Chapitre V. Stockholm 1912
La neutralisation de l’olympisme
p. 63-74
Texte intégral
1Que les IVe Jeux olympiques de l’ère moderne soient organisés à Stockholm en 1912 ne doit pas surprendre. En effet, les Suédois en particulier, et les Scandinaves au général, ont apporté au tournant du siècle une contribution importante à l’invention et à la diffusion d’exercices corporels modernes comme les sports d’hiver, la gymnastique, la lutte et l’athlétisme. Deux figures se distinguent ici : le colonel Viktor Balck et le comte Clarence von Rosen cooptés comme membres du CIO respectivement en 1894 et en 1900. Directeur de l’Institut central de gymnastique de Stockholm, dont le but est d’entretenir la santé du peuple, de le moraliser et de lui insuffler une fierté patriotique, Balck est aussi considéré comme « le père du sport suédois ». Von Rosen n’est pas seulement un sportsman de référence pratiquant l’équitation, le tennis, l’aviron et les sports d’hiver ; il est aussi un dirigeant sportif de premier plan, réputé pour avoir introduit le bandy en Suède, et devenu en 1904 le premier président de la fédération suédoise de football. Directeurs et fondateurs de journaux sportifs, les deux hommes sont à l’origine des Jeux nordiques en 1901, une compétition internationale de sports d’hiver à visée patriotique et touristique, et du premier grand stade de la capitale, Idrottsparken, inauguré en 1903 et largement dédié au football.
2Alors que les Jeux olympiques de 1896 à 1908 s’étaient déroulés dans l’ombre des expositions commerciales, et qu’ils étaient même passés sous le contrôle du gouvernement dans les cas athénien et parisien, il était important pour Pierre de Coubertin que ceux de Stockholm permettent au CIO d’affirmer son autonomie vis-à-vis des pouvoirs économiques et politiques. L’« olympiade ensoleillée », comme elle fut dénommée à l’époque, ne déçut en rien le fondateur des Jeux olympiques : elle constitue une rupture de modernité à tous points de vue. Et c’est à un troisième homme qu’on la doit plus particulièrement : l’industriel Sigfrid Edström qui portera sur les fonts baptismaux la fédération internationale d’athlétisme amateur (IAAF) qu’il dirigera de 1913 à 1946, et qui sera coopté en 1920 comme membre du CIO qu’il présidera à son tour de 1942 à 1952.
Le choix de Stockholm après la défection de Berlin
3Coubertin écrira en 1931 dans ses Mémoires olympiques que le choix de Stockholm était dans tous les esprits depuis la session de Londres en 1908. N’avait-il pas, d’ailleurs, émis l’idée dès le lendemain des Jeux d’Athènes en 1896 que Stockholm organise les Jeux de 1904 ? Mais pour que la capitale suédoise obtienne le vote unanime des membres du CIO, encore fallait-il que le Comité impérial allemand pour les Jeux olympiques retire une nouvelle fois la candidature de Berlin, après une première campagne avortée en 1901 qui avait laissé le champ libre à Rome. Ce fut chose faite au cours de la session du CIO à Berlin en 1909, contre la promesse pour l’Allemagne d’organiser les Jeux de 1916. On peut expliquer cette nouvelle reculade par l’état de désorganisation du sport allemand qui est alors déchiré entre les gymnastes qui dénoncent les excès du sport et ceux qui plébiscitent les concours individuels, entre les partisans d’un Empire autoritaire et les libéraux, entre les dirigeants prussiens et leurs collègues rhénans.
4Même s’il prend position publiquement depuis le début du siècle pour que l’Allemagne accueille un jour les Jeux olympiques, Pierre de Coubertin ne manigance pas moins en recrutant au sein du CIO des membres francophiles et antiprussiens en vue d’affaiblir le camp allemand.
5Du côté de Balck et de von Rosen, la candidature de Stockholm est envisagée comme un moyen de conforter le nationalisme suédois alors même que leur monarque avait dû accepter en 1905 la fin de la double couronne et l’indépendance de la Norvège. Et après la grande grève ouvrière suédoise de 1909 qui avait stupéfié les observateurs étrangers, leur arrière-pensée politique était aussi d’organiser un grand événement national derrière lequel le peuple suédois tout entier se rangerait pour le plus grand profit d’un régime monarchique qui n’était pas encore parlementaire. À la façon du roi des Hellènes Georges Ier et des trois diadoques en 1896, le roi Gustave V de Suède, un passionné de tennis depuis ses jeunes années au Royaume-Uni, et ses fils, ont donc accepté de patronner les Jeux, de les financer généreusement, et d’en orchestrer l’organisation.
Les finalités hygiénistes du premier stade conçu pour les JO
6D’une capacité seulement de 22 000 spectateurs assis, le stade de Stockholm est le premier du genre à être construit spécialement pour les épreuves d’athlétisme avec même l’association du chronométrage et de la photographie pour saisir le « finish » des courses. Il convient beaucoup mieux à Pierre de Coubertin que celui de Londres. Se méfiant des émotions populaires ou chauvines des foules, le président du CIO a en effet pour idéal un stade où des sportsmen rivalisent sous le regard d’autres esthètes de même origine sociale ou de plus basse extraction mais acclimatés à l’éthos sportif de l’élite.
7Ayant la forme d’un aimant dont les extrémités sont conclues par deux tours carrées, l’arène suédoise toute de briques comprend, comme à Londres, un terrain de football encerclé par une piste d’athlétisme mesurant un tiers de mile. Son financement a donné lieu à de longues négociations entre le comité d’organisation, le gouvernement et la fédération sportive suédoise à l’origine de la candidature, et le tour de table a été bouclé grâce à des fonds provenant de la loterie nationale. Encore une fois, le stade accueille de nombreuses épreuves, pour tenter d’en assurer la rentabilité : athlétisme, équitation, football, gymnastique ou tir à la corde. Propriété de l’État suédois, encore en activité aujourd’hui, il est régulièrement utilisé pour des concerts depuis 1987.
8L’ouverture solennelle des Jeux de Stockholm s’est déroulée le 6 juillet 1912 selon un protocole olympique qui tend à se fixer désormais : arrivée du cortège royal, entrée de la chorale et des athlètes qui prennent position au milieu du stade, hymne et prières selon la coutume du pays en l’occurrence en suédois et en anglais, discours du président du comité olympique suédois puis du prince héritier Gustave-Adolphe, déclaration d’ouverture des Jeux par le roi Gustave V, chant choral, enfin procession des athlètes et des comités nationaux olympiques autour du stade. L’ordre protocolaire des nations est alphabétique à partir du nom des pays en langue suédoise, à l’exception de l’équipe invitante qui ferme les rangs, au son d’une marche olympique triomphale créée pour l’occasion par Helmer Alexandersson. Dans leurs discours, le souverain et son fils ont moins insisté sur la dimension pacifiste des Jeux que sur leur rôle dans la promotion de la santé physique et du bon développement des peuples. Cela ne saurait surprendre du fait de la culture gymnastique suédoise qui met l’accent sur la dimension hygiéniste des exercices physiques depuis le gymnasiarque Pehr Henrik Ling (1776-1839).
Un plan de communication touristique à l’échelle mondiale
9Afin de promouvoir l’événement, une affiche officielle est réalisée qui a donné lieu à un concours remporté par Holle Hjortzberg, un artiste spécialisé dans l’illustration de bibles et la restauration des vitraux et peintures murales d’églises. Sous la pression des critiques en Chine et en Hollande, ce dernier a dû ajouter des rubans pour cacher la nudité des athlètes qui font virevolter les drapeaux des 21 nations convergeant vers Stockholm pour les Jeux. Imprimée dans 16 langues en plus de 88 000 exemplaires, l’affiche est accompagnée de timbres et distribuée dans 2 200 hôtels répartis entre 636 villes et 30 pays. De fait, alors que les Jeux olympiques précédents ont été organisés dans l’urgence, la Suède a pu mettre en place un véritable plan de communication à l’échelle du pays, et surtout à l’échelle mondiale. Le gouvernement suédois vise donc non seulement à attirer des touristes et à faire rayonner sportivement le pays, mais il cherche aussi à exercer une nouvelle forme d’influence culturelle.
10Les organisateurs ont mobilisé dès 1910 le réseau des ambassadeurs de Suède et des consuls afin de constituer des listes de citoyens influents à l’étranger pour diffuser les publicités de l’événement. Des abonnements sont pris en outre auprès des agences de presse des États-Unis, du Canada, de Russie et de quinze pays européens pour évaluer l’impact des Jeux en amont, et en aval : les coupures de presse qui sont remontées rempliront finalement 325 classeurs de 100 pages chacun. Par ces mêmes réseaux, et en ciblant également la presse quotidienne (1 608 quotidiens dans 41 pays) et la presse sportive (402 journaux dans 37 pays), les organisateurs ont adressé plus de 150 000 programmes en français, en allemand et en anglais. Ils ont également mobilisé les 251 clubs suédois établis dans 18 pays et les 86 représentations de l’Association touristique suédoise positionnés dans 21 autres pays.
11À compter de septembre 1911, les 354 consuls de Suède ne parlant pas la langue nationale et les 240 consuls la pratiquant ont reçu plus de 500 000 brochures intitulées « Voyager en Suède » ou « Passer ses vacances en Suède », des cartes postales avec des vues de Stockholm, des timbres publicitaires, en vue de les apposer dans les hôtels, les gares, les offices de tourisme, les compagnies de voyage, les centres athlétiques, les clubs de tennis, les stations thermales, les banques, les commerces, les librairies, les écoles, les cabinets médicaux… Sont alors diffusés près de 170 000 affiches officielles éditées en 16 langues dont le japonais, le turc et le chinois et plus de 9 millions de timbres représentant le même motif. Les autorités postales de 25 pays dont l’Inde, le Mexique ou l’Afrique du Sud, ont autorisé l’utilisation commerciale de ces timbres, mais pas le Canada, la Chine ou la Finlande.
12Le ministère des Affaires étrangères suédois a bien évidemment été consulté, et il s’est montré favorable à ce que ces mêmes consuls intercèdent auprès des compagnies étrangères de transport maritime et ferroviaire afin que soient arrangés des voyages organisés spécifiquement pour l’événement olympique. L’une des circulaires aux consuls précise même que « ce n’est pas de sitôt que nous aurons l’occasion de diffuser à l’étranger une meilleure connaissance de la Suède ». Au travers de l’Association suédoise pour l’exportation, les plus grandes entreprises privées du pays ont également été mobilisées pour activer leur réseau commercial à l’étranger. Ce maillage est devenu si dense que le comité central d’organisation a dû mettre sur pied des comités de coordination à Londres, Berlin, Paris, Marseille et Helsinki. Neuf entreprises suédoises de transport maritime ont d’ailleurs accepté de distribuer gratuitement tous ces colis publicitaires dans les ports du monde entier, jusqu’en Chine et au Japon, à Cuba et au Mexique.
Les premières nations venues du Pacifique : Chili et Japon
13Comme à Londres quatre ans auparavant, il est encore possible de s’inscrire à titre individuel en arguant de ses propres records, tel l’étudiant d’Oxford Arnold Jackson qui remporte le 1 500 m. Encore une fois, les nations européennes et nord-américaines totalisent plus de 90 % du nombre total d’athlètes engagés, et près de 99 % si on inclut les 159 représentants de l’Empire tsariste. Alors que la présence russe ne dépasse pas dix athlètes au total des Jeux de Paris 1900 et de Londres 1908, cette forte délégation signale combien le tsar et les élites sportives ont compris l’importance du sport pour s’imposer symboliquement dans le concert des nations. C’est un calcul similaire que font les Hongrois depuis Athènes alors même que le royaume de Hongrie est uni à l’archiduché d’Autriche par la maison de Habsbourg, ou bien encore les Serbes qui disparaîtront tout après en tant que nation sportive pour ne réapparaître qu’en 2008. On leur adjoindra les quatorze athlètes du Chili qui constituent la première délégation d’Amérique latine à participer en tant que telle aux Jeux olympiques.
14C’est en revanche très différent pour la Confédération helvétique qui est un château d’eau pourvoyeur des sports anglais depuis le tournant du siècle, mais qui n’est pas encore constituée en nation sportive du fait des rivalités entre cantons. Elle est uniquement représentée à Stockholm par Julius Wagner, un athlète allemand naturalisé par mariage deux ans plus tôt, qui va se rapprocher des sportsmen de Genève et de Lausanne pour constituer à son retour un comité olympique suisse qui jouera dès lors un rôle fédérateur. Quant à la présence de deux athlètes japonais, elle s’explique par la volonté de Pierre de Coubertin d’accroître le rayonnement olympique du côté de l’Asie Pacifique.
15Il s’agit aussi de faire pièce aux avancées sportives de la branche américaine des YMCA qui est à l’origine en 1913 des premiers Far Eastern Championship Games du côté de l’Asie Pacifique. Pour mondialiser l’olympisme et contrer la menace que les Jeux régionaux font peser sur l’hégémonie du CIO, Coubertin a obtenu de ses collègues la cooptation en 1909 de Jigoro Kano. Ce directeur de l’école normale supérieure de Tokyo n’est autre que le fondateur du judo et de la première fédération nippone de sports athlétiques. Pour toutes ces premières apparitions, auxquelles il faudrait adjoindre encore celles du Luxembourg et du Portugal, le déclencheur aura été autant la cooptation d’un de leurs nationaux comme membre du CIO que les progrès de la diffusion des cultures sportives sur leurs territoires respectifs.
Un programme sportif revisité par le luthéranisme et le premier féminisme
16Contrairement à la croyance forgée et diffusée par les élites britanniques depuis la fin du xixe siècle, le sport n’est pas né uniquement au Royaume-Uni. Les pays scandinaves en sont une preuve manifeste au vu de leur contribution à la genèse des sports d’hiver, de la gymnastique hygiéniste, des épreuves de force et de lutte, et des courses de demi-fond. Si on laisse de côté le 4 × 100 m et le 4 × 400 m, on ne s’étonnera pas de voir apparaître en 1912 le 5 000 m et le 10 000 m, la marche sur 10 km, le cross-country individuel et par équipes, le lancer du poids des deux mains ou du javelot des deux bras, et revenir le décathlon. Dans la patrie de Ling, le père de la gymnastique réparatrice et de l’hygiénisme, il n’est pas plus question qu’à Paris ou à Londres de s’ouvrir aux épreuves d’agrès d’origine germanique.
17Alors que le tournoi olympique de football est bien maintenu, preuve s’il en est du succès de ce sport bien au-delà des frontières de l’empire britannique, le hockey sur gazon, en revanche, disparaît. Pour ce qui concerne justement les pratiques des élites, on assiste à un retour aux trois armes en escrime, mais sans le fleuret par équipes. L’équitation retrouve toute sa place avec, en sus du dressage, des concours complets individuel et par équipes, et aussi du saut d’obstacles par équipes. La Suède, qui est un pays de régatiers, impose l’épreuve de voilier de 10 m de jauge à celles du 6 m et du 8 m. En aviron, la suppression du deux et du quatre sans barreur est à peine compensée par le rétablissement du quatre barré. Plus surprenant, le cyclisme n’a guère droit de cité sauf en course sur route individuelle de 320 km (au lieu des 87 km courus à Athènes) et sur route par équipes. Quant à la disparition du tir à l’arc, elle tient probablement au fait que cette pratique peine à s’organiser à l’échelle internationale. Aucune modification n’est apportée chez les hommes en natation, plongeon et water-polo dont les programmes sont maintenant bien fixés, sauf l’adjonction du 400 m brasse et l’épreuve de plongeons acrobatiques.
18Dans ce pays considéré comme l’un des plus progressistes au monde en matière d’émancipation, les sportives obtiennent quelques nouvelles avancées : le 100 m et le 4 × 100 m nage libre ainsi que le plongeon de haut vol. Dans la mesure où le tennis est le sport favori du roi de Suède Gustave V, le retour du double mixte sur courts extérieurs comme intérieurs est moins surprenant et significatif. Les épreuves de boxe ne figurent pas au programme olympique car la pratique en est interdite dans ce pays luthérien : ce sport est jugé avilissant et dégradant pour l’être humain, et lié au monde sulfureux des parieurs et des bookmakers. La lutte a manqué également disparaître n’était-ce la substitution de sa version libre, vulgaire et professionnalisée, par la « gréco-romaine » qui est pratiquée par des sportsmen au-dessus de la ceinture. Une démonstration de « glíma » est aussi organisée dans la mesure où cette lutte traditionnelle est pratiquée avec des ceintures permettant de soulever l’adversaire et donc sans pratiquer d’impudiques corps à corps.
19Pour refouler à l’avenir les lutteurs professionnels, les dirigeants suédois de ce sport favorisent la constitution de la première fédération internationale de lutte (Internationaler Ring Verband) qui s’affichera comme « amateure » l’année suivante avec la nouvelle appellation d’Internationaler Amateur Verband für Schwerathletik. Refondée à Lausanne en 1921 sous le nom anglophone d’International Amateur Wrestling Federation, elle est présidée par l’officier et escrimeur suédois Einar Raberg jusqu’en 1924. Elle englobe alors les disciplines de « l’athlétisme de force », c’est-à-dire la lutte gréco-romaine, l’haltérophilie, le tir à la corde, la boxe et le lancer de poids de plus de 10 kg. Elle parviendra jusqu’en 1951 à empêcher le lancement d’un championnat du monde de lutte libre.
La misogynie et l’antiféminisme de Coubertin et de ses collègues
20Les organisateurs des Jeux de Stockholm n’ont guère promu les 48 sportives engagées sur un total de plus de 2 400 participants. D’ailleurs, ils ont empêché une athlète de participer au pentathlon moderne. D’autres pays sont, au même moment, beaucoup plus avancés en matière d’ouverture des compétitions aux jeunes femmes comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis ou le Royaume-Uni. Et puis, les compétitrices n’ont pas attendu que les hommes leur ouvrent leurs cercles. Plus facilement si elles sont issues de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie, elles ont fondé depuis les années 1880, leurs propres clubs de gymnastique, de danse, d’escrime, de cyclisme. Des intellectuelles et des militantes, des avocates et des médecins, des journalistes et des enseignantes, soutenues aussi par des hommes, militent pour que les femmes accèdent aux exercices du corps et aux compétitions. Il est donc faux de dire que tout le monde était opposé avant 1914 au sport pour les femmes.
21Pour les membres du CIO, leur participation n’est pas même débattue au cours de leurs sessions annuelles depuis 1894. C’est un non-sujet. Quant à Pierre de Coubertin, comme il l’écrit dans la Revue olympique en juillet 1912, il « ne craint pas de prendre parti du côté négatif ». Qu’a-t-il voulu dire à ce moment-là par cette formule lapidaire maintes fois reproduite : « Impratique, inintéressante, inesthétique, et nous ne craignons pas d’ajouter : incorrecte, telle serait à notre avis cette demi-Olympiade féminine » ? Prenant au pied de la lettre « le dogme de l’égalité des sexes qui tend à se répandre », il affirme d’abord que les épreuves éliminatoires mixtes favoriseraient les hommes. Ensuite, il considère que, si on créait « une petite Olympiade femelle à côté de la grande Olympiade mâle », il n’y aurait pas d’organisateurs pour s’en charger. Son troisième argument est que le spectacle des coureuses, ou même des footballeuses, ne serait pas recommandable pour les foules concupiscentes.
22Jusqu’à la fin de sa vie, et alors même qu’il est de plus en plus isolé sur ses positions de rejet des sportives hors du stade, il en restera à la définition des Jeux olympiques qu’il a précisément formulée en 1912 : « l’exaltation solennelle et périodique de l’athlétisme mâle avec l’internationalisme pour base, la loyauté pour moyen, l’art pour cadre et l’applaudissement féminin pour récompense ».
Le pentathlon moderne selon Coubertin comme fabrique de l’homme nouveau
23L’introduction du pentathlon moderne à Stockholm à l’instigation de Coubertin mérite qu’on s’y attarde. Sur ses deniers propres, il offre en 1912 un « challenge perpétuel », soit une coupe remise en jeu tous les quatre ans, à « l’athlète complet » déclaré vainqueur des cinq épreuves suivantes : tir de duel à 25 m, compétition d’escrime à l’épée, course de natation de 300 m nage libre, épreuve hippique sur un parcours inférieur à 5 000 m et cross-country sur 4 000 m avec départ à une minute d’intervalle.
24Il qualifie le pentathlon antique, alors remis à l’honneur par les Danois, d’« anachronisme puéril » et ne veut pas davantage adopter le « all-round man » de l’athlétisme américain au motif qu’il ignore tout des sports de défense. Son idée est de diffuser l’escrime et l’équitation en direction des sportifs, et d’encourager les cavaliers et les militaires à adopter les sports athlétiques. Il imagine ainsi fusionner vieilles et nouvelles élites afin de produire un homme nouveau olympique. Maîtrisant toutes les compétences du combattant et du sportif, le pentathlonien ne peut donc être qu’un « athlète complet », un homme d’exception. En effet, ne pouvant rivaliser avec les meilleurs spécialistes de chacune des cinq disciplines concernées par le pentathlon moderne, il n’est pas emporté par l’appât du gain.
25Pour ne pas favoriser outre mesure les gentlemen riders et les officiers de cavalerie, Coubertin impose au CIO, mais ne l’obtient pas des organisateurs suédois, que les chevaux soient fournis par le comité d’organisation et tirés au sort au dernier moment. En présentant sa proposition comme « démocratique » par opposition à la conception « essentiellement aristocratique » du comité suédois qui attend des concurrents qu’ils viennent avec leurs propres chevaux, il ne se pose jamais la question du caractère socialement ségrégatif de la pratique équestre elle-même.
26Sa conception de la préparation militaire des futurs officiers est encore très chevaleresque, tournée vers la culture équestre et escrimeuse. En cela, il est tout à fait représentatif de la caste militaire qui professe, au sein de l’état-major, une culture de l’offensive bravache. En contribuant à la fabrique d’une nouvelle élite combattante, Pierre de Coubertin veut aussi répondre aux critiques des officiers et hommes politiques, à droite comme à gauche, qui dénoncent au même moment l’inutilité du sport par rapport à la gymnastique militaire du colonel Amoros ou bien à l’éducation physique des citoyens-soldats telle que la promeut Jean Jaurès en 1911 dans L’Armée nouvelle.
Les Britanniques devancés par les Américains et les Suédois
27Comme en 1908 à Londres, les États-Unis, la Suède et la Grande-Bretagne se retrouvent sur la première marche du podium, mais cette fois-ci les Britanniques rétrogradent du premier au troisième rang. C’est bien que la concurrence s’aiguise dans tous les sports, à commencer par l’athlétisme où ces derniers ne gagnent que 8 médailles sur les 90 distribuées. Leur recul est patent aussi en tir (9 sur 54) et en aviron (4 sur 14), sans parler du tennis (6 sur 12), de la natation (6 sur 18) et du cyclisme (2 sur 6). C’est largement dû au triomphe des Américains en athlétisme avec 43 médailles dont 16 en or. Un triomphe qui aurait pu gagner en ampleur si Jim Thorpe n’avait pas été disqualifié après ses victoires aux épreuves combinées de pentathlon et de décathlon.
28Né de deux parents métis, avec deux grands-mères amérindiennes, il est salué par le roi de Suède Gustave V comme « le plus grand athlète du monde ». Mais il devra rendre en 1913 ses deux médailles d’or après avoir été accusé de professionnalisme par le Worcester Telegram, plus exactement pour avoir perçu de modiques sommes d’argent lors de deux saisons de baseball comme semi-professionnel. Il paye pour d’autres une forme de naïveté car les athlètes américains étaient nombreux à l’époque à jouer comme professionnels sous des pseudonymes. Alors qu’il a été radié à vie sur la décision sans appel de James Sullivan, le président américain du CIO Avery Brundage, qui avait d’ailleurs participé au décathlon à Stockholm, refusera durant ses vingt années de mandat de lui rendre ses médailles. Elles lui seront réattribuées en 1983 à titre posthume deux années après que le CIO a mis fin à la règle de l’amateurisme, et il ne sera crédité comme seul vainqueur de ces deux épreuves qu’en 2022.
29Sinon, Ralph Craig de l’université du Michigan, qui sera plus tard employé au bureau du chômage de l’État de New York, l’emporte sur 100 et 200 m. Étudiant en génie civil de l’université du Michigan, et futur directeur de l’urbanisme pour la ville de Buffalo, Charles Reidpath gagne l’or sur 400 m : il servira comme lieutenant-colonel durant la Seconde Guerre mondiale. Après sa victoire sur 800 m, Ted Meredith entre à l’université de Pennsylvanie puis servira comme sergent durant la Première Guerre mondiale avant de devenir agent immobilier. Sur un total général de 63 médailles américaines (25 en or), il convient aussi de prendre en compte les 13 médailles (dont 7 en or) remportées par l’équipe de tir emmenée par Alfred Lane, tout après employé par la célèbre firme manufacturière Remington. On n’oubliera pas non plus les quatre médailles en natation (dont l’or sur 100 m nage libre) du surfeur hawaïen Duke Kahanamoku qui a été influencé par le crawl des nageurs australiens, et sur 100 m dos du poloïste Harry Hebner. À cette époque-là, la domination américaine repose essentiellement sur ces trois disciplines sportives.
30La rétrogradation britannique s’explique également par le succès des athlètes suédois en tir (7 or sur 17 médailles), en athlétisme (3 or sur 15), en plongeon (3 or sur 7), et en équitation (4 or sur 6), en lutte et en voile (1 or sur 4 dans les deux cas), mais pas en natation malgré les investissements des autorités sportives durant deux années. Arrivés en quatrième rang, les athlètes finlandais se distinguent particulièrement dans les épreuves de courses de fond, de lancer du disque et de lutte. D’une mère lavandière, maçon de son état, entraîné par son frère Wiljami qui a été coureur professionnel aux États-Unis, bénéficiant des conseils d’un psychologue, Hannes Kolehmainen est la grande vedette du moment avec trois médailles d’or sur 5 000 m, 10 000 m et en cross-country individuel. Il remportera encore la médaille d’or du marathon à Anvers en 1920 quelques semaines seulement après avoir remporté celui de New York. Cette domination des Finlandais en courses de longue distance, qui sera amenée à durer jusqu’aux Jeux de Berlin en 1936, est l’occasion de rappeler que les Britanniques n’ont pas l’apanage de l’invention de l’athlétisme moderne. Rares sont en effet les sports que l’on peut considérer comme d’authentiques inventions nationales.
Aux origines de l’éternel débat français sur le déclin sportif national
31Rassemblant 112 compétiteurs, la délégation française ne compte qu’une seule femme qui sera médaillée d’or en simple dames : la joueuse de tennis Marguerite Broquedis au coup droit et au service si fulgurants. Elle est la fille et la sœur des derniers maîtres-paumiers de l’hexagone qui ont dû se reconvertir en professeurs de tennis pour sortir de leur modeste condition. N’était-ce la Première Guerre mondiale qui a interrompu sa carrière, elle serait probablement devenue une aussi grande championne que Suzanne Lenglen. Avant la diva des années 1920, elle a délaissé le corset (elle n’a que 19 ans), raccourci sa jupe, porté les cheveux courts et pris position juste avant la guerre pour que les femmes puissent accéder à beaucoup plus de sports, ce qui en fait une pionnière du féminisme sportif français. Pour le reste, la France brille en saut d’obstacles avec le capitaine Jacques Cariou, qui finira sa carrière au Service des fabrications de l’aéronautique après la guerre, en tennis avec André Gobert, qui est le fils d’un ingénieur civil et qui passera professionnel dans les années 1920, en tir avec Paul Colas, et en voile avec les frères Jacques, Amédée et Gaston Thubé dont le père est un armateur nantais.
32L’absence de médaille en 1908 dans les disciplines athlétiques et la défaite de Jean Bouin, surclassé dans l’épreuve du 5 000 m par le Finlandais Hannes Kolehmaïnen, avaient déjà marqué les esprits au point de faire naître un premier débat sur le déclin sportif national. Dans Paterne ou l’ennemi du sport, Jean de Pierrefeu écrira en 1927 que « ce fut une véritable consternation dans le pays. Pour la première fois, un événement sportif retentissait profondément dans l’âme nationale et l’on pouvait mesurer du même coup l’immense intérêt que le public français prenait aux choses du sport ». Cela interpelle les gouvernements qui hésitent encore à subventionner directement les champions. La veille de l’ouverture des Jeux anglais, par l’entremise du président du Conseil Georges Clemenceau, le Comité national des sports avait obtenu de la commission du budget un crédit de 50 000 F pour financer les déplacements des athlètes des différentes fédérations. Quatre ans plus tard, les 100 000 F que le gouvernement n’était pas parvenu à débloquer à temps sont gracieusement soldés par un banquier qui n’est autre que le président du Cercle athlétique de la Société générale.
33La perspective des Jeux annoncés à Berlin pour 1916 ne provoque pas le choc politique attendu de la part des dirigeants du sport français. Alors que la demande de subvention de 400 000 F faite auprès du Parlement reste sans réponse, c’est le propriétaire du journal Excelsior Basil Zaharoff qui offre 500 000 F au Comité olympique français en avril 1914. Une telle somme doit être rapportée aux 375 000 F prélevés sur le budget public en Allemagne, aux 150 000 F collectés en Suède et aux 2 500 000 F réunis à l’appel du Times. À la course aux armements et aux lois d’allongement de la durée du service militaire qui ébranlent les nations occidentales répond ainsi une course aux subventions sportives. Pierre de Coubertin dénonce alors « la danse des millions et l’avidité des groupements sportifs ». Il préfère soutenir au même moment l’initiative privée du marquis de Polignac qui crée un « Collège d’athlètes » à Reims. Le président-directeur général de la maison de champagne Pommery et Greno est un mécène des arts et des sports qui veut contribuer au relèvement sportif de la France.
34Ce débat portant sur la force athlétique française et sur sa représentation à l’étranger devient d’autant plus un débat politique que les nationalistes proches de l’Action française dénoncent, après Maurice Barrès, la passivité et la mollesse des « Intellectuels », et clament haut et fort, et tous ensemble, leur goût de l’action, leur foi patriotique, et leur plaisir des sports. Prenant acte que « la valeur sportive d’une nation s’ajoutera d’une façon qui n’est point négligeable, à ses autres prestiges, à sa valeur sociale proprement dite », le journaliste Georges Rozet place ses lecteurs devant une alternative : « Ou bien ne plus affronter les Olympiades, ou bien y faire la meilleure figure possible… en créant une véritable élite du muscle, éduquée et perfectionnée, dans une sorte de collège athlétique, en vue de la compétition internationale. » De même que le Dr Pierre Boucard refuse que « la force française soit inférieure dans cette foire mondiale du muscle qu’est une Olympie moderne », l’explorateur Gabriel Bonvalot réclame de nouveaux standards d’inspiration darwinienne : « Il faut choisir des individus d’élite ; il faut leur accorder des avantages spéciaux ; il faut les entraîner méthodiquement ; il faut les transporter sur le stade avec le moins de fatigue possible ; il faut enfin les maintenir en forme jusqu’au moment de la course. »
Le High Life des tennisseuses et la modestie sociale des nageuses
35Sans leurs sportives médaillées en tennis et natation, les Britanniques auraient occupé le quatrième rang des nations sportives. Fille d’un chimiste et pharmacien, Edith Hannam Boucher remporte l’or en simple dames et en double mixte lors des compétitions sur courts couverts tandis que la paire composée de Helen Aitchison et de Herbert Roper-Barrett est médaillée d’argent, et Mabel Parton parée de bronze. La seule non Britannique à s’inviter sur le podium indoor est la Danoise Sofie Castenschiold. Sur les courts extérieurs, ce sont en revanche des continentales qui s’imposent : la Française Marguerite Broquedis, l’Allemande Dorothea Köring qui deviendra professeure de tennis à Dresde où elle mourra en 1945 sous les bombes, et la Norvégienne Anna Bjurstedt plus connue sous le nom de Molla Mallory après avoir émigré en 1915 aux États-Unis où elle travaillera comme masseuse avant de remporter huit fois le championnat américain en simple dames.
36Les championnes britanniques de natation sur 4 × 100 m nage libre sont, en revanche, issues d’un milieu modeste. Isabella McAlpine, par exemple, est une nageuse de longue distance qui devient, déjà à 17 ans, instructrice de natation. Quant à Jennie Fletcher, qui est née dans une famille de 11 enfants, elle doit travailler 12 heures par jour et n’a guère de temps pour s’entraîner. Elle fait carrière, elle aussi, comme enseignante de natation à Leicester, perdant ainsi son statut d’amateure et devant mettre fin à sa carrière internationale.
37Le cas des nageuses est particulièrement intéressant parce qu’il permet d’esquisser un état des lieux de la condition féminine dans le monde occidental qui se révèle largement favorable au Royaume-Uni et à ses dominions ainsi qu’aux pays scandinaves. Il y a d’abord les pays qui n’envoient pas de nageuses à Stockholm : Afrique du Sud, Canada, Danemark, États-Unis du fait de l’opposition de James Sullivan, France, Grèce, Hongrie, Italie, Russie ; et ceux qui, au contraire, engagent des compétitrices : Allemagne, Australasie, Autriche, Belgique, Finlande, Grande-Bretagne, Norvège, Suède. En Australie, toutefois, la mobilisation de l’opinion publique a été nécessaire pour que les deux rivales Fanny Durack et Mina Wylie soient sélectionnées car la législation de la Nouvelle-Galles du Sud interdisait aux femmes de concourir dans des épreuves auxquelles des hommes assisteraient. Encore bénéficient-elles de chaperons comme ce fut le cas pour les nageuses britanniques. Alors que les règlements de la Fédération internationale de natation amateur (FINA) stipulent que les nageuses doivent s’envelopper dans un long peignoir en sortant des vestiaires et immédiatement au sortir de l’eau, et qu’elles doivent porter des costumes de bain ras du cou avec des manches descendant de 7,5 cm au-dessous de l’épaule pour cacher les aisselles, les photographies d’époque montrent que cela n’est guère appliqué.
38Douze des quatorze concurrentes sur la plate-forme à 10 m sont des Suédoises et on pourrait leur adjoindre l’Anglaise médaillée de bronze, Isabelle White. Cette dernière est en effet venue s’entraîner un an auparavant à Stockholm où elle a passé ses diplômes de maîtresse de natation et de plongeon. Pratiquant son sport dans un étang au nord de Londres ou bien sur les pontons de Brighton, elle a trouvé en Suède de meilleures conditions de pratique. Mariée à un officier champion du monde de pêche à la mouche, une discipline considérée comme un authentique sport en Grande-Bretagne, elle participera aux trois éditions olympiques des années 1920. Elle est alors une active militante de la cause du plongeon ce qui lui vaut d’être élue vice-présidente de la fédération britannique. Quant à la championne olympique Greta Johansson, elle a découvert le plongeon grâce à l’accès gratuit aux bains municipaux offert aux enfants. Avec son mari Ernst Brandsten, elle deviendra monitrice de plongeon à l’université de Stanford de 1915 à 1948, perdant ainsi son statut d’amateure. Sa chalengeuse Lisa Regnell, connue pour ses talents d’organiste, deviendra la première femme membre de la fédération suédoise de natation, son mari en étant par ailleurs le trésorier.
Le drapeau olympique et le transfert en catimini du siège du CIO à Lausanne
39Pour la première fois depuis 1896, Pierre de Coubertin se montre pleinement satisfait des Jeux, et pas seulement parce qu’il a été mis à l’honneur avec ses collègues du CIO par le souverain suédois, ou parce qu’il a été honoré d’une médaille d’or en poésie pour son « Ode à la paix et au sport » soumise en français et en allemand sous un pseudonyme alsacien. Surtout, il a apprécié l’absence de récupération commerciale et la moindre manifestation des nationalismes dans le stade, le cérémonial et le protocole qui tendent à donner la prééminence au sport et au CIO, les exploits sportifs. Désormais, il tient bien en main son comité et il a promis aux FI sportives un congrès olympique de conciliation qui se tiendra finalement à Paris en juillet 1914. Il y présentera, pour la première fois en public, le drapeau olympique qu’il a conçu l’année précédente mais ce dernier ne pourra pas flotter lors des JO avant 1920 du fait du déclenchement, tout juste après, de la Grande guerre européenne.
40Coubertin en précisera en 1931 la signification dans ses Mémoires olympiques : « Tout blanc avec les cinq anneaux enlacés : bleu, jaune, noir, vert, rouge, il symbolisait les cinq parties du monde unies par l’olympisme et reproduisait les couleurs de toutes les nations. » Amateur de la chose militaire et de vexillologie, mesurant parfaitement le pouvoir émotionnel des blasons et des couleurs, il combine ici plusieurs registres symboliques : le drapeau blanc (c’est-à-dire le plus clair des gris) pour la cessation des combats, les cinq anneaux pour évoquer l’alliance des continents et signifier l’ambition mondiale de son projet, les couleurs pour démontrer que la paix par le sport est une paix libérale des nations contrairement à l’internationalisme socialiste qu’il combat.
41Parallèlement, il poursuit son œuvre de réflexion théorique sur les effets du sport sur la psychologie et la physiologie des sportifs en invitant praticiens et éducateurs à échanger lors d’un congrès olympique à Lausanne en 1913. À son grand dam, les pédagogues de l’Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève, au premier rang desquels le professeur de psychologie expérimentale Édouard Claparède, y dénoncent les méfaits du sport sur le développement de l’enfant et plaident en faveur des jeux libres. Mais, des renforts lui viennent du côté des promoteurs de l’esprit d’équipe et de l’excès sportif comme l’agrégé de philosophie et rugbyman Louis Dedet, un ancien élève du père Didon à Arcueil.
42Surtout, Coubertin a trouvé des soutiens auprès de la bourgeoisie lausannoise et de son université qu’il va mettre à contribution une fois le conflit déclenché. En avril 1915, sans en informer ses collègues, il déplacera le siège du CIO de son domicile personnel à Lausanne et remettra la présidence à son collègue et ami helvétique le baron Godefroy de Blonay, un indianiste qui possède le château de Grandson et préside le comité olympique suisse. Réclamant d’être appelé sous les drapeaux, il ne veut pas mettre en péril la neutralité de l’olympisme. Peut-être craint-il également que les Allemands n’exigent la présidence du CIO alors même que Berlin aurait dû accueillir les Jeux de 1916 car la règle, jamais véritablement appliquée, voulait que la présidence échoie tous les quatre ans au pays organisateur des Jeux. Mais bientôt survient la Grande Guerre qui va décimer les peuples d’Europe et en reconfigurer la carte politique au point de mettre en péril l’existence même du CIO.
43Diverses raisons ont conduit Coubertin en Suisse : le fort développement des sports d’été et d’hiver, une neutralité qui remonte au congrès de Vienne en 1815, un régime démocratique certes mais aux mains d’élites profondément conservatrices, la conjugaison de la patrie et de la liberté, un esprit militaire qui se nourrit du service de milice patriotique des citoyens en armes, le culte du travail qui évite de verser, selon lui, dans « le collectivisme ». Il est toutefois réservé sur le « directoire exécutif » qui est à la tête du pays auquel il préférerait « quelque chose de fort et d’agissant », et sur les dérives des référendums qui pourraient porter atteinte aux libertés des individus et des familles.
Bibliographie
Bolling Hans et Yttergren Leif, The 1912 Stockholm Olympics. Essays on the Competitions, the People, the City, Jefferson, McFarland, 2012.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008