Chapitre VI. Anvers 1920
Des Jeux de guerre pour sauver l’anachronique CIO
p. 77-92
Texte intégral
1Les Jeux olympiques d’Anvers auront joué un rôle de sas entre le temps de la guerre et le temps de la paix car les sportifs n’ont pas été épargnés par le premier conflit mondial et les listes sont longues des athlètes tombés au champ d’honneur en Allemagne, en Belgique, en France, en Grande-Bretagne, et ailleurs en Europe et outre-Atlantique. Les corps des sportifs ont été rapatriés par leurs camarades de club, des monuments ont été érigés, des commémorations ont eu lieu parfois sous la forme de challenges et de récompenses, des noms de disparus ont été donnés aux infrastructures sportives reconstruites ou bâties de neuf. Néanmoins, le sport a repris ses droits.
2Il reste que la Première Guerre mondiale a manqué être fatale tant pour les Jeux olympiques que pour le CIO. D’une part, les peuples européens sont exsangues, traumatisés et occupés à leur reconstruction. D’autre part, le CIO fait figure de survivance aristocratique au sein d’un continent où les empires russe, allemand, autrichien et ottoman viennent de disparaître sous les poussées démocratiques et révolutionnaires. Il y a donc urgence pour Coubertin à conforter l’idée d’un cycle perpétuel de l’olympisme moderne. C’est pourquoi il consacre les Jeux olympiques qui n’ont pas pu se tenir à Berlin en 1916 en tant que VIe édition. Qui plus est, rejetant les candidatures de Budapest, Philadelphie ou La Havane, la session du CIO tenue à Lausanne en avril 1919 attribue les VIIe JO à Anvers sans attendre la signature du traité de Versailles au mois de juin suivant. Cette session de Lausanne décide également de donner quitus pour leur gestion durant la guerre à Coubertin et au Suisse Godefroy de Blonay qui avait assuré la présidence du CIO par intérim pendant que le rénovateur des Jeux se mettait au service de son gouvernement.
3Cela signifie aussi que les membres du CIO avalisent la décision prise par Coubertin en avril 1915 de déplacer le siège de l’organisation de Paris à Lausanne. Par ce « petit coup d’État », comme il le définit lui-même, ce dernier ne cherchait pas seulement à éviter que la présidence du CIO ne tombe entre les mains de l’Allemagne, il voulait aussi conforter le prestige de l’institution olympique en l’installant dans un pays réputé neutre et conservateur. Peut-être, Coubertin a-t-il encore à l’esprit d’établir ad aeternam les Jeux en Suisse si jamais ils étaient une nouvelle fois annexés par les États. Le CIO a en outre décidé la convocation de deux congrès à Lausanne pour l’année 1921. Le premier avait pour but de pacifier les relations entre le CIO et les FI sportives alors tentées de lancer leurs propres championnats du monde. Quant au second, il visait à trouver un terrain d’entente avec les grandes associations ouvrières qui s’étaient multipliées avant le conflit en Europe dans les rangs chrétiens, socialistes et communistes.
Le choix d’Anvers comme « hommage unanime à la Belgique »
4En sortie de guerre, la situation monopolistique du CIO était également menacée par les offensives de la YMCA qui développait, sous son égide, des compétitions d’échelle continentale en Amérique latine, en Asie Pacifique, et dorénavant en Europe. Fondée à Londres en 1844, mais très tôt mondialisée, cette organisation caritative pratique l’évangélisme social en offrant aux jeunes gens du monde entier d’atteindre l’harmonie personnelle (corps, esprit, âme) dans ses foyers culturels et sportifs. Quoique marié à une protestante, et proche de longue date de l’Union chrétienne des jeunes gens de Paris, Coubertin se méfie tout particulièrement de l’initiative de « Jeux olympiques militaires » prise en octobre 1918 par Elwood Brown. Ce jeune directeur sportif des YMCA va bientôt obtenir du général Pershing, commandant les forces militaires américaines stationnées en Europe, d’organiser dans le bois de Vincennes du 22 juin au 6 juillet 1919 des « Jeux interalliés » rassemblant les meilleurs athlètes des armées victorieuses.
5La réplique de Coubertin est immédiate puisqu’il écrit à son collègue belge Henri de Baillet-Latour dès le 3 décembre 1918 qu’il faut mettre sur pied une « olympiade de guerre en l’honneur des champions des armées alliées à Anvers, ou bien à Rome ou à Versailles si Anvers choisissait l’année 1924 ». Pour Coubertin et ses collègues du CIO, sauf ceux des pays neutres, il est clair que les athlètes issus des pays jugés responsables de la guerre comme l’Allemagne, l’Autriche ou l’Empire ottoman ne sauraient y participer. D’ailleurs, seulement onze jours après la signature du traité de Versailles, le Comité français des sports avait interdit à ses licenciés d’affronter les compétiteurs des pays vaincus.
6Dans ces conditions, le choix de la ville-martyre d’Anvers ne pouvait que s’imposer comme une évidence. Baillet-Latour imagine que « tout le long de la route de la course de Marathon les tombes échelonnées rappelleront les noms des héros tombés pour la patrie » quand Coubertin réclame « une organisation aussi militaire que possible et simple » et le logement « des concurrents et même des visiteurs qui le voudraient dans des camps ». Ulcérés que le stade olympique ne contribue pas à la concorde entre les nations européennes, les pays neutres scandinaves envisageront, en décembre 1920, de mettre la question du sport international à l’ordre du jour de la SDN.
L’ombre portée de la Grande Guerre sur le stade de Kiel
7Le stade de Kiel, ou « champ de Beerschot » du nom de son club de football, est construit en moins de dix mois sur le modèle du stade de Stockholm mais il est d’une capacité moindre (30 000 spectateurs) du fait des difficultés économiques de la sortie de guerre. Postés entre la loge royale et la piste d’athlétisme de 389,9 m qui entoure le terrain de football, les journalistes bénéficient chacun d’un pupitre avec matériel télégraphique et téléphonique. C’est dire combien la médiatisation radiophonique des événements sportifs compte dorénavant autant que la presse écrite. Du fait de la gabegie du Comité des fêtes d’Anvers qui en était le premier financeur, de la forte inflation de sortie de guerre, et d’un modèle économique qui reposait largement sur les subventions publiques, la débâcle financière est telle que les liquidateurs en seront réduits à vendre jusqu’aux appareils de gymnastique suédoise. L’affiche officielle reproduit le frontispice du document de candidature établi en 1914, gommant de ce fait toute référence à la guerre mondiale. Avec les drapeaux des nations entrelacés, elle est largement inspirée de celle de 1912 à ceci près que les athlètes sont remplacés par un discobole inspiré de l’œuvre attribuée à Myron d’Éleuthères et destiné à être maintes fois reproduit. Accompagnée d’un timbre-réclame, elle est reproduite à 90 000 exemplaires dans 17 langues toujours dans le but d’attirer des touristes du monde entier.
8La cérémonie d’ouverture du 14 août 1920 présente en revanche toutes les apparences d’une sortie sportive de la Grande Guerre, au sens de la lente et complexe démobilisation des sociétés et des États. Ce jour-là, un Te Deum est célébré en la cathédrale d’Anvers par le cardinal Mercier à la mémoire des athlètes tombés au champ d’honneur. Après avoir déclaré que les stades ont servi avant 1914 à préparer la guerre, et qu’ils servent désormais à préparer la paix, ce prélat en profite pour mettre en garde contre l’illusion nietzschéenne de puissance et lancer un appel à peine voilé à « civiliser ceux qui sont encore des sauvages ». La statue d’un soldat belge lançant une grenade se trouve d’ailleurs à l’entrée du stade où le roi des Belges Albert Ier fait son entrée en tenue militaire, accompagné des membres du CIO et du chef des scouts américains. Misant sur les Jeux olympiques à des fins de prestige dynastique et national alors même qu’il s’engage pour la démocratisation de la vie politique belge, passionné de bicyclette dans son jeune âge puis d’automobilisme et d’alpinisme, le roi Albert Ier aurait même opéré une visite incognito pour s’assurer de l’avancement des travaux.
9Pour le Quai d’Orsay qui soutient l’envoi de la délégation olympique, la France ne doit pas « perdre son prestige gagné dans ce sport suprême qu’est la guerre ». Les Britanniques sont également présents même si l’un de leurs fonctionnaires du Foreign Office a pu déclarer que les Jeux olympiques sont « une farce internationale de laquelle le gouvernement de sa majesté devrait se tenir à l’écart dans le futur ». Quant au président du comité olympique américain, il avait souhaité que son équipe fasse le voyage à bord d’un navire de guerre. Comme dans bien d’autres pays frappés par le premier conflit mondial, la Belgique a développé un tourisme mémoriel des zones de combat auquel les athlètes ont pu être invités comme en témoignera bien plus tard la jeune plongeuse de 14 ans Aileen Riggin : « Je ne sais pas dans quelles circonstances nous avons été conduits sur les champs de bataille… Il y avait des casques allemands gisant sur le sol, et nous en avons ramené à la maison… J’ai même pris une botte que j’ai rejetée immédiatement quand je me suis aperçue qu’il y avait encore les restes d’un pied humain à l’intérieur. »
Les arguties du CIO pour ne pas inviter les pays jugés responsables de la guerre
10Au sortir de la Grande Guerre, le monde olympique poursuit son ouverture du côté de l’Amérique latine avec l’Argentine et le Brésil. Même si l’Égypte et l’Inde ne sont pas encore des États souverains, ces deux pays existent sportivement avec l’accord du Royaume-Uni. Parmi la dizaine de nouveaux États apparus sur les décombres des grands empires européens, seule l’Estonie a fait le choix d’apparaître symboliquement dans le stade. La présence de la Tchécoslovaquie est dans l’ordre des choses puisque la Bohême est une nation olympique depuis 1896. Le cas de Monaco est différent car il permet à Coubertin de disposer d’un nouvel allié francophone depuis la cooptation en 1908 de son ami le banquier et comte Albert Gauthier Vignal.
11En revanche, il manque les nations jugées responsables du conflit par les traités de Versailles, de Trianon et de Saint-Germain : Allemagne, Autriche, Bulgarie, Empire ottoman devenu Turquie, et Hongrie. Pour ne pas donner l’impression d’exclure des nations sportives de la planète olympique, ce qui serait contraire à l’esprit de la paix internationale par le sport, Pierre de Coubertin et le comte belge Henri de Baillet-Latour font prévaloir l’idée que seuls sont invités à participer les athlètes dont le CNO est actif. C’est là une argutie puisque, les cinq pays concernés n’existant plus, leurs comités ont de facto disparu. Certains des membres du CIO auraient même souhaité exclure les pays neutres alors que d’autres considéraient que toutes les nations avaient vocation à participer. Et comme l’Allemagne a perdu toutes ses colonies et n’apparaît plus comme une menace dans le Pacifique, on comprend mieux que la Nouvelle-Zélande se détache sportivement de l’Australie.
Le pacifisme des socialistes flamands contre le libéral-pacifisme olympique
12C’est la première fois que le drapeau olympique aux cinq anneaux de couleur sur fond blanc est présenté aux Jeux olympiques. Le blanc signifie l’arrêt des combats ; les anneaux, les cinq continents ; et les couleurs sont celles que l’on retrouve dans tous les drapeaux du monde. Pierre de Coubertin l’a créé en 1913 et présenté au congrès olympique de Paris en juillet 1914 afin de donner au CIO une visibilité et quasiment une existence protocolaire. C’est aussi la première fois qu’est prêté le serment olympique, là encore inventé par Coubertin. Ce dernier lui attribue davantage de vertu qu’à la règle de l’amateurisme que le CIO et ses CNO ont de plus en plus de difficultés à imposer aux athlètes. Choisi pour son engagement guerrier dans le conflit tout autant que pour sa polyvalence sportive sans égale, l’athlète belge Victor Boin déclame ainsi : « Nous jurons que nous nous présentons aux Jeux olympiques en concurrents loyaux, respectueux des règlements qui les régissent et désireux d’y participer dans un esprit chevaleresque pour l’honneur de nos pays et la gloire du sport. »
13Extrêmement critique à l’endroit du pacifisme patriotique des FI et du CIO, l’hebdomadaire sportif flamand Sport-Revue plaide en janvier 1920 dans ses colonnes pour un authentique pacifisme du sport qui ne soit pas soumis aux conflits politiques : « Seul le monde du sport était d’avis qu’il devait rester à la traîne et qu’il devait rappeler encore et encore les terribles horreurs de la guerre, rendant ainsi le chemin vers l’Internationale du sport plus difficile, voire impossible. » C’est justement contre le pacifisme belliciste des dirigeants libéraux du sport international, qui sont aussi bien souvent des chefs d’entreprise, que le mouvement sportif ouvrier en vient à fonder en septembre 1920 l’Internationale sportive sociale-démocrate de Lucerne. Quant à la Russie bolchévique, qui n’est pas invitée à Anvers, elle actera la scission du mouvement sportif ouvrier et pacifiste en créant en juillet 1921 l’Union internationale des organisations rouges de la culture physique (Sportintern) qui sera à l’initiative de la Spartakiade internationale de Moscou en 1928, et qui sera impliquée dans les rencontres de Berlin en 1931 et de Paris en 1934.
Le retour de la boxe et l’arrivée de l’haltérophilie
14En sortie de Première Guerre mondiale, rien ne sera plus comme avant en matière de programme olympique dans la mesure où le CIO se retrouve dorénavant dans l’obligation de dialoguer avec les nombreuses FI qui sont nées pour nombre d’entre elles entre 1904 et 1913. Les congrès olympiques de Paris en 1914, puis de Lausanne en 1921 et 1923, enfin de Prague en 1925, ont abouti à un modus vivendi : c’est toujours le CIO qui fixe le programme des compétitions mais en relation avec les FI qui ont le plein contrôle de la réglementation des épreuves et des modalités de sélection des athlètes. Peu ou prou, les sports obligatoires sont : l’athlétisme (course, cross, marche, saut, lancer, lutte à la corde, pentathlon, décathlon), gymnastique (sol et agrès, gymnastique de groupe, haltérophilie), cyclisme, sports de défense (escrime, boxe, lutte, tir), sports équestres, sports nautiques (aviron, natation, yachting), pentathlon moderne, jeux (football-association, lawn-tennis). Dorénavant, il y a aussi des sports facultatifs dont la présence est laissée au bon vouloir des organisateurs : rugby, hockey sur gazon, tir à l’arc, polo à cheval (et non à vélo), golf, patinage, et même le ski et le hockey sur glace.
15En athlétisme, toutes les épreuves qui existaient avant la guerre sont maintenues, y compris celles qui avaient été introduites à Stockholm en 1912, sauf la hauteur et la longueur sans élan, le lancer du poids et du disque des deux mains, du javelot des deux bras qui sont définitivement supprimés. En aviron, à part le deux barré et le quatre sans barreur qui disparaissent, le programme se rapproche de sa forme définitive. Avec l’édition de 1920, la natation est le premier sport à ne pas connaître de changement de son programme masculin depuis la création des Jeux olympiques. En revanche, en natation et en plongeon pour femmes, de nouvelles épreuves apparaissent qui rendent compte de la place nouvelle prise par les sportives dans les sociétés d’Europe continentale : 400 m nage libre en plus du 100 m et du 4 × 100 m, plongeon du tremplin en plus du plongeon de haut vol. Autre signe des temps avec l’introduction du double dames en tennis. Réservée aux élites sociales, l’équitation retrouve aussi tous ses concours avec, en plus, des épreuves particulièrement prisées en Belgique comme le manège individuel et par équipes, ou bien encore les 20 km et les 50 km. Il en est de même pour l’escrime et pour la voile qui voit tout de même l’apparition d’une quatrième épreuve en finn et d’une cinquième en 40 m.
16Dans cette Europe continentale terriblement éprouvée par la guerre où la masculinité est ébranlée, la boxe retrouve toute sa place, avec en sus l’adjonction de la catégorie mi-lourds (moins de 81 kg). Autre sport de force, la lutte connaît un équilibre inédit entre la libre et la gréco-romaine qui est le fruit d’une politique de conciliation menée par la fédération internationale entre le monde des amateurs et des professionnels. En prenant justement son indépendance vis-à-vis de la Fédération internationale de lutte amateur (FILA), l’haltérophilie gagne ses lettres de noblesse olympique avec la création de cinq catégories : plume, légers, moyens, mi-lourds et lourds. Dans les plats pays, l’autre sport populaire qui retrouve tous ses droits est le cyclisme avec l’adjonction du 50 km qui sera encore disputé en 1924.
Le maintien des dominations anglo-saxonne et scandinave
17L’absence des Empires centraux et de la Russie soviétique n’a d’impact que sur les nations classées au-delà du quatrième rang, car les États-Unis, la Suède, la Finlande et la Grande-Bretagne tiennent le haut du podium comme en 1912. L’exploit de la Belgique classée cinquième, qui ne sera plus jamais renouvelé, tient à la surreprésentation des épreuves de tir à l’arc où ses compétiteurs remportent huit médailles d’or, et à sa victoire en finale du tournoi de football après que l’équipe tchécoslovaque a quitté le terrain pour dénoncer la partialité de l’arbitre anglais John Lewis pourtant surnommé « Prince of Referees ». Si on ajoute la présence de la Norvège au sixième rang et des Pays-Bas au neuvième, on peut identifier une sorte de prime aux pays restés neutres durant le conflit et, en négatif, un déclassement de la France (8e) qui est le pays le plus affecté par les morts et les blessés de la guerre.
18Mais ce déclassement est relatif car, si on considère le total des médailles sans donner une prime aux premières places, la France devrait figurer en cinquième position. Il reste que la fragilité sportive du pays est bien réelle du fait de la concentration de la moitié de ses médailles sur quatre disciplines (huit en escrime, six en tir à l’arc, quatre en tennis comme en athlétisme). L’honneur national est sauf grâce aux médailles d’or remportées par la joueuse de tennis Suzanne Lenglen, en simple et en double mixte associé au professeur Max Decugis qui a terminé la guerre avec le grade de sous-lieutenant et trois citations, le découpeur Henri Gance et le mécanicien ajusteur Ernest Cadine du 39e régiment d’artillerie en haltérophilie, le journaliste titulaire de la Croix de guerre Armand Massard à l’épée, le charpentier Julien Brûlé au tir à l’arc, le paysan Joseph Guillemot du 16e bataillon de chasseurs à pied sur 5 000 m aux dépens de Paavo Nurmi, le tout jeune ajusteur Paul Fritsch (dont le frère est décédé au retour de la guerre) en boxe, et l’équipe de route en cyclisme.
19Avec neuf médailles d’or, douze d’argent et neuf de bronze, soit un tiers du total des récompenses, les États-Unis triomphent une nouvelle fois en athlétisme. Mais leur hégémonie est contestée par les Britanniques en demi-fond, par les Finlandais en courses de fond et aux lancers, et par les Italiens aux épreuves de marche. Elle l’est beaucoup moins en natation où ils accèdent à la première marche du podium à huit reprises sur dix épreuves, grâce notamment à leurs nageurs hawaïens. C’est la figure de Duke Kahanamoku qui se détache ici car déjà médaillé d’or sur 100 m nage libre en 1920. Il a appris le crawl grâce à des nageurs australiens qu’il a rencontré à Waikiki Beach où il pratique le surf sur des planches de 4,8 m de long pesant plus de 50 kg. Ses succès aux Jeux olympiques lui valent d’être invité à des exhibitions de surf sur les côtes est puis ouest des États-Unis, et jusqu’en en Australie. Les frères italiens Aldo et Nedo Nadi, qui sont les fils d’un maître d’armes de Livourne, écrasent la compétition en escrime en remportant cinq médailles d’or et une médaille d’argent. Tous deux deviennent maîtres d’escrime à leur tour, l’aîné Nedo en Argentine, et le cadet Aldo aux États-Unis où il entraînera les acteurs hollywoodiens dans sa salle d’armes à Los Angeles.
20Dans les disciplines plus populaires comme l’haltérophilie et la lutte, on voit se glisser des champions venus du Danemark, de Suisse, d’Estonie, de Finlande. Pour le cyclisme, alors que la plupart de leurs camarades sont passés professionnels, des coureurs français, belges, hollandais et italiens parviennent, pour cette fois, à s’intercaler parmi les Britanniques et les Suédois. La boxe, quant à elle, ne connaît quasiment que des champions d’origine anglo-saxonne : trois pour les États-Unis, deux pour la Grande-Bretagne, et un pour l’Afrique du Sud, le Canada et la France.
La promotion par le sport du modeste Finlandais Paavo Nurmi
21Le héros des Jeux est incontestablement le Finlandais Paavo Nurmi qui remporte l’or sur 10 000 m, en cross individuel et en cross par équipes, et l’argent sur 5 000 m. Né dans une famille pauvre de Turku, d’un père charpentier et d’une mère femme de ménage, il devient garçon de courses pour un boulanger à la fin de sa scolarité primaire. Il y gagne une puissance et une endurance précoces qu’il renforce par des entraînements de cross-country à pied et à ski dès l’âge de 15 ans. Son recrutement par le club bourgeois local, qui s’enorgueillit d’avoir le champion Hannes Kolehmainen parmi ses sociétaires, lui permet d’accéder à un emploi mieux rémunéré d’ouvrier dans un atelier d’armement et de découvrir l’importance d’un programme d’entraînement régulier qui comprend de la marche, des sprints et du renforcement musculaire.
22S’il n’a pas participé à la guerre civile de l’année 1918 dans les rangs ouvriers révolutionnaires, et s’il n’a pas rejoint la Fédération socialiste finlandaise de sports, Nurmi a tout de même livré quelques articles où il dénonce la condition faite aux ouvriers et aux athlètes issus de milieux populaires. Durant son service militaire en 1919, il s’invente des méthodes d’entraînement singulières comme courir en s’accrochant derrière des trains en marche ou en portant de lourdes bottes militaires. Au retour des Jeux d’Anvers, il bénéficie d’une bourse d’études et devient ingénieur en 1923, ce qui le conduit à développer des techniques davantage scientifiques d’entraînement et de course qui reposent sur le recours systématique et permanent au chronomètre, sur un végétarisme irrégulier, et surtout sur la construction d’une psychè qui lui a valu en Suède le surnom de « Grand silencieux ». Il deviendra par la suite un des hommes les plus riches de Finlande comme entrepreneur en bâtiment et négociant en bourse.
23Entre-temps, il aura remporté cinq médailles d’or aux Jeux de Paris et une 9e médaille sur 10 000 m à Amsterdam. Ses exploits lui valent d’être sollicité par des organisateurs de spectacles pour battre des records (officiellement 22) à l’occasion de tournées effectuées en 1925 aux États-Unis ou en Allemagne en 1931, qui aboutissent à des accusations récurrentes de professionnalisme et, finalement, à son exclusion de l’IAAF en 1932 juste avant les Jeux de Los Angeles. Les Finlandais ont considéré à l’époque que c’était le résultat d’une manœuvre du président suédois Sigfrid Edström, par ailleurs membre du CIO, de son secrétaire général et compatriote Bo Ekelund, ainsi que de l’Américain Avery Brundage qui avait instruit le dossier.
Des nageuses progressistes venues des États-Unis
24Encore une fois, il est difficile de connaître le nombre de participantes aux Jeux qui varie d’un érudit à l’autre entre 65 et 77 sportives. On y verra un signe du peu d’intérêt dont elles sont l’objet de la part des organisateurs et des médias de l’époque. Les dix épreuves féminines sont réparties entre la natation, le patinage artistique, le plongeon et le tennis. On y ajoutera le cas de Dorothy Wright qui appartient, comme son époux, à l’équipage britannique médaillé d’or en voiliers de 7 m. Rien d’étonnant à ce que les récompenses ne concernent que des sportives scandinaves, britanniques ou américaines, à l’exception de la Française Suzanne Lenglen.
25Si l’on considère maintenant les dix athlètes les plus médaillés des Jeux d’Anvers hommes et femmes confondus, on ne compte qu’une seule championne, l’Américaine Ethelda Bleibtrey, titrée en nage libre sur 100 m, 300 m et 4 × 100 m. Née en 1902, elle s’est mise à nager à 16 ans afin de récupérer d’une poliomyélite contractée peu avant, et aussi pour conserver la compagnie de son amie Charlotte Boyle. Elle atteint très vite les sommets. Son arrestation, l’année suivante, sur une plage de Californie pour avoir enlevé ses bas avant de plonger suscite une campagne d’opinion publique en sa faveur qui aboutit à sa libération et à la suppression de cette réglementation à peine quelques mois avant que les Américaines ne se voient accorder le droit de vote. À l’occasion de la parade donnée en leur honneur après les Jeux, Ethelda et Charlotte décident de couper leurs cheveux courts en signe de progressisme au point qu’on doit les considérer comme les toutes premières flappers du sport américain. Ethelda est passée professionnelle en 1922 pour gagner en indépendance, et elle ne cessera ensuite de militer pour que les jeunes Américaines fassent de la natation à des fins d’empowerment, c’est-à-dire pour gagner confiance en elles et mieux s’imposer dans l’espace social.
26Sa compatriote Aileen Riggin, qui est médaillée d’or en plongeon à 3 m à 14 ans seulement, est une autre figure progressiste du sport américain. Elle a commencé à nager en 1912 dans la baie de Manille aux Philippines où son père est trésorier de l’US Navy. Passée par l’école de ballet du Metropolitan Opera, elle découvre le plongeon à l’âge de 13 ans alors qu’elle a intégré à New York l’Association nationale des nageuses américaines fondée en 1914 par la militante féministe Charlotte Epstein contre les phallocrates de l’AAU. De nouveau médaillée en 1924 en plongeon et sur 100 m dos, Aileen a commencé l’année précédente une carrière d’actrice pour Hollywood avant de devenir organisatrice de spectacles nautiques. Plus tard connue comme journaliste de sport, elle sera la porte-drapeau des États-Unis lors de la cérémonie d’ouverture des JO de Los Angeles en 1984.
Le cosmopolitisme et les mondanités des membres du CIO
27Du fait de la banqueroute du comité d’organisation, aucun rapport officiel ne fut publié pour les Jeux d’Anvers. Il est possible toutefois de reconstituer le programme des réceptions qui en dit long sur les nouvelles sociabilités sportives d’échelle internationale qui s’élaborent au fil des compétitions entre athlètes, clubs et nations du monde occidental depuis les années 1880. Cette sociabilité mondaine et transnationale concerne la « classe de loisir » dénoncée au même moment par le sociologue luthérien Thorstein Veblen. Elle s’ouvre malgré tout à de nouvelles catégories sociales et professionnelles comme les athlètes justement, mais aussi comme les journalistes réunis à cette époque, à l’initiative des Français, au sein de l’Association professionnelle des journalistes sportifs.
28Les compétitions de sport sur glace, qui font partie du programme olympique, ont ouvert le bal au printemps 1920 et donnent lieu à une compétition mondaine entre les grandes nations qui misent sur les sports de glace et d’hiver pour attirer des touristes. Dès le 21 avril 1920, la compagnie Canadian Pacific Ocean Services Ltd a offert un déjeuner, à bord d’un de ses bateaux, en l’honneur du comité exécutif des Jeux, de la commission organisatrice des épreuves de patinage et de hockey sur glace, et de l’équipe canadienne de ce sport national outre-Atlantique. Huit jours plus tard, avec assurément l’ambition de capitaliser sur cet investissement auprès de ses futurs clients, la même compagnie maritime a fêté le succès de l’équipe canadienne dans le fameux restaurant Londres puis au cercle artistique de la ville. La commission organisatrice des épreuves de patinage est particulièrement choyée puisqu’elle a été également invitée le 27 avril par les délégués norvégiens au restaurant du Grand Hôtel d’Anvers. Le lendemain, cette délégation norvégienne a reçu dans les mêmes lieux la presse belge à des fins d’influence culturelle évidente. Les Suédois ne sont pas en reste puisque leur consul offre aux champions suédois un banquet au Jardin zoologique le 30 avril.
29Pas moins de 41 réceptions mondaines sont organisées entre le lunch du Royal Yacht Club du 21 juillet et le dîner offert le 15 septembre par l’ambassadeur du Japon, avec en point d’orgue le dîner au Palais du roi à Anvers le 14 août. Certaines invitations sont lancées par les membres les plus prestigieux du comité d’organisation des Jeux, dont le comte Henri de Baillet-Latour et son père, un ancien sénateur, en leur château du Donck, d’autres par des dirigeants nationaux ou internationaux des sports les plus huppés (tir de chasse, polo à cheval, escrime, lawn-tennis) ou populaires (natation et sauvetage, cyclisme gymnastique, football), les dernières par des diplomates des pays neutres (Suisse, Suède, Norvège). On pourrait rapprocher de cette dernière catégorie les soirées données par les CNO des pays alliés durant la guerre (Italie, États-Unis, France).
30Même si la paix internationale par le sport est amputée des délégations des anciens États jugés responsables de la guerre, les Jeux olympiques ont pu renaître à Anvers et l’enjeu, désormais, est le retour à la normale olympique. Or, les contestations venues des FI, qui s’organisent en Bureau permanent, sont si fortes que l’autorité même de Coubertin est remise en question par ses propres collègues du CIO. Profitant de l’intervalle quadriennal du cycle olympique, des Jeux alternatifs et des organisations sportives concurrentes vont même surgir entre 1920 et 1924.
Le Bureau permanent des FI contre le CIO
31Jusqu’en 1921, le CIO avait tendance à ne pas tenir compte des FI pour ce qui est de l’organisation des Jeux olympiques. Une première alerte avait pourtant été adressée en 1913 à Pierre de Coubertin, qui avait dû convoquer l’année suivante un congrès olympique de conciliation à Paris. Mais, opportunément, il avait omis d’en publier les résultats au sortir de la guerre afin que le CIO n’ait pas à partager son autorité. Un tel déni a conduit un certain nombre de ses compatriotes à la tête des FI à se coordonner, et à imposer au CIO un rapport de force.
32L’initiative est venue de l’Union cycliste internationale (UCI) et de deux journalistes français Paul Rousseau et Frantz Reichel très actifs en son sein, et surtout très impliqués dans le développement du sport professionnel et de son spectacle. Plume reconnue du Vélo puis du Temps, fondateur de L’Excelsior et de L’Argus de l’automobile, Rousseau est aussi vice-président de la FI de boxe amateur, secrétaire général de l’UCI et secrétaire de l’International Boxing Union pour professionnels en cours de constitution. Plus grand champion sportif français de l’avant-guerre, journaliste sportif au Matin puis au Figaro, Reichel est secrétaire général du Comité national des sports et du Comité olympique français. Membre des comités des fédérations françaises de rugby, de football et d’athlétisme, il siège en outre au Comité directeur de la FI d’athlétisme.
33Les deux hommes, qui sont en affaires et avaient cofondé l’éphémère magazine Le Monde sportif, organisent à Lausanne, les 31 mai et 1er juin 1921, une réunion des FI en vue de créer une « entente durable » sous la forme d’une Union des FI et sur la base de statuts qu’ils ont adressés à une vingtaine d’organisations. Leur idée est que les fédérations internationales « se reconnaissent mutuellement comme étant les seules à régir chacune un sport qu’elles se sont dévolu » et à accueillir les nouvelles FI qui viendraient à se créer, et que « celles qui ont des affinités particulières pourraient organiser en commun des épreuves internationales ». Un tel projet revient à leur éviter de devoir leur reconnaissance au CIO et de pouvoir organiser des compétitions multisportives autres que les Jeux olympiques. À la réception de ce projet, Sigfrid Edström, qui préside la FI d’athlétisme et qui est membre du CIO depuis un an, fait comprendre à Rousseau qu’il ne participera pas à ce rassemblement s’il s’agit de concurrencer l’organisation lausannoise.
34Parmi les dix-neuf FI représentées à Lausanne, sept sont présidées par des Français (aéronautique, escrime, football association, haltérophilie, tennis, tir, tir de chasse), trois par des Belges (cyclisme, gymnastique, lutte), des Britanniques (boxe amateur, natation, yachting) et des Suédois (athlétisme, lutte, skating), une par un Norvégien (ski), un Suisse (hockey sur glace) et un Italien (aviron). Trois autres, qui sont inscrites au bureau permanent, n’ont pas participé officiellement à la réunion de Lausanne : la réunion des Automobiles-Clubs, et les FI de boxe professionnelle et de yachting automobile. Au fur et à mesure des interventions orales, Rousseau et Reichel comprennent que la majorité des délégués ne sont pas favorables à une union ou « superfédération ». Ils se rallient donc à l’idée d’un « bureau permanent », composé de cinq membres, qui se contenterait de mettre en circulation tous documents et informations intéressants les FI et qui demanderait à l’avenir à chaque comité d’organisation des Jeux de convoquer une conférence des représentants des fédérations internationales à l’occasion des JO. Seuls les délégués de la FI de natation, l’Anglais Hearn et le Canadien Merrick, exposent publiquement leur refus d’une telle création et leur souhait d’une rupture avec le CIO.
35Les autres font preuve d’autant plus de prudence que Coubertin dispose de quelques alliés au sein de ce Bureau permanent et qu’il a mis à leur disposition une salle de réunion. Il a même ouvert leurs travaux juste avant le congrès olympique de conciliation qu’il a convoqué pour cantonner les FI à un rôle technique. Mais, comme à Paris en 1914, ces dernières ont coordonné leur action avec l’assemblée des CNO. Réunis tout après le congrès de Coubertin, les comités olympiques ont en effet reconnu officiellement l’existence de ce Bureau permanent des FI. Même si le CIO parviendra à jouer de leurs divisions internes, il devra dorénavant négocier avec les FI et les CNO.
La création de la Commission exécutive contre Coubertin
36Le fonctionnement autocratique de Coubertin et son refus de négocier avec les FI conduisent les membres les plus éminents du CIO à le mettre en minorité et à lui imposer la création d’une Commission exécutive (CE) investie de l’essentiel des pouvoirs. Pour ne pas que leur président perde la face, c’est Coubertin lui-même qui en fait l’annonce à l’occasion de la session olympique de juin 1921 en prétextant qu’il va bientôt partir pour un long voyage. Et il en précise même la composition : le Suisse Godefroy de Blonay qui l’avait remplacé pendant la guerre comme président, le Belge Henri de Baillet-Latour comme vice-président, le Suédois Sigfrid Edström comme secrétaire, enfin, le marquis français Melchior de Polignac et le pédagogue tchécoslovaque Jiri Guth-Jarkovsky comme simples membres.
37Mais, la première réunion de la CE à Paris le 7 novembre 1921 montre que Baillet-Latour est le nouvel homme fort du CIO. Les absences de Blonay, Edström et Guth-Jarkovsky l’encouragent à prendre la présidence de fait et à nommer son allié, le marquis français Melchior de Polignac, comme secrétaire. Alors qu’il avait joué un rôle effacé au sein de l’institution lausannoise depuis sa cooptation en 1903 à l’âge de 27 ans, voici qu’il rédige lui-même les quatorze points du règlement intérieur de la CE afin d’améliorer la circulation de l’information à l’intérieur et à l’extérieur du CIO, et de rendre le circuit décisionnel plus efficace et collégial. Blonay semble s’être effacé, probablement parce qu’il n’avait pas envie d’être de nouveau l’homme-lige de Coubertin comme ce fut le cas durant la guerre où il n’eût aucune capacité d’initiative. La correspondance entre Blonay et Baillet-Latour montre d’ailleurs que les deux hommes partagent un même rejet des manières autocratiques de Coubertin, et qu’ils ont pactisé pour obtenir à brève échéance sa démission.
38Dorénavant réunie au moins deux fois par an, et sur convocation du président du CIO ou bien de trois de ses membres, la CE concentre l’essentiel des pouvoirs olympiques : finances, correspondance, archives, capacité d’agir de manière appropriée pour assurer le respect des règles du CIO, supervision de toutes les affaires relatives aux Jeux olympiques, et même préparation de l’ordre du jour des sessions « avec le président du CIO » mais sans préciser que l’accord de ce dernier soit nécessaire. Une telle organisation sera inscrite dans le marbre peu avant les Jeux de Paris puisque six articles font leur apparition dans les « Statuts du CIO » sous l’intitulé « Administration ». Si le président du CIO est élu pour huit ans et rééligible, et s’il continue à représenter le Comité, il ne l’administre qu’avec le concours de la CE.
39S’il n’est plus question d’un président de la CE qui soit différent du président du CIO, les statuts prévoient, en revanche, que les cinq membres, soumis au renouvellement tous les quatre ans et rééligibles, désignent parmi eux un vice-président qui remplace de droit le président en cas d’empêchement, de démission ou de décès. La CE est même dotée d’une prérogative supplémentaire qui, précédemment et tacitement, relevait du pouvoir de fait de Coubertin : la proposition au CIO des personnalités à élire comme membres du Comité. Du point de vue légal, tout est en place désormais pour que Baillet-Latour succède à Coubertin.
Les Jeux subversifs des internationalistes socialistes
40En sortie de guerre, le CIO n’est pas simplement déstabilisé par des conflits internes et par les critiques des FI, il doit également affronter de nouvelles organisations internationales sportives qui lancent leurs propres Jeux olympiques : Jeux militaires interalliés coordonnés par les YMCA en 1919, Jeux socialistes en 1921, Jeux olympiques féminins en 1922, et Jeux mondiaux universitaires en 1923.
41Organisée en juillet 1921 à Prague par l’Association des gymnastes travaillistes de Tchécoslovaquie, « l’Olympiade des travailleurs » est une préfiguration des Olympiades ouvrières patronnées par l’Internationale sportive socialiste de Lucerne (ISL). À la différence des Jeux d’Anvers, les pays ayant participé au conflit mondial sont invités et la liste des treize nations présentes dessine la carte de la vivacité du sport travailliste comme de l’internationalisme socialiste : Autriche, Allemagne, Belgique, Bulgarie, Finlande, États-Unis, France, Pologne, Russie bolchévique, Suisse, Tchécoslovaquie, Yougoslavie. Par ailleurs, cette manifestation n’est pas centrée sur la performance des sportifs et la comparaison des nations à la grande surprise des athlètes finlandais, qui l’emportent facilement dans toutes les épreuves, mais sur des démonstrations gymnastiques d’ensemble et sur la rencontre interculturelle fondée sur la pratique du théâtre et des chants révolutionnaires.
42Dans Sport und Politik (1928), le député autrichien Julius Deutsch, qui est à la fois le président de l’Internationale socialiste et de l’ISL, a tenté de conceptualiser un « sport socialiste » contre « le sport de la bourgeoisie qui s’affuble du manteau de la neutralité politique, ne vise que l’établissement des records et fait du sport une grande entreprise capitaliste dont la raison est de gagner de l’argent ». Selon lui, le sport ouvrier doit contribuer à « donner aux masses la force corporelle et doit arracher la jeunesse ouvrière à l’abêtissement capitaliste et la rendre capable de diriger avec ses armes spirituelles le bon combat pour le Socialisme ». Il a alors une claire conscience que le combat à mener contre les sections paramilitaires conservatrices et fascistes nécessite, de la part des socialistes, d’être « puissants par le corps et par l’esprit ». L’enjeu est bien de constituer des milices, ce qu’il fit dès 1923 à Vienne en constituant la Ligue républicaine de protection (Republikanischen Schutzbund).
43Après l’expérience de Prague, d’autres compétitions rassemblant des athlètes socialistes ou communistes de plusieurs pays suivront au cours des années 1920 et 1930 : les Olympiades ouvrières de l’Internationale socialiste à Francfort en 1925, Vienne en 1931 et Anvers en 1935, les Spartakiades de Moscou en 1928, de Berlin en 1931 et de Paris en 1934 ouvertes aux athlètes communistes de tous les pays, et l’Olympiade populaire de Barcelone en 1936. Quant à l’Olympiade populaire d’Anvers en 1937, elle est un événement organisé conjointement par l’Internationale socialiste du sport de Lucerne et par l’Internationale rouge du sport de Moscou dans le cadre de la stratégie plus générale des fronts contre le fascisme.
Des Jeux olympiques féminins contre le masculinisme sportif
44Par suite du double refus opposé en 1919 et 1922 par Pierre de Coubertin à ses demandes d’intégrer les sportives aux Jeux olympiques, la Française Alice Milliat en est venue à organiser les premiers « Jeux olympiques féminins » le 20 août 1922, à Paris, au stade Pershing d’une capacité de 30 000 places, avec le soutien des féministes françaises. Devant plusieurs milliers de spectateurs, 77 sportives s’affrontent dans 13 épreuves d’athlétisme : 25 championnes américaines dont les familles appartiennent à l’élite sociale et qui sont accompagnées d’un entraîneur chevronné, d’un pionnier de la médecine sportive et d’une soigneuse, 22 Françaises issues pour un tiers du club Femina Sport d’Alice Milliat, 13 Londoniennes employées de bureau ou professeures de gymnastique pour la plupart anciennes élèves de la Regent Street Polytechnic, les 10 meilleures sportives de Prague et 7 Genevoises provenant du club local Femina Sports démocratique et populaire ou d’Academia davantage bourgeois et conservateur.
45En l’absence du président de la République et de tous les dirigeants du sport masculin français, Alice Milliat proclame solennellement l’ouverture des « premiers Jeux olympiques féminins du monde », lors d’une cérémonie d’ouverture qui est entièrement copiée sur le modèle coubertinien. Seul le serment d’amateurisme n’est pas prêté car cette règle est un frein à la participation des jeunes filles et des jeunes femmes issues de milieux populaires. Sur les six épreuves de course, trois de saut et deux de lancer, les Britanniques remportent cinq médailles d’or, dont une ex æquo avec les Américaines qui en glanent quatre, tandis que les Françaises, les Suissesses et les Tchécoslovaques montent une fois sur la plus haute marche du podium.
46Si les agences Reuters et Associated Press ont bien mandaté des envoyés spéciaux, les journalistes sont très majoritairement français et largement opposés à cette compétition. Par antiféminisme, les dirigeants sportifs et politiques français, appuyés par nombre de médecins, favorisent la Fédération française féminine de gymnastique et de sport qui est bien plus conservatrice, condamnent les courses de demi-fond et de fond, et font adopter des textes officiels qui réduisent l’éducation physique des jeunes filles « aux jeux et aux mouvements qui donnent de l’agilité et de la grâce plutôt que ceux qui donnent de la force ». Ce n’est pas l’opinion de la suffragiste et sportive Alice Milliat qui, s’appuyant sur des maîtres de gymnastique et des docteurs comme Maurice Pillet et Marie Houdré, considère que toutes les jeunes filles et les femmes peuvent pratiquer tous les sports en loisirs comme en compétition, et qu’elles doivent administrer leurs propres clubs et fédérations.
47Née à Nantes dans un milieu modeste et partie à Londres pour suivre son mari, simple sténodactylographe, cette dernière s’est lancée dans une carrière de dirigeante sportive sans fortune ni réseau. Elle est parvenue à développer une rhétorique féministe extrêmement tactique car il s’agit de rassurer autant que de convaincre. Devenue présidente en 1915 du Femina Club, le premier club sportif exclusivement féminin, elle œuvre pour la création en 1917 de la Fédération des sociétés féminines sportives de France dont elle prendra la tête en 1919. Proche de la Fédération française de sports professionnels, elle fonde en octobre 1921 la Fédération sportive féminine internationale (FSFI) en réaction au meeting international d’athlétisme féminin de Monte-Carlo de mars 1921 organisé par les dirigeants parisiens de l’athlétisme masculin et amateur. Pour atteindre cet objectif, elle a lancé un mensuel intitulé La femme sportive en 1921 et elle a multiplié les échanges sportifs ou épistolaires avec les dirigeantes américaines et européennes.
48S’appuyant sur une déclaration légale du titre « olympique » faite par le comité français, et promettant faussement l’intégration complète des femmes aux épreuves d’athlétisme des JO, le CIO et l’IAAF imposeront en 1926 à la FSFI d’adopter la dénomination « Jeux olympiques féminins ». La stratégie de Sigfrid Edström consiste alors à intégrer les sportives pour mieux les contrôler et à demander à ses fédérations nationales d’intervenir auprès de leurs gouvernements respectifs pour couper les crédits du sport féminin. Dans un courrier daté du 3 janvier 1935, il écrira à Avery Brundage : « Je suppose que vous savez que la fédération de Madame Milliat nous a causé tellement de difficultés que nous n’avons assurément aucun intérêt à la soutenir. » Pourtant forte de 38 pays affiliés, la FSFI se sabordera pendant les Jeux olympiques de Berlin après avoir organisé trois autres Jeux mondiaux à Göteborg en 1926, à Prague en 1930 et à Londres en 1934, et Alice Milliat tombera dans l’oubli peu après.
La diplomatie française, les Olympiades universitaires et la lutte contre le fascisme
49En mai 1923, l’inauguration du stade du Paris université club (PUC) à la porte Dorée est l’occasion d’une « meeting international universitaire » d’athlétisme et d’escrime auquel participent les étudiants de treize pays, qui furent alliés durant la guerre ou neutres, ou bien qui sont nés de la disparition des Empires centraux et sont parties prenantes du système d’alliance français en Europe centrale et orientale : Angleterre, Belgique, Danemark, Estonie, États-Unis, France, Italie, Lituanie, Pays-Bas, Pologne, Suisse, Tchécoslovaquie, Ukraine. Des athlètes de renom y participent comme le Suisse Paul Martin qui sera médaillé d’argent à Paris en 1924 sur 800 m, le Néerlandais Adriaan Paulen qui deviendra président de la FI d’athlétisme en 1976, ou le sprinter américain Charles Paddock de la Southern California University auréolé de sa victoire aux Jeux d’Anvers sur 100 m en 10 secondes 4/5. Quoique soutenue par la puissante National Collegiate Athletic Association (NCAA), la présence de ce dernier est dénoncée par l’Union athlétique amateur des États-Unis (AAU) qui exige que ses athlètes se concentrent sur les championnats nationaux dans la perspective des Jeux de Paris 1924.
50Dans ses fonctions de président du Comité olympique français, plutôt que dans celles de membre du CIO, Justinien Clary est intervenu auprès de l’ambassadeur des États-Unis à Paris pour que l’AAU revienne sur sa décision. La réussite de cet événement, que garantit la venue de Paddock, participe, en effet, d’une offensive plus générale de la diplomatie française en direction des milieux universitaires et sportifs internationaux comme le mentionne la note sur « la propagande sportive à l’étranger » produite au printemps 1921 par la Section du tourisme et des sports du ministère des Affaires étrangères. Le patronage du sous-secrétaire d’État à l’enseignement technique Gaston Vidal, qui est très investi dans les affaires sportives, n’y est pas étranger non plus. Président de l’Union fédérale des associations françaises d’anciens combattants, du Sporting club universitaire de France, et aussi du convent de la Grande Loge de France en 1920, à la tête de l’USFSA depuis 1919, il s’est montré extrêmement actif, aux côtés de Frantz Reichel, dans la campagne menée par la France pour obtenir les Jeux de 1924.
51L’initiative d’une « Olympiade universitaire » est à mettre au crédit de Jean Petitjean, un ingénieur chimiste parisien, ancien combattant et franc-maçon, qui en avait proposé l’idée en septembre 1920 lors de la réunion du comité exécutif de la Confédération internationale des étudiants (CIE). Secrétaire du PUC dès 1913, puis son président jusqu’en 1925, admiratif du développement des sports dans les universités américaines, il prend la tête en mai 1920 du Commissariat général des sports de l’Union nationale des étudiants de France, qui rassemble les associations sportives universitaires, et en janvier 1923 du Commissariat des sports de la CIE dont il avait suggéré la création seulement deux semaines après les « Olympiades universitaires de Rome » d’avril 1922. Il bénéficie du soutien de Jean Gérard, le président de la CIE, qui est comme lui un républicain radical et un ancien élève de l’Institut chimique de Nancy. Fondée en novembre 1919 par huit délégations étudiantes à l’occasion de la réouverture de l’université de Strasbourg, la CIE consacre la victoire des étudiants pacifistes français sur leurs camarades italiens qui animaient depuis 1898 l’internationalisme estudiantin dans le cadre de l’association Corda Fratres.
52Même s’ils sont animés d’un pacifisme sincère, Petitjean et Gérard doivent aussi tenir compte des attentes du gouvernement français et de sa diplomatie, et des stratégies des grands dirigeants sportifs français comme Frantz Reichel et Jules Rimet. De même que les étudiants allemands ne seront admis à la CIE qu’en 1929, l’Olympiade universitaire de Paris est une réplique aux Olympiades universitaires de Rome lancées en juin 1921 par deux étudiants fascistes, le juriste Corrado Petrone et l’architecte Spartaco Orazi. Prétextant l’attribution des Jeux olympiques de 1924 à Paris et non à Rome, ces derniers mettent sur pied des concours scientifiques et artistiques, ainsi que des épreuves sportives dans quatorze sports qui attirent 2000 sportifs italiens et quelques dizaines d’athlètes venus du reste de l’Europe. Leur rôle est à rapprocher de la fascisation du CNO italien qui intervient avant même l’arrivée de Mussolini au pouvoir.
53Quant aux championnats patronnés par la CIE, ils prendront le nom de « Jeux mondiaux universitaires » après l’intervention du CIO qui leur dénie l’usage du terme « olympique » ou « olympiade ». Pour en amoindrir l’influence et éviter que les compétitions multisportives entre étudiants ne fassent de l’ombre à leurs championnats nationaux et mondiaux, la stratégie de l’organisation lausannoise et de l’IAAF consiste alors à exiger des groupements sportifs estudiantins qu’ils se rattachent aux différentes fédérations sportives dans leur pays respectif, et aussi à l’échelle internationale, et à demander aux CNO qu’ils interdisent à leurs athlètes de participer aux compétitions universitaires. Petitjean considère de son côté que les championnats estudiantins sont d’authentiques compétitions entre amateurs alors que les Jeux olympiques laissent participer des semi-professionnels et que le fonctionnement de la CIE est bien plus démocratique que celui du CIO. La seconde réunion sportive de la CIE forte de 32 délégations, que l’IAAF a tenté d’empêcher, aura lieu à Varsovie en 1924 avec, pour la première fois, des compétitrices dans les épreuves d’athlétisme.
54Au vu de la diversité des statuts des organisations nationales estudiantines et sportives dans chaque pays, mais surtout pour échapper à la tutelle des FI et du CIO, Jean Petitjean n’a pas fait le choix de fonder une fédération internationale et il a préféré rechercher la protection de la CIE. À court de financement, il tentera en vain en 1927 de se rapprocher du Bureau international du travail (BIT) afin de développer les loisirs des travailleurs intellectuels. Son idée est également de fonder un Comité international d’organisations sportives sous l’égide du BIT dans le droit fil du Bureau permanent des FI institué en 1921 par Paul Rousseau et Frantz Reichel contre le CIO. La Fédération internationale du sport universitaire (FISU) ne sera constituée qu’en 1949 en réaction au noyautage de la CIE par l’URSS et ses alliés. Pour faire suite à leur participation aux Jeux d’Helsinki en 1952, l’URSS et les pays communistes finiront par se rallier à la FISU en 1959 à l’occasion des Jeux mondiaux universitaires de Turin renommés dès lors Universiades.
Bibliographie
Renson Ronald, The Games Reborn. The VIIth Olympiad, Antwerp 1920, Louvain, Pandora, 1996.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008