Épilogue. Une bande des quatre devenue un quatuor magique
p. 189-195
Texte intégral
1La bande des quatre, cette expression avec laquelle ont été désignés un temps Heuristique, Sérendipité, Entropie et Zététique était un peu péjorative, pas très glorieuse et finalement inappropriée. Elle fait penser au nom donné à un groupe de quatre dirigeants chinois dont la veuve de Mao Zedong ou Mao Tsé-Toung selon l’appellation plus ancienne. Après la mort du Grand Timonier en 1976, cette bande des quatre a été tenue responsable du sinistre épisode de la révolution culturelle, ce qui leur a valu quelques ennuis. Les quatre amis n’ont pas grand-chose à voir avec ce type de bande, ils ont plutôt fait preuve d’une grande ouverture culturelle et non d’un enfermement mortifère dans un modèle unique de pensée. Leurs échanges attentifs et respectueux sur plein de sujets où ils auraient pu s’affronter sérieusement le prouvent. Leur épopée sur des chemins inconnus à Budapest et à Vienne mais aussi ailleurs le démontre aussi sans équivoque. Chacun a compris que l’un ou l’autre des trois pouvait lui apporter beaucoup, lui faire connaître des choses ignorées, des contrées inconnues. Alors, les quatre sont bien devenus un quatuor magique, tantôt une dream team, tantôt une task force selon les circonstances où il faut plutôt imaginer et réfléchir et celles où il importe de décider et d’agir.
2Après la croisière sur le Danube, ils sont rentrés chez eux, Heuristique dans sa maison, Zététique dans sa longère campagnarde, Sérendipité et Entropie dans leur maison-brocante en périphérie d’une ville moyenne. Ils communiquent très régulièrement entre eux, les moyens ne manquent pas. Ils se voient aussi très régulièrement tous les quatre. La dernière fois, ils se sont retrouvés en bord de mer dans le port d’où sont partis et où sont revenus les deux navigateurs. Attablés devant un gratte-ciel de fruits de mer à la terrasse d’un restaurant de bonne réputation, ils partagent les petits événements des semaines passées de préférence les plus drolatiques pour ne pas ternir la dégustation des huîtres, des crabes, des langoustines, des bulots et autres bestioles extirpées de la mer.
3Entropie raconte qu’il a participé à une réunion un peu tendue, managée par un cadre qui, fébrile, attendait une information possiblement importante sur son téléphone portable. L’humeur des participants n’était pas à la rigolade et en plus c’était la fin d’une journée pénible. Le téléphone sonne. Le cadre écoute un moment et répond : « D’accord, c’est important, je ne vais pas oublier, promis. » Le temps est suspendu, les regards accrochés aux lèvres du manager, lequel s’adresse au groupe : « Non, non les gars, c’était personnel, c’est pour que je n’oublie pas de ramener de la litière pour les chats en rentrant à la maison ce soir. » À un court moment de silence succède un immense éclat de rire général qui perdure plusieurs longues minutes. Alors étonnamment, la réunion reprend et se poursuit apaisée, détendue. Entropie se demande si le contenu du coup de téléphone était vraiment celui-là ou bien si le manager sait que l’humour est un bon outil d’apaisement des tensions et a inventé ce message. Ceci lui paraît assez plausible car souvent il a entendu ce chef dire : « Ce n’est pas parce qu’on fait des choses sérieuses qu’il faut nécessairement se prendre au sérieux. » Le lendemain, poursuit Entropie, les participants à la réunion, en dehors de leur manager qui va changer de fonction prochainement, ont décidé de lui offrir chacun un sac de litière pour chat lors du pot de départ. Cela va changer des habitudes et faire jaser toute la boîte. Les trois autres trouvent l’exemple excellent. Zététique estime qu’effectivement l’humour et sans doute encore plus l’autodérision sont des moyens redoutables pour remettre les choses à leur place, garder la tête froide et finalement agir avec discernement. Il a d’ailleurs fini par lire avec un infini plaisir le livre de Jerome K. Jerome Trois hommes dans un bateau (sans oublier le chien !) que lui avait conseillé Entropie lors de leur navigation. Il se tourne vers Sérendipité pour lui dire : « Ce n’est pas toi avec tes origines anglaises qui va me démentir. » Accro entre autres des Monty Python, elle souscrit totalement. Une chose qu’elle veut garder précieusement de son ascendance est bien cette capacité de se moquer de soi-même.
4Poursuivre une conversation tout en s’activant pour extraire la chair d’un crabe ou d’une langoustine est une tâche passablement difficile. Ceci explique le silence relatif d’Heuristique et pourtant elle en a une bonne à raconter. Une dame vient une fois par semaine faire le ménage chez elle. Son mari vient de la quitter, elle et ses quatre enfants, pour partir avec une jeunette. Les trois autres suspendent leur épluchage et la regardent en estimant qu’il n’y a rien de drôle là-dedans. C’est tristement banal. C’est la crise de la quarantaine. « Attendez, attendez ! » Heuristique poursuit en expliquant que le mari fugueur s’est fait tatouer sur l’épaule gauche, il y a fort longtemps, le portrait de sa femme, qu’il a l’habitude de dormir sur l’épaule droite le dos tourné vers le mur vêtu d’un maillot de corps. Sa nouvelle et jeune compagne va donc avoir sous les yeux en s’endormant le soir et en se réveillant le matin le visage de l’ancienne compagne de l’homme avec lequel elle est au lit : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn » dixit Victor Hugo. Ils devisent joyeusement sur l’embarras de toutes ces personnes que se sont fait graver sur la peau des formules du genre « À… pour la vie » ou « … mon amour éternel » et se retrouvent dans cette situation où la vie en a décidé autrement, où l’éternité s’est arrêtée brutalement. Heuristique toujours très intuitive pense qu’au fond cette femme ne vit pas trop mal le départ de ce mari qui pourtant l’avait dans la peau. La dame abandonnée explique qu’il va devoir choisir entre se faire enlever le tatouage mais ça coûte la peau… du dos, changer de côté pour dormir ou troquer son fidèle maillot de corps pour un tee-shirt. Le fait de lui raconter en riant ce dilemme où se trouve son ex mais aussi plein de petits signes, de manières d’être, de s’habiller autrement, de s’exprimer plus librement lui font penser qu’une nouvelle vie s’ouvre à elle, une vie dans laquelle elle sera elle-même.
5Le déjeuner s’achève et Entropie décidément très en verve se rappelle que lors d’un dîner qui rassemblait une délégation venue d’Allemagne et une partie du staff de sa société, quelqu’un avait eu la malencontreuse idée de mettre au menu plusieurs grands plateaux de fruits de mer. Ce fut catastrophique en termes de communication. Déjà, les échanges entre les descendants de Goethe et ceux de Voltaire étaient complexes malgré la présence de personnes parlant plus ou moins bien les deux langues et les tentatives d’échanger en anglais. « Alors, en plus, imaginez, mes amis, le désastre devant l’amoncellement de coquillages, de crustacés, l’étalage des outils pour s’en occuper comparable aux ustensiles d’un bloc opératoire sans oublier le rince-doigt qu’un participant a failli boire. » Entropie est inarrêtable sur le sujet. Il en rajoute en supposant que quelqu’un aurait même voulu manger les algues garnissant les plateaux. Les autres le connaissent bien et commencent à douter de la totale authenticité de ce qu’il raconte. Il redevient sérieux et s’adresse à Heuristique et Zététique : « Sérendipité et moi, on a quelque chose à vous proposer, on voudrait aller avec vous passer une quinzaine de jours à Lanzarote dans les îles Canaries. » Un peu surpris mais intéressés, le couple à temps partiel leur demande le pourquoi de Lanzarote qu’ils connaissent vaguement au moins de nom. Sérendipité leur explique qu’avec Entropie, ils ont découvert tous les deux cette île il y a quelques années. Fatigués par leur boulot, ils avaient besoin de se détendre dans un bel endroit ensoleillé, pas trop loin et surtout calme. Une agence de voyage les a orientés vers Lanzarote, beaucoup moins fréquentée et agitée que d’autres îles des Canaries. Ils en sont tombés littéralement amoureux au point d’y retourner à plusieurs reprises avec le même enchantement. Ils ont envie de partager avec eux le bonheur d’y être en étant persuadés qu’ils succomberont aussi au charme du lieu, à la beauté volcanique des paysages, à la douceur des températures, à l’architecture homogène et sans excès des bâtiments, à la proximité en terme de distance, en gros trois heures d’avion depuis chez eux. Zététique est bien intéressé mais fidèle à lui-même, il va amasser tout un tas d’informations sur Lanzarote pour savoir où il va éventuellement mettre les pieds. Heuristique est tout de suite partante. Elle croit se souvenir, lorsqu’elle a suivi des cours d’histoire de l’art, qu’un peintre, architecte contemporain devait être originaire des îles Canaries et précisément de celle de Lanzarote. « César Manrique, un personnage merveilleux, Heuristique, il a eu un rôle majeur dans la vie artistique et la préservation de l’île, c’est une icône là-bas », s’exclame Sérendipité. Ils vont aller à Lanzarote.
6Quelque temps plus tard, le quatuor débarque à l’aéroport d’Arrecife, la ville principale de Lanzarote. Ils prennent un taxi pour se rendre au lieu de leur résidence au sud de l’île. En espagnol, Entropie indique au chauffeur leur destination et entame une conversation avec lui sur la météo à venir, sur l’affluence ou non des touristes, sur le fait que lui et sa femme sont des récidivistes et ont réussi à attirer un couple d’amis. « Tu parles espagnol ? », l’interroge Zététique toujours étonné par ce drôle de personnage aux multiples facettes souvent inattendues. Sérendipité répond à la place d’Entropie toujours occupé à converser avec le chauffeur cette fois-ci sur la manière dont a été traitée l’épidémie de Covid-19 dans l’île. « Autant l’anglais, hélas pour moi, n’est pas la tasse de thé de mon homme, autant il raffole de l’espagnol qu’il a eu comme seconde langue dans sa scolarité mais n’a jamais vraiment pratiquée, allez comprendre quelque chose à cet homme-là ? » Le séjour est idyllique, presqu’au-dessus de ce qu’Heuristique et Zététique avait imaginé. Leur temps se partage entre des balades aux quatre coins de Lanzarote, des moments de détente sur l’une ou l’autre des plages et des soirées animées et plaisantes mais sans débordements excessifs. À l’occasion de la prestation d’un petit ensemble de musique latino, Entropie mentionne un film qui l’a littéralement fasciné, Buena Vista Social Club, avec une pléiade de chanteurs et musiciens cubains, tous pittoresques et assez âgés mais d’une vitalité surprenante avec comme principal décor les rues un peu défoncées et les vieilles voitures années cinquante de La Havane1. Les trois autres ont aussi vu ce film qui s’apparente à un documentaire. Ils sont unanimes. Il est prenant, émouvant, magnifique y compris pour un mélomane orienté classique comme Zététique qui profite de l’occasion pour faire état de sa curiosité, de son intérêt et de son attirance pour toutes sortes de musiques et pas seulement la musique dite « classique ». Il déplore d’ailleurs cette distinction qui n’a pas toujours existé dans les siècles passés entre la musique populaire et la musique classique, musique classique dont malheureusement s’écartent beaucoup de personnes au motif qu’il ne s’agit pas d’une musique pour eux ou qu’elles n’ont pas été élevées dans cette culture. S’instaure un débat qui n’est pas sans rappeler celui d’une certaine fin de soirée après un concert à Vienne.
7Le séjour se poursuit toujours aussi agréablement et arrive à son terme. Les deux couples rentrent chez eux. Sérendipité et Entropie sont ravis d’avoir entraîné les deux autres dans cette belle aventure. Ils sont déjà en train d’imaginer l’épisode suivant. Zététique est resté quelques jours chez sa compagne avant de regagner sa campagne où il va y avoir du boulot dans le jardin. Comme il a l’air plus pensif qu’à l’ordinaire, Heuristique l’interroge : « À quoi songes-tu ? » Il répond qu’il se séparerait bien de sa maison à la campagne, à laquelle il est pourtant très attaché, pour s’installer avec elle à Lanzarote. Il a déjà repéré le lieu idéal un petit village typique tout blanc, isolé à proximité du parc volcanique tout noir de Timanfaya. Elle est très étonnée et aussi un peu émue. Certes, comme lui, elle est sous le charme du lieu mais Zététique n’est pas du genre impulsif, capable de s’embarquer dans des projets de manière inconsidérée. Alors, elle lui sert son expression préférée : « Faut voir, ça mérite réflexion » et ajoute aussi : « C’est quand même une autre histoire, ce serait une nouvelle vie, tu ne crois pas ? »
Notes de bas de page
1Ce film a été réalisé par Wim Wenders en 1999 avec la collaboration du musicien compositeur Ry Cooder.

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