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Vies de cadres

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Éric Roussel

Première partie. Des cadres au travail

Chapitre V. Le travail contenu

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  • 1 Nous reviendrons dans le détail sur chacun de ces aspects dans la conclusion de cette première par (...)

1Le chemin qu’on a suivi jusque-là dans notre analyse du monde de la production nous a permis de montrer que les évolutions des conditions de travail des cadres pouvaient se caractériser par des tendances généralisées vers une prolifération de référents spatiaux, temporels, affectifs et actifs1. On aura pris soin de mettre en évidence que cet éclatement pluriel en extériorité imposait des formes de compositions au quotidien plus ou moins coûteuses d’un individu à l’autre. Au cœur de ce travail de composition, les cadres doivent donc faire face à l’éparpillement, gérer le chaos pour donner un sens à leur activité de production. Par là, on veut signifier que ce n’est pas seulement la relation symbolique et affective qui lie l’individu à ce qu’il produit qui est affectée par ces métamorphoses, mais aussi, et plus largement, le sens éthique qu’a pour lui son activité.

2Ces défis quotidiens qui répondent à ces exigences de compositions peuvent être source de tensions. L’une d’elles puise à la difficulté de concilier fins individuelles et collectives (celles qui concernent les collectifs de travail, mais aussi celles que poursuit l’entreprise). On verra comment, en s’accumulant dans la durée, ces types spécifiques de tensions peuvent parvenir à introduire de la distance entre eux et le(ur) travail. On montrera par exemple que ces efforts de conciliation (mais peut-être faudrait-il parler de colmatage…) peuvent avoir des effets différents sur les cadres si l’on considère l’importance variable qu’a pour eux la dimension collective (Servir, le client, la société, soi ou le collectif). Le coût de ces adaptations journalières s’imprime sur les visages qui portent la marque des efforts consentis. On tâchera d’illustrer cette proposition par quelques descriptions.

POUR QUI, POUR QUOI ?

3Le travail des cadres consiste – aussi – à produire de la cohérence au creux de l’éclatement des choses qu’ils ont à faire. En effet, la cohérence d’ensemble de leurs activités n’est pas donnée, c’est donc à eux qu’il incombe de réaliser ce travail d’assemblage. On cherchera ici à porter notre regard sur quelques conséquences possibles de la nécessité dans laquelle ils se trouvent de devoir produire un sens à leur travail… ce travail qui les lie aux autres, à ce qu’ils produisent et qui, inséparablement, participent de ce qu’ils sont.

Faire et défaire, une cohérence à construire

4La course anticipative et adaptative aux évolutions de la demande ne témoigne pas seulement d’une réduction de l’à-venir prévisible pour les entreprises, elle se traduit aussi, par exemple, par la mise en œuvre simultanée d’une multiplicité de projets pour les cadres. Du fait de cet amoncellement, les cadres sont aussi guettés par le piège de l’éparpillement. Ils encourent alors le risque, potentiellement douloureux, de se voir signifier d’abandonner un projet en cours. Afin de canaliser ces frustrations potentielles, certaines formations au management préparent parfois les futurs managers à annoncer à leurs collaborateurs des changements possibles d’orientations. Plus encore, certaines d’entre elles forment même les managers à apprendre à réagir face à l’annonce par leur supérieur d’un changement d’objectif.

Déconstruction et reconstruction du sens

  • 2 Cette scène est tirée du film de B. Bloch, « Managers, encore un effort », op. cit., « Annonce à u (...)
  • 3 En fond d’écran.
  • 4 Pierre a probablement voulu dire : « tu n’as pas fait preuve d’ouverture ni d’esprit d’équipe », m (...)

Manière de réorienter l’activité
La scène2 qui va suivre met l’une en face de l’autre deux personnes : un consultant, responsable de formation, et un cadre de direction (Pierre) participant à la formation. Le jeu de rôle auquel elles se prêtent est regardé, attentivement, par trois autres cadres présents dans la salle.
« Annonce à un collaborateur d’un changement d’objectif3 »
« Consultant : Concurrence asiatique qui apparaît, et par rapport à ça, un certain nombre de mesures s’imposent. Principale mesure qui s’impose, c’est que l’on va devoir concentrer au maximum nos investissements sur les agences existantes. Dans ce contexte-là, j’ai pris la décision que le projet États-Unis pour lequel tu t’investis depuis trois mois, on arrête tout. [silence]
Pierre : C’est pas vrai ! [silence] C’est une plaisanterie, ou…?
Consultant : Non, non ce n’est pas une plaisanterie, euh… [Pierre coupe le consultant.]
Pierre : Après les bons résultats, comme tu l’as dit, que nous avons eu… ensemble, nous avions vu, et tu étais d’accord, que l’investissement sur les États-Unis, allait être amorti, non pas en six années, mais en deux années, que tous les autres projets n’atteignaient pas un tel seuil d’efficacité et de rentabilité, comment as-tu pu prendre cette décision ? je ne te comprends absolument pas, c’est aberrant !, aberrant !
Consultant : Alors, deux choses Pierre. Premièrement, sache que c’est conscient de ces… de toutes ces contraintes que, effectivement, j’ai pris cette décision. Maintenant, en ce qui concerne l’explication concernant cette décision, il n’y en a qu’une seule :cette décision a valeur d’exemple pour l’ensemble de l’entreprise. Je suis conscient de ce que ça représente pour toi. Maintenant, je te demande de le faire.
Pierre : Par rapport à ma déception… euh, entrent en compte les valeurs de l’entreprise… Il me semblait que tu me parlais d’ouverture… euh, cette décision tu l’as prise tout seul… sans, sans m’en parler… euh, je trouve que tu as fait preuve d’ouverture et d’esprit d’équipe4, ça remet en question beaucoup de choses et… [hésitations] Il va falloir que je trouve une nouvelle motivation [Le consultant coupe Pierre.]
Consultant : Maintenant, je vais te demander en plus Pierre, je vais te demander de réfléchir à tous les moyens qui vont nous permettre de mobiliser la motivation de nos individus et la motivation de nos clients. C’est vrai qu’il peut y avoir un certain nombre de points sur lesquels je peux t’apporter une aide, en fonction de… je dirais, à la fois de… de… de mes compétences, et puis en fonction de… des moyens qui sont à disposition, je suis prêt, effectivement, dans ce cadre-là, à te les apporter.
Pierre : Mais… [Le consultant coupe Pierre.]
Consultant : Donc, ce que j’attends de toi, effectivement, c’est que tu te prépares à ça. Pierre : Écoute, je veux bien t’aider à préparer… euh… les choses… à assumer ta décision… euh, maintenant, c’est ta [Pierre insiste sur le « ta »] décision… euh, tu peux compter sur moi pour t’aider… à… à assumer cette décision-là [Le consultant coupe Pierre.]
Consultant : [d’un ton solennel] Tu aideras l’entreprise, et tu m’aideras… en la faisant vivre cette décision. Pierre, juste une chose, une fois de plus, je comprends ton ressenti, je te demande juste une chose à l’avenir, même dans ce cadre de ressenti, attention ! à ce qu’on continue à se respecter l’un l’autre quelles que soient les circonstances : “Tu te permets de prendre cette décision”, “C’est incohérent”, non [d’un ton calme]. Tu faisais allusion à nos valeurs tout à l’heure, tu peux très bien me faire part de tes déceptions, du fait que tu sois choqué, tout en respectant effectivement des choses qui nous permettent de communiquer avec un respect mutuel. Je peux compter sur toi là-dessus ?
Pierre : D’accord.
Consultant : Bon, je te remercie. [Le jeu de rôle se termine, le consultant change de ton.] Stop, on l’applaudit, bravo ! »

5Ici, la réaction de colère – simulée par un cadre à qui l’on demande d’abandonner un projet sur lequel il s’était investi – est canalisée, puis détournée de son orientation initiale. Progressivement transformée par une technicisation de sa subjectivité, elle passera en quelques phrases, d’une violence à l’adresse de l’autre, à une forme de consentement, du rejet de la décision, à son acceptation. L’intériorité est convoquée à s’autoréguler, à s’autocontrôler.

  • 5 P. Bouffartigue, De l’école au monde du travail. La socialisation professionnelle des jeunes ingén (...)

6Mais, ce qui résulte d’une tentative d’anticipation des réactions envisageables afin de mieux les contrer, n’épuise pourtant pas l’éventail des significations qui se nouent entre les individus et leur travail. Or, le désir de participer au déroulement de la production du produit, depuis sa conception jusqu’à sa réalisation finale, reste fort chez les cadres5. Imposer aux individus de se réinvestir sur un autre projet, sur des tâches nouvelles, tout en leur demandant d’abandonner celles sur lesquelles ils s’étaient investis, ne va donc pas de soi. S’il y a du soi dans le faire (« mettre du sien »), l’abandon de l’un nuit nécessairement à l’autre. Cette part de soi qui survit dans la production d’un produit – d’autant qu’on considère qu’il est au service de quelque chose ou de quelqu’un – n’est donc pas une dimension négligeable. On peut ainsi être amené à penser que la technicisation en extériorité de demande d’abandon – de projets – soit à même de générer un type particulier de refoulé qui, par avance instrumentalisé, laisse, pour ainsi dire, l’individu dans un monologue intérieur. Toujours est-il que, face à la prolifération des projets, il incombe aux cadres de construire – en dernier ressort – par eux-mêmes de la cohérence dans la durée… la chose n’a rien d’aisé, et certaines formations au management qui instrumentalisent par avance leurs réactions ne les y aident pas forcément.

Se faire et se défaire, une cohésion à trouver

  • 6 M. Doneddu, « Les cadres dans les luttes récentes : quelques réflexions », GDR CADRES, op. cit., p (...)
  • 7 « Intégration hétérorégulée […] dans laquelle les actions [des individus] sont coordonnées non sur (...)

7Quand l’investissement des cadres au travail se confondait avec le sentiment qu’ils pouvaient avoir de servir la société, le sens et l’action se fondaient l’un dans l’autre. « Mais qu’en est-il quand le progrès de l’entreprise semble bel et bien s’opposer à celui de la société, à tel point que la notion même de progrès de société est qualifiée de ringarde dans la pensée néo-libérale dominante ? Qu’en est-il quand les cadres vivent eux-mêmes cette opposition à travers leur propre situation6 ? » À la lecture de cette citation, au cours de l’entretien qu’elle nous a accordé, une femme de 28 ans, ingénieur, a réagi de la façon suivante : « Eh bien c’est exactement mon problème ! Je pourrais remplacer “progrès de la société” par utilité pour la société. Depuis un certain temps j’ai l’impression qu’on me demande de travailler pour des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord, comme si je devais travailler sur une bombe atomique par exemple. » Ce type de réaction porte la marque d’un écart qui se creuse entre – ce que André Gorz, à la suite de Jürgen Habermas, appelle – une intégration hétérorégulée7 et les intentions des individus. Par le moyen de cette intégration hétérorégulée la question de la finalité éthique du travail échappe à ceux qui l’accomplissent. Mais on pourrait ajouter à cela que le phénomène n’est pas nouveau, peut-être va-t-il seulement s’amplifiant… Cette nuance apportée mérite à son tour quelques précisions.

  • 8 . Selon N. Baverez, aux Trente Glorieuses – de Jean Fourastié – auraient succédé Les Trente piteuse (...)

8Là où la justice sociale avait trouvé, au cours des Trente Glorieuses, une traduction dans une association entre l’économique, le politique et le social, l’époque actuelle annonce la victoire brutale d’une autonomisation de la sphère économique8. L’important est ici pour nous de constater que si les ingénieurs et cadres ont pu, un temps, incarner une des figures de proue de ce compromis sociétal, nombre d’entre eux marquent aujourd’hui des signes de désengagement du fait qu’ils se trouvent écartelés par cette dislocation des finalités entrepreneuriales, sociétales, collectives et individuelles ; des destins se séparent. Ce qui semble – s’être – perdu c’est tout simplement le sens (en termes d’éthique et de finalité) du travail. Ainsi, c’est le travail, cette fois en tant qu’il contraint à faire, et à faire cela, qui devient, par lui-même, point d’origine de tensions difficilement conciliables à mesure que s’accroît, d’un côté, l’écart entre ces différentes sources de finalités, et que, d’un autre, l’atomisation croissante dans la société rend encore plus coûteux l’effort qui consisterait à supporter cet écart.

9Ces propos interrogent la possibilité d’une construction de soi par le travail lorsque les fins individuelles s’écartent par trop de fins procédant d’une intégration hétérorégulée. Le travail (au sens du faire) ne pouvant se réduire à une dépense d’énergie, il y a tout lieu de penser que le fossé entre ces fins ne pourra manquer de nuire, et de façon inextricable, à l’accomplissement de soi dans et par le travail autant qu’à l’accomplissement du travail par l’investissement de soi. Pourtant, et comme on va le voir dans ce qui suit, il n’y a rien d’irrésistiblement mécanique dans ces relations de complémentarité.

Servir, le client, la société, soi ou le collectif (étude de cas n° 8)

10Les fragments d’entretiens proposés dans l’étude de cas qui suit montrent, chacun à leur façon, une forme particulière d’attachement des individus à ce qu’ils produisent. Pourtant, de l’un à l’autre, une sorte de glissement s’opère qui semble attester d’une diminution progressive de l’importance que peut avoir pour chacun d’eux la référence à un collectif, de producteurs et de destinataires. L’interprétation qu’on fera de ces fragments d’entretiens montrera que la prise en compte de l’importance qu’ont les collectifs pour les individus n’est pas négligeable si l’on veut comprendre les effets de ces écarts (entre intégration hétérorégulée et intentions des individus) sur leur rapport au travail.

Servir, le client, la société, soi ou le collectif
On sait que la première expérience de Thierry commence, de façon « involontaire », dans une entreprise de télécommunication dont le siège se trouve à Paris. Dans le fragment qui suit Thierry nous fait part de ses impressions à son arrivée dans ce « monde nouveau ». Le fragment qui lui succédera fera référence à son expérience récente.
Au service de la société
– Une arrivée involontaire
« Thierry : Donc, là, pendant un an, j’ai travaillé sur un projet qui était abstrait pour moi, je ne voyais pas trop vers quoi ça allait. En plus, on travaillait sur des grosses machines, tu faisais un élément parmi 1 000 autres, donc tu voyais pas trop la finalité, puisque ton élément il faisait une fonction que tu avais du mal à percevoir. Donc, par rapport à ce qu’on avait appris à l’école, où là tu faisais des choses finies, des petites fonctions, des petits programmes à deux ou à trois, dans la boîte, c’était peut-être un projet où il y avait 50 personnes, tu faisais ton petit truc dans ton coin, tu étais vachement laissé à toi-même. En plus, c’était une grosse machine, c’était très abstrait, donc j’avais du mal à rentrer dedans. »
– Les impressions récentes
« Thierry : Maintenant, je ne recherche plus la reconnaissance dans le travail, j’essaie de faire un truc qui m’occupe intelligemment, donc qui m’ennuie pas déjà, qui m’apporte quelque chose intellectuellement quand même, mais c’est pas mon but. Le travail n’est pas un but, c’est juste alimentaire quoi. Si je ne pouvais pas travailler, ou alors, travailler pour moi, ou pour quelque chose que je trouve utile pour la société, là, je dis pas, mais là, ce que je fais… L’intérêt, c’est que ça apporte du fric à quelques financiers, à des retraités aux USA. C’est pas fait dans un but humanitaire pour donner le téléphone à des gens dans des pays sous-développés, donc, c’est un peu dommage. Mais tu vois, la finalité de mon boulot, en fait, c’est le profit. Mais moi, ça m’intéresse pas, sauf si ça me rapporte directement, mais ça me rapporte pas. Le travail fourni, en gros ce qu’ils en retiennent, c’est en fait des chiffres : voir si c’est bénéficiaire ou déficitaire. S’il y a une utilité pour l’avenir de la société, ils s’en foutent, ce qu’ils voient, c’est l’immédiat. Il faut que ça rapporte du fric et c’est tout, donc mon travail, en lui-même… tant que c’est intéressant, que c’est dans une bonne ambiance, que je vois pas le temps passer, ça va, je n’en fais pas une fin en soi.
Enquêteur : Tu crois que ce sont des réflexions de cadre ça ?
Thierry : Ben, attends ! Ils nous individualisent à fond, il n’y en a plus maintenant d’esprit d’équipe, ils nous mesurent avec des critères à la con, on est géré par des financiers, donc, t’es obligé de réagir comme ça. T’es plus comme à l’époque de mon père, où c’était la boîte… maintenant, il n’y a plus cette notion d’appartenance à une société (une entreprise), et tu vois bien les collègues avec qui tu bosses, il y en a très peu que tu vois en dehors du boulot. »
Dans les deux fragments qui suivent, on voit Christophe mêler expériences récentes et plus anciennes.
Au service de l’entreprise
– La découverte de l’utilité
« Christophe : Là, chez N° 2’, j’étais content parce que je suis rentré dans un truc où l’informatique était vraiment au service de quelque chose, et moi, ça commençait à me plaire. Finalement, c’était plus concret et tu sais pourquoi tu bosses. Moi, ça m’a bien intéressé.
Enquêteur : Toi, ce qui t’intéressait, c’était plutôt l’informatique au service de quelque chose ?
Christophe : Au début j’adorais l’informatique développeur, l’informatique pour l’informatique, et en fait, j’ai mûri, et en fait, j’ai découvert dans l’entreprise N° 2’ autre chose que l’informatique : l’informatique au service de quelque chose, avec des vraies personnes, des vrais clients, un vrai métier, et je trouvais ça plus concret. »
– L’importance du métier
« Christophe : Cependant, l’informatique finalement c’est toujours au service de, c’est toujours qu’un outil, même si c’est un vrai métier et dans l’entreprise N° 1’on avait une certaine excellence en fait, on n’était pas sur des énormes projets, mais ce qu’on faisait, on essayait de le faire le mieux possible. C’est un vrai métier. Enfin, je ne sais pas si tu connais l’informatique, mais tu as plusieurs mondes. Tu as le monde des sociétés de services, où tu fais de l’informatique pour l’informatique on va dire, et puis tu as le monde des sociétés de type entreprise N° 2’, où là l’informatique est un outil au service du métier de la société, au sens d’entreprise. J’ai su mettre mes compétences au service de l’entreprise. Moi, j’ai vachement l’esprit d’entreprise quoi. Mais un peu dans la filiation de toute ma famille, c’est-à-dire d’être droit, d’être au service des autres, tout ça quoi… Voilà. Tu vois, moi, je pense qu’on doit être actif, et ça c’est une vraie valeur d’entreprise : progresser, au service de l’entreprise et de nos clients, voilà. »
De son côté, Philippe nous fait part d’une de ses premières expériences professionnelles, celle qui concerne son travail au siège parisien de l’entreprise N° 1 (d’édition de logiciel de gestion de trésorerie).
Au service du client
– Lors d’une première expérience…
« Philippe : Donc, je suis devenu responsable d’une gamme de produits. Ça correspond à la totalité du cycle de vie du produit, c’est-à-dire, de la conception, à la réalisation, les tests, le pakaging, le marketing, la distribution, le pressing, tout.
Enquêteur : Ça devait être intéressant ?
Philippe : Oui, c’était passionnant ! Je n’ai jamais autant bossé de toute ma vie. J’ai bossé comme une brute, comme une brute. C’est-à-dire que je bossais 7 jours sur 7. À la fin, j’arrivais le matin à 7 h et je repartais le soir à 11 h, samedi compris, il y a que le dimanche matin où je ne bossais pas. Et on avait une dead line par rapport à nos distributeurs, dont un était le Crédit Lyonnais, et je me souviens qu’un jour, à minuit moins deux, j’ai envoyé un Fax pour dire : “Le produit est prêt, vous pouvez venir le chercher” [rires] Et ils l’ont eu le lendemain, et le produit était fini, et tout était nickel, et j’ai reçu à l’époque… on avait reçu une lettre du Crédit Lyonnais disant que c’était le meilleur produit, la meilleure qualité qu’ils n’avaient jamais reçus de notre société. J’avais bossé comme une brute, mais j’avais adoré ça, j’avais adoré ça. »
Un étiolement d’intérêt pour la dimension collective
La mise en perspective de ces trois cas montre que ce n’est pas tant la notion d’attachement au produit, ni non plus une sorte de conscience du travail bien fait qui distingue ces cadres les uns des autres, mais bien plutôt une sorte de graduation dans la référence à une dimension collective. Le long de ce fil qui unit la production à la consommation, cette dimension collective est très présente chez le premier, elle apparaît en contrepoint chez le second, et est pratiquement absente chez le dernier.
Chez Thierry transparaît le sentiment d’un besoin d’être utile à la société ; ici, le collectif est important, en amont, mais aussi en aval de la production. Mais, chez lui, l’identification du produit fini semble opaque, floue, éloignée. De plus, l’illisibilité de sa contribution joue dans le sens d’un accroissement du sentiment de sa contingence, de sa « remplaçabilité ». En outre, on constate chez lui un refus d’une réduction du et de son travail au seul profit économique, surtout quand une poignée d’anonymes se l’accaparent. Du côté de Christophe, on voit que le sentiment de l’utilité de son travail pour autrui confère à celui-ci (au travail) et à celui-là (à lui-même) un sens, une raison d’être signifiante. Pourtant, à la différence de Thierry, chez Christophe, le collectif, lui aussi présent au moment de la production, se réduit, du côté des destinataires, à un service rendu au client, ici à l’entreprise. Une certaine dimension sociétale semble absente du discours de Christophe. Chez Philippe, la notion de collectif (à l’exception de celui que pourrait incarner l’entreprise) semble avoir disparue en amont, mais aussi en aval de la production. À lire Philippe, on pourrait avoir l’impression qu’il incarne, en les subsumant, les différentes phases du procès de production du produit, ce depuis son élaboration jusqu’à sa destination finale. Seule une ligne interindividuelle s’établit entre lui et un client, elle deviendra aussi une source de reconnaissance.
Le désarroi, le refuge et l’enthousiasme
Fort de ces constats, on est maintenant en mesure de mieux apprécier les effets de ces scissions (nées des écarts entre intégration hétérorégulée et aspirations individuelles) sur les individus dès lors qu’on les a rapportés à l’importance que peut avoir pour eux le collectif. Quand on sait le rôle et la fonction qu’ont pour Thierry et Christophe les solidarités mécaniques, on comprend mieux ce que peut avoir de douloureux pour eux le fait de constater, ou même de penser que la réalisation de leur travail puisse être déliée des autres, de ceux avec qui, mais aussi, pour qui ils produisent. Dénué d’utilité publique pour Thierry, le travail se vide littéralement du pouvoir qu’il renferme de faire de lui un individu légitimement valorisé parce et par ce qu’il fait. Dans le cas de Christophe, chez qui prime le dévouement aux autres, le service rendu à l’entreprise et au client trouve une voie de sortie légitime et acceptable socialement. À la différence des deux autres, l’investissement au travail et le sentiment de sa valeur chez Philippe semblent soustraits à toute référence collective. Chez lui, le tout de sa relation au travail se « linéarise » dans un rapport au client duquel n’est pas absente la notion de qualité du service rendu. Cette linéarisation de la reconnaissance peut donc être la source de tous les possibles. Gageons, que de la sorte, cette linéarisation soit propice à une forme d’attachement particulièrement intense de l’individu à son produit ; puisque tout semble reposer sur lui, c’est aussi sur lui que viendront se déposer la grandeur liée au succès, mais aussi, et à l’inverse, les déconvenues dues à d’éventuels échecs.

LES VISAGES DE LA COMPOSITION

  • 9 E. Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, p. 13.

« Dans tous les cas, alors même que la face sociale d’une personne est souvent son bien le plus précieux et son refuge le plus plaisant, ce n’est qu’un prêt que lui consent la société : si elle ne s’en montre pas digne, elle lui sera retirée. Par les attributs qui lui sont accordés et la face qu’ils lui font porter, tout homme devient son propre geôlier. C’est là une contrainte sociale fondamentale, même s’il est vrai que chacun peut aimer sa cellule9. »

11Avant de conclure cette partie, on voudrait présenter, sous forme d’un court épilogue, une façon particulière de décrire et d’interpréter le quotidien tel qu’il s’incarne et se donne à l’Autre par le visage offert. Notre intention est de saisir phénoménologiquement ce que le masque dissimule. Par masque, on entend le résultat provisoire d’une intériorité présentée à une extériorité, autrui. Le masque est donc ce qui fait face ou double sens que l’on peut attribuer à cette expression, soit, de composer avec les réalités vécues en faisant effort sur soi, mais aussi de se tenir devant l’autre en se présentant à lui, ce qui, d’une certaine façon, est faire effort sur l’autre. Expression du quotidien, le masque est une manière de montrer aux autres ce que l’on voudrait qu’ils pensent que l’on pense. Ainsi, par lui, on entre dans le cercle tourbillonnant d’un jeu de miroirs où des intentions supposées se répondent sans fin. Avec le masque, on s’installe dans l’ordre de la dissimulation, du mensonge à soi-même, parfois contrôlé, et du mensonge à l’autre, incontrôlable.

12Le masque, support, sert à supporter le quotidien, offert à l’autre il cimente le rituel de l’interaction. Mais la mise en scène dramaturgique d’une intériorité domestiquée contient, parfois difficilement, les tensions et les désirs qui affleurent et frappent du dedans. Les configurations actuelles de travail qui multiplient les autruis présents, parfois dans la durée, souvent dans le contact direct, font de ces espaces les lieux – d’inter-faces – de difficiles conciliations. En effet, si la régularité des rapports impose une constante du visage offert, le changement, permet lui, tous les excès. Savoir qu’un rapport ne sera pas suivi d’un autre joue sur la palette d’attitudes possibles vis-à-vis d’autrui. La multiplication des espaces traversés et, par là, celle des autres rencontrés, a pour corollaire une combinaison faite de retenue nécessaire et d’extravagance possible. Nous allons dérouler ici différentes expressions possibles de ce masque. Nous interpréterons ces expressions à la lueur de la thèse que nous défendons, ce qui, cela va sans dire, ne réduit, ni les visages possibles, ni les interprétations qu’on peut en fournir.

Le visage de la soumission

  • 10 « Louis : Moi, mon patron, euh… mon père, ça a été mon patron, je ne l’ai jamais vu tricher, je ne (...)

13Le masque peut ainsi apparaître comme l’expression de tensions contenues. Sous le coup des pressions quotidiennes internes à l’entreprise (telles que peuvent l’exercer, par exemple, un supérieur duquel on dépend) et externes (comme celles que suscitent la crainte du chômage), le masque se fait soumis, il se pare de la figure de l’abnégation, figure d’autant plus difficile à présenter à l’autre que l’image qu’on se fait du « patron » ne correspond en rien à celle qui se présente à vos yeux10. S’impose et s’instaure alors une lutte contre soi-même qui évite celle qu’on pourrait mener contre autrui.

« Louis : J’ai travaillé comme un fou ! Je travaillais comme une bête… C’était fou à la fin. J’étais comme un paillasson d’ailleurs, j’étais incapable de dire non… J’étais dans un état complètement anormal. J’avais un patron, qui n’avait plus de résistance en face de lui, donc il en demandait et il en redemandait, il ne se fixait pas de limite. J’étais le dos contre le mur, je ne voulais pas perdre ma place, j’avais expérimenté le chômage, je savais ce que c’était.
Enquêteur : Est-ce que vous considérez que si vous n’aviez pas fait tout ce travail, vous n’auriez pas accompli votre “devoir”, votre responsabilité de cadre… faire tout ce qu’on vous demandait de faire ?
Louis : Non, là, je pense que je n’ai pas fait ce que j’aurais dû faire qui aurait été de dire : “Écoutez, moi, ça colle pas, je ne peux pas. Vous ne me donnez pas les moyens, je me tire. Si vous trouvez mieux, tant mieux pour vous, mais je ne sais pas faire”. »

La volonté de puissance

  • 11 « Le dopage de certains cadres est ainsi devenu comme pour les sportifs un sujet de préoccupation. (...)

14À l’autre bout de ce type d’interaction, la face que l’on présente à l’autre est tout autre. Ici, le courage qu’on se donne, l’énergie qu’on accumule peuvent aussi se retourner contre ceux qui restent à la traîne, qui ne suivent pas le rythme qu’on leur inflige et qui nous pousse11.

« Et je suis sûre qu’il y a beaucoup de cadres qui prennent des médicaments et qui n’en parlent pas. Mais ça va beaucoup plus loin. Il y a l’étape au-dessus, de ceux qui utilisent vraiment des drogues avec la cocaïne la journée, et des compensations la nuit, parce que c’est sportif, c’est du punch, qu’on est une voiture de course qu’on tient dans ses mains. C’est pas forcément péjoratif. Moi dans ces années-là, j’avais une fierté que, à mon âge j’étais capable d’abattre le double de travail d’une jeunette, et j’en étais très fière. Maintenant je sais que c’est du bull shit, mais à l’époque, j’en étais très fière. […] Et quand j’ai fait cette formation au management, je me suis rendue compte que j’étais un tyran, avec moi-même et avec les autres. »
(Responsable de groupe, 47 ans.)

Sauver la face

  • 12 Ou, pour reprendre les termes de G. Gusdorf : « Dans le jeu social du mythe, l’individu particulie (...)

15La spécificité de la relation contribution-rétribution qui lie nombre de « cadres maison » à leur entreprise peut amener certains d’entre eux à un travail inconscient de transfiguration d’une réalité faite de contraintes et de paradoxes ; par un tour de passe-passe euphémisant, le gouffre de la contingence de l’existence se comble en sentiment d’indispensabilité. Cet exercice de transfiguration de la subordination (sorte de travail d’occultation existentiel) est, dans certaines conditions sociales particulières, probablement nécessaire à qui veut gagner, puis, conserver, une dignité de condition. Par cette dissimulation à soi-même d’une condition objective, en convertissant l’insupportable en honorable, l’individu sauve la face, celle qu’il expose aux autres. Mais peut-être fait-il plus encore ! En effet, est-ce aussi la fonction du mythe qui s’expose ici, une façon particulière de se poser sur le monde, de l’habiter, pour lui faire face en comblant l’abîme qu’une condition difficile à tenir rappelle au quotidien ; ainsi, l’individu peut-il se vanter d’incarner le masque du héros12.

« Moi, je ne suis pas pour le pointage. Un cadre qui pointe n’a plus de prérogatives. S’il veut conserver sa liberté, il faut qu’il donne beaucoup de lui. Je crois qu’on a une mission à remplir, et les autres ne la prendront pas. Il faut savoir ce qu’on veut dans la vie. Moi je n’ai jamais vu d’entreprise qui donne sans que la personne ne donne quelque chose en échange, c’est un échange. »
(Directeur administratif et financier, 47 ans.)

La figure du simulacre

  • 13 G. Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p. 99-100.

« Des réseaux de promotion-contrôle, on glisse insensiblement aux réseaux de surveillance-désinformation. Autrefois, on ne conspirait jamais que contre un ordre établi. Aujourd’hui, conspirer en sa faveur est un nouveau métier en grand développement. Sous la domination spectaculaire, on conspire pour la maintenir, et pour assurer ce qu’elle seule pourra appeler sa bonne marche. Cette conspiration fait partie de son fonctionnement même13. »

16Dans certaines occasions, le masque qui se montre peut être structurellement imposé par la fonction de relais du cadre. Prenant sur soi pour donner aux autres, il participe alors à l’entretien d’une dissimulation dont il se fait le rouage. Relais, le cadre doit en effet se convaincre de l’utilité des décisions qui lui viennent du haut afin de parvenir à faire adhérer ceux du bas. Mais, l’autopersuasion feinte pour le mensonge aux autres comporte quelques risques ou plutôt, et comme on va le voir dans le passage ci-dessous, le nécessaire refoulement de l’idée que ce qu’on fait aux autres, ceux du bas, ceux du haut ne le fassent avec vous-même…

« Béatrice : À mon assistante, je vais lui dire : “Ils me font chier. Ce mec c’est un con. Celui-là, tu ne me le passes pas, je ne veux pas lui parler.” Mais je ne vais pas lui dire des choses qui remettent en cause vraiment le système. Si elle me dit des choses, je ne vais pas prendre la défense du système, mais je vais essayer de relativiser, de lui dire : “Oui, mais c’est plus compliqué que tu ne le dis…” Je vais… Je ne sais pas, c’est peut-être la protéger. En tous cas, je ne vais pas être complètement sincère avec elle. Alors, est-ce que c’est de la protection ou de la peur qu’elle se démotive, c’est possible.
Enquêteur : Mais alors, imaginez que ceux qui sont au-dessus de vous fassent aussi la même chose avec vous…
Béatrice : Non, je ne pense pas, parce qu’ils sont quand même dans un investissement, personnel, de temps, d’énergie… S’ils pensent ce que je pense du système… ou alors ils sont masochistes… Je veux dire que mes trois au-dessus, c’est des gens qui sortent du boulot à 8 h, mais ils vont emmener du boulot le week-end, ils vont retourner bosser le week-end, ils ne vont pas prendre tous leurs congés, ils vont décaler leurs congés parce qu’il y a une contrainte. Ils vont être dans un dévouement, enfin, un investissement tel… Déjà, moi je trouve que parfois j’ai déjà du mal à doser mon investissement d’énergie par rapport à ce que je crois de l’entreprise, des fois, j’ai déjà du mal… Des fois je me dis : “Tu te fais piéger”, alors eux… c’est… ce serait très masochiste quoi… »

Le masque fissuré

  • 14 É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Éditions des Mille et une nuits, 199 (...)

« Quelle peine, quel martyre, grand Dieu ! Être occupé nuit et jour à plaire à un homme, et se méfier de lui plus que tout autre au monde. Avoir toujours l’œil aux aguets, l’oreille aux écoutes, pour épier d’où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour tâter la mine de ses concurrents, pour deviner le traître. Sourire à chacun et se méfier de tous, n’avoir ni ennemi ouvert ni ami assuré, montrer toujours un visage riant quand le cœur est transi ; ne pas pouvoir être joyeux, ni oser être triste14 ! »

17Et puis il y a ce masque qui se fissure là où l’auto-illusion se dissout à ce point de l’insupportable, là où les tensions jusque-là contenues ne tiennent plus, là où l’héritage n’a semble-t-il pas donné aux individus les moyens de faire face, là où les espoirs de surmonter le quotidien s’effritent. Point culminant d’un accumulé contenu qui explose, le visage offre alors un autre soi-même, inattendu, impossible, irraisonné, délivré.

« Conseillé en insertion (27 ans) : Ma sœur a commencé à travailler au début des années quatre-vingt-dix, dans une grosse boîte. Au début, elle n’était pas cadre, donc, elle n’était pas tellement satisfaite de ça et donc, elle a fait une formation de niveau I pour devenir rédacteur technique, et aujourd’hui, elle est rédactrice technique dans une boîte en informatique, elle est cadre. Vous voyez, c’est rigolo. Chez mes parents, c’était : “Tu feras des études mon fils.” Il faut faire des études. Et leur grand regret, c’est que, je n’étais pas du tout matheux, et les années quatre-vingt, c’était l’époque où il fallait être matheux, si on n’était pas matheux, on était un peu une merde quoi, on avait peu de chances de réussir professionnellement… “Oh ! lala !, tu n’es pas matheux, qu’est-ce que tu vas faire ?”, et je pense qu’on retrouve ça aussi chez ma sœur justement. Les représentations sur la réussite professionnelle sont très marquées par ça. En fait, on nous a un peu éduqué dans l’idée que de toute façon, on ne pouvait pas être exécutants, il fallait forcément qu’on… Ils [les parents] n’utilisent pas le terme de cadre, ce sont des profs, ils n’ont pas du tout cette culture-là, c’est ça qui est rigolo… Ils ont vraiment un discours qui n’est pas leur discours à la base… mais bon, on ne peut pas être exécutants, donc il faut monter le plus haut possiblequoi… Ils ne savent même pas ce que c’est un cadre. Ils ne savent pas comment fonctionne une entreprise, etc. Chez ma sœur c’est quelque chose qui est très difficile à vivre, parce que ma sœur ne se sent pas cadre. Donc, ça veut dire qu’on arrive à des situations incroyables où, grosso modo, elle a galéré comme une folle pour devenir cadre, et puis là, elle est réellement cadre, là c’est vraiment un poste de cadre avec le salaire qui va avec, les responsabilités financières qui vont avec, etc., etc. Elle a ce poste depuis quatre ans, et là, elle démissionne en janvier. Elle ne démissionne pas seulement parce qu’elle en a marre et qu’elle n’en peut plus, il n’y a pas que ça, mais je pense que ça en fait partie. C’est-à-dire que, grosso modo, elle a mené des études, elle a été assistante, elle a fait une formation qui a été très pénible, très longue et assez difficile, et elle est devenue cadre, elle a atteint son objectif, et aujourd’hui, elle se rend compte que, eh bien, elle n’est pas faite pour ça.
Enquêteur : Et qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Conseillé en insertion : Ben, parce que, elle n’aime pas… Eh bien tout simplement parce que – je sais que ce sont des termes qu’on n’utilise pas du tout dans le management aujourd’hui, mais… – elle a à commander, tout simplement. Des fois, elle fait vraiment de l’encadrement pur donc avec des informaticiens, un monde d’hommes, des gens qui peuvent facilement lui chier dans les bottes, etc. Enfin, des postes classiques où on a des responsabilités financières et c’est trop lourd pour elle. Elle y arrive, elle a des résultats, ce n’est pas un problème de capacités, ce n’est pas un problème de moyens, ce n’est même pas un problème d’autorité, parce qu’elle arrive à garder le masque, mais pour elle, c’est intenable, elle n’est pas heureuse, elle n’est pas épanouie sur ce type de poste. Ma sœur a beaucoup de mal à garder le masque, et c’est ça qui fait que pour elle… enfin… Vous voyez, c’est une lutte interne, c’est-à-dire que : “Je suis cadre, j’ai été éduquée pour ça, j’ai fait des études pour ça, donc, OK, je suis cadre, j’y vais” et puis, “J’y suis, je ne suis pas à l’aise, putain, il ne faut pas que je le montre”… c’est intenable ! C’est une situation intenable. C’est une situation de dilemme quasi permanent et puis… elle a craqué. »

Notes

1 Nous reviendrons dans le détail sur chacun de ces aspects dans la conclusion de cette première partie.

2 Cette scène est tirée du film de B. Bloch, « Managers, encore un effort », op. cit., « Annonce à un collaborateur d’un changement d’objectif ».

3 En fond d’écran.

4 Pierre a probablement voulu dire : « tu n’as pas fait preuve d’ouverture ni d’esprit d’équipe », mais cette inversion mérite d’être signalée.

5 P. Bouffartigue, De l’école au monde du travail. La socialisation professionnelle des jeunes ingénieurs et techniciens, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 265.

6 M. Doneddu, « Les cadres dans les luttes récentes : quelques réflexions », GDR CADRES, op. cit., p. 416.

7 « Intégration hétérorégulée […] dans laquelle les actions [des individus] sont coordonnées non sur la base d’un accord mais d’interconnexions fonctionnelles, d’une manière qui ne correspond à aucune intention des acteurs et, dans la vie quotidienne, n’est le plus souvent pas perçue. » J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, op. cit., p. 226, cité par A. Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, op. cit., p. 50.

8 . Selon N. Baverez, aux Trente Glorieuses – de Jean Fourastié – auraient succédé Les Trente piteuses, Paris, Flammarion, 1998, 288 p.

9 E. Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, p. 13.

10 « Louis : Moi, mon patron, euh… mon père, ça a été mon patron, je ne l’ai jamais vu tricher, je ne l’ai jamais pris en flagrant délit de tricherie, donc pour moi, un patron ne triche pas. »

11 « Le dopage de certains cadres est ainsi devenu comme pour les sportifs un sujet de préoccupation. En outre, si le surmenage peut être considéré comme une certaine forme de violence infligée à soi, l’exigence du dépassement de soi devenant norme, peut aussi se retourner contre le collectif de travail et comporter des effets négatifs sur la santé des autres salariés par le biais notamment du harcèlement de celui qui ne répondrait pas à la norme. » T. Bothuan, « La gestion de l’inaptitude des cadres », La Ferté-Macé, Recherche effectuée dans le cadre d’une convention conclue entre l’Institut de Recherches Économiques et Sociales (IRES) et la CFE-CGC, 2004, p. 31.

12 Ou, pour reprendre les termes de G. Gusdorf : « Dans le jeu social du mythe, l’individu particulier s’identifie au personnage mythique dont il porte le masque. » G. Gusdorf, Mythe et métaphysique, Paris, Flammarion, 1984, p. 143.

13 G. Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p. 99-100.

14 É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Éditions des Mille et une nuits, 1995, p. 47.

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