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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Retour en arrière sur quelques effets normatifs sclérosants L’innovation, rien d’extraordinaire mais une heureuse rencontre Les innovateurs : qui sont ces déviants qui transgressent les routines ? Le bon format pour rester collectivement innovant Les propriétés « transformationnelles » d’une minorité active Et que devient la bande des quatre ? Notes de bas de page

    Comment rester soi-même dans les affres et délices du vivre-ensemble ?

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Chapitre V. Promouvoir la déviance et agir dans des minorités positives

    p. 141-165

    Texte intégral Retour en arrière sur quelques effets normatifs sclérosants L’innovation, rien d’extraordinaire mais une heureuse rencontre Les innovateurs : qui sont ces déviants qui transgressent les routines ? Le bon format pour rester collectivement innovant Les propriétés « transformationnelles » d’une minorité active Et que devient la bande des quatre ? Notes de bas de page

    Texte intégral

    « Une société sans minorités actives et déviantes est une chose aussi impossible et irréalisable qu’un carré rond. »
    Serge Moscovici.

    1Deux expressions présentes dans le titre de ce cinquième et ultime chapitre risquent d’être perçues comme de véritables repoussoirs : déviance et minorité. Pourtant, l’une et l’autre présentent un grand intérêt. Le terme de déviance, issu de la sociologie, désigne le fait de s’écarter de normes sociales ou de les transgresser, d’adopter des attitudes et des comportements non conformes à ce qui est attendu. La déviance est susceptible de faire l’objet d’une réprobation sociale voire d’une forme de répression collective mais elle se distingue assez fondamentalement de la délinquance, laquelle est la production d’infractions, de délits, d’actes répréhensibles dans un pays donné, à un moment donné en référence à des textes juridiques. Pour faire court, un opérateur dans une entreprise qui fait les choses autrement que les autres pour être plus efficient est un déviant, celui qui pique dans la caisse, fait la sieste sur ses heures de travail, agresse ses collègues est un délinquant. Il est impossible de confondre les deux.

    2Pour un ensemble de raisons pas toujours fondées, une minorité fait peur, génère de l’appréhension, provoque de la suspicion. Comme cela a été développé dans le deuxième tome, un biais cognitif puissant conduit les personnes à attribuer assez systématiquement les comportements socialement indésirables à des personnes appartenant à des groupes minoritaires1. Dans l’univers de l’information, le terme de minorité est assez souvent associé à des phénomènes problématiques : communautarisme, sectes, radicalisation… En psychologie sociale expérimentale, est étudié aussi un tout autre versant du fonctionnement des minorités qualifiées d’ailleurs d’actives ou de positives en raison de leur capacité à faire évoluer des systèmes, des organisations, des univers de pensée quelque peu figés.

    Retour en arrière sur quelques effets normatifs sclérosants

    3Sans vouloir en remettre une couche sur les effets négatifs de l’activité en groupe, il faut néanmoins revenir sur plusieurs processus psychosociaux contribuant au maintien d’une certaine inertie dommageable. Ils ont été pour la plupart présentés dans le premier tome Comment naviguer dans les eaux troubles d’un océan d’absurdités ?. Les études sur le conformisme, faire comme tout le monde, montrent que des personnes peuvent aller jusqu’à renoncer à leur point de vue qu’elles savent être exact sous la pression des autres qui ont un avis différent du leur. Dans le processus de normalisation ou de construction collective d’une norme dans une situation incertaine, il est observé au fur et à mesure des échanges un resserrement des points de vue individuels autour d’une moyenne ou d’une tendance centrale. Entre l’eau bouillante et l’eau glacée, le groupe va se mettre d’accord sur l’eau tiède. Ceci entraîne évidemment la disparition des points de vue extrêmes dont certains, complètement originaux et déviants, peuvent être de véritables sources d’innovation. La pensée de groupe et l’entre-soi continuent de prospérer dans beaucoup de sphères de la société. On est tellement bien au chaud et à l’abri dans la gueule du loup qu’on arrive à oublier qu’elle peut se refermer brutalement et qu’elle est pourvue de dents acérées. Alors, effectivement, il faut préserver ce confort relationnel au détriment de la recherche de solutions réalistes mais potentiellement génératrices de conflits ou de désaccords interpersonnels inconfortables. Enfin, la soumission à toutes sortes d’autorités reconnues et respectables ayant pignon sur rue présente ce risque d’installer des personnes dans un état agentique d’obéissance. Elles sont alors de simples exécutants délestés de leur propre responsabilité et en arrivent à exécuter des ordres absurdes.

    4À ces processus psychosociaux relatifs aux relations interpersonnelles dans les groupes, il faut prendre en compte des facteurs individuels qualifiés de résistance aux changements et développés dans le deuxième tome Comment voguer avec discernement sur des mers encombrées d’imposteurs ?. L’homo cognitus a besoin de stabilité, de cohérence, de prévisibilité ainsi un événement non attendu est nécessairement perturbant pour lui. Il est attaché à des catégories dans lesquelles il a placé dans sa tête les objets du monde qui l’entourent, y compris les autres êtres humains. Étrangement, il va persister à utiliser un système de catégories qu’il sait pourtant être périmé parce que c’est mentalement plus confortable pour lui, plus économique cognitivement.

    5La tendance à l’inertie des systèmes organisationnels est loin d’être une nouveauté en sociologie et en psychosociologie des organisations. En 1963, le sociologue français Michel Crozier dans son célèbre ouvrage Le phénomène bureaucratique a décrit et analysé le fonctionnement de cette tendance à l’inertie dénommée le cercle vicieux de la bureaucratie. Dans celui-ci, les acteurs sont enfermés dans des règles qui brident leur volonté d’initiative et affectent leur efficacité mais pourtant ceci n’empêche pas des personnes d’enfreindre certaines de ces règles et de détenir ainsi une forme de pouvoir informel. Alors, le pouvoir central de l’organisation va édicter et mettre en œuvre de nouvelles règles pour contrarier ou limiter ces pouvoirs informels, lesquels vont réagir en développant de nouveaux espaces d’initiative non réglementés engendrant un nouveau resserrement des contraintes et ainsi de suite dans le cercle vicieux de la bureaucratie. Ce processus bouclé s’accompagne évidemment d’une hypertrophie des fonctions bureaucratiques de réglementation, de contrôle, de paperasserie diverse, une forme de cellulite qui leste l’organisation, accable les opérateurs et rend le tout peu réactif. En 1997, un ancien ministre de l’Éducation nationale avait émis cette phrase : « Il faut dégraisser le mammouth. » Si elle est assez illustrative d’une propension à l’embonpoint d’une organisation bureaucratique, elle était quand même malheureuse et inappropriée dans la mesure où elle impliquait aussi tout le personnel enseignant. Cette sortie lui a valu quelques ennuis avec les syndicats d’enseignants et a fini par lui coûter sa fonction de ministre.

    6Une analyse globale qui semblera assez sommaire à des hyperspécialistes distingue quatre grandes fonctions dans une organisation comme une entreprise : une fonction de recherche et de développement, une fonction de production, une fonction de diffusion ou de commercialisation, une fonction d’administration. Elles sont toutes indispensables, la faiblesse de l’une risquant de pénaliser toute l’organisation. Tout ceci est d’une grande évidence. Mais, l’hypertrophie de l’une et notamment de la fonction d’administration est tout autant problématique et ceci est un travers qui guette beaucoup d’organisations à des moments de leur développement. Ce constat est élémentaire aurait pu dire Sherlock Holmes à ce bon docteur Watson. Avec une terminologie évidemment différente, il est aussi applicable à d’autres organisations que des entreprises comme des administrations, des collectivités publiques ou des associations privées dans lesquelles on mobilise plus de ressources à gérer, manager, organiser, planifier, se réunir, remplir des fiches qu’à s’occuper des usagers et imaginer de nouvelles activités ou de nouveaux modes opératoires. Le propos est certes un tantinet caricatural mais pas complètement dénué de sens et même de réalité. Il m’a été donné d’être le témoin direct mais impuissant du naufrage d’une petite entreprise d’une dizaine de salariés qui s’est engagée dans une démarche de certification qualité ISO 9001 avec l’argument entendable que cela pouvait être un facteur de différenciation majeure par rapport à la concurrence. Mais l’investissement massif en ressources notamment humaines pour parvenir à la certification a été financièrement fatale. L’entreprise est passée dans le rouge puis par le redressement judiciaire qui l’a plombée encore un peu plus pour finir par la liquidation pure et simple, avec cette épitaphe laconique : développement mal maîtrisé, alors qu’il s’agit bien d’une disparition imputable à l’hypertrophie d’une fonction administrative, un excès létal de cellulite pour rester dans la métaphore médicale et en dernier ressort à un manque flagrant de clairvoyance du management.

    L’innovation, rien d’extraordinaire mais une heureuse rencontre

    7Dans le secteur des entreprises, des grandes comme des petites, dans le domaine de ceux qui les conseillent, les accompagnent et les soutiennent, il est admis et clamé haut et fort que l’innovation est une nécessité absolue pour se développer et même tout simplement pour survivre dans le monde socio-économique d’aujourd’hui. Ce point de vue largement partagé dans l’espace public concerne aussi toutes les organisations et pas seulement les entreprises mais avec des enjeux différents. Le terme d’innovation nécessite un arrêt sur image parce que l’expression elle-même donne matière à quelques idées reçues admises comme vraies mais en réalité fausses ou en tous cas à relativiser sérieusement. Une première idée fausse relève d’une confusion entre invention et innovation. Certes, à l’origine d’une innovation il y a une invention, une idée nouvelle, un produit qui n’existait pas, une activité créatrice, mais il est clair que toutes les inventions ne débouchent pas sur une innovation. Elles ne parviennent pas à s’implanter de manière durable et étendue comme utile, utilisable, profitable et acceptable dans le monde socio-économique. La plupart des géniales inventions présentées au concours Lépine ne franchissent pas ces étapes et ne débouchent pas sur de véritables innovations. Une autre idée répandue est qu’à l’origine d’une innovation il y a nécessairement une personne particulièrement intelligente, ce qui n’est pas toujours le cas loin s’en faut. Déjà en 1776, Adam Smith, le grand philosophe et économiste écossais invitait à s’intéresser à : « La machine ingénieuse imaginée par quelque pauvre ouvrier pour abréger et faciliter sa besogne. » Troisième point de vue contestable, seules les grandes entreprises ou organisations auraient réellement les moyens d’innover avec de puissantes ressources en recherche et développement, des équipes étoffées d’ingénieurs et de chercheurs. L’actualité montre que cela n’est pas une généralité. Il est, par exemple, remarquable de constater que le développement et la mise sur le marché d’un vaccin contre le virus Covid-19 en un temps record est le fait de grandes entreprises avec des capacités industrielles considérables mais en association étroite avec des sociétés de biotechnologie de taille beaucoup plus modeste. Enfin, il est aussi inexact de penser que l’occasion d’innover se présente rarement et qu’il faut la saisir au vol et être là au bon moment. Il m’est arrivé d’intervenir sur ce thème lors d’exposés en indiquant que le train de l’innovation passe plusieurs fois par jour et sifflera au moins trois fois pour sensibiliser au fait que l’innovation est un état d’esprit permanent et pas un moment exceptionnel2.

    8Dans la conclusion du deuxième tome Comment voguer avec discernement sur des mers encombrées d’imposteurs ? a été introduit le terme de sérendipité qui décrit une découverte imprévue, faite par hasard par un personnage qui la plupart du temps cherchait autre chose. Certes, les découvreurs ont un profil souvent de curieux, de non conformiste, de déviant mais comme je l’ai écrit et le maintiens : « la sérendipité s’explique par une heureuse rencontre entre un contexte social ou organisationnel favorable et une personne dotée de quelques particularités3 … ». Ce même principe d’une interaction psychosociale entre un personnage et un environnement organisationnel favorable s’applique plus généralement à toute innovation. L’idée n’est pas complètement nouvelle. Ainsi, l’économiste Joseph Schumpeter en 1912 parle de destructions créatrices et des actions atypiques de certains acteurs rompant avec les usages habituels. Quelques décennies plus tard, en 1949, le sociologue, Robert Merton et en 1982 un autre sociologue, Howard Becker, reprennent la conception de Joseph Schumpeter en affirmant que le comportement des innovateurs est obligatoirement déviant. Les innovateurs partagent les objectifs d’une organisation mais ils transgressent une partie des règles et des procédures pour les atteindre. Professeur de sociologie à l’université Paris-Dauphine, Norbert Alter en 2000 dans L’innovation ordinaire prolonge cette analyse et souligne que le cercle vicieux de la bureaucratie et de la reproduction des routines est souvent rompu par des groupes sociaux marginaux, déviants. Point important, il ajoute aussi que ces innovateurs sont condamnés à la marginalité le temps que l’organisation finisse par reconnaître la légitimité de leur comportement déviant et l’opportunité qu’il constitue pour elle. Il peut même y avoir un double discours du management à leur égard du style : « Tu sais bien que tu n’as pas à t’occuper de ça, ce n’est pas prévu dans ton boulot, je ne te couvre pas mais tiens-moi discrètement au courant de ce que tu fais et de ce que ça donne mais c’est entre nous, hein ! »

    Les innovateurs : qui sont ces déviants qui transgressent les routines ?

    9Deux visions ne collent pas avec le profil psychosocial de l’innovateur. La première est celle de l’innovateur comme une espèce de révolutionnaire permanent, d’empêcheur de penser et d’agir en rond, de critiqueur invétéré, d’agitateur-propagandiste dans la bonne tradition marxiste. À l’échelle politico-sociétale, ce n’est pas faux, les grands révolutionnaires étaient des innovateurs quoi qu’on puisse en penser au regard de la suite des événements. Mais au niveau psychosocial, celui des relations interpersonnelles, de la vie des groupes, du fonctionnement des organisations, le profil de l’innovateur révolutionnaire tel que décrit plus haut ne tient pas ou ne tiendra pas longtemps. Ne va pas non plus le portrait du personnage un peu fou, du penseur génial, du géo-trouve-tout, un mix du professeur Tournesol, de Gaston Lagaffe ou de MacGyver et de son couteau suisse. Les personnages sont plaisants mais ne correspondent pas au profil de l’innovateur qui est en fait un homme bien ordinaire.

    10La plupart des travaux en psychologie sociale montrent que le personnage déviant stimulant l’innovation dans une situation collective est pour un temps un parfait conformiste. Il a parfaitement compris et provisoirement adopté les règles du groupe ou de l’organisation dont il est membre mais, à un moment jugé opportun par lui, il dévie et ne respecte plus des routines. Il le fait sciemment et ostensiblement malgré les risques. Des études relativement anciennes sur ce sujet ont vérifié cette hypothèse. Le fait qu’elles datent n’enlève rien à leurs implications toujours très actuelles comme d’ailleurs beaucoup d’autres expériences en psychologie sociale. L’une réalisée en 1954 montre que lors d’une baisse de performance d’un groupe, la norme ou les normes qui entravent leur activité sont transgressées par le membre du groupe le plus populaire et non par un membre plutôt marginal4. Une autre complète cette esquisse du profil de l’innovateur déviant en montrant que l’individu minoritaire nouvellement arrivé dans un groupe parvient à imposer ses solutions alternatives si le groupe est en situation d’échec mais à la condition que l’individu apparaisse lui-même comme potentiellement compétent5. Tout aussi intéressant est ce constat fait par Edwin Hollander également en 1960 : pour changer les règles de fonctionnement, l’innovateur doit d’abord être conformiste, doté de ce qui est appelé un crédit de particularisme. Il est reconnu comme une personne particulière certes mais pas comme un irresponsable complètement inconséquent. Alors, nous sommes bien loin d’une représentation de l’innovateur comme un personnage étincelant ou flamboyant qui va allumer le feu partout et créer un véritable chaos duquel va émerger, ô miracle, une géniale transformation des choses. Son profil est plutôt celui d’un leader, d’une autorité dotée d’un pouvoir d’expert en raison de ses compétences et de la reconnaissance de celles-ci par les autres, ce qui ne l’empêche pas d’être un déviant. C’est même cette déviance qui va le conduire à penser et agir de manière divergente par rapport aux us et coutumes de son groupe d’appartenance.

    11Sur cette question du profil de l’innovateur, il est hautement intéressant de faire une légère incursion dans l’approche cognitive de l’activité d’innovation et d’émergence des idées créatrices. À la direction du laboratoire universitaire Institut sur la créativité et l’innovation de l’université Aix-Marseille-Université de Provence, Nathalie Bonnardel, professeure de psychologie cognitive et d’ergonomie, développe une approche systémique des processus de créativité et d’innovation impliquant trois composantes indissociables : 1) un champ sociétal ou socio-économique avec ses enjeux et ses contraintes ; 2) un domaine d’activité avec un état donné des connaissances et des expertises à un temps t ; 3) un individu singulier avec son histoire, sa culture personnelle dans le domaine considéré et un style cognitif particulier. Ce modèle de Nathalie Bonnardel est à la fois en cohérence et complémentaire par rapport à tout ce qui est écrit plus haut dans ce paragraphe. Il confirme par exemple l’effet inhibiteur du conformisme de la pensée qualifié de « design de fixation » mais surtout il éclaire sur les activités cognitives des créateurs et des innovateurs qui voient des choses que les autres ne perçoivent pas. Dans le cadre d’une conférence, elle donne l’exemple de Johannes Gutenberg auquel l’idée de l’imprimerie serait venue en combinant des observations et des réflexions sur le fonctionnement des pressoirs à vin et la forme en creux des bagues de type chevalière. Pour l’équipe de recherche de l’Institut sur la créativité et l’innovation et sa directrice, créateurs et innovateurs sont caractérisés sur le plan cognitif par une ouverture aux idées nouvelles, ils n’écartent rien a priori, par une évaluation réflexive permanente, ils se parlent constamment dans leur tête et par une démarche de définition-redéfinition faite de sauts conceptuels et d’externalisation des idées, ils fonctionnent par aller et retour entre leurs pensées et la confrontation à la réalité ou au terrain6.

    12Enfin, il est utile de rappeler que les créations d’objets nouveaux, les inventions, les innovations dans les organisations sont aussi très souvent le produit d’une activité interpersonnelle ou groupale. Le brainstorming, tempête dans le cerveau ou remue-méninges, est une technique collective destinée à produire sans retenue des idées nouvelles pour trouver une solution à un problème donné. La technique est ancienne, autour des années quarante du siècle passé. Au fil du temps et selon les circonstances, elle a évolué dans sa forme et dans ses finalités avec des appellations différentes, groupes de créativité par exemple, mais en conservant quelques principes fondamentaux : stimuler la production d’un maximum d’idées, favoriser les interactions entre les personnes venant de préférence d’horizons différents. Dans cette perspective, la notion de conflit sociocognitif issu de la psychologie sociale a tout son sens. Elle est présentée dans un paragraphe du premier livre sur « les bienfaits de la pensée divergente et des conflits sociocognitifs7 ». Il faut le comprendre comme un processus d’interactions entre deux ou plusieurs personnes qui ont chacune un point de vue partiel ou partial sur un objet donné mais qui, par la confrontation et l’échange, parviennent à construire une nouvelle connaissance plus juste ou plus appropriée du dit objet. Malgré la présence potentiellement répulsive du terme « conflit », il s’agit d’un processus vertueux. Une illustration pratique des bienfaits d’un contexte cognitivement conflictuel est rapportée dans ce premier livre avec l’exemple d’un chef d’une entreprise de l’agroalimentaire qui a recruté et inséré dans une équipe de R & D (Recherche et développement), composée d’ingénieurs et de chimistes, deux cuisiniers de haut niveau pour booster l’esprit de créativité et d’innovation de tout ce petit monde. Aucun doute, les conflits sociocognitifs ont dû être nombreux mais finalement bénéfiques pour le dynamisme de l’entreprise.

    Le bon format pour rester collectivement innovant

    13Dans ce contexte de crise sanitaire où beaucoup d’événements agissent comme des révélateurs, un fait déjà évoqué plus haut est assez remarquable. Jamais auparavant, il n’a été possible de développer et diffuser aussi rapidement un vaccin contre un virus relativement inconnu. Cette prouesse est apparemment liée à une alliance, déjà évoquée plus haut, entre de très grandes entreprises et des laboratoires de taille beaucoup plus réduite. L’exemple venant tout de suite à l’esprit est celui du couple Pfizer et BioNtech, plus de 80 000 salariés dans le monde pour le premier, à peine plus de 1 300 pour le second. Il faut ajouter que d’autres laboratoires de taille encore plus réduite sont très actifs dans ce paysage alors que d’autres grandes sociétés ont été beaucoup moins réactives, l’Institut Pasteur et Sanofi en France avec pour le premier des raisons très obscures sur le plan organisationnel. Cela interroge, invite à se demander si, pour être innovant, il est préférable de rester petit.

    14Cette idée s’est installée dans ma tête il y a quelques décennies lors d’un dîner en ville où pour une fois je ne me suis pas vraiment ennuyé. Ces affaires de vaccin et de laboratoires pharmaceutiques me rappellent cet épisode. Le dîner rassemble en petit comité quelques intervenants à un colloque sur les applications de la psychologie sociale dans le monde professionnel. Parmi les convives, se trouve un cadre des ressources humaines d’un grand groupe chimique et pharmaceutique français. Pris dans l’ambiance et un peu sur le ton de la confidence, il explique que des chercheurs d’un laboratoire du groupe sans projet précis et sans mandat explicite avaient imaginé la possibilité de développer une pilule permettant à des hommes d’être fermes et de le rester dans certaines circonstances de leur vie intime. La substance permettant ce genre de prestation était connue depuis 1979 à la suite de publications d’un certain Robert Furchgott. Les chercheurs d’un laboratoire du grand groupe en ont-ils pris connaissance en flânant dans la littérature scientifique ou en échangeant avec d’autres spécialistes ? L’histoire ne le dit pas. Peu importe. Mais toujours est-il que leur idée n’a pas circulé, n’est pas remontée et est restée dans leur tête sans aboutir à rien d’autre. En 1996, le laboratoire Pfizer a observé que l’utilisation de cette substance lors d’étude clinique pour le traitement de l’angine de poitrine avait comme effet secondaire de provoquer une érection chez les hommes. Bel exemple de découverte par sérendipité, le laboratoire développe, commercialise et brevète la substance sous la forme d’un médicament en 1996 avec d’immenses profits. C’est bingo même si le brevet est tombé en 2013. Ce cadre des ressources humaines du grand groupe chimique et pharmaceutique a fourni, ce soir-là sur le ton de l’anecdote, un exemple significatif de l’inévitable inertie des grosses structures lestées dans leur fonctionnement par l’hypertrophie de la bureaucratie et de leurs dommageables conséquences. Pour innover faut-il de préférence naître et croître dans la petitesse comme une micro-entreprise, une start-up ou une collectivité humaine restreinte ? Est-il possible de rester gros tout en ayant un mode d’organisation et un type de management comme les petits pour promouvoir et développer l’innovation ? Cet enjeu d’allure paradoxale, rester gros tout en fonctionnant comme un petit, a donné matière à d’innombrables contributions, initiatives, expériences, modèles, théories, souvent marqués par des effets de mode. Dans les sciences du management, en sociologie et en psychologie sociale des organisations est apparu le concept d’agilité organisationnelle très en vogue actuellement. En fait, dans les années 1990, le terme d’agilité est déjà utilisé pour décrire le fonctionnement d’entreprises capables de s’adapter très vite à des changements dans les attentes de leurs clients. Une dizaine d’années plus tard, dans une perspective plus générale, il est question d’agilité organisationnelle formulée comme une véritable théorie avec une série de principes de fonctionnement, au moins une douzaine, dont la finalité est de permettre à une entreprise de réagir et de s’adapter rapidement à des évolutions de son marché et des besoins de ses clients. Imaginons la situation d’une entreprise dont le métier est la fabrication de cabines téléphoniques et l’agilité dont elle a dû faire preuve face à l’explosion des téléphones portables. Cette notion d’agilité organisationnelle est évidemment pertinente relevant presque du bon sens. Elle suscite deux remarques.

    15Premièrement, elle apparaît comme une nouveauté voire une remarquable avancée de la science des organisations mais en fait l’idée fondatrice de l’agilité organisationnelle est déjà présente dans des réflexions et travaux plus anciens sur les différentes formes des systèmes organisationnels et plus précisément sur l’adhocratie ou les organisations adhocratiques. Fidèle à l’origine latine de cette locution adjective, ad hoc, cette terminologie qualifie des organisations qui conviennent parfaitement à une situation donnée, à un usage précis, à un moment déterminé. Il est intéressant de préciser que le terme adhocratie est attribué à un écrivain, sociologue, Alvin Toffer, auteur d’un livre intitulé Le choc du futur. Dans cet ouvrage, il décrit l’état psychologique des personnes confrontées à trop de changements en peu de temps ce qui contraint à mettre en place et à fonctionner au sein de structures souples dans un contexte environnemental instable. Mais surtout, l’organisation adhocratique fait partie de la fameuse typologie des formes organisationnelles établie par Henry Mintzberg en 1979. Elle est décrite par lui comme l’antithèse de la bureaucratie, une organisation flexible fonctionnant par projets et dotée de très peu de niveaux hiérarchiques, capable de s’adapter à de nouvelles contraintes dans l’activité et les tâches à réaliser, lesquelles s’inscrivent dans des environnements en évolution. Alors, on peut considérer que l’idée d’agilité organisationnelle est une reformulation actualisée, affinée des principes de l’adhocratie, revêtue des habits de la nouveauté.

    16Deuxième remarque, il est clair que cette notion d’agilité organisationnelle ne concerne pas que les entreprises dont le fonctionnement et l’activité doit s’ajuster en permanence et assez rapidement à l’évolution de leur marché et aux attentes changeantes de leurs clients. L’agilité organisationnelle comme modèle d’adaptation et d’innovation est extensible à toutes les organisations, les administrations, les collectivités, les associations, les services publics et autres même s’il n’est pas question de clients et de marché mais d’usagers, de territoire ou d’environnement social.

    Les propriétés « transformationnelles » d’une minorité active

    17L’ultime paragraphe de ce dernier chapitre va traiter d’une notion positive, ce qui devrait susciter plus d’optimisme après l’exposé d’effets ou de processus peu réjouissants quant au fonctionnement des êtres humains dans le vivre-ensemble. Il s’agit de ce qui est dénommé en psychologie sociale une minorité active, expression parfois complétée par l’adjectif positive. La présentation des travaux, études et expériences menés sur ce thème doit contribuer à gommer l’image négative souvent associée aux minorités. Le phénomène étudié est la conversion d’une majorité de personnes par une minorité dite active dans l’intérêt collectif. Les exemples ou illustrations de ce processus sont assez faciles à trouver dans le fonctionnement des groupes et des organisations. Dans le premier tome, est évoqué un film assez emblématique à cet égard, Douze hommes en colère, dans lequel un juré d’un jury de douze personnes parvient seul à inverser le point de vue des onze autres et à les rallier les uns après les autres au sien. Même si le processus décrit dans le film a peu de chance de se produire comme tel dans la vraie vie, l’argument développé dans cette fiction est une très bonne illustration du mode opératoire d’une minorité active, en l’occurrence un homme seul face à la majorité des onze autres.

    18La notion de minorité active est indissociable de la personne de Serge Moscovici dont il a été déjà question plus haut à propos de la polarisation. Celui-ci a consacré une grande partie de sa carrière de chercheur à l’étude de l’influence sociale, aux relations entre majorité et minorité et notamment à l’effet des minorités actives et déviantes. Serge Moscovici a puisé ses réflexions dans une observation du monde des humains et de la vie politique où il apparaît que la dissidence d’un seul ou de quelques-uns peut entraîner des bouleversements ou rompre un cours inéluctable des choses. Ses réflexions ont ensuite été étayées par des études expérimentales et l’ont conduit à formaliser à la fois, les conditions requises pour qu’une minorité puisse être active et convertir ainsi une majorité et les différentes phases par lesquelles passe une influence minoritaire.

    19En ce qui concerne les propriétés spécifiques d’une minorité active, elles sont principalement les suivantes. L’une est sa visibilité par la majorité. Sa divergence ou sa déviance par rapport à tous les autres plus nombreux est publique. Elle n’agit pas dans le secret ou la clandestinité. Dans une organisation quelconque tout le monde est au courant ou finit par l’être. Une autre caractéristique essentielle est son autonomie par rapport à d’autres groupes ou d’autres formes de pouvoir. Une minorité active n’est animée que par son propre but interne. Enfin, un facteur déterminant dans l’efficacité « transformationnelle » d’un groupe minoritaire déviant est sa consistance. Son point de vue et ses arguments ne varient pas et restent constamment stables face à une majorité où les jugements et motivations sont beaucoup plus hétérogènes et instables. Il s’agit là d’un point nodal de la théorie des minorités actives, lequel est d’ailleurs assez bien rendu dans le film Douze hommes en colère où le juré, seul contre les onze autres, affiche inlassablement la même position avec la même raison, un doute sérieux sur la culpabilité de la personne à juger, alors que les autres fondent la leur sur des attendus collectivement disparates et paraissent flotter dans leurs argumentations.

    20Dans le phénomène dit de conversion, le basculement de la majorité vers le point de vue de la minorité ne s’opère pas instantanément par une sorte de déclic enchanteur ou d’illumination subite comme cela peut s’observer dans une tout autre forme de conversion socialement problématique, l’adhésion immédiate et irréfléchie à une secte sous l’effet d’un gourou. Ce processus d’influence d’une minorité active déviante conduisant à une transformation peut même être assez lente pour aboutir efficacement. Serge Moscovici le décrit comme passant par quatre phases constituant un parcours obligé. La première est la révélation de l’existence de la minorité active, de ses divergences et de sa déviance par rapport à l’orthodoxie dominante et majoritaire. Dans une organisation, entreprise, administration, association ou collectivité, cette découverte suscite interrogation, perplexité, incertitude : « Ah, tiens, il y en a qui ne sont pas d’accord, c’est nouveau ça. Mais c’est qui ceux-là ? Je ne sais pas trop où ils veulent en venir. » Vient ensuite une période plus ou moins longue d’incubation au sens viral du terme. L’information circule. On en parle. Les déviants s’expriment et tiennent toujours le même discours. Ils ont l’air convaincus et plusieurs d’entre eux ont un bon niveau d’expertise professionnelle. Apparemment, il ne s’agit pas d’une bande d’électrons libres ou d’égocentrés préoccupés uniquement par leur intérêt personnel. Ils ne semblent pas non plus être manipulés par on ne sait trop qui. La troisième phase de conversion est elle aussi progressive. Comme le huitième juré dans Douze hommes en colère qui retourne l’un après l’autre les onze autres, les déviants du groupe minoritaire rallient d’abord quelques autres personnes puis d’autres encore et de plus en plus jusqu’à faire basculer la majorité. Enfin, arrive la phase d’innovation ou de changement social dans laquelle un nouveau point de vue sur les choses et de nouvelles pratiques se mettent en place. Elle est accompagnée d’un étrange phénomène d’oubli dans la mémoire collective de l’origine de l’innovation et du changement comme si les choses devaient naturellement évoluer de cette manière, comme si la minorité active n’avait été qu’un catalyseur, un simple instrument pour la réalisation d’une grande aspiration collective implicite. Tout rentre alors dans l’ordre avec cette étonnante impression qu’on a toujours pensé et fait comme ça. Ce processus de conversion d’une majorité par une minorité active a évidemment une dimension conflictuelle et tensionnelle faite de divergences et d’oppositions entre des personnes, entre des groupes, alors à la fin on peut comprendre d’avoir envie d’oublier tout cela et de passer à autre chose, d’où ce biais mémoriel d’oubli à l’égard des fauteurs de troubles de la minorité active. Tout ce qui vient d’être exposé sur les propriétés des minorités actives et des phases de conversion et d’innovation a fait l’objet de nombreuses validations expérimentales et d’observations de nature empirique dans divers domaines et à propos de multiples objets avec sans doute une prédilection récente pour l’implantation des nouvelles technologies issues du numérique.

    21Dans le secteur socioculturel, il m’a été donné l’opportunité d’observer en direct et en temps réel le fonctionnement d’une minorité active et l’effet de conversion qu’elle a produit dans un temps relativement court. Le cadre est celui d’une organisation à but non lucratif visant le développement culturel et la diffusion de connaissances. Elle comporte près d’une cinquantaine d’implantations ou d’antennes sur un territoire déterminé avec un total de plus de vingt mille adhérents. Cet organisme a été créé dans le milieu des années soixante-dix du siècle passé et s’est progressivement développé en étendant ses implantations locales. Les statuts, l’organigramme, le mode d’organisation ont été élaborés lors de la création et ont été très peu modifiés depuis. Pour des raisons d’efficacité opérationnelle sans doute pertinente à l’époque, le rôle majeur de pilotage de l’organisme est de fait attribué à une fonction de secrétariat général et à un conseil d’administration, la fonction de président de l’organisme étant plutôt de nature symbolique, une sorte de caution affichée, de plus elle est tournante et change au bout de quelques années. Après une vingtaine d’années de fonctionnement sur cette base, une minorité contestataire commence à faire entendre sa voix. Il s’agit de trois ou quatre responsables d’antenne locale. Ils estiment qu’avec la multiplication des antennes et l’augmentation des adhérents, les statuts, l’organigramme et le mode de fonctionnement de l’organisme ne sont plus adaptés à la situation. Ils ajoutent que le poste de secrétaire général, occupé d’ailleurs par la même personne depuis le début, pose problème. Cela cantonne le pilotage de l’organisme dans une fonction technico-administrative et donc peu dynamique sur le plan du développement stratégique de l’organisme par rapport à ses objectifs dans le domaine culturel. Enfin, comme responsables d’antenne ou d’implantation locale, ils ont l’impression de faire tout le travail de terrain auprès des adhérents avec le sentiment d’avoir peu de soutien pédagogique de la part d’une bureaucratie centralisatrice et en regrettant d’avoir peu de transversalité, par exemple, des échanges de ressources ou d’expériences avec les autres antennes. Lors d’une réunion de tous les responsables d’antenne, ces contestataires prennent la parole pour faire état de leur point de vue sur le fonctionnement de l’organisme. Ils sont écoutés dans un silence plutôt glacial avec, parmi la quarantaine de présents, des hochements de têtes difficiles à interpréter et des mines perplexes. À la réunion suivante quelques mois plus tard, le groupe minoritaire s’est légèrement étoffé. L’un d’entre eux a rédigé un texte de deux pages rappelant les points exposés oralement lors de la réunion précédente accompagnés d’un argumentaire, texte transmis au secrétariat général. Au cours de cette réunion, la personne qui occupe la fonction de secrétaire général mentionne l’existence de cet écrit mais considère que comme c’est pour tout critiquer, elle a jugé inutile de le diffuser. Une responsable d’antenne, non impliquée dans la minorité agissante mais se disant perplexe, intervient alors pour demander à ce qu’il soit fait lecture de ce texte, ce qui fut fait. Cette diffusion du texte a amorcé un échange conflictuel entre un groupe de responsables d’antenne estimant que cela marche très bien comme ça et qu’on n’a pas de raison de changer et évidemment le petit groupe des déviants minoritaires. Puis l’ordre du jour s’imposant, l’assemblée passe à autre chose. Fait significatif sans doute révélateur d’un effet d’infusion ou d’incubation, une bonne demi-douzaine de responsables d’antenne viennent, à la pause, trouver l’un des contestataires pour lui dire qu’ils sont assez d’accord avec eux mais qu’ils n’ont pas osé le dire publiquement de peur d’encourir la réprobation des autres. Le scénario est le même à la réunion suivante avec une évolution de la situation, la minorité active rallie quelques autres adhérents et maintient son point de vue toujours argumenté de la même manière mais surtout la majorité apparaît divisée et incohérente, leur conservatisme résultant de considérations ou raisons hétéroclites. Quelques mois plus tard, l’assemblée des responsables d’antenne vote majoritairement pour une révision des statuts et de l’organigramme avec une présidence effective et non plus symbolique ce qui induit évidemment une limitation des attributions de la fonction de secrétaire général. Cette restructuration a été mise en place et l’organisme fonctionne avec depuis plusieurs années. La minorité active qui est à l’origine de cette transformation s’est diluée dans la nature sans laisser de traces. Cette histoire vraie illustre bien ce propos émis par Serge Moscovici lors d’une conférence intitulée La dissidence d’un seul : « l’obstination de quelques individus, de quelques groupes restreints, paraît suffire à créer l’événement et à décider du cours des choses ».

    Et que devient la bande des quatre ?

    22Leur bateau a quitté Budapest et remonte le Danube en direction de Vienne où ils vont arriver le lendemain matin. Ils tentent de mettre en commun ce que les uns et les autres connaissent de la capitale de l’Autriche. Cette confrontation aboutit à un joyeux bric-à-brac, un amoncellement d’informations diverses, de faits historiques, d’événements sinistres ou glorieux, de personnages célèbres, de bâtiments emblématiques, chacun ayant en fonction de ses intérêts et de sa sensibilité une image particulière. Ils vont alors s’en remettre au programme du croisiériste pour avoir le meilleur aperçu possible de la ville en quelques jours sur place. Ce programme de visites et de promenades guidées leur promet de « Vivre Vienne comme les viennois. » Il est même question de déguster le fameux café viennois accompagné d’une pâtisserie qui doit être abondamment recouverte de crème. « Une sorte de tarte à la crème, si je comprends bien ? », précise Sérendipité, tout le monde se regarde sans mot dire. La remontée du fleuve se fait lentement. Au matin, ils sont arrivés à Vienne. La première journée de visite se fait au pas de charge comme d’ailleurs la matinée de la deuxième. Les déplacements se font en bus sous la houlette de guides hissant bien haut leur pavillon de reconnaissance au milieu d’une forêt d’autres drapeaux, oriflammes, parapluies colorés et autres étendards, dans un entremêlement indescriptible de groupes de toutes origines. Au déjeuner, isolés dans un coin tranquille, les quatre se regardent la mine pensive et interrogative. « Insupportable ! », soupire Zététique. Venant de lui, ce n’est pas étonnant, il est atteint de phobie sociale comme son ami médecin généraliste le lui avait dit lorsqu’il est venu se terrer dans son coin de campagne. Son projet assumé est de voir le moins de monde possible et de ne se rendre en ville qu’en cas de nécessité. Sérendipité acquiesce sur le caractère insupportable du déroulement des activités. Elle se rappelle avoir renoncé, à contrecœur, à visiter plusieurs musées prestigieux, par exemple, à Florence et Saint-Pétersbourg, en raison de l’affluence, des délais d’attente mais surtout des conditions de la visite, une précipitation sans nom. Heuristique et Entropie font part aussi du même sentiment. Tous ont l’impression que l’histoire de Vienne se résume à la vie de Sissi impératrice, au règne de l’empereur François-Joseph, au château de Schönbrunn. En bref, ils sont victimes d’une overdose de Sissi et de François-Joseph. Alors, quand ils consultent le programme de l’après-midi et s’aperçoivent que figure une visite de la Hofburg abritant le musée Sissi, trop c’est trop, ils décident unanimement d’entrer dans la déviance et de se concocter eux-mêmes un autre programme. Sérendipité, spécialiste des découvertes inattendues et Heuristique, avisée et pratique dans l’art d’innover s’en chargent et se plongent studieusement dans divers documents. Par correction, ils préviennent l’organisation de leur absence lors de la visite du musée Sissi l’après-midi, l’un d’entre eux étant légèrement incommodé, avancent-ils, en raison probablement d’un excès de consommation de pâtisserie à la crème. Ils appellent un taxi et voilà les déviants partis à l’aventure. Rendre compte de l’intégralité de leur périple serait très long. Les moments forts sont la visite du Palais ou musée du Belvédère avec les œuvres de Gustav Klimt dont Le Baiser et Judith, tableaux impossibles à décrire, à commenter, il faut les voir pour les ressentir. Zététique qui reconnaît avoir une culture sommaire en matière de peinture est fasciné. Il découvre entre autres deux peintres totalement inconnus de lui : Egon Schiele et un de ses tableaux les plus fameux : Mort et Jeune Fille mais aussi Oskar Kokoschka, ses portraits et ses autoportraits. Les trois autres connaissaient ces représentants du courant expressionniste autrichien. Plus tard, ils tombent en arrêt devant la façade du Pavillon de la Sécession avec cette inscription sur le fronton qui résume tout : « À l’époque son art, à l’art sa liberté », le groupe dit de la Sécession étant un mouvement artistique s’opposant à l’art traditionnel de la fin du xixe siècle et du début du xxe. À l’intérieur, ils contemplent la frise Beethoven de 34 mètres de long créée par Gustav Klimt. À une époque, Vienne vivait une apocalypse joyeuse, disait-on d’elle, une ère de destruction créatrice assez comparable à celle dont parle l’économiste philosophe Joseph Schumpeter, autrichien d’origine et naturalisé américain, cité plus haut à propos de la destruction créatrice et de l’innovation. Autre moment d’émotion, ils se rendent devant la maison où vécut Stefan Zweig, le romancier mondialement connu, à la destinée tragique. Les quatre amis prennent alors pleinement conscience que cette intense vie culturelle, intellectuelle, sociale de cette époque à Vienne a été anéantie, éradiquée par les nazis, leur antisémitisme, leur conception de l’activité artistique, leur rejet de ce qu’ils appelaient l’art décadent ou dégénéré. Dans le taxi qui les ramène au bateau, ils n’arrêtent pas de se féliciter de s’être comportés comme des dissidents, d’être sortis des sentiers battus, d’avoir vu et vécu autre chose que la contemplation des incontournables clichés viennois. À leur retour, les quatre suscitent la curiosité de deux autres couples qui d’ailleurs avaient eu tendance à se rapprocher d’eux les jugeant quelque peu atypiques. Sérendipité leur décrit leur aventure en solo et convainc sans grand mal ces deux couples de faire la même chose le lendemain et d’en parler avec quelques autres passagers du bateau. Voilà comment Sérendipité, Heuristique, Entropie et Zététique sont passés du statut de minorité déviante à celui de minorité active en ayant inoculé à d’autres le virus du non-conformisme ou de la sécession.

    23La soirée va les confirmer dans cette attitude mais hélas par la négative. Figure au programme un concert viennois dans une magnifique salle et au menu sont programmées des œuvres de Mozart et des Strauss, père et fils. Zététique est un peu hésitant : « Heureusement qu’il y a du Mozart parce que les valses des Strauss c’est bien, c’est plaisant mais il ne faut pas en abuser, c’est un peu comme les tartes à la crème, ça devient vite indigeste. » Les trois autres le regardent et trouvent qu’il est un peu élitiste. « Bon tu viens ou tu ne viens pas ? Elles sont quand même belles ces valses, elles inspirent le bonheur, elles ont introduit je ne sais combien de bals de mariage à travers le monde », lui rétorque Heuristique. Il meurt d’envie de lui répondre que ce n’est pas pour autant que les mariages en question se sont bien terminés. Il se décide à venir et les voilà partis. Un bus les amène avec les autres passagers à la salle de concert qui accueille plusieurs centaines de personnes. Les valses, polkas, marches des Strauss se succèdent, avec coincé au milieu, un petit morceau de Mozart qui passe pratiquement inaperçu. Zététique commence à s’agacer lorsqu’une petite scénette dans la salle va inverser le cours de son humeur qui vire de l’aigreur à la rigolade. Heuristique assise à ses côtés lui donne un léger coup de coude pour lui faire remarquer qu’une dame a apporté son tricot au concert et s’active avec ses aiguilles et sa pelote de laine. Mais le plus drôle est que ses gestes suivent le rythme de la musique, lents et balancés avec Le Beau Danube Bleu, rapides et effrénés avec Tritsch-Tratsch-Polka, fermes et cadencés avec La Marche de Radetzky.

    24De retour au bateau, dans un des salons, une grande discussion anime une bonne douzaine de participants à propos du concert. Tout le monde a compris que Zététique et Heuristique, un peu au centre du cercle, ont très modérément apprécié le concert. Mais comme ils ont l’air de savoir de quoi ils parlent, tout le monde les écoute. Une femme et son conjoint reconnaissent qu’évidemment c’est une musique un peu facile, ce n’est pas ce qu’ils préfèrent mais c’est ce que la majorité des personnes avaient envie d’entendre en venant à Vienne. Zététique garde le silence un moment. D’autres débatteurs ajoutent qu’il ne faut pas faire de l’élitisme et être méprisant à l’égard du public. Zététique pense qu’effectivement chacun vient avec ses attentes y compris pour la tricoteuse dont le chandail aura bien avancé. Pourtant, il rebondit sur le terme d’élitisme et surtout celui de méprisant. « Ce qui est méprisant vis-à-vis du public, c’est de le cantonner dans des choses qu’il connaît déjà, de le croire incapable d’accéder à autre chose, de lui interdire au fond d’aller voir ailleurs. Mon plus grand bonheur de la journée a été de découvrir deux peintres viennois dont je n’avais jamais entendu parler avant », dit-il. Son petit discours frappe les esprits et amène d’autres personnes à rejoindre l’assemblée et à participer au débat. Bonne connaisseuse de la musique dite « classique », Heuristique enfonce le clou et enchaîne en énumérant tous les grands compositeurs qui ont œuvré à Vienne ou en Autriche : Haydn, Mozart, Schubert, Beethoven, Mahler8. Elle demande à tous comment il est possible de passer à côté d’eux et de réduire la musique viennoise à la seule production de la dynastie des Strauss au motif que des personnes en ont décidé ainsi parce que c’est ce qui plaît aux gens. « Qui est le plus méprisant dans tout cela ? », lance Zététique pour finir. Des participants soulignent que malheureusement, il en est ainsi dans beaucoup d’autres domaines culturels. Plusieurs d’entre eux demandent où se trouvent le Palais du Belvédère, le Pavillon de la Sécession, la maison de Stefan Zweig et même le cabinet de consultation de Sigmund Freud. Les quatre vont bientôt franchir une nouvelle étape dans le processus d’innovation : après l’inoculation, celle de l’incubation. Encore une semaine sur le bateau et la minorité active, la bande des quatre, renverse le pouvoir en place et prend en charge l’organisation des activités avec l’assentiment général des passagers. Mais ils n’en auront pas le temps. Ils repartent le surlendemain et retournent en France. Chacun regagne sa cabine. Heuristique s’approche doucement de Zététique, lui saisit le bras en lui glissant à l’oreille : « Tu n’es qu’un mauvais chien, mon homme, j’adore les mauvais chiens qui grognent mais ne mordent pas. Viens, il est tard, allons dormir. »

    Notes de bas de page

    1Il s’agit de la corrélation illusoire considérée comme une base sociocognitive des théories du complot et autres croyances infondées stigmatisant des minorités en leur prêtant toutes sortes d’exactions. Voir François Le Poultier, Comment voguer avec discernement sur des mers encombrées d’imposteurs ?, op. cit., p. 80-85.

    2Les amateurs de vieux westerns reconnaîtront une allusion au titre français d’un célèbre western américain, Le train sifflera trois fois, avec Gary Cooper et Grace Kelly, film réalisé par Fred Zinnemann en 1952, le titre original étant High Noon.

    3Extrait de Comment voguer avec discernement sur des mers encombrées d’imposteurs ?, op. cit., p. 191.

    4Expérience réalisée par Harold Kelley et Martin Shapiro, « An Experiment on Conformity to Group Norms when Conformity is Detrimental to Group Aachievement », American Sociological Review, 19, 1954, p. 667-677.

    5Expérience réalisée par Robert Ziller et Richard Behringer, « Assimilation of Knowledgeable Newcomer under Conditions of Group Success and Failure », Journal of Abnormal and Social Psychology, 60, 2, 1960, p. 288-291.

    6Il y a une proximité évidente entre cette analyse de l’activité de création et d’innovation et la formalisation de l’apprentissage en double et triple boucle de Chris Argyris présenté dans le premier tome Comment naviguer dans les eaux troubles d’un océan d’absurdités ?, op. cit., p. 71-74.

    7Ce paragraphe sur « Les bienfaits de la pensée divergente et des conflits sociocognitifs » est situé p. 105-109 dans le premier tome Comment naviguer dans les eaux troubles d’un océan d’absurdités ?, op. cit.

    8Heuristique s’est contentée d’une liste restreinte pour ne pas en ajouter inutilement et finalement prendre le risque de rater son effet. Les mélomanes avertis ne manqueront pas de signaler que beaucoup d’autres noms pourraient être cités : Gluck, Bruckner et bien sûr l’école de Vienne avec Schoenberg, Berg et Webern.

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    1Il s’agit de la corrélation illusoire considérée comme une base sociocognitive des théories du complot et autres croyances infondées stigmatisant des minorités en leur prêtant toutes sortes d’exactions. Voir François Le Poultier, Comment voguer avec discernement sur des mers encombrées d’imposteurs ?, op. cit., p. 80-85.

    2Les amateurs de vieux westerns reconnaîtront une allusion au titre français d’un célèbre western américain, Le train sifflera trois fois, avec Gary Cooper et Grace Kelly, film réalisé par Fred Zinnemann en 1952, le titre original étant High Noon.

    3Extrait de Comment voguer avec discernement sur des mers encombrées d’imposteurs ?, op. cit., p. 191.

    4Expérience réalisée par Harold Kelley et Martin Shapiro, « An Experiment on Conformity to Group Norms when Conformity is Detrimental to Group Aachievement », American Sociological Review, 19, 1954, p. 667-677.

    5Expérience réalisée par Robert Ziller et Richard Behringer, « Assimilation of Knowledgeable Newcomer under Conditions of Group Success and Failure », Journal of Abnormal and Social Psychology, 60, 2, 1960, p. 288-291.

    6Il y a une proximité évidente entre cette analyse de l’activité de création et d’innovation et la formalisation de l’apprentissage en double et triple boucle de Chris Argyris présenté dans le premier tome Comment naviguer dans les eaux troubles d’un océan d’absurdités ?, op. cit., p. 71-74.

    7Ce paragraphe sur « Les bienfaits de la pensée divergente et des conflits sociocognitifs » est situé p. 105-109 dans le premier tome Comment naviguer dans les eaux troubles d’un océan d’absurdités ?, op. cit.

    8Heuristique s’est contentée d’une liste restreinte pour ne pas en ajouter inutilement et finalement prendre le risque de rater son effet. Les mélomanes avertis ne manqueront pas de signaler que beaucoup d’autres noms pourraient être cités : Gluck, Bruckner et bien sûr l’école de Vienne avec Schoenberg, Berg et Webern.

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    Format

    Le Poultier, F. (2023). Chapitre V. Promouvoir la déviance et agir dans des minorités positives. In Comment rester soi-même dans les affres et délices du vivre-ensemble ? (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/13hg8
    Le Poultier, François. « Chapitre V. Promouvoir la déviance et agir dans des minorités positives ». In Comment rester soi-même dans les affres et délices du vivre-ensemble ?. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2023. https://doi.org/10.4000/13hg8.
    Le Poultier, François. « Chapitre V. Promouvoir la déviance et agir dans des minorités positives ». Comment rester soi-même dans les affres et délices du vivre-ensemble ?, Presses universitaires de Rennes, 2023, https://doi.org/10.4000/13hg8.

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    Le Poultier, F. (2023). Comment rester soi-même dans les affres et délices du vivre-ensemble ? (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/13hfn
    Le Poultier, François. Comment rester soi-même dans les affres et délices du vivre-ensemble ?. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2023. https://doi.org/10.4000/13hfn.
    Le Poultier, François. Comment rester soi-même dans les affres et délices du vivre-ensemble ?. Presses universitaires de Rennes, 2023, https://doi.org/10.4000/13hfn.
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