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Vies de cadres

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Éric Roussel

Deuxième partie. Le souci de soi

Introduction

Full text

1Le quotidien du travail enfle dans la durée. Ce simple constat contient quelque chose d’alambiqué. Des présents chaque fois renouvelés, mais toujours empreints du passé, s’accumulent et font de l’expérience ce point névralgique où se rencontrent temporalités objectives et subjectives. Les esprits deviennent durée. En se chargeant des temps de l’expérience, ils font l’expérience du temps. Au cours de la première partie, nous n’avons eu de cesse de montrer comment le rapport au travail, conçu comme une rencontre entre des individus, des héritages catégoriels et des réalités quotidiennes, pouvait générer des tensions qui s’accumulent en chacun. Ces tensions s’agglutinent au cœur de leur réceptacle, elles se combinent entre elles, se mêlent les unes aux autres, peut-être même en viennent-elles à se chasser mutuellement, provisoirement (ou pas), pourtant, leur dynamique intérieure nous échappe. L’important est pour nous de retenir que, de plus à moins l’infini, certains individus parviennent à les contenir ou à les assimiler, d’autres pas, ou, plus difficilement.

  • 1 On a là qu’une façon possible, parmi d’autres, d’interpréter leurs comportements et prises de posi (...)

2Dans la partie qui débute à présent, on montrera comment l’on peut comprendre certains aspects de la vie des cadres en les rapportant à l’état de leur trajectoire professionnelle et des tensions qu’elle permet de contenir (ou pas1). On fera ainsi progressivement apparaître une typologie à l’intérieur de laquelle on pourra identifier trois grands types d’attitudes possibles chez les cadres. Au fondement de cette typologie, on trouve le principe suivant : des écarts croissants entre des chances objectives d’ascension et les espérances subjectives d’accéder à des positions convoitées fissureront, dans la durée, les mécanismes mis en place qui auront permis de contenir – jusque-là – d’éventuelles tensions. Les attitudes et comportements des cadres peuvent alors être compris comme l’expression de ces tensions, qu’elles soient libérées, encore contenues, ou bien même, assimilées ou dépassées. Ces aspects de la vie des cadres que l’on va regarder de près, ne concernent pas directement leur travail, ce qu’ils font. Pourtant, l’inextricabilité des relations qui se nouent entre eux et celui-ci impose de les penser ensemble.

3On débutera ainsi notre périple par une première étape à l’intérieur de laquelle on abordera ce qui relève de l’absence de travail, comme son négatif, le chômage (Les à-côtés du travail). On fera alors apparaître en quoi ce risque, potentiel, contribue à modifier les termes d’une relation de « confiance » entre les cadres, les entreprises et leurs représentants. Mais on tâchera aussi de faire apparaître qu’il n’y a pas de relation mécanique ni nécessaire entre mise à l’écart du monde professionnel et désinvestissement des cadres au travail.

4Notre périple se poursuivra par une analyse des évolutions des relations temporelles qui lient les cadres aux entreprises (La projection de soi). En touchant aux modes de gestion des carrières – introduisant par là de nouveaux clivages au sein de la catégorie –, les entreprises ont modifié encore d’avantage les termes de cette relation de don et de contre-don qui justifiait l’importance d’un investissement au travail par une promesse d’avenir. Ces changements dans la gestion des carrières n’annoncent-ils pas un glissement vers une réduction de l’entreprise comme un moyen au service de soi, de son avenir personnel ?

5Mais, l’évolution des termes du rapport qu’entretiennent les cadres au travail et aux entreprises se lit aussi dans d’autres registres. À partir d’une analyse sociogénétique des catégories mentales qui sont à l’œuvre dans le syndicalisme cadre depuis ses origines, on voudrait montrer, sur la base des transformations qu’a connues l’organisation de l’espace de la production, dans quelles contradictions ne peuvent manquer de se trouver ceux qui, à l’heure actuelle, parmi les cadres, rentrent dans l’action syndicale (Action collective, action individuelle).

6Au cours de ces chapitres, et de façon souterraine, on tâchera de faire apparaître la force d’indissolubles enchevêtrements qui lient sphères de la production et de la reproduction. Mais, c’est seulement au cours du dernier (Les temps de la vie) qu’on abordera frontalement cette question, en prenant pour appui l’attitude différentielle des hommes et des femmes à l’égard de la durée du temps de travail. Comment expliquer ces différences ? On cherchera aussi à comprendre le sens que l’on peut attribuer à l’assentiment de certains cadres à l’égard d’une réduction réglementaire de leur temps de travail. Leur acquiescement atteste-t-il d’une forme de renoncement identitaire sur fond de déplacement, aux marges de leurs intérêts, de la centralité du travail ?

Notes

1 On a là qu’une façon possible, parmi d’autres, d’interpréter leurs comportements et prises de positions à l’intérieur de différents registres de leur vie de salarié. Ce type d’interprétation n’a donc en aucune façon pour prétention d’épuiser la totalité des explications possibles, mais seulement, pour objectif, d’ordonner le réel, de lui donner de la cohérence à la lueur d’une théorie d’ensemble.

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