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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Une aventure mondiale incomparable Olympisation, autonomie et neutralité Les singularités culturelles du sport et de l’olympisme Fables olympiques et histoire officielle Le trompe-l’œil de la permanence et de l’universalité des Jeux Un simulacre de l’histoire du monde Chaîne narrative et trame problématique Médiatisation et invisibilité des athlètes et des dirigeants olympiques Les tourbillons du succès olympique

    Les Jeux olympiques de 1892 à 2024

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Introduction générale. Faire l’histoire des Jeux olympiques

    p. 13-22

    Texte intégral Une aventure mondiale incomparable Olympisation, autonomie et neutralité Les singularités culturelles du sport et de l’olympisme Fables olympiques et histoire officielle Le trompe-l’œil de la permanence et de l’universalité des Jeux Un simulacre de l’histoire du monde Chaîne narrative et trame problématique Médiatisation et invisibilité des athlètes et des dirigeants olympiques Les tourbillons du succès olympique

    Texte intégral

    1Inaugurés à Athènes en 1896, les Jeux olympiques d’été n’ont pas d’équivalent dans la planète des sports. Ce sont des compétitions internationales qui ne sont pas centrées sur un seul sport, et que l’on pourrait considérer comme des expositions universelles athlétiques. Tous les quatre ans, des milliers de champions, de championnes et d’entraîneurs, et des dizaines de milliers de spectateurs s’y rassemblent à l’invitation d’une métropole et de son comité d’organisation. Les Jeux constituent également le point de rassemblement des membres du comité international olympique (CIO), des délégués des comités nationaux olympiques (CNO) et des fédérations internationales sportives (FI), des médias et des journalistes, des équipementiers et des sponsors, ainsi que des représentants de la plupart des gouvernements de la planète. Du fait de leur médiatisation, exponentielle depuis cent trente ans, ils mobilisent enfin, quotidiennement et durant deux semaines, l’attention de plusieurs centaines de millions de personnes.

    2Pour autant, on ne saurait considérer les Jeux olympiques comme le simple miroir des sociétés humaines. Ils sont, en effet, conçus comme un espace-temps séparé de la marche du monde auquel, toutefois, ils n’échappent pas complètement. En faire l’histoire, c’est donc toujours rechercher le point d’équilibre entre les logiques de la « planète olympique », qui constitue un monde en soi, et les autres facettes de l’activité humaine qu’elles soient politiques, économiques, sociales ou culturelles.

    3Les trente éditions olympiques qui s’échelonnent d’Athènes 1896 à Paris 2024 fonctionnent, assurément, comme des précipités chimiques de l’histoire pacifique et polémique du monde qui environne les Jeux, et qui les contraint. Mais, en faire l’histoire sans prendre en considération l’ensemble des institutions sportives, notamment le CIO qui en est l’ordonnateur, reviendrait à produire une histoire incomplète et superficielle.

    Une aventure mondiale incomparable

    4Assurément, les Jeux olympiques ont entraîné l’humanité tout entière dans une aventure inédite et incomparable. On aurait peine, d’ailleurs, à trouver une autre organisation non gouvernementale que le CIO capable de se constituer un univers à soi, avec ses propres règles et à l’échelle de toute la planète. Certes, le Mouvement international de la Croix-Rouge, du Croissant-Rouge et du Cristal-Rouge a imposé ses règles de protection sanitaire aux pays en guerre, mais, pour autant, il n’a pas l’ambition de créer un univers alternatif. Aucune religion, non plus, n’est parvenue à recouvrir de son autorité l’ensemble de la planète, pas même le christianisme miné qu’il est par ses variations et ses divisions.

    5Jamais une seule multinationale des secteurs industriels ou tertiaires n’a réussi à exercer un monopole mondial, ne serait-ce que sur une décennie. Aucun empire territorial ne s’est imposé à l’ensemble de la planète. Quant à la Société des Nations (SDN) ou à l’Organisation des Nations unies (ONU), elles n’ont jamais fait l’unanimité dans la vie internationale, ni même marché d’un seul pas. Et ce ne sont pas le G7, le G20 ou le Forum de Davos qui suscitent la ferveur populaire.

    6Par rapport à d’autres événements équivalents, sportifs ou culturels, les Jeux olympiques ne supportent pas davantage la comparaison. Contrairement aux Coupes du monde de football, qui rivalisent pourtant en termes d’audience et de flux financiers, ils ne sont pas cantonnés à un sport, ni même limités aux équipes masculines. Quant aux concerts musicaux géants, les seuls autres événements culturels à déplacer des foules, d’ailleurs dans des stades ou des hippodromes, ils fonctionnent selon des modalités émotionnelles qui ne laissent aucune place au culte de la victoire et aux ressorts patriotiques, mais bien plutôt à la transe et à la fusion esthétique. Mis en images et en discours antagonistes, les corps des représentants athlétiques des nations s’impriment, en effet, sur les rétines, dans les esprits et dans les cœurs de centaines millions de spectateurs présents dans le stade ou devant les écrans.

    Olympisation, autonomie et neutralité

    7D’emblée, on distinguera l’« olympisation du monde », qui est la tentative du CIO de s’inventer un monde à lui et de le circonscrire, et la « mondialisation olympique ». En tant que processus culturel opérant le rapprochement des différents peuples de la planète, cette dernière mobilise une pluralité d’acteurs, en particulier les États et les grandes entreprises (équipementiers, sponsors, médias), dont les intérêts, convergents ou divergents, doivent être intégrés à la réflexion historique. À la capacité d’intrusion de ces différents acteurs, le CIO en est venu à opposer son principe d’autonomie et le concept de neutralité qu’il conçoit comme idéologique, politique et diplomatique, mais sans s’interdire de s’en détacher lorsque cela lui convient.

    8Le projet du CIO d’olympisation du monde passe par la solidification du « mouvement olympique » à l’échelle planétaire et par la diffusion de sa conception du monde, sous le nom d’olympisme, dans toutes les sociétés humaines. Forgé par Coubertin en 1901 contre les assauts des gouvernements et des organisateurs de spectacles, ce néologisme postule l’avènement d’un monde rendu meilleur par l’éducation olympique et par la paix des patries sportives. Son succès tient à la plasticité conceptuelle de sa promesse de concorde internationale et sociale qui a permis à toutes les idéologies de venir s’y engouffrer.

    9Quant au concept de « mouvement olympique », il est imaginé dans l’entre-deux-guerres pour placer les fédérations sportives nationales et internationales et les CNO sous la coupe du CIO. Il est contemporain de l’adage « On ne mélange pas le sport et la politique » justement produit et diffusé par les dirigeants du sport à compter des années 1920 pour se protéger des incursions des États démocratiques puis autoritaires dans le champ du sport. Cela ne signifie pas pour autant que les dirigeants sportifs et olympiques n’ont pas un agenda politique. Pour l’historien, toute la difficulté consiste à faire la part entre la demande exprimée légitimement par les autorités sportives de pouvoir gérer de manière autonome leurs clubs et organisations qui relèvent de la sphère privée, et leur ambition inavouée d’utiliser le sport à des fins politiques sous couvert d’éducation et de supposées « valeurs universelles » du sport. La neutralité politique ne se laisse pas facilement décrypter lorsqu’elle tombe sous le sens commun et qu’elle ne rencontre pas d’obstacle ou de proposition alternative.

    10C’est pourquoi j’ai accordé un intérêt particulier aux situations conflictuelles qui ont surgi entre le CIO et ses adversaires, notamment les États et les autres organisations sportives internationales. Assurément, les dirigeants de l’olympisme n’ont pas leur pareil pour inventer des solutions originales qui préservent leur autonomie et leur neutralité. Mais, dans certains cas paroxystiques où leur organisation et leur situation sont en danger, ils sont obligés de prendre position et ce sont leurs cultures politiques personnelles et leurs appartenances nationales qui s’expriment et se dévoilent.

    Les singularités culturelles du sport et de l’olympisme

    11Pour imaginer une forme d’écriture de l’histoire qui leur soit appropriée, les grands événements sportifs en général, et les Jeux olympiques en particulier, doivent être appréciés dans leurs singularités. On ne saurait, en effet, les appréhender exactement comme les autres pratiques, produits et consommations culturels, même s’ils s’y apparentent par certains aspects.

    12Le spectacle des corps humains qui s’affrontent somme toute pacifiquement les rapproche certes des arts visuels, parmi lesquels on rangeait autrefois la peinture, la sculpture, l’architecture, et qui comptent dorénavant la photographie, le cinéma, la bande dessinée, et les arts numériques. La saga des compétitions, les épopées de clubs, les parcours de vie des athlètes présentent une dimension tout aussi narrative que les arts du livre (prose, théâtre, poésie) qui ont pu d’ailleurs s’en emparer. Quant aux gestes sportifs, ils constituent bel et bien d’authentiques créations au point de donner lieu à d’innombrables imitations et déclinaisons artistiques.

    13Mais, certains principes constitutifs du sport rendent difficile la pleine assimilation des champions et championnes à des artistes. C’est le cas, par exemple, de l’adhésion au cadre réglementaire fixé par les institutions sportives, de la limitation des prises de parole imposée par les sponsors, de la soumission aux incontournables règles du jeu, et de l’impératif de la victoire et donc de la défaite. Certes, il y a bien des arts officiels et des œuvres de propagande au service des régimes autoritaires, et parfois des gouvernements démocratiques. Et puis, les artistes ont aussi leurs agents commerciaux, leurs tournées de festival en festival, et leurs œuvres trouvent place dans un marché des valeurs. Mais, à la différence du sportif, l’artiste se définit ontologiquement par sa liberté de création et de parole, par son rejet des règles et des institutions, par la transgression des traditions, voire par des attitudes provocatrices, et même parfois par la quête de la solitude et le retrait du monde.

    14Les artistes, eux, ne sont pas contraints de rejoindre des clubs, ni de se soumettre à l’autorité de fédérations nationales ou internationales, ni d’adhérer à un ordre juridique sui generis qui les arrache au droit commun. Ils ne sont pas non plus constitués en équipes nationales et vêtus d’uniformes nationaux aux fins de désigner un pays vainqueur ou vaincu, et ils ont toute capacité à contester les systèmes de récompenses même si les honneurs les flattent. De leur côté, les sportives et les sportifs ne sont pas autorisés à renverser les règles du jeu, à imposer leurs propres normes, à critiquer les institutions qui les dirigent. En résumé, leur liberté de création est limitée, normée et encadrée. C’est justement lorsqu’ils transgressent l’ordre sportif qu’ils entrent dans l’Histoire, comme à Mexico en 1968 où les athlètes afro-américains ont levé leurs poings gantés de noir pour défendre les droits civiques et humains.

    Fables olympiques et histoire officielle

    15Se présentant comme une institution neutre, le CIO travaille aussi à neutraliser sa propre histoire. Depuis son fondateur Pierre de Coubertin (1863-1937), il n’a eu de cesse d’écrire et de diffuser sa version de l’histoire olympique en éliminant, ou en minimisant, les nombreux conflits qui ont rythmé sa vie interne et ses relations avec son environnement international. Il cherche en outre à imposer l’idée que ses propres membres n’agissent qu’au nom de l’intérêt général de la communauté olympique.

    16Le navire-amiral en matière d’histoire officielle est le Centre d’études olympiques du CIO à Lausanne. Lié au Musée olympique inauguré par le président Samaranch en 1993, il pratique une conception biaisée de la philanthropie scientifique en imposant ses thèmes de recherche et ses problématiques dans le cadre des bourses qu’il offre aux doctorants et aux chercheurs avancés, et en excluant de facto tout regard distancé sur le CIO lui-même et ses membres. Il tente également de s’immiscer au cœur des universités en labellisant des « Centres d’études olympiques » qui, pour faire figurer le mot « olympique » dans leur intitulé, doivent obtenir le blanc-seing du CNO du pays dans lequel ils se trouvent. Actuellement au nombre de 75, répartis sur tous les continents, ces centres d’études olympiques sont invités à accueillir des représentants du mouvement olympique dans leurs conseils d’administration, et à rendre annuellement des comptes sur leurs activités d’enseignement, leurs axes de recherche et les financements qu’ils ont obtenus. Le CIO est ainsi parvenu à instituer un système de guidage de la recherche universitaire là où d’autres lobbies, y compris des entreprises pharmaceutiques ou chimiques, ont pu échouer.

    17Pour diffuser sa doxa, il recourt à bien des supports : la Revue olympique qui existe depuis 1901, les mémoires olympiques de ses dirigeants publiés sans appareil critique, les ouvrages écrits par ses historiographes patentés. Depuis peu, il dispose également de sa Web TV, la Olympic Channel lancée à Madrid en 2016, il soutient l’International society of olympic historians (ISOH) qui produit l’encyclopédie en ligne dénommée Olympedia, dont les notices apparaissent systématiquement devant celles de Wikipedia pour qui réalise une recherche Google sur les événements et personnages olympiques. Enfin, il tire le meilleur profit d’une noria de commémorations rituelles : premier discours olympique du 25 novembre 1892, réunion fondatrice en Sorbonne le 23 juin 1894 qui est désormais fêtée comme la « journée olympique » dans le monde entier, anniversaires divers (Coubertin, éditions des JO, créations des CNO…).

    18Patronnées et souvent financées par le CIO, relayées par les CNO, certaines organisations contribuent à produire et diffuser des récits lénifiants et des portraits hagiographiques des acteurs du mouvement olympique : l’Académie internationale olympique (AIO) et le Comité international Pierre de Coubertin avec leurs déclinaisons nationales, ainsi que l’ISOH. S’ils sont complaisants, tous ces passionnés, collectionneurs et érudits font néanmoins remonter à la surface des archives, des anecdotes et des faits fort utiles. Encore faut-il les confronter à d’autres sources, de préférence contradictoires, les extraire de leur seul contexte sportif, et les rapporter aux travaux des chercheurs.

    Le trompe-l’œil de la permanence et de l’universalité des Jeux

    19Aborder l’histoire des Jeux olympiques, édition après édition, présente assurément un risque téléologique qui consiste à croire que tout se déroule et s’enchaîne comme prévu, par on ne sait quel providentialisme. Coubertin, lui-même, a voulu faire croire à la permanence de ses Jeux, d’abord en les nommant « olympiques » pour les enraciner dans la tradition grecque, ensuite en les numérotant dans l’ordre croissant, même quand ils n’ont pas eu lieu, et en recourant à des chiffres romains pour les ennoblir. Après l’annulation des Jeux de Berlin en 1916, son idée était de démontrer que leur cycle de vie ne pouvait s’interrompre. Encore aujourd’hui, le CIO évoque les Jeux de Tokyo 2020, alors qu’ils ont été reportés en 2021 du fait de la pandémie de Covid-19, et présente les Jeux de Paris 2024 comme la XXXIIIe édition, alors que la Seconde Guerre mondiale a empêché la tenue de ceux de Tokyo en 1940 et d’Helsinki en 1944. Quant aux Jeux internationaux organisés à Athènes en 1906 en présence de plusieurs membres du CIO, mais pas de Coubertin, il continue à leur refuser le statut de Jeux olympiques et à les effacer de sa chronologie officielle.

    20Parce que les Jeux olympiques modernes ont manqué disparaître à plusieurs reprises, j’ai privilégié l’approche quadriennale pour retrouver la fragilité de leur existence. En 1900 et en 1904, les Jeux olympiques sont effacés tant les comités d’organisation de Paris et de Saint-Louis ont produit un tout autre événement. En sortie de Première Guerre mondiale, les représentants des bourgeoisies moyennes parvenues à la tête des FI ont même tenté d’éliminer un CIO encore largement composé de membres des noblesses européennes en déclin. Et si les Jeux revivent à Londres en 1948, c’est après que le déclenchement de la guerre froide a obligé les gouvernements alliés à interrompre le processus de dénazification de l’institution lausannoise. La planète olympique est ensuite profondément disloquée par les boycotts des Jeux de Montréal en 1976 par les pays africains, puis de ceux de Moscou en 1980 et de Los Angeles en 1984 par les deux Grands. En 1999, le scandale de corruption de Salt Lake City, qui a éclaboussé plusieurs dizaines de ses membres, fait vaciller sur ses bases l’institution olympique. Tout récemment encore, la Russie de Vladimir Poutine a esquissé un nouvel ordre sportif international en s’alliant avec la Chine, certaines monarchies pétrolières menacées par la révolution des énergies vertes, et des pays de l’hypothétique « Sud global ».

    21Et c’est sans compter avec une multitude d’organisations transnationales qui ont lancé des Jeux concurrents et alternatifs. Leur histoire est d’autant plus nécessaire qu’elles sont effacées de l’histoire officielle alors que leur existence même a obligé le CIO à redéfinir et mieux protéger ses propres Jeux. On ne saurait ni minorer leur rôle et leur influence, ni laisser croire qu’elles ont toujours été parties prenantes du « mouvement olympique ». Il en est ainsi des Jeux continentaux et régionaux que le CIO finira par placer sous sa tutelle, des Jeux olympiques féminins institués en 1922 par la féministe Alice Milliat et dissous en 1936, ou des Jeux mondiaux universitaires fondés à Paris en 1923 par Jean Petitjean dans le droit fil de la SDN contre le conservatisme des dirigeants du sport international et olympique. Les Olympiades ouvrières socialistes et les Spartakiades soviétiques des années 1930, l’Olympiade populaire à tendance anarchisante de Barcelone en 1936, les Jeux du Tiers-monde (GANEFO) récupérés dans les années 1960 par la puissance chinoise sont le produit d’organisations qui combattent politiquement et idéologiquement le CIO. D’autres compétitions internationales occupent des créneaux délaissés : les « Gay Olympics » devenus « Gay Games » et inaugurés à San Francisco en 1982, ou les Jeux pour personnes en situation de handicap dénommés « paralympiques » depuis 1984 et médiatisés depuis 1988.

    22S’ils se déroulent selon leur propre chronologie, les Jeux olympiques se déploient également suivant leur propre géographie. Dès 1912, Coubertin proclamait que la « géographie sportive n’est pas la géographie politique » pour justifier l’autorisation donnée par le CIO aux délégations olympiques de Bohême et de Finlande de participer aux Jeux de Stockholm, quand ces deux entités relevaient politiquement des Empires austro-hongrois et russe. Faire l’histoire des Jeux olympiques, c’est donc comprendre quelles nations sont autorisées par le CIO à participer : la reconnaissance de leur CNO en est devenue la condition nécessaire depuis les années 1920. C’est ainsi que tous n’ont pas été reconnus à la même vitesse. Quand la plupart rejoignent le sérail olympique assez rapidement, d’autres peuvent mettre plusieurs décennies à être reconnus. Il en est de même pour les cas d’exclusion, certaines décisions étant prises avec une grande lenteur comme ce fut le cas pour l’Afrique du Sud. Enfin, le CIO a pu inventer des équipes-fiction comme celle de l’Allemagne unifiée entre 1956 et 1964.

    23De la même manière qu’il colonise l’agenda international, le CIO choisit soigneusement, en Europe comme dans le reste du monde, les lieux où il déplace ses Jeux d’été, d’hiver et de la jeunesse, mais aussi ses « sessions olympiques », qui sont ses assemblées générales annuelles, et, ses « congrès olympiques » qui réunissent plus occasionnellement les CNO et les FI à des fins de conciliation. Il fabrique ainsi un imaginaire global qui donne l’impression que l’olympisme est un horizon indépassable. Sa capacité à attirer les sièges des différentes FI en Suisse, principalement à Lausanne et dans le canton de Vaud où Coubertin a mis le CIO à l’abri en 1915, est un indicateur à ne pas négliger, tout autant que le mouvement inverse qui semble se dessiner depuis peu avec le déménagement de certains sièges de FI vers des pays moins regardants en matière de droits humains.

    Un simulacre de l’histoire du monde

    24Faire l’histoire des Jeux olympiques, c’est accepter qu’ils ne soient ni exactement la guerre, ni exactement la paix, mais un simulacre sportif des relations internationales qui ne dure que deux semaines tous les quatre ans. Le risque est ici celui de la surinterprétation et d’une lecture systématiquement diplomatique de décisions qui sont prises par des personnes privées, en l’occurrence les dirigeants du sport mondial, qui ne sont pas nécessairement alignés sur les positions de leurs États d’appartenance et peuvent éprouver même une certaine fierté à affirmer leur indépendance et leur capacité à peser sur le cours des événements.

    25Bien sûr, les JO entrent en résonance avec la marche du monde, mais ils ont leur propre logique et leurs propres oscillations à commencer par leur quadriennalité et la désignation des cités-hôtes cinq à sept ans en avance sans pouvoir connaître l’état futur du pays concerné et des relations internationales. Ainsi, Moscou et Los Angeles sont désignées à l’apogée de la coexistence pacifique alors que leurs éditions olympiques donneront lieu à des boycotts massifs du fait du regel de la guerre froide. On pourra le regretter, jamais le sport n’a favorisé la paix internationale et l’histoire montre, plutôt, qu’il a excité les passions nationalistes. De fait, les diplomaties du ping-pong entre les États-Unis et la Chine, ou bien du cricket entre l’Inde et le Pakistan, n’ont pas été activées par les organisations sportives internationales mais par des États qui n’ont fait que consacrer les échanges sportifs comme un nouvel outil diplomatique : le sport n’est pas ontologiquement pacifique. Les seuls à éprouver le sentiment d’une communauté mondiale sont finalement les athlètes, lorsqu’ils se retrouvent dans le village olympique et qu’ils parviennent à échapper aux filets de la propagande.

    26Si le rôle des multinationales dans l’économie olympique est difficile à saisir du fait de la confidentialité des contrats et de la rare ouverture de leurs archives, celui des États est en revanche davantage accessible, et étudié, car on trouve bien des informations dans la presse d’actualité et dans les dossiers des ministères des Affaires étrangères pour les périodes plus anciennes. Encore faut-il avoir à l’esprit que, par rapport à d’autres formes d’influence culturelle, les enjeux olympiques suscitent des actions inhabituelles de la part des diplomaties qui voudraient conquérir les esprits et les cœurs : victoires symboliques sur les podiums, organisation d’événements sportifs à retentissement international, boycott de ces mêmes événements pour déstabiliser l’adversaire, instrumentalisation d’athlètes-ambassadeurs, pénétration des organigrammes des FI, pilotage des acteurs publics et privés du sport, mobilisation des fleurons industriels nationaux (équipementiers, médias spécialisés, jeux d’argent) et des sponsors, et jusqu’à l’activation des services de renseignement.

    27Bien d’autres acteurs que les médias, les sponsors et les États remontent à la surface de l’histoire olympique. On pourra citer pêle-mêle les organisations intergouvernementales et non gouvernementales, les religions et les idéologies, les mouvements identitaires, les groupes terroristes. Eux aussi cherchent à exercer leur influence et à crever l’écran, à imposer leur agenda sur les questions sociales et sociétales qui ne manquent pas de traverser l’univers olympique.

    Chaîne narrative et trame problématique

    28Faire l’histoire des Jeux olympiques, c’est être confronté à l’impossibilité de proposer une histoire qui soit à la fois globale et totale, d’articuler la narration et l’explication, de se situer à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du champ olympique. C’est pourquoi j’ai choisi de tisser ce livre en croisant la chaîne narrative des trente éditions olympiques avec une même trame problématique.

    29Pour chaque édition, j’aborde l’évolution des relations internationales durant les cinq à sept années qui s’écoulent entre la désignation de la ville-hôte et l’ouverture des Jeux, puis les conditions du choix de la cité organisatrice en faisant la part belle aux stratégies du CIO et au lobbying des villes et des gouvernements candidats. Je présente ensuite le stade olympique comme un espace diplomatique où les pays affichent ou non leur présence dans la tribune d’honneur et lors du défilé des délégations, et comme une prouesse technologique et médiatique. En plus du protocole olympique et du défilé des nations d’inspiration militaro-religieuse, les cérémonies d’ouverture deviennent, au cours des années 1970, un spectacle où s’exprime le roman national du pays organisateur avec cette contrainte qu’il doit être compatible avec une audience internationale du fait de la télédiffusion mondiale. Les grands événements et les valeurs qui composent l’identité nationale y sont travaillés à l’aune de leur contribution à l’histoire du monde, et de telle sorte que les autres peuples puissent se les approprier et en être influencés.

    30Trop souvent délaissé par la recherche, le programme sportif a droit, lui aussi, à son histoire. La présence de tel ou tel sport, de telle ou telle épreuve, leur apparition et leur disparition, leur ouverture aux femmes et aux professionnels de façon graduée dans le temps, sont, en effet, loin d’être anodins. La longue domination des cultures athlétiques apparues en Europe occidentale, ainsi que l’arrivée retardée des sports typiquement américains et des arts martiaux venus de l’Asie Pacifique, relèvent certes de l’autorité et de la décision du CIO qui a tout intérêt à intégrer des pratiques nouvelles dès lors qu’elles atteignent une notoriété mondiale. Pour qu’un sport soit éligible, la charte olympique définit des seuils minimaux de pratiquants et pratiquantes sur chaque continent qui évoluent dans le temps. Encore faut-il, depuis le tournant du sponsoring de 1985, que les nouveaux sports aient une valeur médiatique et commerciale. Mais en rester à cette explication reviendrait à oublier les passes d’armes entre le CIO et les FI concernées qui défendent jalousement leur indépendance et leurs compétitions internationales, les pressions exercées par les États pour que leurs sports vernaculaires deviennent olympiques, ou bien encore les intérêts financiers des médias et des sponsors en quête d’images capables d’émouvoir leurs publics-cibles de consommateurs.

    31De fait, la composition du programme et le nombre de médailles affectées à chaque sport conditionnent le résultat final ainsi que les discours de satisfecit qui en accompagnent la publication en l’occurrence par la presse, et non par le CIO qui s’y refuse pour ne pas alimenter le moteur des nationalismes. Comme les victoires et les hiérarchies constituent l’essence même du sport de compétition, il n’était pas question de délaisser le tableau des médailles et certaines prouesses parmi les plus remarquables et les plus commentées. Si j’ai analysé systématiquement le podium des trois nations victorieuses, j’ai également opéré quelques incursions dans les dix voire les vingt premières places. Oscillant autour du 7e rang, la France y occupe donc une place non négligeable, mais secondaire. Tout cela pourra paraître fastidieux, mais c’est le prix à payer pour décrypter les recettes du succès olympique : spécialités sportives nationales, mobilisation autoritaire des masses juvéniles, politiques publiques ou filières privées de la haute performance, sollicitation des sciences et techniques de l’entraînement, apport des innovations technologiques et médicales, sans oublier le dopage.

    32Enfin, il restait à faire un peu de couture narrative d’une édition à l’autre car le sport international et olympique n’arrête pas sa course une fois la cérémonie de clôture achevée. Outre les organisations adverses qui n’ont jamais cessé de multiplier les assauts contre l’hégémonie du CIO, bien des questions se posent qui sont abordées progressivement en commission exécutive. Elles se reflètent dans les modifications apportées année après année dans la Charte olympique : théorisation de l’olympisme et de ses valeurs, sécurisation de son statut, lutte contre le dopage et contre la corruption, définition du genre des athlètes, question coloniale et raciale, place des sponsors, trêve olympique, mixité des délégations et des instances dirigeantes, éducation et culture olympique.

    Médiatisation et invisibilité des athlètes et des dirigeants olympiques

    33Faire l’histoire des Jeux olympiques sans évoquer ni champions, ni athlètes, ni dirigeants sportifs, reviendrait à produire une histoire désincarnée. En compensation d’une approche par trop descendante, institutionnelle ou diplomatique, une « histoire par le bas », davantage humanisée, s’impose au travers de brefs portraits d’athlètes et de dirigeants du sport international et olympique. Concernant les athlètes qui ont atteint une célébrité mondiale, leur place est d’autant plus évidente que leur gloire sportive se conjugue à des trajectoires de vie et à des prises de position publiques qui informent sur des moments singuliers de leur patrie d’origine, de leur sport, ou de leurs communautés identitaires comme assignées. Mais qu’en est-il pour les 200 000 à 300 000 athlètes davantage anonymes ayant participé aux Jeux depuis cent trente ans, parmi lesquels les dix mille « olympiens » encore en vie que revendique actuellement la World Olympian Association ?

    34Aussi ai-je pris le parti de rendre visibles deux catégories d’athlètes minorés par les historiographies olympiques, qu’elles soient journalistiques ou scientifiques : les championnes et les premiers et premières médaillés de chacun des pays devenus indépendants depuis 1945. Les sportives sont tout particulièrement abordées dans le segment historique où elles sont les moins bien connues, c’est-à-dire avant 1968, avec la volonté de saisir les rythmes de leur intégration au sein du mouvement olympique et de questionner la réalité de leur émancipation par le sport. Présents mais invisibilisés au sein des délégations olympiques des métropoles impériales puis postcoloniales, les champions des mondes non occidentaux acquièrent une notoriété médiatique et patriotique au rythme des indépendances politiques. Une attention particulière est accordée à la nature des sports dans lesquels ils et elles excellent, ce qui est un prisme intéressant pour interroger les niveaux de développement économique, technologique et sportif de leurs pays d’origine.

    35Dans les deux cas, il s’est agi de saisir plus d’un millier de championnes et champions dans leur trajectoire de vie, bien au-delà de leurs seuls exploits sportifs, en amont pour évoquer leur milieu familial, leur scolarité et leur acculturation sportive, et en aval pour saisir les effets de leur carrière sportive et de leur médiatisation sur leur devenir professionnel. L’idéal serait de pousser l’enquête anthropologique encore plus loin : entraînement, techniques et stratégies sportives, accomplissement personnel et estime de soi, injonction au dépassement et incorporation de valeurs élaborées par les institutions encadrantes, jeu des émotions, relations avec l’environnement familial et social une fois la célébrité acquise, gestion des souvenirs glorieux… Les brèves notices qui sont consacrées aux unes et aux autres sont le produit du croisement critique des presses anciennes et actuelles, de la documentation officielle du CIO, et des ressources multilingues du Web que les logiciels de traduction en ligne permettent dorénavant de mobiliser.

    36Les dirigeants du sport international les plus éminents sont présents sur les écrans des retransmissions télévisées mais jamais présentés par la presse, ni même nommés. Or, ce sont eux qui prennent les décisions d’importance, et non des institutions désincarnées et neutres. Ils méritaient donc d’avoir leurs portraits brossés dans les règles de l’art biographique, c’est-à-dire en mettant à jour leurs trajectoires familiales et professionnelles, leur rôle dans l’économie-monde et leurs réseaux, sans oublier leurs cultures politiques. Ce travail d’enquête concerne les neuf présidents du CIO qui ont droit à une notice fouillée, mais aussi certains de leurs collègues notamment ceux de la commission exécutive, et les présidents de FI les plus engagés dans les enjeux olympiques.

    Les tourbillons du succès olympique

    37Le lecteur pourrait être saisi de vertige devant la mise en récit historique du plus grand événement planétaire qu’il soit sportif ou non sportif, loin devant les concerts et tournées des plus grandes stars de la musique, les Expositions universelles, ou les sommets des chefs d’États du type G20 et BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Pour affronter cette épreuve, plusieurs lectures sont possibles de ce livre qui joue avec les synchronies et les asynchronies de l’histoire des Jeux olympiques par rapport à l’histoire générale : plongée dans une édition en particulier, progression cyclique de quatre ans en quatre ans, feuilletage transversal par entrée problématique ou via les mots-clés de l’index, focalisation biographique…

    38L’histoire olympique est rythmée par ses propres pulsations qui ne sont pas nécessairement corrélées à la marche du monde politique, économique ou culturel. Ainsi, les Jeux de Stockholm en 1912, de Berlin en 1936, de Mexico en 1968, de Barcelone en 1992 et de Londres en 2012 constituent des moments de bascule dans la mesure où la conjonction des nouveautés est telle que leur édition apparaît comme profondément différente de la précédente. Même s’ils agissent simultanément dès l’origine, six processus sont successivement à l’œuvre qui redéfinissent de façon déterminante et tourbillonnante les Jeux olympiques au cours de leurs cent trente ans d’existence : l’expérimentation qui opère sa catalyse au cœur de l’événement (1896-1912), l’instrumentalisation par des acteurs extérieurs avant tout politiques (1920-1936), la mondialisation des participants et des publics (1948-1964), la médiatisation des prouesses et des résultats (1968-1984), la professionnalisation des athlètes et de leurs dirigeants (1988-2008), enfin l’hybridation des cultures et des acteurs (2012-2024).

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    Clastres, Patrick. « Introduction générale. Faire l’histoire des Jeux olympiques ». In Les Jeux olympiques de 1892 à 2024. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2025. https://doi.org/10.4000/13j2s.
    Clastres, Patrick. « Introduction générale. Faire l’histoire des Jeux olympiques ». Les Jeux olympiques de 1892 à 2024, Presses universitaires de Rennes, 2025, https://doi.org/10.4000/13j2s.

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