Chapitre III. Saint-Louis 1904
L’exhibition peu olympique du Nouveau Monde athlétique
p. 47-54
Texte intégral
1Juste après la cérémonie de clôture des Jeux d’Athènes en 1896, et pour éviter que les Grecs ne les conservent chez eux, Coubertin avait rendu publiques les candidatures de New York, Berlin et Stockholm pour l’année 1904 afin d’obtenir le soutien de ses collègues du CIO désireux d’organiser un tel événement dans leur propre capitale. Attribuer les IIIe Jeux olympiques aux États-Unis présentait plusieurs avantages pour Coubertin qui peut compter sur le soutien indéfectible de son ami William Sloane, professeur d’histoire à Princeton et membre éminent du New York Amateur Athletic Club (AAC). C’est d’abord une manière de démontrer la modernité des JO et leur universalité. C’est ensuite une façon de tenir à distance de grandes puissances sportives comme le Royaume-Uni ou l’Empire allemand où l’influence de Coubertin aurait été limitée.
2Mais rien ne s’est vraiment déroulé comme prévu car Coubertin ne parvient pas à imposer ses deux villes candidates, New York puis Chicago : la victoire de Saint-Louis (Missouri) signifie que le CIO a encore une fois perdu le contrôle de l’événement. On comprend alors pourquoi Coubertin décide de ne pas faire la traversée de l’Atlantique. Par ailleurs, les IIIe Jeux olympiques présentent un fort tropisme américain : la proportion des athlètes venus d’Europe ne dépasse pas le cinquième du total des participants tandis que les règlements et les arbitrages sont systématiquement favorables aux champions états-uniens.
3Pire encore, Sullivan et les dirigeants de la foire-exposition mondiale de Saint-Louis organisent en parallèle toute une série d’événements à des fins de rentabilité financière, dont des « Journées anthropologiques » qui mettent en scène des jeux physiques entre « sauvages » d’Amérique, d’Afrique et d’Asie afin de démontrer leur infériorité par rapport aux hommes « civilisés » des deux rives de l’Atlantique Nord. Comme à Paris en 1900, les Jeux de Saint-Louis ne peuvent guère être considérés comme des Jeux olympiques sauf à produire un récit téléologique à des fins de communication. Cette exhibition athlétique de 1904 mérite plutôt d’être saisie dans toute son originalité. Il s’agit là de concours faiblement internationalisés, imprégnés du culte du record, portés par une logique de rendement financier, et assis sur une conception racialiste de l’humanité.
Le transfert des JO de Chicago à Saint-Louis contre l’avis de Coubertin
4Lorsque Coubertin avait suggéré en 1896 la candidature de New York, il s’était probablement agi d’un coup de bluff visant à arracher les Jeux aux Grecs, aux Allemands et aux Britanniques. D’ailleurs, au début de l’année 1901, c’est plutôt Philadelphie qui est promue par la presse de la côte Est comme la candidate idéale. Mais Coubertin a un faible pour Chicago qu’il a visitée en 1893 au moment du congrès mondial des religions et qui est la cinquième ville la plus peuplée du monde. Portée par le président de son université et par le fondateur des wagons-lits, le fameux George Pullman, Chicago obtient un vote unanime du CIO lors de la Session olympique tenue en mai 1901 à l’Automobile Club de Paris. Mais un tel choix n’a pas l’heur de plaire à James Sullivan, le très influent secrétaire général de l’Amateur Athletic Union (AAU) et le représentant de l’équipementier Spalding, qui se lance dans une virulente campagne contre Pierre de Coubertin et le CIO. Bientôt, Sullivan offrira ses services aux organisateurs de l’Exposition de Saint-Louis qui ont fait connaître leur volonté d’organiser, quoiqu’il arrive, des compétitions sportives internationales.
5Profitant du formidable boom économique que connaît le Midwest, cette cité mise aussi sur de grands événements nationaux et internationaux pour attirer investisseurs, clients et touristes. Craignant une telle concurrence, les porteurs de la candidature de Chicago en viennent à douter et s’en remettent au choix de Coubertin. En décembre 1902, les deux-tiers des membres du CIO prennent la décision du transfert des JO de Chicago à Saint-Louis, laquelle reçoit a posteriori l’approbation du président des États-Unis Theodore Roosevelt. Pour surveiller la dynamique suscitée par Sullivan, qui est devenu entre-temps chef du département de culture physique de l’Exposition, Coubertin obtient en juillet 1902 de son ami Théophile Delcassé, le ministre des Affaires étrangères, qu’il nomme comme ambassadeur de France à Washington le sportsman Jean-Jules Jusserand tout acquis à la cause olympique. Confirmé dans ses craintes d’une commercialisation des JO et d’un dessaisissement du CIO, Coubertin décidera en 1904 de ne pas se rendre à Saint-Louis.
Un stade de football américain pour une compétition marginalisée
6En 1904, il n’existe toujours pas de stade olympique à proprement parler dans la mesure où sa construction s’inscrit dans un projet de développement du football américain par la Washington University sise à Saint-Louis. Avec sa location à la société exploitante de la Louisiana Purchase, cette université a pu en effet finaliser la construction de son stade et de son gymnase attenant à un moment où les universités américaines sont en concurrence les unes avec les autres pour attirer les étudiants. Construit sur un terrain ovale dans le style habituel des premières enceintes sportives aux États-Unis, ce stade aux tribunes de béton armé contenant 25 000 places est organisé autour d’une piste cendrée mesurant un tiers de mile. Celle-ci ne correspond donc pas au canon olympique du CIO, ce qui ne pose guère de problème dans la mesure où la plupart des participants sont anglo-saxons. Comme à Paris en 1900, il n’y eut pas de cérémonie d’ouverture à Saint-Louis pour les compétitions olympiques qui se sont étalées de juillet à novembre avec pour point d’orgue les six jours d’athlétisme du 29 août au 3 septembre.
7Il y eut bien, en revanche, une cérémonie d’ouverture pour le premier événement sportif de l’Exposition, à savoir la rencontre sportive entre les établissements secondaires des États-Unis. Elle fut inaugurée par Dave Francis, le président de la Louisiana Purchase, et par le secrétaire d’État John Milton Hay qui rejoignirent la tribune d’honneur à la tête d’une procession d’officiels au son de l’hymne américain joué par un orchestre. Francis, Hay et Sullivan se rendirent même sur la ligne de départ et Sullivan tira un coup de pistolet en guise de signal pour le départ du 100 m plat.
8Seulement un infime pourcentage des vingt millions de spectateurs payants de l’Exposition de Louisiane a assisté aux compétitions sportives. Pour le premier jour des compétitions olympiques, le 1er juillet, les invités d’honneur se limitent au directeur administratif de l’Exposition commerciale et au président du Comité de culture physique en charge des Jeux. Quoique sportsman lui-même et président d’honneur des Jeux olympiques de 1904, le président des États-Unis Theodore Roosevelt ne fit pas le déplacement. Autrement dit, les compétitions olympiques furent un non-événement politique puisque ni les autorités du Missouri, ni les autorités fédérales n’étaient représentées. On pourrait également dire que ce fut un non-événement olympique dans la mesure où le CIO fut à peine impliqué dans l’organisation en la personne de Caspar Whitney, l’éditeur du magazine sportif Outing à New York. Assemblés dans le stade en ciment construit pour l’occasion, les 3 000 spectateurs assistèrent seulement au bref passage des athlètes rangés en double file et suivis par une cohorte de juges et de contrôleurs. Aucun hymne et seulement quelques accords sont joués par un orchestre pour signaler aux athlètes le début de leurs échauffements.
9Fiers de l’importante délégation d’étudiants américains à Athènes en 1896, et de nouveau à Paris en 1900 où ils ont représenté le tiers des athlètes présents, les organisateurs des Jeux de 1904 n’ont pas manqué de dénoncer « l’ingratitude » des Anglais et des Français pour n’avoir envoyé aucun sportif à Saint-Louis. En revanche, ils n’ont pas de mots assez forts pour saluer la présence de compétiteurs venus d’Allemagne, Grèce, Hongrie, Canada, Australie, Zoulouland, Transvaal et Cuba. Il reste que la compétition athlétique s’est largement réduite à un affrontement entre l’Athletic Club de New York et celui de Chicago au point que l’on relativisera très fortement la dimension internationale de ces IIIe Jeux olympiques.
Les Anthropology Days : un zoo sportif et raciste
10Les 12 et 13 août, un autre événement se tient dans le stade sous le nom d’Anthropology Days en l’honneur du Dr William J. McGee, le tout récent président de l’Association américaine d’anthropologie et directeur du département concerné de l’Exposition. Géologue de formation et devenu spécialiste des Indiens Seri du golfe de Californie, ce dernier a longtemps dirigé le Bureau d’ethnologie américaine fondé en 1879 par le congrès pour collectionner tous les témoignages sur les Indiens d’Amérique du Nord. Le Dr Stephens Simms du Field Museum de Chicago et le Dr Luther H. Gulick, comme arbitre, ont également joué un rôle important dans la réussite de ce spectacle raciste organisé à une date qui devait permettre à tous les directeurs des établissements de culture physique des États-Unis et à tous les « hommes civilisés » intéressés par les études supposément scientifiques d’être présents aux démonstrations. D’une lignée de missionnaires presbytériens installés à Honolulu et au Japon, Gulick est alors une sommité dans le milieu de l’éducation physique et de la médecine. Diplômé en entraînement physique à Boston et en médecine à New York, il a dirigé le département d’éducation physique des Young Men’s Christian Association (YMCA) à Springfield dont il a conçu le logo en forme de triangle devenu ensuite le fameux « Y ». C’est lui qui a persuadé le jeune instructeur James Naismith d’inventer un sport d’intérieur connu dès 1891 sous le nom de « basketball ». Depuis 1903, Gulick est le responsable de l’entraînement physique des écoles publiques de New York et le président de l’American Physical Education Association.
11Alors que se tenait non loin un « zoo humain » rassemblant 1 400 « indigènes », on paya environ une centaine d’athlètes pour se plier à toute une série de compétitions dans des disciplines athlétiques qu’ils n’avaient jamais pratiquées auparavant. Tous les observateurs furent « déçus » par les piètres résultats des savages car les croyances de l’époque en faisaient des « athlètes naturels ». Cela s’explique largement par le fait que les athlètes recrutés n’avaient pas été entraînés à ces sports et n’en connaissaient pas les règles. Surtout, ils n’ont jamais pris au sérieux la commande qui leur avait été passée et qu’ils ont très souvent voulu tourner en dérision. Quant à la dizaine de milliers de spectateurs, il est difficile de percevoir ce qu’ils sont venus exactement voir et comprendre : un musée vivant, une galerie de monstres, une démonstration de la puissance impériale américaine, une expérience scientifique, une méthode d’éducation, ou encore un simple moment de détente ? Bien d’autres compétitions mettant en scène des indigènes eurent lieu durant la Louisiana Purchase en dehors de ces deux journées, comme celle de montage et de démontage de tipis par des Amérindiennes qui furent ainsi doublement discriminées en tant que femmes et natives.
Les embarras racialistes du colonialiste Pierre de Coubertin
12Pierre de Coubertin prendra certaines distances avec ces Journées, non parce qu’il s’y opposait sur le fond, mais parce qu’il estimait qu’elles n’avaient pas leur place dans le cadre olympique. En 1930 encore, laissant transparaître sa conception de l’échelle des races, il écrira : « En fait d’originalité, le programme n’en offrait qu’une et plutôt gênante. C’étaient les deux jours dénommés bizarrement Anthropological Days et dont les concours étaient réservés aux nègres, aux Indiens, aux Phillipins, aux Aïnos, auxquels on osa adjoindre en plus des Turcs et des Syriens. Il y a de cela vingt-six ans !… Direz-vous que le monde n’a pas marché depuis lors et que l’idée sportive n’a pas progressé ? » Très proche du parti colonial en France, il considère en 1913 que les sports sont « un instrument vigoureux de disciplinisation qui engendre toutes sortes de bonnes qualités sociales, d’hygiène, de propreté, d’ordre, de self control » pour poser la question suivante : « Ne vaut-il pas mieux que les indigènes soient en possession de pareilles qualités et ne seront-ils pas ainsi plus maniables qu’autrement ? »
13Ces Journées de l’anthropologie doivent être rapportées à la série de conférences scientifiques portant sur la médecine, l’entraînement et l’éducation des corps qui eurent lieu en parallèle car elles relèvent des mêmes conceptions hygiénistes et racialistes de la recherche en éducation et en physiologie de la performance alors en vigueur aux États-Unis et aussi en Europe. Des sujets extrêmement variés y sont abordés comme les jeux scolaires, le lien entre hygiène et entraînement, l’équipement et la construction des installations, l’évolution du corps humain et de sa musculature, les méthodes anthropométriques de mesure des corps, la place de la santé dans le processus de civilisation, le traitement scolaire des « faibles d’esprit », l’organisation et l’administration des structures d’entraînement, le lien entre le jeu et le développement racial, ou bien encore l’impact de la gymnastique allemande sur le développement social.
14Une mention spéciale doit être accordée à la communication de James Sullivan sur les appareils de gymnastique puisqu’il est le représentant de commerce de la firme Spalding qui a profité de l’événement pour installer ses équipements dernier cri dans un immense gymnase ouvert aux acheteurs potentiels. Un tel détournement de l’esprit olympique à des fins commerciales ne pouvait que conduire Coubertin à s’affronter à Sullivan même si tout se terminera par une paix des braves en 1905.
Les versions américaines de la boxe, du décathlon et du plongeon
15Comme à Paris en 1900, il est bien difficile de considérer les concours de Saint-Louis comme authentiquement olympiques tant les organisateurs ont voulu imprimer une marque américaine à l’événement qui s’inscrit également dans le cadre d’une foire-exposition. Sont ainsi organisées des compétitions nationales pour amateurs et pour scolaires en basket-ball et en lacrosse. Les organisations sportives des communautés ethniques ou confessionnelles sont également de la partie et organisent leurs propres concours : football gaélique pour les Irlando-Américains, épreuves de gymnastique en force (avec ajout des massues qui ne feront qu’une seule réapparition à Los Angeles en 1932) pour les Germano-Américains, week-end des organisations de jeunesse protestantes (YMCA). Autre exemple, aucune épreuve d’équitation n’a été organisée dans un pays qui pratique plutôt la course montée que l’art équestre.
16Très populaire outre-Atlantique, la boxe fait sa première apparition olympique : poids mouche (moins de 51 kg), coq, plume, légers, welters, moyens et lourds (plus de 91 kg). Par rapport à la seule épreuve des lourds organisée à Athènes, six catégories de poids apparaissent en catch-as-catch-can, qui est la forme américaine de la lutte, afin de permettre une équité entre les concurrents et aussi l’organisation de jeux d’argent. Il s’agit d’une lutte sans limitation d’action comme en 1896 où le règlement et le rapport officiel n’évoquaient pas les phases de combat au sol mais seulement le contact des deux épaules et les projections. Alors que la possession d’armes à feu est inscrite dans la Constitution américaine au titre des libertés citoyennes, et que la conquête de l’Ouest a popularisé le revolver ou la winchester, il n’y eut que trois concours de tir à Saint-Louis : York round (trois salves à trois distances différentes), la petite distance et le chapelet (balle à l’intérieur du petit cordon) par équipes.
17En athlétisme, si toutes les épreuves inaugurées en 1896 ou en 1900 sont reconduites, il faut noter tout de même l’ajout du 3 000 m et du 4 miles par équipes, du jet de pierre, et du décathlon dans la version américaine du all round men. On relèvera quelques nuances en aviron avec la suppression du deux de pointe, et l’apparition du double scull (deux de couple) et du deux sans barreur. Guère de changements non plus en escrime, si ce n’est l’apparition du fleuret par équipes, ni en cyclisme sauf la suppression de la poursuite par équipes, la réapparition du 10 000 m et l’ajout du 2 et du 25 miles. Le programme de natation subit des variations qui tiennent pour une large part à une différence d’unité de mesure avec l’Europe. Outre le retour du 400 m nage libre et le remplacement du 200 m dos par le 100 m, on innove avec le parcours sous l’eau (avec un record à 19,05 m), la brasse sur 440 yards, et la nage libre sur 50 yards, sur 880 yards et sur un mile. Il est à noter la première apparition du plongeon, en l’occurrence au tremplin. Alors que les États-Unis sont un des pays où le mouvement féministe est le plus actif avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni, les organisateurs ont jugé bon de ne pas ouvrir les épreuves de tennis aux joueuses. En revanche, des dames ont concouru en tir à l’arc petite distance.
La faible présence des Européens
18En 1904, il n’y eut pas de rapport officiel, tout au plus des almanachs édités par la maison Spalding qui étaient la référence en matière de records sportifs américains et mondiaux, au point qu’il est difficile d’identifier quelles compétitions furent vraiment « olympiques » entre le 14 mai et le 19 novembre. À vrai dire, de telles statistiques n’ont aucun sens car les contemporains étaient peu informés du concept olympique lui-même.
19De toute façon, sans corpus réglementaire digne de ce nom, les Jeux olympiques sont plutôt laissés au bon vouloir des organisateurs. Encore une fois, on ne peut pas considérer que ce sont des pays qui s’affrontent dans le stade par équipes et athlètes interposés. D’ailleurs, les rares comités nationaux olympiques qui sont en train d’émerger ne sont constitués que de manière éphémère pour soutenir l’envoi des athlètes d’un point de vue matériel et financier, parfois aussi pour les sélectionner. Comme lors des deux éditions précédentes, les concurrents participent donc aux Jeux à titre personnel, ou bien au titre de leur club. Si les délégations allemande et grecque sont déjà formellement constituées, c’est dans un but bien précis : obtenir à terme l’organisation des Jeux olympiques en Allemagne pour la première, et en pérenniser l’existence en Grèce pour la seconde. Presque tous les participants identifiés comme Européens vivent en réalité aux États-Unis, comme l’athlète français Albert Corey qui finit second dans l’épreuve du marathon.
20Que le CIO attribue a posteriori, en 2021, sa médaille à la France à la place des États-Unis contribue à nationaliser un événement sportif qui ne l’était guère. Le seul intérêt d’un tel anachronisme est de faire croire que les compétitions sportives disputées à Saint-Louis en 1904 sont bel et bien des Jeux olympiques, au lieu d’en reconnaître la singularité et l’étrangeté. Par exemple, on organisa un certain nombre d’épreuves avec handicap pour permettre aux athlètes étrangers, et aussi aux jeunes lycéens américains, de se confronter aux champions. Le principe en est simple puisqu’il est imposé aux meilleurs compétiteurs de parcourir une distance légèrement plus longue que celle de leurs adversaires de course, ou bien de se tenir plus loin quand il s’agit de lancer le disque ou le marteau.
La domination des étudiants nord-américains
21Les sportifs des universités états-uniennes et canadiennes – le Dominion du Canada a engagé en 1867 son processus d’autonomisation vis-à-vis de la couronne britannique – totalisent à eux seuls 90 % des inscrits. Du fait de l’absence des Britanniques, les athlètes américains ont écrasé l’événement olympique, notamment ceux issus des Athletic Clubs.
22En revanche, au grand dam des organisateurs, la plupart des universités de la côte Est, mais aussi des Grands Lacs n’ont envoyé aucun représentant au motif que les standards de l’amateurisme ne seraient pas respectés à Saint-Louis. Outre la rivalité entre les différentes régions des États-Unis qui connaissent alors un boom économique, on lira dans ces absences leur prétention à régenter le sport amateur aux États-Unis contre tous ceux qui pourraient être tentés par les sirènes du professionnalisme. On notera des exceptions tout de même avec la participation d’athlètes venus de Princeton, Chicago, Washington, Stanford, et des universités de l’Oklahoma, de Saint-Louis, du Missouri et du Colorado.
23Un satisfecit est adressé au comte Alex Mercati pour s’être déplacé avec deux athlètes depuis Athènes, mais les dix participants du marathon étaient des résidents grecs aux États-Unis depuis un à quinze ans. Dans sa lettre de remerciements à James Sullivan, ce dernier soulignait que « les athlètes grecs ne se sont pas rendus en Amérique, dans l’espoir de remporter tous les trophées, mais pour faire plus ample connaissance avec leurs camarades américains et ceux d’autres pays, et pour rapporter en Grèce les fruits de cette rencontre ». Au-delà de la formule de politesse, c’est là un bel exemple d’échange culturel et de compréhension mutuelle que le sport peut rendre possible à l’échelle des compétiteurs eux-mêmes.
Des sportives rares, occultées ou bien dominées
24En charge des compétitions athlétiques de l’Exposition commerciale de Saint-Louis, James Sullivan est un farouche adversaire de la pratique sportive par les femmes. Quant aux autres organisateurs, on peut penser qu’ils ne voient pas très bien comment des compétitions entre sportives pourraient attirer du public à l’exception de quelques combats de boxe entre femmes pour lesquels la documentation fait défaut. Ce genre de combats, typique des baraques de foire, existait également en Europe, l’idée étant de miser sur le voyeurisme des spectateurs pour remplir les caisses. Le CIO ne considère toujours pas à ce jour ces affrontements pugilistiques comme d’authentiques épreuves olympiques alors qu’il reconnaît l’épreuve de tir à l’arc qui n’a pourtant réuni que deux équipes de trois compétitrices, l’une de Cincinnati et l’autre de Washington DC.
25Fille d’un archer qui a lui-même participé aux Jeux de 1904 à l’âge de 71 ans, Matilda Howell a remporté les trois épreuves, à chaque fois devant Emma Cook et Eliza Pollock. Toutes les trois sont respectivement âgées de 51, 53 et 61 ans, ce qui rend bien compte des sociabilités archères typiques des classes moyennes américaines. Ce concours a bel et bien suscité la curiosité des journalistes qui en ont rendu compte dans tout le pays même s’il n’a attiré qu’un faible nombre de spectateurs issus de milieux privilégiés.
26On évoquera en dernier lieu la démonstration de basketball donnée par sept jeunes natives de la Fort Shaw Indian School, un internat du gouvernement américain établi dans le Montana. Si les médias y ont accordé de l’intérêt, c’est pour mieux affirmer que l’on pouvait civiliser par le sport de jeunes Amérindiennes (Native Americans).
Le congrès parisien des arts et du sport contre les Jeux athéniens internationaux de 1906
27La singularité des Jeux de Saint-Louis se perçoit mieux encore à l’aune des « Jeux de la décennie » organisés en 1906 par le gouvernement grec à Athènes pour tenter d’en conserver l’organisation. Deux ans plus tard, en effet, Georges Ier mobilisera le réseau des ambassadeurs et des consuls de Grèce pour attirer dans sa capitale plus de 500 athlètes étrangers, amateurs comme professionnels, provenant de 19 pays et s’affrontant dans 12 sports. Bien d’autres innovations ont marqué cet événement qui a dépassé la réussite de 1896 : des délégations constituées cette fois par les comités nationaux olympiques, une parade des athlètes groupés dans le stade par nation derrière leur drapeau, un embryon de village olympique, une cérémonie de clôture.
28Plutôt que d’honorer de sa présence ces Jeux concurrents de son projet olympique, Pierre de Coubertin s’est entiché d’organiser au même moment un « congrès des lettres, des arts et des sports » à la Comédie française à Paris. L’idée est de mobiliser les cercles artistiques en France et en Europe (littérature, peinture, sculpture, architecture, musique) afin de poursuivre le processus d’anoblissement des Jeux olympiques, mais aussi de combler le fossé en train de se constituer entre les artistes, les intellectuels et les sportifs.
29Nombre de ses collègues ont toutefois préféré se rendre dans la capitale grecque et ont même imaginé de l’écarter en portant à la présidence d’honneur du CIO le prince Constantin héritier de Grèce. Coubertin finira par s’entendre avec ce dernier en acceptant que des « Jeux internationaux Athéniens » soient organisés entre deux JO. Mais pouvait-il faire autrement ? En tout cas, il a retenu la leçon et il va dès lors s’employer à recruter de nouveaux membres tout dévoués dans le milieu des diplomates et des nobles des cours princières européennes. Histoire de s’assurer une majorité confortable et stable, et d’infiltrer les gouvernements et les diplomaties d’État afin de les utiliser ou sinon de les tenir à distance.
Bibliographie
Brownell Susan (éd.), The 1904 Antropology Days and Olympic Games: Sport, Race and American Imperialism, Lincoln, University of Nebraska Press, 2008.

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