Chapitre II. Paris 1900
Des concours républicains plutôt qu’olympiques
p. 39-46
Texte intégral
1Face aux Grecs qui voulaient garder les Jeux olympiques chez eux, Pierre de Coubertin a dû batailler ferme pour que leur deuxième édition se déroule en 1900 à Paris comme prévu par le congrès fondateur de 1894. Le second congrès olympique qu’il a convoqué au Havre à l’été 1897 avait justement pour fonction de resserrer les rangs du CIO, qu’il préside désormais, et de mobiliser les autorités publiques françaises. Toutefois, l’écho médiatique aux échelles nationale comme internationale en fut plutôt faible. Plus grave encore, Alfred Picard, le commissaire général de l’Exposition universelle de 1900, va rejeter toute idée de Jeux olympiques pour leur préférer des compétitions s’inspirant de concours davantage français et, en tout cas, beaucoup plus populaires. Le terme « olympique » qu’il jugeait anachronique fut même proscrit. Aucune affiche officielle de l’événement ne fut produite, et Coubertin lui-même fut écarté de l’organisation.
2Quant aux athlètes, ils furent très peu nombreux à comprendre qu’ils avaient participé à des épreuves olympiques. Il en fut de même pour les dizaines de milliers de spectateurs, essentiellement parisiens, qui assistèrent à des compétitions ouvertes tant aux professionnels qu’aux amateurs, dispersées entre de très nombreux lieux et organisées sur quatre mois et demi. Il va de soi qu’il n’y eut ni cérémonie d’ouverture ni tableau des médailles au point que considérer ces concours comme « olympiques » relève de l’anachronisme historique. Pour Coubertin, comme pour ses successeurs à la tête de l’institution olympique, faire croire que des Jeux olympiques ont bien eu lieu à Paris en 1900 n’a d’autre fonction que d’en démontrer l’immuable existence.
La mise à l’écart de Coubertin par la République radicale et dreyfusarde
3Si l’opposition entre Coubertin et Picard porte sur la nature des épreuves, cette opposition présente aussi des fondements politiques. Dans l’esprit du commissaire général, comme du gouvernement républicain de Pierre Waldeck-Rousseau, l’idée n’est pas de se limiter aux disciplines aristocratiques et aux sports anglais qui figuraient au programme des Jeux d’Athènes, mais de leur adjoindre des concours vraiment populaires, par exemple en gymnastique, tir à la corde, courses de pigeons voyageurs, et même pêche à la ligne. Il faut comprendre ici, en filigrane, que l’anglophilie et les attaches monarchistes de Coubertin sont sérieusement questionnées.
4Certes, il s’est rallié très jeune et très tôt, en 1887, à la République « sur le terrain constitutionnel », ce qui le rapproche des républicains modérés et libéraux. Mais il n’a jamais totalement abandonné l’idée d’un retour du roi sous la forme d’une monarchie parlementaire à l’anglaise. La sincérité de son ralliement inquiète à un moment où la réaction monarchiste menace en pleine affaire Dreyfus. De fait, il s’oppose au virage radical des dirigeants du sport amateur. En 1897, il constitue un Comité d’organisation pour les Jeux olympiques peuplé presque uniquement d’aristocrates et à la tête duquel il place le vicomte de La Rochefoucauld. Et l’année suivante, il démissionne de ses fonctions de secrétaire général de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA), qui réunit tous les clubs des sportsmen français, au nom du sport amateur et de sa neutralité, c’est-à-dire par rejet du radicalisme et du dreyfusisme. L’heure n’est pas non plus à l’enthousiasme du côté de ses collègues du CIO qui s’éloignent de lui. Esseulé et amer, Coubertin fera tout pour évacuer de la mémoire olympique les « concours internationaux d’exercices physiques et de sports » de 1900.
Une grande fête républicaine des muscles
5En 1900, à Paris, il n’y eut pas à proprement parler de cérémonie d’ouverture. Et cela tout simplement parce que les républicains au pouvoir ont considéré que « les concours d’exercice physique et de sport » n’avaient pas vocation à être fusionnés sous le concept, certes rassembleur mais par trop élitaire et mondain, de « Jeux olympiques » voulu par Pierre de Coubertin. L’idée était bien plutôt de proposer des sous-classes de pratiques physiques sur le modèle des sous-classes de produits industriels. En conséquence, sous l’égide du ministère du Commerce, de l’Industrie, des Poste et des Télégraphes, il y eut une diversité de festivités organisées en de nombreux lieux et classées en dix sections internationales (jeux athlétiques, gymnastique, escrime, tir, sport hippique, vélocipédie, automobilisme, sport nautique, sauvetage, aérostation) et deux sections exclusivement nationales (exercices militaires préparatoires et concours scolaires).
6La fête la plus imposante est incontestablement la 26e fête fédérale de gymnastique qui rassemble à Paris plus de 8 000 gymnastes provenant de 341 sociétés de province et 60 sociétés parisiennes. Brièvement tentée par le boulangisme, puis rentrée dans les rangs républicains et maçonniques, l’USGF est alors à son apogée. Sa fête annuelle se présente d’autant plus comme une démonstration de force gouvernementale et démocratique que les patronages catholiques se sont organisés de leur côté en une Union séparée en 1898 avec, pour certaines sociétés, l’idée de tenter un coup de force contre le régime. Outre les parades et les banquets, le clou du spectacle est constitué des mouvements d’ensemble interprétés en musique au vélodrome municipal de Vincennes par 6 000 gymnastes en présence du président de la République Émile Loubet, du ministre de la Guerre, le général Louis André, du préfet de police Louis Lépine et du vice-recteur de l’académie de Paris Octave Gréard, au milieu d’une foule considérable.
7Ce fut tout le contraire pour les concours athlétiques, le cœur battant des Jeux olympiques selon Coubertin et ses collègues, qui se déroulèrent sur les installations du Racing Club à la Croix Catelan dans la partie la plus mondaine du bois de Boulogne. Malgré de nombreuses réclames affichées dans la capitale et publiées dans les journaux, le record des entrées n’y dépassa jamais 2 000 à 3 000 personnes, pour la plupart d’ailleurs des représentants de la colonie américaine de Paris, bien loin donc des plus de 60 000 spectateurs à Athènes quatre ans plutôt. Du fait de l’éclatement des compétitions dans l’espace et dans le temps, ni les athlètes ni les spectateurs n’ont eu conscience que l’Exposition universelle de 1900 comprenait des Jeux olympiques. Cette impression fut renforcée par l’absence d’affiche officielle, d’un programme complet de toutes les épreuves et de souvenirs pour touristes et passionnés. Il y eut finalement autant de concours vécus collectivement qu’il y eut de sous-classes d’exercices physiques.
Les concours très français de l’Exposition athlétique
8Pour comprendre que les organisateurs de l’Exposition universelle n’ont en rien songé à organiser des Jeux olympiques, il suffit d’égrener la liste des concours figurant dans le programme officiel : « jeux athlétiques » au sens cette fois d’athlétisme et de sports collectifs, golf, pelote basque, gymnastique (fête fédérale, championnat, fête de l’association de gymnastique de la Seine), escrime (fleuret, épée, sabre, en séparant les amateurs des professeurs), tir à la cible et au fusil de chasse, tir au pigeon, arc et arbalète, concours hippique, polo, vélocipédie, automobile, aviron, voile, bateaux à moteur, natation, pêche à la ligne, défis entre pompiers, sauvetage sur eau et sur terre, aérostation (altitude, distance, durée), colombophilie, exercices militaires, sans oublier des concours pour scolaires (jeux, fête des écoles, escrime, tir, gymnastique, aviron). Les concours d’engin à moteur (terre, mer, eau) servent à l’évidence à faire la réclame de l’industrie française.
9Plusieurs disciplines sont promues pour prouver que la Grande-Bretagne n’a pas l’apanage de l’invention des sports : croquet, boule lyonnaise, longue paume. Le tir au canon ou au fusil Lebel de l’armée française vise à démontrer que la France dispose de capacités militaires renouvelées depuis la défaite de Sedan contre la Prusse. En gymnastique disparaissent le concours général par équipes et un certain nombre d’exercices qui étaient jugés typiquement allemands : anneaux, barre fixe, barres parallèles, cheval d’arçons, saut de cheval, anneaux balançants. L’absence de la lutte libre est plus surprenante car très populaire dans le pays, en vogue notamment sur les foires et les marchés.
10À l’opposé du dogme olympique du bon goût social et sportif, certains concours donnent même lieu à l’attribution de prix en argent ou en nature et sont ouverts « à tous venants » c’est-à-dire aux professionnels comme aux amateurs : automobilisme (motorisation et habitacle, Paris-Toulouse-Paris pour la vitesse), cyclisme (deux épreuves pour amateurs sur 1 000 m et sur 25 km, et treize autres ouvertes aux seuls professionnels), escrime (amateurs séparés des professeurs), natation (deux 4 000 m différents pour amateurs et professionnels), pelote basque (amateurs ou professionnels), tennis (6 professionnels parmi les 58 engagés), tir sur cible où l’on accepte les armes nationales. Le principe du handicap, inhérent à l’univers des paris sportifs, est adopté pour certaines épreuves en athlétisme, golf, natation et tennis. Autre singularité, ce ne sont pas des équipes nationales qui s’affrontent en sports collectifs mais des clubs : trois clubs inscrits en football, en rugby et aussi en water-polo, deux en cricket et en baseball.
11Enfin, des « dames » sont bien présentes en croquet (3) où le concours est mixte, en golf (19) et en tennis en simples et en double mixte (15). Un certain nombre de nouveautés apparaissent en athlétisme : 60 m, 200 m et 200 m haies, 400 m haies, 3 000 m et 4 000 m steeple, 5 000 m par équipes, saut en hauteur et en longueur sans élan, triple saut sans élan, lancer du marteau. L’aviron, qui n’avait pas pu être pratiqué à Athènes, est constitué de cinq épreuves : skiff, deux barré, quatre sans barreur, quatre barré, huit. L’équitation fait son apparition avec le dressage, le saut d’obstacles individuel, le saut en longueur et en hauteur. En natation, on ne retrouve plus le 100, le 400, le 500, le 1 200 ou le 4 000 m nage libre, mais on innove avec les 200 m (nage libre, dos, avec obstacles), le 5 × 40 m et le 4 × 50 yards libre.
La victoire en trompe-l’œil de la France sur les États-Unis et la Grande-Bretagne
12Poursuivant l’entreprise de réécriture de l’histoire des concours parisiens entreprise par Coubertin et d’effacement de l’Exposition universelle de la mémoire olympique, le CIO et ses historiographes ont fini par décider que seulement 997 athlètes provenant de 24 pays auraient participé aux Jeux de 1900, et non plus 58 000 comme cela figure dans le rapport officiel. De même, ils ne reconnaissent que 95 épreuves olympiques sur les presque 500 qui ont donné lieu officiellement à un concours. Ainsi, la pelote basque, le cricket ou le croquet ont eu droit à une reconnaissance olympique a posteriori tandis que les concours très populaires d’aérostation, de pêche à la ligne, de tir au canon, de course de pigeons en sont exclus. Sont également effacés des tablettes olympiques les concours avec handicap qui donnent lieu à des paris, les épreuves réservées aux professionnels, aux scolaires ou bien aux citoyens français car elles n’entrent pas davantage dans les normes de l’amateurisme et du sportsmanship.
13Cette normalisation aboutit à un tableau des médailles qui n’a pas grand sens et où la France dominerait largement les États-Unis et la Grande-Bretagne. Ce classement est d’autant plus factice que les athlètes de l’époque ne portent pas de maillot national, tout au plus celui de leur club, et que les équipes de rugby, football, polo, ou tir à la corde, sont même composées d’athlètes de nationalités différentes. Cela dit, les journalistes présents, qu’ils soient français ou étrangers, ont eu une nette tendance à rapporter les compétiteurs à leurs origines nationales. Quoi de surprenant dans le cadre d’une Exposition qui vise à comparer les produits nationaux du monde entier ?
14Si l’on s’en tient aux épreuves d’athlétisme amateur, les seules à avoir été présentées à l’étranger comme « olympiques », les Américains ont largement dominé les concours devant plusieurs centaines de représentants de la colonie américaine de Paris. Juste avant de rejoindre la capitale française, la plupart de ces champions ont participé au championnat britannique d’athlétisme amateur à Londres. Fils d’immigrés allemands (son père est brasseur), étudiant en médecine dentaire à l’université de Pennsylvanie, Alvin Kraenzlein remporte quatre médailles d’or au saut en longueur avec 7,185 m, et sur 60 m, 110 m et 200 m haies où il innove en sautant l’obstacle avec une jambe tendue en avant. À la fois dentiste et coach universitaire, il signera en 1913 un contrat de cinq ans avec le gouvernement allemand pour entraîner son équipe nationale d’athlétisme dans la perspective des Jeux de 1916. Après avoir servi comme entraîneur physique de l’armée américaine pendant la guerre, il retrouvera ses premiers emplois tout en dirigeant des camps d’entraînement à Cuba durant l’hiver. Surnommé par la presse « l’homme caoutchouc » pour avoir remporté trois épreuves de saut sans élan (1,65 m en hauteur, 3,47 m en longueur, triple saut), Ray Ewry est l’autre phénomène des concours athlétiques. Ingénieur hydraulique et membre du New York Athletic Club, il a choisi ce type d’épreuves car la poliomyélite contractée durant son enfance l’empêche de courir à haut niveau. Il remportera encore trois médailles d’or en 1904, deux aux Jeux intermédiaires d’Athènes en 1906, et deux autres en 1908. À chaque fois, en 1900, Ewry est victorieux devant Irving Baxter, diplômé en droit de l’université de Pennsylvanie, qui remporte toutefois l’or au saut à la perche et au saut en hauteur avec élan. Devenu avocat au barreau de New York à son retour, ce dernier sera élu comme juge sur une liste démocrate.
15On retrouve encore des Américains victorieux au lancer du marteau et du poids, mais c’est le Hongrois Rudolf Bauer qui les devance au lancer de disque. Les Britanniques dominent tout de même les courses de fond et de demi-fond, à l’exception du marathon remporté par le Luxembourgeois Michel Théato. Peut-être déjà professionnel, il est accusé par ses concurrents, notamment américains, d’avoir pris des raccourcis. Cette question du tracé de la compétition et de la surveillance des athlètes qui sont suivis tantôt à bicyclette, tantôt en automobile, s’était déjà posée à Athènes, et elle resurgira en 1904 à Saint-Louis. Concernant les autres compétitions, on se contentera de relever certaines spécialités sportives nationales qui auront une longue postérité : l’escrime italienne et française, le golf américain ou britannique, le tennis anglais avec les grands champions de Wimbledon que sont les frères Reginald et Lawrence Doherty, la natation de style hongrois sans recours aux jambes avec le Slovaque Zoltan von Halmay, le cyclisme français et allemand, le tir à l’arc belge, ou encore le tir au pistolet suisse.
L’élite sociale des « femmes de sport »
16Autant il est difficile d’établir le nombre de sportifs ayant participé à la version olympique des concours internationaux d’exercice physique de l’Exposition universelle, autant il semble assez simple de compter les sportives engagées en tennis et golf. Avec quinze inscrites, le simple dames est particulièrement relevé puisque la triple championne d’Angleterre Charlotte Cooper l’emporte en demi-finale sur la championne des États-Unis Marion Jones, puis en finale sur la championne de France Yvonne Prévost. Fille d’un minotier du Middlesex, Cooper apprend le tennis avec l’ancien champion irlandais de Wimbledon Harold Mahony. L’une des rares joueuses de tennis de son époque à servir par-dessus l’épaule et à volleyer, elle se marie l’année suivante à l’avocat Alfred Sterry, connu par la suite pour avoir présidé la Lawn Tennis Association, et elle remportera en 1908 à l’âge de 37 ans son cinquième Wimbledon. Petite-fille d’Hippolyte Prévost qui est l’inventeur d’une méthode de sténographie, et arrière-petite-fille par sa mère d’un banquier autrichien, Yvonne Prévost appartient, comme Pierre de Coubertin, au très sélect club de l’île de Puteaux. Pour compléter ce tableau des élites mondaines du tennis international de la Belle Époque, Marion Jones Farquhar est, elle, la fille d’un sénateur du Nevada à l’origine de la fondation de la ville de Santa Monica en Californie. Violoniste, professeure de chant et, un temps, directrice du Chamber Opera Theater de New York, elle se marie avec Robert Farquahr qui est diplômé en architecture du Massachusetts Institute of Technology et qui participera bien plus tard à la conception du Pentagone.
17Les dix joueuses américaines et françaises inscrites en golf appartiennent au même milieu social. Ayant découvert ce sport au sein de la haute société de Chicago, Margaret Abott suit les enseignements d’Auguste Rodin et d’Edgar Degas alors qu’elle accompagne à Paris sa mère qui est rédactrice littéraire. C’est par hasard qu’elle découvre dans un journal l’annonce d’un tournoi de golf amateur ouvert aux femmes qu’elle va remporter sans jamais savoir qu’elle est devenue championne olympique. Ses chalengeuses américaines sont Pauline Whittier, la fille d’un colonel installé à Boston, Myra Abigail qui a pour père le sidérurgiste et armateur John Pankhurst, ou bien encore Ellen Munroe Ridgway qui est la fille et la femme de deux célèbres banquiers new-yorkais.
18Il faut compter également avec des femmes qui participent à des concours mixtes en voile, en croquet et en équitation. Fille du banquier américain d’origine suisse Henry Isaac Barbey, Hélène Barbey remporte une médaille d’or en voile avec son mari, le comte Hermann de Pourtalès, et son neveu Bernard. Elle est apparentée à de très riches familles juives new-yorkaises comme les importateurs de tabac Lorillard, les négociants Iselin ou les agents de change Beeckman. Peu importe que sa présence à bord du Lérina soit contestée car c’est la propriété du bateau qui compte dans ce sport réservé à l’extrême élite transatlantique, d’une certaine manière sur le modèle des courses de char antiques. Quant aux deux des trois joueuses de croquet clairement identifiées, elles appartiennent à la bonne bourgeoisie parisienne et pratiquent d’ailleurs cette compétition comme un jeu familial puisqu’elles sont en compétition notamment avec deux de leurs cousins. En reconnaissant en 2021 comme disciplines olympiques les concours de modèles et allures pour le cheval de selle et pour l’attelage à quatre, le CIO peut ainsi augmenter le nombre des sportives ayant participé aux Jeux de 1900. Il s’agit d’Elvira Guerra et d’une certaine « demoiselle Moulin » qui déparent dans un milieu foncièrement masculin, et surtout aristocratique et militaire. On cite également le nom de la modeste fleuriste Blanche Quersonnier qui est devenue une actrice et une écuyère de haute école se produisant dans les théâtres et au cirque Molier sous le nom de Blanche de Marcigny.
Le champion Ray Ewry et la question du handicap dans le sport
19Empêché de courir par la poliomyélite qu’il a contractée dans l’enfance, l’ingénieur Ray Ewry du New York Athletic Club ouvre la voie à toute une série d’athlètes affectés de handicaps physiques en remportant les trois médailles d’or du concours de saut sans élan à Paris en 1900. Alors que l’idée de réparer, par les exercices physiques, les corps abîmés par la guerre et les accidents de la vie et du travail est ancienne, il n’allait alors pas de soi de recourir au sport pour obtenir les mêmes effets.
20Depuis la Renaissance, en effet, médecins et gymnastes se portent au chevet des patients pour redresser les corps en développant des gestuelles thérapeutiques et en empruntant des engins en tous genres aux mécaniciens de l’eau et du vent qui annoncent les appareils allemands de gymnastique et les machines de force américaines mis au point tout au long du xixe siècle. Et puis, ces siècles de guerre quasi permanente de François Ier à Napoléon brisent les corps autant qu’elles forcent les progrès de l’orthopédie et de la chirurgie. Mais encore faut-il démontrer que les personnes atteintes de handicap sont capables de participer à la révolution sportive de la Belle Époque, et d’en tirer des bienfaits.
21Car le sport moderne repose sur une plus grande liberté des corps dans l’espace, sur une plus grande violence aussi, et sur une mise en concurrence internationale qui aboutit à la spécialisation des athlètes et à leur professionnalisation. Pour Pierre de Coubertin, il ne fait pas de doute que le sport n’est pas fait pour les « faibles ». Des expériences sont pourtant tentées en Angleterre comme cette équipe de footballeurs sourds qui se constitue à Glasgow en 1871. Il y a aussi ces vétérans de St Dunstan’s qui ont perdu la vue durant la Première Guerre mondiale et qui pratiquent la nage, l’aviron, la course, à pied, le cyclisme et le football à des fins de socialisation et de réhabilitation, et puis encore l’Association britannique des golfeurs privés d’un bras qui est fondée en 1932.
22On connaît d’autres cas après Ray Ewry comme le gymnaste George Eyser qui décroche l’or à Saint-Louis en 1904 aux barres parallèles, au saut de cheval et à la corde à grimper malgré une jambe de bois suite à un accident de train. Amputé du pied gauche à la suite d’un accident de tramway à l’âge de 8 ans, Oliver Halassy fera partie de l’équipe hongroise championne olympique de polo en 1932 et 1936. Champion de classe mondiale, le tireur hongrois Károly Takács perd sa main droite en 1938 à la suite de l’explosion d’une grenade, mais il devient champion olympique en 1948 et en 1952 en se servant de sa main gauche. On pourrait encore citer le cas de la cavalière danoise Lis Hartel médaillée d’argent à Helsinki et à Stockholm après avoir contracté durant sa grossesse la poliomyélite qui l’a privée de l’usage de ses jambes.
23Le terme même de handicap est consubstantiel du sport à ses débuts. Il renvoie en effet à l’univers des parieurs anglais et à l’action de cacher les sorts dans un chapeau avant de les tirer (hand in cap). Pour accroître l’incertitude du résultat entre compétiteurs, le handicapeur avait pour fonction de favoriser ou défavoriser un concurrent sur la base de ses résultats antérieurs pour le ramener au niveau de ses concurrents. Ce principe de conservation de « la glorieuse incertitude du sport » a concerné d’abord les meilleurs chevaux et lévriers qui étaient lestés, puis les coureurs à pied qui démarraient plus loin en arrière ou en avant, et même les joueurs de golf et de tennis auxquels on donnait des points d’avance ou de retard au-dessus ou au-dessous du « par » qui est l’équivalent de la ligne de « départ » c’est-à-dire de départage. Ces valeurs handicapantes ont, par exemple, servi de base au système de classement en tennis où les joueurs débutaient à moins ou plus 15 et 30 à chaque jeu, ce qui permettait de les placer sur la même ligne de tableau à élimination directe. Sur cette base, les premiers sportifs et sportsmen auraient pu esquisser des compétitions entre valides et non valides en jouant sur la variabilité des handicaps. Mais c’est une autre voie qui a été explorée, plus discriminante, séparatrice et viriliste.
La théorisation de l’olympisme contre l’argent, les foules et les États
24Il n’y eut donc point de Jeux olympiques en 1900. Et rien ne laissait alors présager qu’ils puissent revivre huit ans après l’édition de 1896 à Athènes. Le nom de la ville organisatrice des Jeux de 1904 n’était même pas encore connu, et les membres du CIO ne se montraient pas particulièrement engagés dans leur sacerdoce olympique. Surtout, des velléités de lancer des Jeux de l’Empire britannique se manifestaient à Londres. Encore une fois, c’est à l’obstination de Pierre de Coubertin que les Jeux olympiques doivent leur seconde naissance en 1904.
25Mis à l’écart de l’organisation des concours du fait de son antidreyfusisme modéré et de son élitisme libéral-aristocratique, il va dès lors s’éloigner de la République radicale mais sans glisser du côté de l’Action française comme ses parents et ses frères. Pour sauver son projet olympique, il n’a pas d’autre choix que renforcer ses réseaux à l’international et prêcher dans un relatif désert. Pour cela, il crée en 1901 un outil qui, malgré sa modeste diffusion, va lui servir de trait d’union entre les sportsmen occidentaux et de tribune internationale : la Revue olympique qui connaîtra jusqu’à nos jours bien des vicissitudes et des avatars.
26Publié mensuellement et en français jusqu’en juillet 1914, cet organe permet à Coubertin de définir et de diffuser sa doxa olympique dans les milieux sportifs. Il y théorise « l’olympisme » contre la ploutocratie et contre le contrôle étatique. Ce néologisme, il le forge en 1901 en croisant olympique, amateurisme et pacifisme, mais il n’en fera un usage régulier qu’à compter de 1910. L’idée est d’élever au rang de « philosophie » son projet d’éducation sportive des élites du xxe siècle. À ces élites patriotiques et libérales qu’il veut anoblir par des rencontres athlétiques internationales, il attribue la double mission de juguler la puissance de l’argent et d’éviter le Grand soir ouvrier.
Bibliographie
Cartier Alice, Mythe et réalités olympiques : les Jeux de 1900, thèse d’histoire contemporaine, dir. Jacques-Olivier Boudon, université de Paris 4, 2010.
Clastres Patrick, Dietschy Paul et Laget Serge, La France et l’olympisme, Paris, Cultures France, 2006.
Drevon André, Les Jeux olympiques oubliés. Paris 1900, Paris, CNRS éditions, 2000.

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