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Vies de cadres

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Éric Roussel

Deuxième partie. Le souci de soi

Chapitre IX. Les temps de la vie

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1Ce dernier chapitre sera consacré au rapport des cadres au temps de travail. Formulé ainsi, le chemin de la recherche semble tracé et aisé à suivre. Pourtant, il est semé d’embûches. La prolifération des espaces de travail et l’arrivée en force des nouvelles technologies de la communication posent d’emblée un problème redoutable : où commence et s’arrête le travail ? Comment, donc, le mesurer ? Mais, et peut-être même surtout, que mesure-t-on dans la mesure ? Ce qui revient à s’interroger sur ce qu’est le travail. À ces questions, nous ne prétendons pas apporter d’éléments de réponses particuliers. Nous partirons cependant d’une définition sommaire du travail qui, cela va de soi, n’épuise, ni ne dépasse ce que de nombreux courants de pensée s’efforcent de définir ; cette proposition de définition n’a donc qu’un modeste caractère opératoire. Par travail, nous entendons ce qui, dans un cadre institué, relève du don de soi en échange de, ou plutôt, du don d’un soi (soi qui, pour les chercheurs en sciences humaines, reste une énigme entrouverte, source de préoccupations sans fins). Donner de son temps, c’est donc, dans un cadre réglementé, donner de soi en échange d’une rémunération. Le travail relève d’un engagement contractuel existentiel.

2Mais, à ce jeu de vie du don de soi, une inégalité des profondeurs se dessine qui ouvre hommes et femmes à des horizons différents ; le temps biologique impose le tempo de sa reproduction de façon inégalitaire entre les sexes. On voudrait formuler ici une piste de recherche – qu’on tâchera d’illustrer – plutôt qu’affirmer un résultat : il semble que l’on puisse découvrir, sous le rapport des femmes au temps de travail, la mise en œuvre d’attitudes qui, relevant aussi d’impératifs naturels contraignants, témoignent de la résistance – involontaire – de ces dernières à la diffusion généralisée d’un type spécifique de rationalité (on suivra en particulier l’opposition entre Philippe et Béatrice). Les femmes sont-elles en mesure de penser vie familiale et professionnelle sur le même mode ? Si oui, à quel coût ? Mais, avant de déboucher sur ces thématiques, nous nous pencherons sur les significations que peut revêtir pour les cadres une imposition réglementaire d’une réduction de leur temps de travail… quand ils ne l’appellent pas eux-mêmes de leurs vœux. On montrera, qu’une nouvelle fois, une typologie construite en fonction de l’évolution des écarts entre les espérances subjectives et les chances objectives d’ascension professionnelle est susceptible de donner une cohérence explicative globale à une disparité d’attitudes possibles en réaction à cette imposition. Par la suite, on tâchera de faire apparaître l’importance de la variable sexe dans les modes opératoires qui guident les demandes de distribution entre temps de travail et hors travail.

L’APPEL À LA RÈGLE

3Par le contrat de travail, le temps d’un individu se trouve subordonné à celui d’un autre à l’intérieur d’un cadre réglementaire. Ainsi, en touchant au contenu de ce cadre, on modifie nécessairement à la fois les termes de l’échange, mais aussi les relations qui s’établissent d’un bout à l’autre de la relation salariale. Or, chez les cadres, cette relation a ceci de spécifique qu’elle occulte, d’une certaine façon, le temps nécessaire à la réalisation du travail. La liberté concédée aux cadres dans l’organisation de leur travail, en échange d’un investissement sans retenue, soustrait pour partie ce « salariat de confiance » à la mesure temporelle. En redéfinissant la durée légale du temps de travail, le gouvernement risquait donc de modifier la nature de la relation qui liait les cadres à leur employeur ou, plus exactement, allait-il permettre d’éclairer certaines tensions qui la tiraillaient.

Un catalyseur

4Les volontés de changements qui animent la promulgation de lois ne rencontrent pas à coups sûrs les effets qu’elles recherchent. À titre d’exemple, l’application de la réduction du temps de travail aux cadres s’est accompagnée de quelques surprises. On peut ainsi compter au rang de ces inattendus le fait que cette application a contribué à rendre légitimes certaines revendications. En n’hésitant plus à demander que l’on mesure concrètement leur temps de travail, les cadres montraient qu’ils ne s’accommodaient plus de l’implicite et du flou d’une relation qui avait fini par dissocier, dans les représentations, le travail de toute référence à un substrat légal, et donc, temporel. Considérer que ce type d’attitude chez les cadres puisse être mis sur le compte de tensions qui jusque-là sommeillaient n’a donc rien d’extravagant. Mais avant de saisir les implications et significations d’une telle demande, dressons un rapide état des lieux des réactions qu’a suscitées auprès des cadres la mise en œuvre de ces lois sur la réduction du temps de travail (RTT).

  • 1 Source : Sondage réalisé par CSA pour Liaisons Sociales, cité par P. T., « Les cadres veulent du t (...)
  • 2 C. Fouteau, « Les jeunes cadres sont de plus en plus exigeants vis-à-vis de leur entreprise », Les (...)
  • 3 « Après une baisse liée au passage à 39 heures, le temps de travail des cadres a augmenté à partir (...)

Le temps de la mesure du temps
Parler du rapport, ou plutôt, des réactions des cadres à l’annonce des Lois sur la RTT, impose de ne pas succomber aux charmes et aux brumes de l’actualité événementielle. Mais, si résister à l’emprise des vagues médiatiques est une chose, ne pas admettre ce dont elles témoignent avec constance en est une autre : il existe une proportion non négligeable de cadres favorables à la réduction et à la comptabilisation de leur temps de travail. À titre d’exemple, « 73 % des cadres estiment qu’ils doivent bénéficier des 35 heures1 ». Mais poursuivons. Une étude réalisée par l’Ifop montre que 69 % des cadres interrogés préféreraient « gagner moins d’argent mais avoir plus de temps libre », contre 26 % seulement préférant « gagner plus d’argent mais avoir moins de temps libre2 ». Ces réactions ont de quoi surprendre ! Ceux-là même qui se caractérisaient par le fait de travailler sans compter leur temps, semblaient, pour bon nombre d’entre eux, soudainement favorables à la réduction de sa durée.
Mais, parler, à propos des cadres, de réduction du temps de travail, pose d’emblée un problème pratique, celui de sa mesure. Or, ici, des difficultés se dressent qui tiennent autant à la nature du travail réalisé par les cadres qu’aux représentations que se font d’eux ceux qui les pensent et cherchent à l’évaluer. À titre d’exemple, il n’est pas rare de rencontrer dans la littérature – managériale, mais pas seulement – qui aborde ces thématiques, une croyance forte dans une division binaire du travail – entre travail physique et mental – qui, plaçant les cadres du côté du mental, faciliterait l’impression que leur travail ne les quitte pas. À la différence de « l’ouvrier » pour qui le travail manuel permettrait une séparation tranchée entre le temps de travail et le temps hors travail, le cadre emporterait lui, et lui seul, d’un espace à l’autre, ses préoccupations, et, par là, son travail. D’un point de vue pratique, les modalités de rémunérations forfaitaires, constituantes des attributs identitaires de la catégorie cadre, ont contribué, elles aussi, à évacuer l’idée du temps nécessaire à la réalisation du travail. L’imaginaire que véhicule cette notion de forfait est propice à tous les dépassements consentis.
Ces précautions prises n’ont pas pour objectif de revoir à la baisse le poids de la charge de travail effectuée par les cadres, tout juste cherchent-elles à montrer que les difficultés – bien réelles – qu’il y a à la mesurer dépassent de beaucoup cette seule catégorie. D’ailleurs, les études réalisées par les ergonomes et les sociologues du travail tendent toutes à montrer que cette charge de travail s’accroît et, qu’avec elle, augmente la durée nécessaire à sa réalisation3.

Typologie et centralité du travail

  • 4 « Les cadres autonomes devraient devenir de plus en plus nombreux », Le Particulier, n ° 938, déce (...)
  • 5 A. Dietrich, « La réduction du temps de travail des cadres : vers une autonomie contrôlée », GDR C (...)

5Légiférer sur le temps de travail des cadres impose de se confronter à certains aspects de leur physionomie qui rendent problématiques sa mesure. Ainsi, de la première à la seconde Loi Aubry (soit, de juin 1998 à février 2000), est-on passé successivement d’une division binaire à une division ternaire de la catégorie qui, cherchant à ordonner la réalité, masque difficilement sa rugosité. Ceux-là même que les juristes appellent les « ni-ni » – soit, les cadres « qui ne sont ni dirigeants ni intégrés dans un horaire collectif4 », et « dont les horaires ne peuvent être prédéterminés mais qui restent concernés par la RTT dans le cadre d’une convention de forfait5 » – retrouvent ainsi, d’une certaine façon, l’ambiguïté taxinomique qui caractérisait dès son origine la catégorie des cadres. Une nouvelle fois, la « liberté » est troquée contre le sentiment d’autonomie, une fois encore, la condition d’être de ces cadres impose de transmuer son propre assujettissement en sentiment d’indépendance. Il y a, dans cette typologie, outre un retour d’histoire, l’aveu d’un impossible classement, ou plutôt, le classement par défaut d’un restant inclassable qui perpétue, par le haut, tout le paradoxe d’une condition salariale.

Superposition des typologies

6Cette typologie – juridique – composée de trois sous-catégories recoupe celle qui apparaît progressivement au fil de cet ouvrage en vertu de sa capacité heuristique à ordonner et à expliquer certains des comportements des cadres à l’aune des aspirations – encore – contenues dans le sens de la pente de leur trajectoire professionnelle. En superposant ces deux typologies on peut avancer que :

  • c’est parmi les « ni-ni », soit, pour nous, parmi les cadres ayant déjà accédé à des positions élevées, ou en passe d’y parvenir, que l’on trouvera les opinions les plus réfractaires à la RTT ;
  • à l’inverse, il est probable que ce soit à l’intérieur de la sous-catégorie des cadres soumis à une réglementation semblable à celle des autres salariés, ceux qui, dans notre terminologie, n’ont pas encore accédé à des positions à forte valeur ajoutée, qu’on risque le plus de rencontrer des propos favorables à la RTT, non parce qu’ils tombent sous le coup d’une réglementation identique, mais parce que c’est parmi ceux-ci qu’on a le plus de chances de trouver des individus dont les possibilités d’ascension de carrière se réduisent ;
  • on laissera de côté la catégorie des cadres dirigeants – souvent la plus opposée à la RTT – puisqu’elle sort à proprement parler de notre public.

7Ainsi, et de la même façon que l’on a prétendu qu’à mesure que les cadres se rapprochaient, ou qu’ils conservaient l’espoir de se rapprocher des positions élevées, ils s’écartaient d’autant de la syndicalisation, on pense pouvoir avancer que c’est aussi chez ceux qui voient se réduire la distance qui les séparent de ces positions convoitées qu’on a le plus de chances de trouver des réfractaires à la RTT. Cette proposition, loin de nier la réalité d’une tendance forte – notamment chez les jeunes – à un déplacement de la centralité du travail, invite plutôt à la reconsidérer. Si donc déplacement il y a, il est probablement à mettre sur le compte d’un gonflement, chez les cadres, d’un public susceptible de ne rencontrer que des chances minimes d’ascension. Le gonflement des cadres favorables à la réduction du temps de travail signifierait alors aussi l’augmentation de la masse de ceux qui ont revu à la baisse leurs aspirations. Ici, le déplacement de la centralité du travail apparaîtrait donc comme une conséquence de l’intériorisation, par un nombre croissant d’individus, d’une diminution de leurs chances d’accès à des positions convoitées ; en quelque sorte, un déficit d’intérêt par manque de chances, soit, une insatisfaction de l’intérieur compensée par un intérêt pour l’extérieur, le hors travail.

Temps mesuré, fissuré, retenu

8Si l’acceptation, par une forte proportion de cadres, d’un contrôle sur leur temps de travail ne fait plus de doute, on ne peut toutefois en conclure à un désinvestissement de ceux-ci au travail. Pourtant quelque chose se transforme. Les cadres n’hésitent plus à faire appel à la règle pour sanctionner, par exemple, d’éventuels abus. Cet appel, cette référence à l’explicite au détriment du flou, se heurte de plein fouet à une « logique de l’honneur » qui se caractérisait par une propension à s’accommoder de l’implicite, et trouvait dans un sentiment d’autonomie et de liberté à l’égard du temps deux raisons d’être convoitées. Ainsi, en faisant appel à la règle, les cadres refusent donc, d’une certaine façon, un des attributs fortement constituant de leur identité catégorielle. Cette attitude signe la remise en cause du type spécifique de relation qui les unissait à leur employeur et à l’entreprise. Pour nombre d’entre eux, la croyance qui avait amené à confondre liberté et don de soi prend un autre tournant. L’euphémisation de la subordination ne tient plus… au moins, en apparence. De l’affectif au réglementaire, du subjectif à l’objectif, de l’ombre à la lumière, la confiance s’émousse, une logique identitaire se fissure.

9Il est donc permis de considérer que les réactions favorables de cadres à l’arrivée des 35 heures aient contribué à révéler des mutations qui taraudaient en profondeur les liens – de confiance – qui s’étaient établis entre les cadres et les entreprises. Ainsi, par leur promulgation, ces décrets auront ouvert et autorisé à l’expression publique des paroles condamnées au silence. Tout se passe donc comme si la légalisation sur la réduction de la durée du temps de travail avait frayé une voie d’accès légitime à l’expression de l’inavouable, comme si elle avait mis en relief ce qui, s’accumulant dans le quotidien du travail, sommeillait dans le silence anxiogène du non-dit. En rappelant les cadres à une réalité enfouie, celle qui fait d’eux des salariés comme les autres, le passage aux 35 heures aura fonctionné comme un véritable catalyseur de tensions contenues, autorisant, par là, des comportements à la fois inhabituels et presque indignes d’une condition salariale qui perdure parce qu’elle se pense aussi dans la séparation et la liberté. Mais, afin de nuancer ce qui vient d’être dit, il convient de considérer une variable qui prend une importance toute particulière quand il s’agit de penser le rapport au temps de travail, le sexe.

UNE RATIONALITE SEXUÉE

10Parce que les contraintes biologiques de la reproduction exercent leur emprise sur les sexes avec une force inégale, le temps qui lie entre eux présent et avenir ne peut être envisagé de la même façon qu’on soit homme ou femme. Ce temps de la projection de soi, ou plutôt, d’un soi dans le temps, impose des formes de rationalisation des comportements qui, guidant les conduites tout au long de la vie, répartissent les énergies à l’intérieur de différents espaces. Par la force de ces contraintes, une ouverture au monde se dessine, qui renferme en creux un éventail de « choix » potentiels différenciés en fonction des sexes. À partir de ce constat, on voudrait essayer de mettre à jour certaines déterminations qui laissent à penser que la recherche du conjoint semble, dans certains cas et dans une certaine mesure, s’opérer sur le mode d’un type de rationalité spécifique – que l’on qualifiera d’instrumentale ou d’utilitariste – qui, se diffusant indifféremment dans les espaces du travail, mais aussi à l’extérieur, permettrait de subordonner la vie familiale à l’évolution de la carrière professionnelle. Pourtant, et comme on essaiera de le mettre en évidence, il y a fort à parier que certains impératifs – sexués – liés à la reproduction puissent fonctionner comme autant d’entraves à une telle diffusion.

Renouer les fils

11Mais pourquoi avoir articulé ensemble « choix » du conjoint et rapport au temps de travail ? En fait, on postule que l’un et l’autre peuvent avoir pour source commune un type de rationalité spécifique que l’on a qualifié sommairement d’utilitariste. Par là, on cherche donc à montrer que l’on peut penser les orientations professionnelles et familiales des cadres comme les produits d’un même type de rationalité.

  • 6 H. Raymond, « Les Samouraïs de la Raison… »,op. cit.
  • 7 C. Gadéa, « Les mystères de l’escalier inverse », GDR CADRES, op. cit., p. 309.

12En résumant des travaux d’Henri Raymond6, Charles Gadéa retiendra l’idée de la possibilité d’un glissement, d’une forme de diffusion d’une rationalité qui porterait les cadres à – pouvoir – penser, dans une recherche d’optimisation, la sphère familiale sur le mode des actions qu’ils élaborent pour résoudre les difficultés auxquelles ils peuvent être confrontés dans le monde professionnel. Charles Gadéa tiendra compte de ces apports, et les enrichira en les inscrivant dans lessillons ouverts par l’un des axes centraux de l’analyse wébérienne qui consiste à voir dans un ensemble de pratiques propres à l’Occident, les émanations d’un type spécifique de rationalité. Dans le fil de ces travaux nous allons à présent envisager les cadres – ceux que Charles Gadéa appelle les « agents centraux du processus de rationalisation de la vie, celle des autres et [de] la leur propre7 » – comme les porteurs sexués de ce type de rationalité.

Les réalités de la différence

13Mais tâchons dès maintenant de mettre en évidence certaines des réalités objectives qui autorisent à parler de rationalité sexuée.

  • 8 C’est dans la catégorie des cadres administratifs et commerciaux des entreprises que l’arrivée des (...)
  • 9 J. Laufer et A. Fouquet, « La catégorie des cadres à l’épreuve de la féminisation », GDR CADRES, o (...)
  • 10 C. Nicole-Drancourt, « Stratégies professionnelles et organisation des familles », Revue Française (...)
  • 11 D. Peyrat-Guillard et M. Merdji, « Être cadre au féminin : une carrière inscrite dans une logique (...)

Des inégalités indépassables…
La féminisation de la catégorie ne s’effectue pas de façon homogène8. Les femmes demeurent, par exemple, sous représentées dans les fonctions d’encadrement, mais aussi, et plus généralement, sur les postes dits de décisions. Les blocages sont nombreux qui permettent d’expliquer ces réalités. La persistance d’une norme sociale qui continue à faire de l’espace domestique le lieu privilégié des femmes compte probablement parmi les plus grands freins à l’accès de ces dernières à ces positions qui sont aussi les plus chronophages. La perplexité des employeurs face au pouvoir des femmes de parvenir à tenir ensemble vie familiale et professionnelle en est un avatar. D’autre part, les critères à travers lesquels se dessinent les profils des cadres à potentiel desservent eux aussi les femmes. « En définissant des critères de potentiel rigidement associés à des normes d’âge, des rythmes de mobilité et des modèles de disponibilité très exigeants, ces systèmes de gestion de carrière conduisent de fait à ce que de nombreuses femmes cadres soient considérées comme moins “disponibles” et moins “légitimes”9. » Ces normes informelles verrouillent l’accès des femmes aux postes de décision. Mais ce n’est pas tout ! Pour le dire schématiquement, mariage et enfants profitent, en termes d’ascension professionnelle, aux hommes, alors que l’un et l’autre desservent les femmes10. D’un autre côté, si les couples à double carrière sont en progression, on sait aussi que la distribution des rôles n’y est pas égalitaire. En couple, les femmes qui font carrière ne sont pas épargnées par les charges domestiques. Pour elles, l’indépendance économique n’est pas synonyme d’autonomie. Les femmes cumulent donc, plus lourdement que les hommes, temporalités de la production et de la reproduction.
La disponibilité totale des femmes a donc des limites culturelles, mais aussi, naturelles. Les contraintes propres à chacune de ces limites se rejoignent, facilitant, dans une forme d’acceptation sociale résignée, l’adéquation de leurs espérances subjectives en termes d’ascension à la faiblesse de leurs chances objectives. On peut voir dans le cumul de ces contraintes le nœud d’un tarissement de leurs aspirations professionnelles. « Ce qui ressort nettement c’est le désir de ne pas sacrifier la vie privée à la vie professionnelle. Certaines vont jusqu’à exprimer leur refus d’un plan de carrière préétabli et justifient ce refus par le désir d’une vie privée équilibrée. […] Il apparaît donc qu’en cas de conflits inter-rôles, elles prévoient d’accorder la priorité à la vie privée. Elles insistent sur le fait “qu’on ne peut pas vivre que par le travail”, parce qu’“il y a des valeurs qui sont irremplaçables et qu’on ne trouve pas dans le travail”11. » La force de ces modèles culturels de division du travail entre les sexes permet donc aux femmes de se sentir autorisées, à l’inverse des hommes, à revendiquer une répartition de leur temps de travail ajustée aux contraintes qu’elles rencontrent dans l’espace domestique et dans celui du travail. La reproduction des inégalités de position dans le monde du travail trouve ici un socle naturel de légitimité.

14Ainsi, pour être compris, le rapport sexué à la durée du temps de travail doit être rapporté au poids des contraintes qui, au fil de la vie, joue de façon variable et protéiforme sur les hommes et les femmes. Les « choix » professionnels et familiaux ne s’imposent donc pas, entre hommes et femmes, sur les mêmes bases, pas plus qu’ils ne se posent pas dans les mêmes termes, mais ils sont capitaux pour chacun d’eux. En fait, il semble que les prérequis implicites qui facilitent l’accès à des positions professionnelles élevées imposent aux femmes des choix de vie par défaut.

L’ajustement au nécessaire
« Enquêteur : Comment vous pensez concilier la vie professionnelle et la vie privée ?
Psychologue de formation (à la recherche d’emploi, 27 ans) : Je ne sais pas, parce que moi, j’ai déjà du mal à faire ce que j’ai à faire à la maison. Parce que j’ai un copain qui bosse à plein temps, donc… C’est vrai que ça doit être difficile. Pour l’instant, les enfants, j’y pense pas, j’aimerais d’abord débuter ma carrière. Après, je pense qu’un plein temps, ce n’est pas ce que je rechercherais si j’ai des enfants, je veux pouvoir concilier les deux. Donc c’est vrai qu’un plein temps… et même j’ai envie d’avoir du temps libre plus tard et ne pas travailler 35 heures à plein temps. Je préfère avoir du temps libre et avoir moins d’argent. »

Libre, seul… (étude de cas n° 12)

15Fort de tout ce qu’on vient de mettre en relief, on voudrait à présent, à travers l’opposition de deux cas, Philippe et Béatrice, montrer comment agit sur leur vie professionnelle ce qui sépare hommes et femmes en vertu du différentiel d’aptitudes qui est le leur à mobiliser puis mettre en œuvre une forme de rationalité utilitariste leur permettant, le cas échéant, de penser ensemble temps de travail et temps familial. Cette aptitude a aussi un coût, et l’opposition de ces deux individus autorisera à en évaluer l’importance et la portée.

  • 12 Au cours de l’entretien nous avons fait part à Philippe des réticences de Christophe à aller trava (...)
  • 13 Béatrice fait ici référence à son expérience professionnelle entre 1985 et 1991.

Libre, seul…
Confusion, fusion, diffusion…
«Enquêteur : Comment tu envisages ton avenir personnel ?
Philippe : Je n’en sais rien. C’est le seul truc qui ne dépend pas de… Enfin, je ne sais pas si ça dépend… Enfin, ça ne dépend pas que de soi.
Enquêteur : Et ça, ça te gêne ?
Philippe : Oui, bien sûr.
Enquêteur : Tu aimerais te marier ?
Philippe : Bien sûr.
Enquêteur : Avoir des gamins ?
Philippe : Bien sûr.
Enquêteur : Si ta femme habitait à Tombouctou, tu serais prêt à la suivre ?
Philippe : Je ne sais pas… Si ça permet de vivre au quotidien, pourquoi pas. J’ai vachement réfléchi là-dessus, parce que j’ai connu des gens comme ça, et ce qu’il y a de plus dur à réussir, c’est la vie sociale, c’est vraiment ce qu’il y a de plus dur à réussir, après… Enfin, quand je dis sociale, ce n’est pas ça que je veux dire. Je veux dire la vie personnelle avec quelqu’un, c’est ce qu’il y a de plus difficile, tout le monde le foire, surtout à Paris. Tu sais, le nombre de divorces ! Quand tu penses que tu tiens le truc, eh bien… C’est beaucoup plus facile d’adapter la vie du travail que la vie personnelle. Moi je pense que si tu as trouvé une fille vraiment bien, c’est peut-être le truc le plus cher de ta vie, donc il faut y porter vachement d’attention, donc être plus souple pour le reste, parce que c’est ça qui est le plus important. Mais c’est peut-être aussi parce que je suis vachement exigeant de ce côté-là que, à 36 ans je suis toujours célibataire.
Enquêteur : Tu penses qu’il y a un équilibre difficile à trouver entre la vie familiale et la vie professionnelle ?
Philippe : Non, je pense qu’il y a un équilibre difficile à trouver entre deux personnes. Quand tu as trouvé le bon équilibre entre les deux personnes, je ne pense pas que l’équilibre avec la vie professionnelle soit difficile à trouver. Mais, c’est vachement difficile tu sais… Moi, je suis une personne vachement individuelle.
Enquêteur : Si tu rencontrais l’équilibre avec une personne, tu serais prêt à faire des concessions pour ton boulot ?
Philippe : Bien sûr. Mais de trouver ça, c’est super dur. En ce moment, j’ai une vie professionnelle, et ma vie extra professionnelle se retrouve être réduite à ma vie professionnelle. […] Pour moi, les valeurs de l’homme, c’est pas les valeurs de l’entreprise. L’entreprise en elle-même c’est rien qu’une émanation d’une organisation qui correspond à la façon dont les gens veulent vivre ensemble, c’est tout. Donc, arrêtons de magnifier l’entreprise.
Enquêteur : Tout à l’heure tu as dit quelque que chose comme… qu’on pouvait coacher dans la vie professionnelle comme dans la vie privée…
Philippe : Bien sûr.
Enquêteur : Justement, est-ce que tu ne crois pas que là ce sont les valeurs de l’entreprise qui ont réussi à aller jusque dans la vie privée, si tu coaches… ?
Philippe : Non, parce que je pense que ce ne sont pas les valeurs de l’entreprise, ce sont les valeurs de l’homme. Ce sont les valeurs de l’homme qui sont dans l’entreprise, ce sont les valeurs de l’homme qui sont dans la vie de tous les jours, en dehors de sa vie professionnelle.
Enquêteur : C’est-à-dire, que toi, tu ne fais pas de limites entre l’intérieur et l’extérieur de l’entreprise ?
Philippe : Bien sûr que non. À part les sujets qui ne sont pas les mêmes. Non, une entreprise, c’est les hommes, c’est des hommes dans un cadre, mais ça reste des hommes. Donc, les vrais moteurs ce sont les moteurs de l’homme, c’est tout. »
À la lecture de ce fragment, un premier constat s’impose : Philippe nous invite à limiter la confiance que l’on peut accorder aux mots. En effet, tout, dans le vocabulaire qu’il emploie laisse à penser à la diffusion, dans tous les espaces, d’un type de rationalité spécifique. À vrai dire, raisonner en termes d’espace du travail et d’espace hors travail n’a, si on l’écoute, à proprement parler, aucun sens. Et pourtant…
Se libérer du poids des contraintes
«Enquêteur : Mais lui12 aussi il aurait très bien pu avoir l’idée d’aller à Paris ?
Philippe : Bien sûr. Mais, c’est quoi sa famille ?
Enquêteur : Des gens d’une petite commune au sud-ouest de Nantes, de classe moyenne.
Philippe : Non, non. Il est marié ?
Enquêteur : Non, mais il vit avec une fille, mais il n’est pas marié, et il vient d’acheter une petite maison.
Philippe : Ah, il a acheté une maison, en province, etc. eh bien voilà. Il est scotché. Il est installé, il a des machins, des contraintes débiles, etc. Que ce soit moi ou X, avec qui je travaille, c’est des gens qui… Moi, j’ai très peu de contraintes matérielles. J’en ai parce que… Tu parlais de l’héritage tout à l’heure, c’est les seules contraintes que je peux avoir, outre mes parents, les gens que j’aime, etc. Mais je n’en n’ai pas d’autres, je ne m’en mets pas d’autres. Je n’ai pas de famille, je n’ai pas de femme, de machins, etc. Tu sais, dernièrement je suis parti en Australie, je n’ai pas eu besoin de prévenir qui que ce soit, je me barre, salut, ciao. En deux jours, je peux décider de me barrer. J’ai zéro contrainte, je suis hyper libre. Enfin, libre… la liberté a un prix. Mais je n’ai pas besoin de rendre de comptes à qui que ce soit. Lui, il a tout un tas de bordels à gérer, et en plus, il est en province, et en province, il y a encore plus de bordel qu’à Paris. Lui, c’est un mec qui est habitué à rentrer à une certaine heure le soir.
Enquêteur : Pour faire le lien avec la question précédente, à propos du mariage, est-ce que tu ne penses pas que le mode de vie pour lequel tu optes actuellement fait partie des conditions qui te facilitent l’exercice de ton travail ?
Philippe : Je pense qu’à partir du moment où tu es marié avec quelqu’un… enfin marié… où tu es lié à quelqu’un, selon la qualité de la personne, tu fais des concessions ou tu ne les fais pas, et si ça a une vraie valeur, tu fais des concessions. Quand ça a une vraie valeur, tu prends en comptes. Tu gères tes priorités, c’est tout. »
Utilitariste et cherchant à maximiser son profit dans le monde du travail, Philippe résiste à acquiescer à l’idée selon laquelle il gouvernerait sa vie familiale sur le mode de sa vie professionnelle. Ses mots laissent pourtant à penser qu’il agit en ajustant la première aux exigences de la seconde. S’il lui est difficile de l’admettre pour lui-même, cette propension à raisonner de façon utilitariste, quel que soit l’espace concerné, apparaît malgré tout, et peut-être, malgré lui, dans toute son évidence, quand il réagit face aux comportements d’autres individus.
L’époque des doutes
Deux ans plus tard…
« Philippe : Moi, je pense que dans ma vie sociale, amoureuse, je suis super mauvais. J’ai 38 ans, je ne suis pas marié. Je veux sans doute préserver mon mode de vie, mais est-ce que j’ai raison, est-ce que j’ai tort, je ne sais pas ? Je pense que le jour où on aura 50 ans, et qu’on regardera en arrière, qu’on soit tout seul, avec enfant ou pas, je ne sais pas qui aura raison. Ce que je sais, c’est que les choses pour lesquelles j’ai travaillé, ce sont des choses qui sont factuelles et mesurables sur du moyen terme, pas sur du long terme, donc, le travail en général, la vie, pas sociale, familiale, mais la vie sociale du travail. Mais, mes parents ça les tue, parce que mes parents, ils m’ont toujours poussé sur ma vie sociale du travail, mais aujourd’hui ma mère, ce qui l’énerve à mort… Elle ne s’inquiète pas de savoir si on aura à bouffer demain, là, pour ça, elle a zéro inquiétude, mais en revanche de ne pas être grand-mère, ça, ça les inquiète à mort. »
Quelque chose échappe à Philippe. La sensation de ne pouvoir maîtriser sa vie personnelle de la même façon que sa vie professionnelle semble l’agacer. L’essentiel de sa vie, consacré au travail, en valait-il la chandelle ? La question ne se pose pas en ces termes, pas encore, mais le temps qui s’écoule dans la solitude l’y conduit progressivement. Plus qu’un agacement, s’agit-il probablement d’une angoisse, d’un doute profond qui s’immisce sur la pertinence de l’orientation d’une vie, la sienne. Angoisse particulièrement douloureuse chez un individu qui, convaincu qu’il ne doit sa réussite qu’à lui-même, se voit inexorablement poussé à se retourner contre lui.
Les débuts du dilemme
« Béatrice : J’avais un RH, un Ressources Humaines, qui n’était pas idiot, il voyait que je m’emmerdais, et il m’avait mise sur ce projet où on était consultant interne sur un projet de changement de management13. Comment je vivais les choses ? Je pense que déjà, j’étais un peu tiraillée, c’est-à-dire qu’en même temps, j’avais envie de promotion, envie d’évoluer, j’étais très en veille par rapport à ça, et en même temps, je n’étais pas forcément prête à payer le prix fort, notamment, le prix en termes d’investissement personnel, c’est-à-dire, c’est partir du boulot à 8 h le soir… Donc, quand je dis que “j’étais dans le trip”, je travaillais quand même tard le soir. Mais je pense que j’étais déjà “paresseuse” entre guillemets, c’est-à-dire que je n’étais pas toujours prête à jouer le jeu à fond. Je me suis mariée en 91 et j’ai eu mon premier enfant. Enfin, on s’est marié pour avoir des enfants… Et, j’ai décidé, parce que je ne voyais pas de perspectives pour mon boulot que… que ça me faisait chier. J’avais l’impression de la lourdeur de la grosse boîte, des imperfections. Je ne voyais pas trop ce que je pouvais y faire, je n’avais plus tellement de perspectives. Donc, l’opportunité de dire : “Eh bien, je ne reviens pas après mon congé mater”, mon mari est indépendant, travailleur indépendant, donc, on a fait le choix de quitter Paris, et de s’installer en Bretagne. »
Ici, l’équation de la réussite professionnelle se pose douloureusement, elle impose des décisions lourdes de conséquences. Un couple de solutions possibles se dresse pour l’avenir, qui oppose deux tentations : l’investissement sans faille à des fins d’ascension, le désir d’avoir des enfants. Ainsi, le pouvoir de jouer le jeu du dévouement sans limites comporte-t-il une phase sombre, l’abandon, peut-être momentané, pour les femmes, du don de la vie.
Vie privée et vie professionnelle, l’impossible compromis
« Béatrice : Je ne suis entourée que d’hommes, donc les hommes, ils investissent, ils surinvestissent le temps de travail, puisque, tous autour de moi, leurs femmes, elles ne travaillent pas. Donc, mes collègues, quand ils rentrent le soir, les mômes ils sont douchés, couchés, et puis maman fait tourner la maison, elle s’occupe de la famille. Donc, ils sont chez eux à 8 h le soir, bon, c’est pas dramatique, mais ils ne sont pas chez eux à 6 h, ça ne risque pas. Mon patron, quand il dit : “Ce soir, je pars tôt”, c’est 6 h et demi. Donc, moi, j’ai toujours ce rapport où je suis tiraillée, où en même temps, je n’ai pas envie… mais en même temps, quand je pars à 6 h, je me culpabilise, et d’ailleurs, je me fais piéger, et mon copain me dit : “Tu es dingue ou quoi, c’est les 35 h  !”, mais non, moi je lui dis : “Les 35 h pour les cadres aujourd’hui, c’est de la connerie, ça n’existe pas.” Donc moi, c’est une sorte de compromis. Je suis toujours dans une sorte de négociation…
Enquêteur : Quand vous parlez de “compromis”, quand vous dites que vous êtes toujours à la recherche de compromis, en gros, est-ce que c’est dû au fait que vous soyez une femme ?
Béatrice : Que je sois une mère ! C’est-à-dire que clairement… Moi, je suis divorcée… et les soirs où je n’ai pas mes enfants, et comme je vis seule, et que je n’ai pas mon copain à la maison, comme par hasard, les soirs où je n’ai pas les filles, je bosse jusqu’à 7 h et demie, 8 h. Et si j’avais mon copain, comme lui il est enseignant, et qu’il sort du boulot à 4 h et demi, des fois je me dis que je ne pourrais pas… ça serait source de conflit… et que je n’ai que le boulot dans ma vie. En fait, je suis un peu à un tournant de ma vie… Alors en plus, une femme seule, je jongle encore plus quoi.
Enquêteur : C’est plus dur ?
Béatrice : Ah mais oui ! bien sûr. Mais, comment je fais moi ? C’est pour ça que l’égalité… on n’est pas… Il ne faut pas se leurrer. Qui emmène ses mômes à l’école ? Mon patron, il va dire : “Cette après-midi, je pars tôt, il y a la réunion avec les profs”, ou alors : “Cette après-midi, j’emmène mon gamin à la piscine”, d’accord, mais le gamin il n’y va pas une fois par an à la piscine, les autres fois qui c’est qui l’emmène  ?, c’est maman. »
Se lisent ici, dans une nudité crue, les tiraillements dans lesquels peuvent se trouver prises les femmes qui, désireuses de s’investir lourdement dans leur travail, ressentent une double culpabilité, culpabilité née du sentiment de ne pas être une bonne mère, ni d’être un (e) bon (ne) cadre. La prise en compte d’inconciliables exigences amène alors parfois le regard vers d’autres sources de satisfactions. Les goûts, modes de vie, centres d’intérêts se déplacent, ils bifurquent, parfois même, d’un extrême à l’autre.
Un déplacement de centralité par défaut
« Béatrice : Je pense que, petit à petit, je me décale… Parce que justement, mon ami, lui, il a fait un choix d’enseignant, en disant : “J’ai aussi envie d’avoir beaucoup de loisirs”, donc, forcément ça m’influence. Et puis je me dis qu’au fond, au fond, ce que je me souhaite, ce n’est pas de bosser 12 h par jour comme une malade même si je m’éclate au boulot. Donc là, moi, quand je me projette dans l’avenir, c’est de dire : “J’arrête ça”, et j’en étais même à me dire : “Je prends un boulot bien moins qualifié, où j’aurai un revenu inférieur”, mais il faut que je me prépare à l’assumer socialement, mais ça ne me prend pas la tête et “Je fais des heures beaucoup moins importantes”. Moi, je pense que j’ai les deux. En même temps, ça ne m’empêche pas de travailler.
Enquêteur : Peut-être une question très générale, finalement votre “tournant” à vous, par rapport à l’entreprise, par rapport au travail, vous l’attribuez à quoi ?
Béatrice : À une rencontre amoureuse. Enfin, c’est facile de dire ça.
Enquêteur : Il enseigne en quoi ?
Béatrice : Il est instit en classe relais. Enfin, en même temps, je me dis que si j’avais été dans le trip dans lequel j’étais il y a dix ans, je ne l’aurais même pas regardé, ou je l’aurais regardé, et je me serais dit : “C’est pas pour moi”, c’est-à-dire que je ne me serais pas autorisée cette rencontre amoureuse, je l’aurais peut-être sentie, j’aurais peut-être eu quelque chose, mais je pense que je ne serais pas aller dans l’histoire quoi, je ne me serais pas investie dans l’histoire. Donc, je pense que quand je dis “c’est à lui”, c’est que les deux vont de paire. C’est-à-dire que, comme par hasard, je rencontre quelqu’un qui n’est pas du tout dans ce système-là, mais alors, pas du tout du tout, et même qui l’exècre quoi. »
Ici, et à la différence de Philippe, espace du travail et hors travail semblent devoir être pensés sur des modes différents, mais pas séparément. Tenter de maximiser ses chances de réussite d’un côté revient à les voir dépérir de l’autre. En revoyant ses aspirations professionnelles à la baisse, les centres d’intérêts de Béatrice se déplaceront. La recherche de cet équilibre tant convoité – inséparable de l’élaboration de compromis avec les autres mais aussi avec soi-même – s’accompagne, comme dans un jeu de miroirs, du doute de Béatrice quant à l’importance même de la primauté du travail dans sa vie.

Le barrage féminin

16Tâchons d’en venir immédiatement à l’essentiel de notre propos, et essayons d’apporter des éléments de réponse à notre tentative de mettre en évidence une aptitude sexuée à la mobilisation d’une rationalité utilitariste. À la lecture de ces entretiens, au moins deux constats s’imposent. L’un et l’autre montrent avec force que l’organisation de la centralité du travail est soumise aux logiques du genre, mais ces fragments montrent aussi avec netteté qu’espace de travail et espace hors travail sont inextricablement liés. Impossible de concevoir l’un sans l’autre, tout aussi impossible de se penser dans l’un en faisant abstraction de l’autre. Pourtant, au-delà de cette intrication, force est aussi de constater que la variable sexe détermine les façons possibles de penser cette liaison. Ainsi, si l’on peut considérer qu’une propension à une rationalisation de la vie puisse trouver dans l’espace du travail et dans celui de la famille deux terrains possibles d’expression, il faut alors aussitôt admettre que la variable sexe joue sur les possibilités d’un déploiement à l’identique de ce type de rationalité sur tous les espaces.

  • 14 « La réalisation professionnelle de l’homme est portée par une mobilisation familiale qui passe es (...)

17Tout se passe comme si l’inégalité – entre hommes et femmes – des chances de faire carrière jouait sur l’aptitude des individus à appréhender l’un avec l’autre, l’un par rapport à l’autre chacun de ces espaces. Tout laisse à penser que les hommes seraient en mesure d’appréhender l’une après l’autre ou, l’une en dehors de l’autre, temporalités professionnelles et familiales, alors qu’une lourde continuité « naturelle » entre espace de la production et de la reproduction imposerait aux femmes des compromis par défaut. Schématiquement, on pourrait dire que les hommes détiendraient les moyens d’organiser, pour un temps, en parallèle, ces deux espaces, alors que chez les femmes se poserait d’emblée le problème de la priorité, de la primauté à accorder à un espace, souvent au détriment de l’autre. Ainsi, alors que chez les hommes la possibilité de négliger un espace pour s’investir dans l’autre comporterait des risques minimes, les femmes seraient, tôt dans leur carrière, contraintes à des arbitrages souvent douloureux, anxiogènes, décisifs. À l’inverse, les hommes qui se trouvent habités par la recherche d’un profit maximum pourraient se permettre de mettre la sphère de la famille au service de celle du travail14. En revanche, ce mode de calcul serait plus lourd de conséquences pour les femmes. En exagérant le trait, on pourrait avancer que réussir dans l’un de ces espaces les condamnerait à échouer dans l’autre. Encastrés l’un dans l’autre, espace familial et espace du travail montrent toute la dissymétrie d’un rapport sexué au temps de travail.

  • 15 J. Laufer et A. Fouquet, « La catégorie des cadres à l’épreuve de la féminisation », GDR CADRES, o (...)

18« Ce n’est que dans la mesure où les femmes se “libèrent” des contraintes familiales qu’elles conservent les mêmes possibilités de carrière que les hommes15. » Sachant que mariage et enfants desservent les femmes d’un point de vue professionnel, on peut alors entrevoir dans leur célibat, redoublé d’une absence d’enfants, le point culminant de leur libération. Ce constat conduit au paradoxe théorique suivant : l’égalité des sexes devant les chances de carrière a pour envers ou synonyme le dépérissement de la société. Mais, cet aboutissement paroxystique n’est pas en passe d’être atteint, ce qui présuppose que les femmes sont et doivent être disposées à des compromis. C’est en ce sens qu’on pense qu’elles peuvent apparaître comme un rempart – involontaire – à la diffusion généralisée d’un mode de rationalité utilitariste.

19Il est à présent temps de conclure. Le moment est donc enfin venu d’apporter une pierre, aussi modeste soit-elle, à une des interrogations centrales de ce travail : comment définir l’être-adapté au monde de la production ? Afin de répondre à cette question, on cherchera à définir le type de rationalité qui permettrait aux cadres de composer au mieux avec les réalités actuelles du travail.

Notas

1 Source : Sondage réalisé par CSA pour Liaisons Sociales, cité par P. T., « Les cadres veulent du temps. Les cadres que l’on disait au début hostiles aux 35 heures se montrent de plus en plus favorables à la réduction du temps de travail », Sud-Ouest, 10 septembre 1999.

2 C. Fouteau, « Les jeunes cadres sont de plus en plus exigeants vis-à-vis de leur entreprise », Les Échos, jeudi 10 janvier 2002, p. 3. D’autres enquêtes montrent que le pourcentage des cadres ayant le sentiment de trop travailler est passé de 45 % en 1992 à 56 % en 1999. Source Cadroscope Apec. Peut-être plus étonnante encore est l’attitude de certains cadres à l’égard de la pointeuse, outils de contrôle du temps – ouvrier – par excellence. « Même la pointeuse perd son statut d’épouvantail : dans un autre sondage publié avant les vacances, 64 % des cadres se disaient prêts à enregistrer de façon scrupuleuse leurs heures d’arrivée et de départ. » P. T., « Les cadres veulent du temps », op. cit.

3 « Après une baisse liée au passage à 39 heures, le temps de travail des cadres a augmenté à partir de 1982. Il a atteint son maximum au début de la décennie des années 1990 puis a légèrement régressé jusqu’en 1993 avant de reprendre sa course ascendante. L’enquête constate que plus la liberté d’horaire des cadres est grande, plus la durée de travail s’accroît : 49 h 13 pour ceux qui sont libres de fixer leurs horaires contre 44 h 15 lorsque les horaires sont fixés par l’entreprise. » Source : Semaine Sociale Lamy, 6 septembre 1999, n° 946, p. 15.

4 « Les cadres autonomes devraient devenir de plus en plus nombreux », Le Particulier, n ° 938, décembre 2000, p. 51.

5 A. Dietrich, « La réduction du temps de travail des cadres : vers une autonomie contrôlée », GDR CADRES, op. cit., p. 55-56.

6 H. Raymond, « Les Samouraïs de la Raison… »,op. cit.

7 C. Gadéa, « Les mystères de l’escalier inverse », GDR CADRES, op. cit., p. 309.

8 C’est dans la catégorie des cadres administratifs et commerciaux des entreprises que l’arrivée des femmes est la plus importante. « Entre 1982 et 1994, le nombre des femmes cadres d’entreprises est passé de 125 000 à 300 000. Pourtant, si elles représentent 45 % de la population active, elles ne sont que 29 % des cadres d’entreprises du secteur privé – 27 % dans le secteur public – et sont plus présentes dans l’administration que dans la technique : elles représentent 29 % des cadres administratifs et commerciaux, mais seulement 13 % des ingénieurs et cadres techniques d’entreprises. » J. Laufer et A. Fouquet, « La catégorie des cadres à l’épreuve de la féminisation », GDR CADRES, op. cit., p. 274. Source : Enquêtes Emploi 1982 et 1994. Les femmes appartenant à la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures sont passées, elles, entre 1982 et 1994, de 440 276 à 895 408. Source : Enquête emploi. La part des femmes chez les cadres administratifs et commerciaux d’entreprises a atteint 39,5 % en 2005. Source : « Actifs occupés selon le sexe et la catégorie socioprofessionnelle » in Femmes et Hommes. Regards sur la parité, INSEE, Édition 2004.

9 J. Laufer et A. Fouquet, « La catégorie des cadres à l’épreuve de la féminisation », GDR CADRES, op. cit., p. 286. Voir aussi J. Laufer, La Féminité neutralisée. Les femmes cadres dans l’entreprise, Paris, Flammarion, 1982, 296 p.

10 C. Nicole-Drancourt, « Stratégies professionnelles et organisation des familles », Revue Française de Sociologie, 1989, XXX, p. 62. Il semble même que l’arrivée du deuxième enfant scelle, avec une intensité toute particulière, la présence des femmes au foyer.

11 D. Peyrat-Guillard et M. Merdji, « Être cadre au féminin : une carrière inscrite dans une logique d’anticipation », Nantes, Les Cahiers de Recherche du Centre de Recherche et d’Études Appliquées du Groupe École Supérieure de Commerce Nantes Atlantique, juin 1996, p. 14.

12 Au cours de l’entretien nous avons fait part à Philippe des réticences de Christophe à aller travailler à Paris. Le fragment qui suit illustre ses réactions. Le « lui » en question est donc Christophe, que Philippe ne connaît pas.

13 Béatrice fait ici référence à son expérience professionnelle entre 1985 et 1991.

14 « La réalisation professionnelle de l’homme est portée par une mobilisation familiale qui passe essentiellement par l’épouse. Celle-ci “ouvre la voie” de deux façons : en n’ayant pas elle-même de contraintes professionnelles et en prenant en charge, si besoin est, la totalité du travail familial. » C. Nicole-Drancourt, « Stratégies professionnelles et organisation des familles », op. cit., p. 68.

15 J. Laufer et A. Fouquet, « La catégorie des cadres à l’épreuve de la féminisation », GDR CADRES, op. cit., p. 283.

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