, haltérophilie, hockey sur gazon, hockey sur glace, lutte amateur, lawn-tennis, tir. Il faut leur adjoindre la FI de gymnastique éducative et la FSFI qui ont été récemment agrégées au Bureau permanent du fait de leur hostilité au CIO. En revanche, d’autres FI, qui étaient présentes en 1921, se sont entre-temps désengagées de cette dynamique comme celles d’athlétisme, de natation, skating, ski, tir de chasse et yachting automobile. En 1928, Paul Rousseau publiera plus ou moins le même manifeste sur « L’Avenir des olympiades modernes », preuve s’il en est que ses demandes n’ont pas été prises en considération par le CIO. Au même moment, son nom disparaît d’ailleurs de la liste des membres du Bureau permanent des FI qui semble n’être plus trop actif après les Jeux d’Amsterdam.
9C’est que le nouveau président Baillet-Latour se montre intraitable avec les FI qu’il parvient à diviser, non pas en appliquant des principes, mais en jaugeant les rapports de force et en tranchant dans le vif. Dans son bras de fer avec les FI de football association (FIFA) et de lawn-tennis (FILT), dont les tournois olympiques permettent d’équilibrer le budget des organisateurs, il ne fait pas les mêmes concessions sur la définition de l’amateurisme. Il est beaucoup moins exigeant avec la FIFA qu’avec la FILT car les recettes du football excèdent de très loin celles du tennis. Aussi, le football reste dans le programme olympique alors que le tennis en sort pour n’y revenir qu’en 1988.
Le plébiscite d’Amsterdam en 1925
10Dans ses Mémoires olympiques publiés en 1931, Coubertin rapporte qu’il avait posé en 1911, en accord avec son collègue du CIO le baron van Tuyll, « un premier jalon en vue d’une célébration future des Jeux olympiques en Hollande ». Son argument était que les grandes métropoles ne convenaient pas vraiment à de telles manifestations, et que La Haye, siège de la Cour permanente d’arbitrage depuis 1899, ou Amsterdam, la capitale constitutionnelle des Pays-Bas, étaient mieux indiquées. Deux siècles après le règne de ses marchands sur toute la planète, l’économie néerlandaise connaissait alors un nouvel âge d’or lié à la révolution industrielle et à l’expansion commerciale. Du côté des premiers porteurs du projet, c’est la décision prise en 1912 par le conseil municipal d’Amsterdam de faire construire un grand stade qui a entraîné une dynamique de candidature, laquelle s’est accompagnée de la fondation la même année par van Tuyll d’un comité olympique hollandais permanent. Très fortuné, chambellan de la reine Wilhelmine des Pays-Bas, propagandiste du sport dès 1878, membre du CIO depuis 1898, ce dernier active la candidature d’Amsterdam pour l’organisation des Jeux de 1920 pour, notamment, développer « physiquement la race néerlandaise pour rester à égalité avec les autres nations dans la grande compétition industrielle ».
11Mais il la retire aussitôt au profit d’Anvers afin de rendre honneur au courage des Belges durant la guerre. Pouvait-il en être autrement quand les Pays-Bas avaient décidé en juillet 1914 d’adopter une « neutralité totale » durant ce conflit qui se révéla si meurtrier ? Coubertin lui fit alors savoir que le CIO envisagerait sérieusement la candidature d’Amsterdam sous réserve d’une garantie financière. Cette garantie, le gouvernement fédéral s’y opposa par refus d’une dépense superflue, et le Comité d’organisation prit sur lui de lancer une souscription publique qui rencontra un succès certain auprès de compagnies liées à l’activité touristique, de la municipalité d’Amsterdam qui autorisa exceptionnellement une loterie, et de quarante villes du reste du pays. Le fort soutien apporté par la presse à cette levée de fonds, adressée « à tous les Néerlandais » jusqu’en Indonésie, signale à quel point ces Jeux d’Amsterdam étaient conçus comme l’occasion de promouvoir le génie national hollandais.
12Si Coubertin tient autant en 1931 à affirmer son rôle dans le choix d’Amsterdam en 1925, c’est peut-être aussi pour gommer l’action déterminante de celui qui l’a évincé et qui lui a succédé, le comte belge Henri de Baillet-Latour. Réfugié durant la guerre aux Pays-Bas, ce dernier entretient, toutefois, des relations étroites avec les milieux néerlandais du négoce et de l’élevage des pur-sang.
Le retour des athlètes allemands dans un stade moderniste
13D’une capacité de 32 000 places et non de 40 000 comme annoncé de manière pompeuse dans la presse, conçu en béton recouvert de briques sur un terrain marécageux, intégré au système des voies navigables, le stade d’Amsterdam est spécialement construit par l’architecte moderniste Jan Wils pour accueillir les Jeux olympiques. À l’initiative du membre néerlandais du CIO, le colonel Pieter W. Scharroo, un prêt du conseil municipal et une campagne de dons permettent au comité olympique des Pays-Bas d’en devenir copropriétaire avec la société qui détenait le terrain. Spécialiste de génie hydraulique, et consultant en matière de génie civil et de construction de bâtiments sportifs, Scharroo s’est vu reprocher par une société d’architecture concurrente de celle de Jan Wils de n’avoir pas lancé d’appel d’offres. Le stade épouse la forme de sa piste de cyclisme de 500 m de circonférence qui comprend en son sein un terrain de football et une piste d’athlétisme de 400 m qui deviendra la norme par la suite. Sont ajoutés un panneau géant pour l’affichage des résultats ainsi qu’une tour dite de Marathon haute de 46 m où brûle une flamme olympique pour la première fois. Jusqu’à la construction en 1996 du grand stade d’Amsterdam, le stade olympique accueillera les matchs de coupe d’Europe de l’AFC Ajax notamment aux grandes heures du milieu offensif Johan Cruyff.
14En l’absence de la reine Wilhelmine, les Jeux sont ouverts par son époux Henri de Mecklembourg-Schwerin, un prince allemand apparenté au Kayser qui a trouvé refuge aux Pays-Bas. Mais, dans ce pays qui a pris soin de rester neutre durant la guerre, les athlètes allemands sont invités au titre de l’Allemagne républicaine de Weimar dans un contexte pacifié par les accords de Locarno de 1925 et par le briandisme. Pour autant, les susceptibilités sont à vif du côté des Français qui boycottent la cérémonie d’ouverture pour des questions de préséance par rapport aux athlètes allemands lors des entraînements de reconnaissance de la cendrée. Pour la première fois, et ce rituel se maintiendra, la délégation grecque ouvre le défilé des nations sportives. La surreprésentation de l’Europe est encore très marquée avec 76 % du total des engagés contre 18 % pour les Amériques, 3 % pour l’Asie, 2 % pour l’Afrique et 1 % pour l’Océanie. Au chapitre des nouvelles nations participantes, on trouve un nageur du Panama, l’équipe de water-polo de Malte, ainsi que les boxeurs de la Rhodésie.
Un programme olympique stabilisé après les disparitions du tir et du tennis
15Après bien des errements, et pour faire suite aux demandes exprimées par le Bureau permanent des FI, le programme olympique se stabilise en 1928. D’une part, aucune modification n’est intervenue en aviron, en cyclisme, en équitation (sauf la réintroduction du dressage par équipes), en escrime, en gymnastique masculine, en haltérophilie, en lutte, ou en natation hommes et femmes. D’autre part, la décision prise en 1921 de supprimer le tir pour cause de professionnalisme est appliquée et, contrairement au gouvernement français en 1924, les organisateurs néerlandais ne sont pas parvenus à le réintroduire dans le programme. Enfin, le CIO s’est opposé en 1925 aux candidatures des FI d’aéronautique, d’automobile, de yachting automobile et de jeu d’échecs.
16Aussi, les nouveautés sont-elles marginales en athlétisme : la suppression du 10 km marche, qui ne reviendra qu’en 1948, et des épreuves de demi-fond typiquement scandinaves comme le cross-country individuel et par équipes, le 3 000 m par équipes, ou bien encore le pentathlon. Preuve s’il en est que l’influence britannique est plus forte aux Pays-Bas qu’en France, le hockey sur gazon est réintroduit à Amsterdam. Trois sports de démonstration sont proposés : le lacrosse, le kaatsen qui est une sorte de pelote sur gazon populaire en Frise depuis 1854, et le korfball qui est une autre forme de balle au panier codifiée en 1902 et jouée en équipes de quatre femmes et de quatre hommes.
17Pour ce qui est de l’absence du tournoi olympique de tennis, Baillet-Latour s’est montré intransigeant au grand dam des organisateurs qui en escomptaient des recettes. Il a voulu faire un exemple en exigeant de la FI de lawn-tennis qu’elle réglemente plus strictement l’amateurisme. Pour ce sport où les championnes et les champions sont de faux amateurs depuis la fin du xixe siècle, la FILT s’est retrouvée dans une impasse et elle a préféré que le tennis sorte du programme olympique. De fait, le CIO et la FILT n’ont pas besoin l’un de l’autre pour prospérer. La situation s’était envenimée en 1924 avec l’exigence posée par le CIO, qui sonne comme une provocation pour la FILT, de l’annulation de la coupe Davis et des plus grands tournois durant l’année des JO, afin que seule la compétition olympique fasse office de championnat du monde. En matière d’amateurisme notamment, Baillet-Latour adopte une ligne très exclusive : un compétiteur n’a pas le droit de s’absenter de chez lui afin d’exercer son sport plus de deux semaines par an, soit la durée des JO, ni de redevenir amateur après avoir été professionnel, ou de percevoir des compensations financières pour salaire perdu.
18Une telle évolution vient à contre-courant de la libéralisation en cours du tennis britannique, puisque la Lawn Tennis Association (LTA) ne considère plus désormais comme professionnels que les entraîneurs des clubs de prestige. Comme l’explique en 1926 l’éditeur de la revue de référence Lawn Tennis & Badminton, « le CIO est une organisation composée de gentlemen fortunés qui se cooptent et qui malheureusement n’ont qu’une connaissance étroite des sports qu’ils désirent contrôler… et avec la meilleure volonté du monde, leur point de vue est inconciliable avec celui de la FILT ». Confortée par le soutien de la LTA et de la plupart des fédérations nationales de tennis, la FILT fait alors monter les enchères. À l’issue de son assemblée générale annuelle, en mars 1926, son nouveau président, le Français Albert Canet, écrit au comte de Baillet-Latour pour poser quatre conditions à la présence du tennis aux Jeux d’Amsterdam en 1928 : que sa fédération soit représentée au sein du CIO par un délégué, qu’elle soit associée à l’organisation technique et matérielle des futurs tournois olympiques, qu’elle puisse organiser ses propres championnats internationaux l’année même des JO et que sa définition de l’amateur soit reconnue par le CIO.
19Non seulement le président du CIO ne donne pas suite à ses demandes, mais sa commission exécutive décide, le 2 novembre 1926, que le tennis ne retrouvera sa place aux JO que si les meilleurs joueurs et joueuses y participent, ce qui semble impossible puisque certains comme Vince Richards ou Suzanne Lenglen viennent tout juste de passer un contrat professionnel avec l’agent Charles Pyle. La décision du CIO est aussitôt contestée par les organisateurs néerlandais, qui s’inquiètent de l’équilibre budgétaire des Jeux d’Amsterdam. Aussi Baillet-Latour demande-t-il à chacun des membres du CIO d’agir en coulisses auprès des dirigeants de tennis de leur propre pays afin d’infléchir la position de la fédération internationale. Mais, en mars 1927, lors de son assemblée générale, la FILT annonce que le tennis ne figurera pas au programme des JO d’Amsterdam, non pas parce que le CIO en a décidé ainsi, mais parce qu’elle interdit à ses 31 associations nationales d’y participer.
20Parvenu entre-temps à étouffer la rébellion des FIS, le CIO adopte alors une position plus conciliante en reconnaissant à la FILT de pouvoir définir elle-même ce qui différencie un amateur d’un professionnel. Le président Baillet-Latour a bien compris que, sans cette évolution, le tournoi olympique de tennis resterait d’un rang très inférieur au tournoi de Wimbledon ou à la coupe Davis. Mais les négociations butent sur la question de la requalification en amateurs des anciens joueurs professionnels. À vrai dire, c’est un prétexte trouvé par certains dirigeants américains et britanniques de la FILT, qui sont aussi des fabricants et vendeurs de matériels de tennis et ne veulent pas d’un tournoi olympique où un certain nombre d’équipements sont choisis par les organisateurs en dehors de leur influence. En réaffirmant en août 1927 son opposition à la requalification, probablement à la suite du lancement de l’US Pro Tennis Championships, le CIO acte l’absence du tennis aux Jeux d’Amsterdam. L’organisation à Berlin en 1930 des premiers championnats du monde de tennis pour professionnels n’arrangera rien à l’affaire.
Les débuts contestés de l’athlétisme pour les femmes
21À Amsterdam, la vraie révolution concerne l’athlétisme féminin avec l’apparition des épreuves du saut en hauteur et du disque, et surtout des courses plates sur 100 m, 4 × 100 m et 800 m. Le président du CIO Henri de Baillet-Latour et son prédécesseur Pierre de Coubertin y sont farouchement opposés. Dans son message aux athlètes, ce dernier déclare : « Quant à la participation des femmes aux Jeux, j’y demeure hostile. C’est contre mon gré qu’elles ont été admises à un nombre grandissant d’épreuves. » En revanche, leur collègue Sigfrid Edström a plaidé pour l’introduction d’épreuves d’athlétisme pour les femmes. Le président de la FI d’athlétisme amateur considère, en effet, qu’il vaut mieux contrôler les sportives à l’intérieur des JO plutôt que de les laisser organiser leurs propres compétitions.
22Avant la Première Guerre mondiale, contre l’avis du CIO, les organisateurs des Jeux avaient déjà ouvert un certain nombre d’épreuves à des compétitrices issues des élites : le golf, le tennis, le croquet et la voile. Alors que l’acceptation des escrimeuses à Paris en 1924 s’inscrit dans cette tendance, les épreuves féminines en natation et en plongeon à Stockholm en 1912 ont consacré, en revanche, des concurrentes issues de milieux plus populaires.
23Il est vrai aussi que, sous l’autorité de la dirigeante féministe Alice Milliat, les Jeux olympiques féminins ont enregistré un vrai succès populaire à Paris en 1922 et à Göteborg en 1926. Ni Coubertin ni Baillet-Latour n’acceptent que la FSFI utilise le terme « olympique » pour dénommer ses propres compétitions et réprouvent l’ouverture sociale aux jeunes employées des nouveaux métiers urbains. Mais il y a plus dans la mesure où le discours authentiquement féministe de Milliat déconstruit, non sans habilité rhétorique, les préjugés qui sous-tendent la domination sans partage des élites masculines sur le sport international.
24À Amsterdam, la presse internationale a lancé une cabale, dont l’origine n’est toujours pas connue, qui a présenté l’arrivée du 800 m comme la preuve de l’incapacité des femmes à courir sur de telles distances. Quoique contredite par les photographies du finish, l’information est alors partout reproduite selon laquelle les sportives seraient arrivées dans un état d’épuisement dangereux pour leur santé. Cet argument sera repris par le CIO pour justifier la suppression de toute course supérieure à 100 m jusqu’en 1948, et supérieure à 200 m jusqu’en 1964. En 1931, Edström adressera une lettre circulaire aux membres du CIO où il précise que l’épreuve du 800 m ne figure plus dans le programme sportif de l’IAAF pour les Jeux. Mais, tirant argument d’une étude médicale allemande qui a établi que « les courses et concours athlétiques bien surveillés sont bienfaisants pour les dames et les jeunes filles », il enjoint ses collègues de respecter les décisions prises par les congrès de sa FI d’inclure le 100 m, le 80 m haies, le relais 4 × 100 m, le saut en hauteur avec élan, les lancers du disque de la meilleure main et du javelot. « Si les dames, ajoute-t-il, seraient exclues des épreuves athlétiques, il faut se prononcer pour la suppression absolue des épreuves féminines aux Jeux. »
La revanche sportive de l’Allemagne de Weimar et le déclin britannique
25Une fois n’est pas coutume, les États-Unis terminent à la première place avec 56 médailles au total (80 % en athlétisme, natation et plongeon) contre 31 pour l’Allemagne et 25 pour la Finlande toujours emmenée par ses coureurs de fond et demi-fond comme Paavo Nurmi, qui remporte sa 9e médaille d’or sur le 10 000 m, et Ville Ritola. Privée de sa suprématie en athlétisme mais aussi en aviron, la Grande-Bretagne est devenue à Amsterdam une puissance moyenne du sport mondial avec un 11e rang, qui sera suivie d’un 8e à Los Angeles et d’un 10e à Berlin. D’une certaine manière, elle n’a pas pris le virage de l’amateurisme marron et paye aussi les réticences de nombre de ses athlètes et de ses clubs à se rendre à l’étranger pour se confronter à la concurrence internationale.
26Le retour sportif de l’Allemagne, au plus haut niveau, s’explique par le développement accéléré des pratiques sportives dans tous les secteurs de la population, malgré l’interdiction édictée par le traité de Versailles de reconstituer les clubs de gymnastique et de sport de l’avant-guerre. La performance allemande, qui annonce la première place du podium conquise en 1936, combine des réussites dans les disciplines propres à l’élite sociale (équitation, escrime, aviron, athlétisme) comme dans des sports davantage populaires (haltérophilie, lutte, water-polo, boxe). On opposera par exemple le baron von Langen, deux fois médaillé d’or en équitation malgré la paralysie qui l’affaiblit depuis la guerre, et l’haltérophile Kurt Helbig, boucher de formation et au chômage du fait de la crise économique. Von Langen deviendra en 1930 membre des Sections d’assaut (SA), l’organisation de combat paramilitaire du parti nazi, et sera célébré en 1941 dans un film intitulé « Chevauchée pour l’Allemagne », et financé par Goebbels, que la République démocratique allemande (RDA) fera interdire.
27La Suède avec ses lutteurs et l’Italie avec ses boxeurs, ses escrimeurs et ses cyclistes sont au coude à coude avec la Suisse et avec la France pour la première place au pied du podium. Le sixième rang de la Suisse en 1924 comme en 1928 constitue l’apogée olympique de ce petit pays que Coubertin considérait en 1906 comme « la reine des sports » mais qui déclinera rapidement et définitivement à compter de 1956 pour n’avoir pas trouvé de solution intermédiaire entre la performance sportive d’État à la façon des démocraties populaires et la professionnalisation des meilleurs athlètes parmi ses étudiants sur le modèle des universités américaines. Outre les avironneurs, ses succès de 1928 sont à mettre essentiellement sur le compte de trois de ses gymnastes qui récoltent cinq médailles d’or, deux d’argent et deux de bronze. Hermann Hänggi est comptable-adjoint dans une fromagerie du district de l’Emmental, tandis que Georges Miez travaille dans une usine de vêtements de gymnastique et comme instructeur auprès de la fédération néerlandaise. Quant à Eugen Mack, il est le plus titré au monde parmi les gymnastes de l’entre-deux-guerres. À la croisée des courants gymniques de toute l’Europe, la Suisse a installé cette discipline au cœur de son modèle scolaire et militaire d’édification de ses citoyens-soldats depuis sa première Fête fédérale de gymnastique en 1832.
28Quant à la France, elle se situe toujours dans cette même zone moyenne (7e) sans véritable spécialité qui lui assurerait un grand nombre de victoires. Elle s’en remet donc toujours à des individualités comme l’escrimeur Lucien Gaudin qui remporte deux nouvelles médailles d’or au fleuret et à l’épée, ou bien le surprenant Ahmed Boughera El Ouafi vainqueur dans la prestigieuse épreuve du marathon en 2 heures 32 minutes 57 secondes. Encore une fois, les itinéraires de ces deux champions diffèrent de par leurs origines sociales. Initié à l’équitation, à l’escrime, à la natation et au tennis par son père qui est un officier militaire, scolarisé au lycée Carnot qui a la réputation d’être le plus sportif des établissements parisiens, Gaudin est banquier de profession. Mais, il finira par se suicider en 1934 après s’être ruiné. Né dans le Constantinois en 1899, El Ouafi devient champion de France militaire en 1923, ce qui lui vaut d’être sélectionné pour participer au marathon des Jeux de Paris en 1924 où il termine à la 7e place. Sociétaire du Club olympique de Billancourt, le club des usines Renault où il est employé comme manœuvre, il devient champion de France en 1927. L’année suivante, à Amsterdam, il remporte la troisième médaille d’or olympique de l’athlétisme français. Après avoir été exploité par un patron de cirque américain qui le fait courir face à des chevaux, il sera victime de plusieurs escroqueries qui lui font perdre son café du quartier de la gare d’Austerlitz et connaîtra une fin de vie misérable et tragique.
Le boycott des sportives britanniques et la phallocratie des médias sportifs
29Considérant à la suite de la recordwoman Sophie Elyott-Lynn qu’il existe des différences « naturelles » entre les sexes et que les femmes doivent avoir leur compétition internationale séparée de celle des hommes pour des raisons de moralité, les championnes britanniques d’athlétisme ont préféré boycotter la compétition hollandaise pour se concentrer sur leurs championnats nationaux et leur confrontation avec les athlètes américaines et du continent européen dans le cadre des Jeux mondiaux féminins de Göteborg en 1926 et de Prague en 1930. Ce refus de participer constitue d’ailleurs un blanc historiographique, en tout cas dans l’histoire officielle des JO. À quelques exceptions près, leur absence va favoriser les victoires des athlètes américaines et canadiennes avec une participation générale qui double par rapport aux Jeux de Paris. Uniquement tenue par des plumes masculines, la presse internationale s’est déchaînée contre le manque de féminité de certaines compétitrices comme l’Allemande médaillée d’or sur 800 m Lina Radke, qui a découvert la course à pied cinq ans plus tôt et qui bénéficie du coaching de son mari, ou comme sa challengeuse la Japonaise Kinue Hitomi. Toutes deux sont d’ailleurs les premières femmes de leur pays à remporter une médaille olympique.
30Hitomi est assurément une gloire nationale au Japon pour être la détentrice de plusieurs records du monde à seulement 21 ans sur 100 m et 400 m, mais également avec des performances du meilleur niveau international au saut en hauteur et en longueur, ainsi qu’au lancer du javelot. Aux Jeux mondiaux féminins de Göteborg de 1926, où elle s’est rendue toute seule en transsibérien, elle a remporté deux médailles d’or au saut en longueur avec élan (5,50 m) et sans élan (2,49 m), une médaille d’argent au lancer du disque (32,61 m) et une médaille de bronze sur 100 yards en 12 secondes. Née dans une famille prospère de riziculteurs, elle est une brillante lycéenne et étudiante en éducation physique. Enseignante de gymnastique, mais également journaliste de sport pour le plus grand quotidien d’Osaka, elle a joué un rôle décisif dans le développement des sports pour les jeunes filles au Japon jusqu’à son décès pour pneumonie survenu à 31 ans.
31La suprématie des Américaines est, elle, évidente en plongeon et en nage libre sur 100 m, 400 m et 4 × 100 m alors que ce sont des Néerlandaises, des Allemandes et des Britanniques qui se partagent les médailles sur 100 m dos et 200 m brasse. En fleuret féminin, on notera la médaille d’or de l’Allemande Helene Mayer, tout juste âgée de 17 ans, qui a appris l’escrime au club d’Offenbach auprès du maître d’armes italien Arturo Gazzera. Elle a été fortement encouragée à s’entraîner à la fois par sa mère, de confession protestante, et par son père, un médecin juif d’autant plus respecté qu’il a servi dans l’armée allemande durant la guerre. Elle figurera encore sur le podium de Berlin en 1936 où elle fera un salut nazi très controversé.
32À Amsterdam, en 1928, c’est le retour définitif du concours général en gymnastique féminine mais il faudra attendre 1952 pour que des épreuves individuelles soient ajoutées. Concernant les épreuves par équipes, le rapport officiel des Jeux d’Amsterdam fait état des performances individuelles des hommes, mais pas des femmes dont nous ne connaissons que les noms. Parmi les douze membres de l’équipe néerlandaise médaillée d’or, cinq sont d’origine juive et quatre d’entre elles périront dans les camps d’Auschwitz et de Sobibor avec leurs conjoints et leurs enfants. Leur entraîneur Gerrit Kleerekoper a connu le même sort.
Le nouveau style présidentiel du comte traditionaliste Henri de Baillet-Latour
33Si Baillet-Latour a joué un rôle essentiel dans la constitution en juin 1921 de la CE contre l’autocratisme de Coubertin sommé de se mettre en retrait, il n’en demeure pas moins qu’il dirigera à son tour le CIO d’une main de fer depuis son élection en 1925 jusqu’à son décès soudain, en janvier 1942, dans Bruxelles occupée par l’armée du Reich. Mais, à la différence de son prédécesseur, il se montre davantage diplomate dans sa relation avec les FI et il sait mobiliser ses collègues de la CE.
34Au moment de son élection, il est un homme fortuné qui a hérité des biens et des réseaux de son père, autrefois gouverneur d’Anvers et sénateur nommé par le Roi des Belges Léopold II, et de sa mère qui est la dame de confiance de la reine. Il profite notamment de ses placements financiers dans des entreprises énergétiques et métallurgiques du Congo belge et de l’Amérique du Sud en plein boom dans les années 1920. Il est un authentique sportsman au sens où il pratique l’équitation sur les chevaux de son écurie, la chasse à courre et le polo, et fréquente les stations à la mode et les villes thermales.
35Sa vision de l’olympisme, auquel il n’a consacré aucun écrit théorique mais qu’il exprime dans ses discours et hommages, ne diffère guère de celle de Coubertin, par exemple sur le rejet de la participation des sportives et des athlètes professionnels. Tout au plus insiste-t-il sur le primat de l’action, de la collaboration et du dévouement à l’organisation sur le bavardage et la polémique, et recrute-t-il des membres plus jeunes, donc aussi davantage malléables. Au début de sa présidence, il reprend le discours de Coubertin sur la chevalerie et le désintéressement des athlètes. Il combat « les explosions de nationalisme exagéré et de xénophobie » au nom de l’internationalisme olympique et il souhaite « séparer les sports de la politique » en se plaçant « au-dessus des partis ». À compter des Jeux de Los Angeles, son discours s’infléchit du côté de l’excellence et prend des accents messianiques de défense de la religion olympique contre le semi-professionnalisme, l’argent facile et la vénalité. Il se déclare également hostile à « la commercialisation du sport ».
36À la différence de Coubertin qui ne prenait conseil qu’au cas par cas, Baillet-Latour informe des dossiers en cours les membres de la commission exécutive et les associe à ses décisions. La modification des statuts du CIO en 1926 et 1927 entérinent ce style présidentiel mais le rôle des simples membres reste celui d’une chambre d’enregistrement convoquée généralement une fois par an en session. Dans l’intervalle des réunions de la CE, Baillet-Latour prend régulièrement conseil auprès du vice-président Blonay et d’Edström pour des décisions qu’il fait valider a posteriori par la CE comme l’y autorise le règlement. Concernant les FI et les CNO que Coubertin ne rassemblait que sous la pression, Baillet-Latour organise une réunion tripartite annuelle de 1925 à 1934 qui aboutit à la mise en minorité de Paul Rousseau et de ses alliés et à l’effacement du Bureau permanent des FI. S’il s’oppose bien évidemment à l’idée que chaque FI soit représentée au sein du CIO, il prête toutefois attention à ce que les spécialités sportives de ses collègues couvrent le spectre des épreuves olympiques et les mettent en relation avec les dirigeants fédéraux.
37Il maintient la ligne de Coubertin qui consiste à refuser les candidats au CIO poussés par des gouvernements, qu’ils soient d’ailleurs démocratiques ou autoritaires. Par exemple, à la place du marquis de Guglielmi qui est démissionnaire en 1929 après être devenu vice-président de la chambre des députés, il refuse obstinément durant une décennie la candidature du député italien Lando Ferretti qui le chef du bureau de la Presse auprès de Mussolini. Malgré les pressions des membres italiens du CIO et de ses collègues de la commission exécutive sauf Blonay, Baillet-Latour impose d’abord le recrutement d’Augusto Turati qui n’est pas moins impliqué dans le régime fasciste, puis du maire de Turin Paolo Thaon di Revel. S’il se méfie autant de Ferretti, c’est parce qu’il présente le triple défaut, selon lui, d’être un journaliste, un homme politique non indépendant, et un membre actif de la FIFA que le CIO combat au même moment.
Bibliographie
Carpentier Florence, Le Comité international olympique en crises. La présidence de Henri de Baillet-Latour (1925-1942), Paris, L’Harmattan, 2004.

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