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Vies de cadres

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Éric Roussel

Première partie. Des cadres au travail

Chapitre I. Une recomposition des espaces extérieurs

Texte intégral

  • 1 Ces fusions-acquisitions ne sont pas les uniques moteurs de ces transformations, d’autres variable (...)
  • 2 F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIesiècle, Paris, Armand Colin (...)

1Depuis le début des années quatre-vingt, les vagues successives et généralisées des fusions et acquisitions d’entreprises ont profondément modifié la spatialisation des organisations de la production1. L’entreprise taylorienne, entité à l’autonomie toute relative, s’est progressivement trouvée imbriquée dans des espaces englobants aux contours flous dont elle n’était plus qu’un maillon ou, pour reprendre le concept braudélien d’économie-monde2, un point à distance variable d’un centre. En ce sens on peut dire que ces nouveaux assemblages ont joué, non seulement sur les espaces de l’intérieur, mais aussi sur ceux, parfois difficilement identifiables, de l’extérieur. Ces transformations en extériorité des espaces n’annihilent pas les hiérarchies internes à chaque entreprise, au contraire. En insérant chaque entreprise dans un ensemble qui la dépasse, ces emboîtements successifs introduisent une hiérarchisation supplémentaire à celles déjà existantes. Il faut donc comprendre la position occupée par chaque cadre à l’intersection d’une pluralité d’espaces en la rapportant aux distances qui la séparent des sommets, à l’intérieur de leur organisation de travail, mais aussi au regard d’un ensemble qui englobe cette dernière.

2Comprise dans cette dialectique des marges et des centres, la recomposition en extériorité des espaces de la production conduit à interroger la présence du pouvoir sur le lieu du travail. Comment composer en effet avec un difficile paradoxe où les proches qui gouvernent sont visibles et tout à la fois englobés par des « invisibles » éloignés, pressants et oppressants ? On cherchera à montrer quels effets peuvent avoir sur les cadres ces brouillages des figures du pouvoir. Mais afin d’appréhender dans leur étendue et leur complexité les effets de ces recompositions, il conviendra de repartir de la double insertion des cadres dans cette prolifération de référents spatiaux. On montrera alors, comment, en multipliant les échelles de référence par accumulation d’espaces, ces processus ont aussi joué sur le sentiment que les cadres peuvent avoir de leur valeur. À travers une opposition entre Philippe et Christophe (Renforcement des logiques de position et destin social), on comprendra comment, en se combinant les unes aux autres, ces hiérarchisations participent au façonnement continuel d’un sentiment de soi. Dans ce premier chapitre on s’efforcera donc de focaliser notre attention sur les reconfigurations globales de l’organisation de la production qui transforment les espaces depuis l’extérieur de l’entreprise, et on tentera alors de faire apparaître les effets à la fois généraux et particuliers de ces insertions multiples sur les cadres.

LE CLAIR-OBSCUR DU POUVOIR

  • 3 P. Ricœur, Philosophie de la volonté II. Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1950, p. 295.

« Être maudit sans l’être par personne, c’est le dernier degré de la malédiction3. »

  • 4 Les opérations de fusions-acquisitions n’ont cessé d’augmenter au cours des années quatre-vingt et (...)
  • 5 D. Segrestin, Sociologie de l’entreprise, Paris, Armand Colin, 1996, p. 161.
  • 6 F. F. Clairmont, « Vers un gouvernement planétaire des multinationales. Ces deux cents sociétés qu (...)
  • 7 E. Alborghetti, J.-L. Castro et M. Merdji, « La situation du cadre Français : du statut à la compé (...)
  • 8 L. Boltanski et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 298. [Pa (...)

Autonomisation et dissémination
Dernier avatar ou aboutissement – passager – d’une phase inscrite dans un lent processus de concentration des pouvoirs, les fusions et rachats d’entreprises, qui débutent avec les années quatre-vingt et s’accélèrent jusqu’à nous, ont profondément modifié en extériorité le paysage de la production mondiale4. « Le fait déterminant a été le développement d’une nouvelle forme de capitalisme financier : les “deux cents familles” d’avant-guerre, autour desquelles s’étaient édifiées de véritables dynasties industrielles, se sont progressivement laissées coiffer par des entités plus anonymes, constituées au gré des opérations boursières et en relation avec les grandes banques d’affaires. Par le biais d’incessantes restructurations donnant lieu à cessions, fusions et filialisations d’activité, le jeu s’est redistribué autour de holdings de dimension internationale et où le critère de l’activité concrète des entreprises n’était pas forcément le plus déterminant5. » Ce redéploiement généralisé de l’organisation capitalistique de la production a vu s’amplifier un phénomène de concentration par le haut des décisions dont l’impact touche l’ensemble des secteurs d’activités. « Au début des années quatre-vingt-dix, quelque 37 000 firmes transnationales enserraient, avec leurs 170 000 filiales, l’économie internationale dans leurs tentacules. Cependant, le lieu du pouvoir se situe dans le cercle plus restreint des “deux cents premières” : depuis le début des années quatre-vingt, celles-ci ont connu une extension interrompue par voie de fusions et de rachats d’entreprises. Ainsi, la part ducapital transnational dans le PIB mondial est passée de 17 % au milieu des années soixante à 24 % en 1982 et à plus de 30 % en 19956. »
De façon conjointe, on a assisté à une externalisation des fonctions non stratégiques des centres vers les marges. Une enquête réalisée en 1996 par questionnaire auprès de 1 100 cadres a montré que 34 % des entreprises dans lesquelles ils travaillent ont été concernées par ce type d’externalisation7. Cette redistribution des fonctions a favorisé l’émergence de petites et moyennes entreprises, ce au détriment des plus importantes numériquement. Dans ces mouvements, nombre d’entreprises se sont trouvées progressivement ou brutalement boutées à des distances variables de centres décisionnaires matérialisés par des holdings aux contours flous. Des cercles concentriques gravitant autour de celles-ci s’établirent, dessinant, des centres aux marges, des positions d’autant plus dépendantes que les distances aux centres allaient s’amplifiant. Ces transformations des espaces de la production entraînent une prolifération des groupements d’entreprises, et une augmentation de la dépendance des unités de production qu’ils englobent. « Le nombre de groupes est ainsi passé de 1 300 fin 1980 à 6 700 fin 1995 ; le nombre d’entreprises contrôlées est passé de 9 200 à 44 700, ce qui représente seulement 2 % des 2 millions d’entreprises mais un salarié sur deux, plus de 60 % de la valeur ajoutée, les trois quart des immobilisations corporelles et 87 % des capitaux propres. […] En fait, un emploi sur trois dans les PME dépend d’un groupe8. »

Brouillage des figures du pouvoir

  • 9 Mais peut-être serait-il encore plus juste, afin de tenter de se représenter mentalement les confi (...)

3Les effets de ces mouvements sont colossaux, et se font sentir dans plusieurs registres. Notre objectif n’est pas d’essayer de les appréhender dans leur exhaustivité, mais, plus modestement, de comprendre comment ils affectent les cadres en tant qu’ils multiplient les espaces qui englobent ceux dans lesquels ils travaillent. Pour ce faire, on peut tenter de se représenter mentalement le type de configuration auquel donne naissance ce redéploiement du capitalisme. Appliqué aux espaces mondiaux de la production, le concept braudélien d’économie-monde a l’avantage de ne pas gommer les déséquilibres entre le centre et les périphéries9.

4Imaginons que chaque espace à l’intérieur duquel sont amenés à travailler les cadres soit placé sur un cercle à distance d’un centre. Chaque unité de référence ayant à sa tête une direction se trouve alors, et inévitablement, elle-même chapeautée par une direction supérieure à mesure qu’on s’écarte d’un centre. Ainsi, l’insertion des cadres dans une unité de production (l’entreprise dans laquelle ils travaillent) conduit-elle, par emboîtements successifs d’espaces de référence, à la superposition graduée d’instances de direction. Il convient d’insister une nouvelle fois sur ce fait, l’emboîtement des espaces ne dissipe pas les hiérarchies, il les cumule mais ne les tient pas pour égales. Sur chaque point situé sur un des cercles concentriques, le pouvoir, visible et proche, doit compter avec la présence invisible d’un pouvoir éloigné. L’autonomisation par le haut des centres de décision a donc ceci de paradoxal qu’elle s’accompagne du maintien, dans la quotidienneté de l’espace du travail, des figures du pouvoir ; leur présence visible se double d’une présence invisible. Se pose alors de façon particulièrement insistante la question de la crédibilité que les cadres sont en droit d’accorder aux représentants de la direction (laquelle ?) qu’ils côtoient dans leurs sphères de travail.

  • 10 Cette scène provient d’un reportage diffusé sur Arte. C’est le quatrième volet d’une série de cinq (...)

À la recherche du pouvoir
La petite scène qui suit10 nous éclairera sur les difficultés que peuvent rencontrer des cadres confrontés à l’exercice de devoir désigner le qui et le du pouvoir. Cette scène met en présence quatre protagonistes (trois cadres [Intervenants 1, 2 et 3] et un consultant) filmés au cours d’une formation (« Forum du management ») organisée par leur entreprise. Cette scène était précédée d’une autre – que l’on n’a pas retranscrite – consacrée à une recherche collective de définition du pouvoir. Y étaient présents une dizaine de cadres, dont les trois évoqués ci-dessus, ainsi que le consultant. Dans la scène que l’on présente, et qui suit donc la première, un petit groupe constitué de ces trois cadres répond à un questionnaire.

« Intervenant 1 : [lisant une question] “L’entreprise idéale serait une entreprise sans relation de pouvoir ?”
Intervenant 2 : [en comparant avec sa propre réponse] Faux
Intervenant 3 : On a mis faux aussi ! On est en phase.
Intervenant 1 : [lisant une autre question] “Dans l’entreprise le pouvoir est aux mains des dirigeants ?”
Intervenant 2 : Aujourd’hui, oui.
Intervenant 3 : Pour moi c’est faux.
Intervenant 2 : Ben il est au pouvoir de qui alors… des actionnaires ?
Intervenant 3 : Il y a plein de pouvoirs dans l’entreprise. Moi, je vais prendre l’exemple des gens de l’atelier, les gens du magasin, mais ces gars-là ils ont un pouvoir phénoménal… ! mais ils le savent pas.
Intervenant 2 : Ils le savent pas, c’est pas pareil.
Intervenant 1 : Ils n’ont pas plus de pouvoir qu’un dirigeant. Un directeur général qui se plante dans la stratégie, les conséquences elles sont différentes, sa responsabilité est différente, et c’est bien pour ça qu’il est d’ailleurs directeur général.
Intervenant 2 : À la limite, il peut tout bloquer, s’il est trop autoritaire, s’il fait participer personne, etc.
Intervenant 3 : Ce sont les gens qui travaillent dans l’entreprise qui représentent aussi un contre-pouvoir.
Intervenant 2 : Tu as le pouvoir des syndicats.
Intervenant 3 : S’ils n’ont pas un pouvoir décisionnaire, ils ont le pouvoir, la capacité d’influer à un moment donné, et de peser sur un pouvoir, sur les dirigeants.
Consultant : [passant auprès du groupe] Alors, est-ce que vous êtes tombé d’accord sur tout ?
Intervenant 1 : Oui, globalement.
Consultant : Globalement vous êtes complètement d’accord. [lisant une question] “Dans l’entreprise le pouvoir est aux mains des dirigeants ?” [d’un ton effaré] Vous avez dit “vrai” !
Intervenant 3 : J’ai dit “faux” moi… on a dit faux.
Consultant : Vous avez dit “vrai” ?
Intervenant 3 : On a dit faux, le pouvoir il est pas forcément là où on pense… enfin, pour moi. »

5Les désaccords qui apparaissent dans cette confrontation des points de vue à la recherche d’une définition et d’une identification du pouvoir montrent l’amplitude et la multiplicité des sources de pouvoir envisageables. En fait, il semble que pour l’appréhender, il faille être en mesure de composer avec la présence-absence d’un pouvoir à la fois diffus et protéiforme. Ce paradoxe du visible-invisible du pouvoir est source de contradictions qui affectent le travail des cadres.

6Désigné dans la scène qui précède et pouvant probablement être rangé à l’ordre de l’impalpable, le pouvoir exercé par les actionnaires constitue une des « formes » prise par ce pouvoir aux figures variables qui, dans son immatérialité, contraint le quotidien.

  • 11 D. Cohen, Professeur de sciences économiques à l’École Normale Supérieure. Reportage Arte « Le cad (...)

« Il y a une révolution silencieuse, enfin, silencieuse, on ne peut pas le dire, parce qu’elle est quand même assez visible, mais qui s’est faite silencieusement et par étapes dans les années quatre-vingt, et puis qui est arrivée à maturité dans les années quatre-vingt-dix, qui est une révolution actionnariale, une révolution patrimoniale, comme on dit aussi parfois, une révolution de l’actionnaire qui reprend le pouvoir au sein de l’entreprise et qui fait qu’aujourd’hui : “qui détient le pouvoir au sein de l’entreprise ?”, c’est une question qui se pose. Est-ce que le PDG a le pouvoir dans l’entreprise ? C’est beaucoup moins évident que par le passé. […] Aujourd’hui, le patron est comptable de ses choix, de ses engagements devant un conseil d’administration qui est très exigeant, qui attend qu’on justifie, qu’on rationalise du point de vue des intérêts de l’actionnaire les décisions qui ont été prises, le patron est en liberté surveillée11. »

7Le pouvoir des actionnaires introduit une hiérarchisation supplémentaire au sein des entreprises.

  • 12 « Selon le cabinet de consultant Inter Sece Researche, les actifs fonds de pension à l’échelle de (...)

8Parfois nommé, ce pouvoir, invisible, s’incarne dans des figures qui conservent tout leur mystère et semblent planer au-dessus de nos têtes dans le monde immatériel de la finance pure. Les fonds de pension12 cristallisent de façon idéale-typique cette présence-absence d’un pouvoir potentiellement menaçant, aussi contraignant et oppressant qu’impalpable, et dont les effets au quotidien se font sentir en se répercutant à tous les niveaux hiérarchiques.

Des effets du flou

9La monopolisation du capital dans des sphères aussi lointaines qu’invisibles ne peut manquer de jouer sur le rapport des cadres à ceux qui se trouvent placés immédiatement au-dessus d’eux (mais aussi en dessous), et qui ne sont plus les seuls, ni donc les ultimes sources de légitimité du pouvoir. Ce cumul des instances décisionnaires décrédibilise, pour partie, l’autorité des supérieurs immédiats, à tous les niveaux, mais il pousse aussi les cadres à construire – peut-être artificiellement – une cohérence d’ensemble qui peine à se manifester.

10Héritant du rôle de relais (entre la direction et les salariés) qu’ils ont pu tenir dans l’organisation pyramidale de la production taylorienne, les cadres sont probablement plus affectés que d’autres salariés par cette hiérarchisation plurielle des décisions.

11Pour étayer et expliquer cette proposition, on peut distinguer plusieurs situations qui, dans la réalité, se cumulent. Dans les cas, rares, où les objectifs qui leur sont fixés par leur direction peuvent être atteints sans la collaboration d’autres individus, les cadres se trouvent dans l’obligation de suivre les orientations préconisées par une direction dont ils savent que l’importance, la valeur et, par là, la crédibilité, doivent être pondérées à l’aune d’une hiérarchisation plus large, alors que celle-là se présente à eux comme une référence ultime. Dans d’autres cas, plus courants, où ils sont mis en demeure de communiquer et de faire appliquer par d’autres des directives qui leurs sont transmises par leurs supérieurs, cette difficulté est redoublée par ce rôle hérité de relais à travers lequel ceux à qui ils s’adressent peuvent voir en eux les porte-parole de la direction. Contraints de prendre sur eux pour composer avec ce sentiment de confusion que peut susciter cette présence-absence du pouvoir décisionnaire, ils sont aussi dans l’obligation de le dépasser ou, au moins, de feindre d’y parvenir, ou encore, de l’occulter, afin de présenter aux autres salariés des directives dont la crédibilité et la cohérence ne puissent être mises en doute.

  • 13 L. Boltanski et È. Chiapello, NEC, op. cit., p. 331.

12En outre, si le pouvoir, dans son clair-obscur, est à même de générer des tensions chez ceux qui sont chargés de le mettre en œuvre, il offre aussi la possibilité de prendre appui, en quelque sorte, sur l’une de ses facettes, l’arbitraire invisible, afin de justifier, ou, au moins, de faire accepter aux individus les directives qu’on leur soumet. « D’une manière générale, l’externalisation permet d’accroître l’intensité du travail en utilisant la pression du marché comme facteur non maîtrisable, et de dédouaner l’encadrement local qui lui est soumis tout autant13. » Cette anonymisation du pouvoir et cette dépersonnalisation de la contrainte semblent être en mesure d’accroître les pressions tout en les justifiant.

  • 14 Propos retranscrits à partir de la diffusion du film de B. Bloch, « Managers, encore un effort », (...)

« Moi14, j’ai pas pété les plombs, mais on m’a clairement indiqué que je n’arrivais pas à suivre le rythme, productivité insuffisante. On m’a licencié sur résultat insuffisant. Bon, ben, le décryptage que j’en fais, c’est que… Moi, j’étais demandeur d’emploi, j’ai été pris dans cette société après une recherche de 5 à 6 mois, j’ai eu un patron nouvellement arrivé qui, lui-même, était soumis à un stress important, et je tiens à le dire, parce qu’une des techniques de management, c’est de redescendre le stress sur vos collaborateurs les plus proches, moi, j’étais son directeur administratif et financier. Cet homme-là était lui-même soumis à un stress terrible, il a fallu qu’il fasse ses preuves dans ce nouveau job, et à peine avait-il terminé qu’il avait un nouvel actionnaire, un fond de pension américain, je ne peux pas être plus clair, donc il était lui-même dans un état de stress terrible, et il l’a tout naturellement redescendu sur ses proches collaborateurs dont j’étais. »
(Cadre d’une quarantaine d’années, à la recherche d’emploi,interrogé lors de son passage dans un organisme d’out placement.)

13En faisant des entreprises des sous-systèmes insérés dans des espaces englobants aux contours flous, ces emboîtements successifs aux hiérarchisations implicites n’ont pas seulement eu pour effet de mettre en évidence la relativité du pouvoir au sein de chacune d’elles, ils ont aussi porté atteinte à la possibilité d’une identification à l’entreprise en tant qu’unité de référence. Ces réaménagements ont contraint les cadres à n’être plus que les membres d’une autre unité ;« C’était une petite filiale, celle dans laquelle je travaillais, parce qu’il y avait 120 personnes, ou 150 personnes au siège social, mais on appartenait au groupe X, on était une filiale de… » (Cadre commercial, 38 ans).

14Quand on sait l’attachement de certains « cadres maison » à leur entreprise, on comprend mieux ce que peut avoir de douloureux cet emboîtement cumulé de références spatiales. Dans cette profusion de référents, les entreprises – mères – ont en effet vu flétrir leur pouvoir de nomination et d’attribution d’essence. Se multipliant, les sources du pouvoir de la nomination se brouillent aussi. Ainsi, l’identité fusionnelle de certains de ces cadres à l’égard de leur entreprise n’a-t-elle pu manquer d’être affectée par ces réaménagements.

Brouillage du sens du travail

15L’extrait d’entretien qui suit rassemble un panel quasi exhaustif des effets que peut produire sur les cadres une multiplication d’espaces de référence pour partie engendrée par les processus de fusions-acquisitions. L’entreprise de carrosserie industrielle à laquelle appartient alors le cadre dont nous allons rapporter les propos, et dans laquelle il travaillera 15 ans, sera rachetée par un groupe plus important. L’éloignement à la fois physique, géographique et symbolique des figures de l’autorité, ou, plutôt, de celui qui, alors représentant unique de la direction, l’incarnait, compte parmi les faits marquants de ces transformations. Ce rachat entraînera un éclatement et un éparpillement des espaces de référence qui, par le passé, se réduisaient à celui, limité, de son entreprise. Les méthodes managériales seront elles aussi modifiées, on mettra alors l’accent sur le management par objectifs. Mais ce rachat provoquera aussi des vagues de licenciements qui alimenteront un sentiment d’insécurité et de suspicion à l’égard d’une direction dont les objectifs deviennent peu à peu illisibles, confus, brouillés. Ce brouillage des sources de décisions annonce le crépuscule d’un sentiment de cohérence global. La concurrence semble alors se diffuser horizontalement et verticalement entre collègues et unités de production. Le rôle des cadres dans ces transformations devient délicat puisqu’il leur incombe de faire adhérer autrui à ce qui parfois les rebute.

Des effets pluriels d’un brouillage des espaces
« Responsable de services (39 ans) : Cette entreprise était donc familiale. L’actionnaire principal était le PDG qu’on avait, on le voyait tous les jours. Pour moi, c’est fondamental, ça pouvait paraître paternaliste, mais globalement, il y avait une bonne ambiance. Je dirais qu’il y avait des relations à peu près saines entre les gens, et après il y a eu le rachat donc, par une holding, avec des sièges à Paris et des sites un peu partout en France et en Europe, management par objectif, et en plus, après le rachat, il y a eu deux vagues de licenciements à 6 mois d’intervalle. Je pense qu’il y a eu une volonté de changer les choses, le nouveau dirigeant qui avait été nommé, c’était un Gadz’Arts métier, assez ouvert, mais il est tombé à une mauvaise période, et après les licenciements ça a cassé quelque chose. Après on a perdu de la visibilité sur les objectifs et les stratégies. Avant le directeur était sur site et on pouvait lui poser des questions, il y avait un dialogue. Et puis après, quand on est rentré dans le groupe, il y avait une dimension politique nouvelle, nos responsables étaient à Paris, et après, je dirais qu’on fonctionne de manière beaucoup plus individualiste, on rentre dans une logique où il faut se justifier, où il faut justifier tout un tas de choses, et on avait des objectifs qui n’étaient pas forcément cohérents avec les autres collègues, parfois les objectifs qu’on nous fixait se télescopaient, il y avait plusieurs directeurs. Que le siège se soit installé à Paris, ça a été un changement énorme. On ne voyait plus l’actionnaire, donc, sur les orientations stratégiques, on avait des informations très parcellaires, et comme il y avait plusieurs unités, on apprenait que telle usine avait été rachetée ou vendue, donc, après ça bousculait la stratégie de chaque entité. Après c’était assez difficile de comprendre et d’adhérer à des projets dans la mesure où on n’avait pas une vue globale, donc, on ne comprenait pas les décisions. On ne peut pas adhérer à un projet quand on n’en comprend pas la finalité, quand on suspecte même, à tort ou à raison… les restructurations… ça signifie perte d’emploi etc. Donc, après, nous on avait à faire passer ces messages-là, à adhérer, à manager, mais comme nous, on avait parfois du mal à adhérer, c’était encore plus dur d’aller porter la bonne parole d’une chose dont on n’était pas convaincu.
Enquêteur : Tout à l’heure, vous avez parlé d’objectifs, votre travail, il est fixé comment, par qui ?
Responsable de services : Dans la dernière période, on avait des actionnaires Américains… En fait, on travaille toujours par objectifs… Le travail par objectifs, le fixer aux autres, quand on est cadre dirigeant, c’est très facile, mais derrière, on ne discute pas des moyens, donc, en fait, je dirais que derrière ça, c’est la porte ouverte à tout un tas d’aberrations, soit en termes de management ou d’actions menées. On peut atteindre les objectifs, mais pour qui, pour quoi ? Derrière ça, il y a toujours le profit. L’exemple de Danone actuellement, c’est exactement ça, ils disent qu’il y a des sites qui sont rentables, mais pas assez… Ça veut dire quoi “pas assez” rentable ? Moi, derrière cette notion d’objectifs, je mets un peu tout ça, donc j’en ai une vision assez négative. »

ESPACES DE LA VALEUR ET VALEUR DE L’ESPACE

  • 15 À titre d’exemple, le sentiment d’identification à l’entreprise peut même croître quand, lors de r (...)

16Tous ces constats qui pointent les effets pervers sur les cadres de ces mouvements de fusions-acquisitions, n’apparaissent dans la bouche de ceux-là qu’à des moments particuliers de leurs trajectoires professionnelles. Tous ceux, parmi les cadres qu’on a interrogés, qui les ont vécus, ne les ont donc pas ressentis de la même façon. Précisons. Les effets problématiques et, d’un point de vue logique, pourtant prévisibles, de ces emboîtements successifs d’espaces, n’apparaissent dans les propos recueillis, qu’à la suite ou pendant des moments de ruptures (chômage notamment), souvent à la suite de fusions dont ils ont pâti, mais jamais dans les situations opposées (méconnaissance du chômage, appartenance à l’entreprise acheteuse15). Tout se passe donc comme si ces événements rendaient les cadres qui les vivent particulièrement sensibles aux difficultés que peuvent générer ces emboîtements.

Présentations de Christophe et de Philippe16

  • 16 Pour rappel, le lecteur trouvera dans l’annexe Synthèse des cas retenus une présentation condensée (...)
  • 17 C’est seulement dans l’étude de cas Renforcement des logiques de position et destin social qu’on a (...)

17Mais il faut cesser là ces commentaires qui divisent les propos recueillis de ceux qui les émettent, et admettre que ce qui peut être perçu comme une opportunité pour les uns peut être vécu, par d’autres, comme une source de difficulté, voire, comme un des fondements de leur malaise. Afin de mieux comprendre les effets de ces réaménagements des espaces sur les cadres, on s’appuiera sur les récits de Christophe et Philippe17. Notre objectif est double. Puisque les configurations de travail qu’ils rencontrent touchent les cadres dans leur majorité, bien que de façon différente, la confrontation des réactions de ces deux individus prendra pour nous la forme d’une toile de fond explicative de ce que nombre d’éléments de cette catégorie peuvent être amenés à vivre. En outre, et puisqu’on possède sur ces individus des connaissances particulières, on devrait être en mesure de comprendre en quoi ce qu’ils sont peut leur permettre de tirer profit (ou pas) de leur insertion dans une hiérarchisation plurielle d’espaces. Mais dressons dès à présent, sous forme de portraits, les résultats de nos analyses.

  • 18 P. Bourdieu (sous la dir.), La misère du monde, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 1097.

Portrait deChristophe
C’est sur fond de profondes transformations sociétales et locales que naîtra Christophe, en 1965. Ouvrant à de nouveaux possibles, ces transformations provoquent parfois aussi des frictions, elles peuvent même parvenir à déchirer de l’intérieur ceux qui s’y trouvent pris. Les grands-parents paternels de Christophe sont issus de milieu agricole, du côté maternel, les grands-parents étaient employés. Après avoir effectué petit et grand séminaire, le père de Christophe s’installera avec son épouse dans une petite commune au sud-ouest de Nantes d’où sont originaires ses parents. Il débutera sa carrière par un poste d’instituteur et la poursuivra en tant qu’employé de bureau à la SNCF, sa femme restera « mère au foyer ». Cette implantation dans l’espace urbain placera donc Christophe et les siens non loin de leurs parentèles alors que l’installation de nouveaux arrivants confirmera le père dans son appartenance professionnelle. Christophe associe systématiquement la vie dans ces espaces – de son enfance – à un ensemble de notions et d’images archaïques d’un passé révolu.
Dans un terreau local traversé par les luttes que se livrent laïques et catholiques, Christophe développera une propension à se mettre au service des autres, et un sens profond pour la justice. Cette soif de justice qui l’anime s’accompagne pourtant d’une forme de déférence. Chez lui, le dévouement et l’humilité font ménage avec une indignation contenue mêlée d’abnégation. Le père de Christophe qui se réclame du catholicisme social reste humble, silencieux… effacé, absent au sein du logis. Ces confrontations locales, inextricablement politiques et religieuses, donneront naissance à des réseaux de configurations multiformes. C’est dans ce contexte que, sous l’égide du patronage, verra le jour un club de basket dans lequel Christophe deviendra entraîneur. Le basket est un monde en soi. Pour Christophe, le lien social qui s’établit se prolonge et s’actualise à l’occasion de rencontres, mobilise un réseau d’interconnaissances comparable à celui d’une logique clanique. Christophe cherche à faire vivre le groupe tout en essayant de se démarquer, il vise une reconnaissance individuelle qu’il ne peut pourtant désirer pour elle-même. La vie associative de Christophe est extrêmement riche. Ils’investira dans les Franca, deviendra formateur de BAFA, rejoindra la JOC. Ces diverses expériences lui permettront d’engranger des compétences plurielles : démarche par objectifs, bilans individuels, animation d’équipes, conduites de réunions, encadrement, etc. Pour Christophe, l’important réside dans la recherche constante d’une progression qu’il tente, bien que paradoxalement, de désincruster de toute dimension morale.
Christophe est, parmi les membres de sa fratrie, celui qui obtiendra le niveau de diplôme le plus élevé… ce qui ne le rapprochera pas des siens, loin s’en faut. Ce fils de classe moyenne qui réussit se sépare aussi. D’un côté Christophe recueille les signes de l’excellence scolaire, de l’autre, du côté parental, le silence, l’absence de reconnaissance et le désintérêt apparent font écho à sa réussite. Plus il s’investit et obtient de bons résultats, plus son désarroi est grand. Cette causalité circulaire développe chez lui une incompréhension, et alimente un rapport conflictuel à la réussite. Christophe incarne ce transfuge qui échoue quand il réussit ou plutôt, qui échoue d’autant plus qu’il réussit. « Toute son existence enferme une double injonction : réussis, change, deviens un bourgeois, et reste simple, pas fier, près du peuple (de moi)18 »… ton père. La réussite – scolaire – et l’échec – familial – semblent irrémédiablement noués. Peut-être ce manque de reconnaissance parental est-il à l’origine chez lui d’une sensibilité particulière aux marques qui pourraient venir confirmer les preuves de sa valeur…
Christophe obtiendra un Bac C, et se dirigera vers une école d’ingénieurs, à Rennes, il en sortira, cinq années plus tard, son diplôme en poche. Au sein de l’école, il tisse de nouveaux liens ; les autres sont présents à chacune de ses activités. Ses comportements et activités (à l’école, mais aussi en dehors) semblent structurés sur la base de quelques principes : attirance pour la proximité (par opposition au lointain), souhait du concret (par opposition à l’abstrait), volonté de ne pas rompre des liens de solidarités (liens amicaux) déjà constitués. Une logique du proche, inséparablement spatiale et affective (affectuelle), anime ses comportements dans différents registres, son entrée dans la vie active en témoigne, elle s’effectuera sans plus attendre, et non loin de son école d’ingénieurs.
Soucieux de chercher ailleurs les preuves de sa valeur, en quête d’appartenance, Christophe peine à rompre, de façon tranchée, les liens qui l’uniss(ai)ent à son univers familial. Quelque chose le retient, le contient, mais aussi le révulse. Son désir d’échapper à des clôtures qui l’encerclent est rattrapé par son incapacité à se détacher, s’éloigner… vivre pour lui-même. Peut-il réussir sans trahir ? Une profonde culpabilité l’assaille. Comment l’apaiser ? Le signal du départ, celui du devoir de séparation dans le prolongement, se fait toujours attendre.

Portrait de Philippe
Philippe est né en 1964, à Nantes, il a un frère, plus jeune que lui. Ses deux grands-parents maternels sont aussi originaires de cette ville. Le grand-père paternel, né en Haute-Marne, viendra habiter Nantes à 16 ans, il y épouseraquelques années plus tard une nantaise d’origine. Les grands-parents paternels de Philippe étaient commerçants, ils deviendront propriétaires d’un restaurant important dans le centre de Nantes. Ses grands-parents maternels étaient, eux, propriétaires d’un magasin d’électroménager dans le centre de cette ville, mais aussi chefs d’une grande entreprise dans le bâtiment. Le père de Philippe débutera son activité professionnelle en tant que clerc de notaire, mais très vite il devra la délaisser pour devenir directeur général du magasin appartenant à sa belle-mère. Les parents de Philippe s’investiront intensément dans la tenue du magasin… l’atmosphère familiale est lourde de leur absence. Mais, l’arrivée des grandes surfaces portera un coup fatal au petit commerce. Le magasin fermera à la fin des années soixante-dix ; pour certains, la reproduction passera par la reconversion…
Le père, absent, n’a pas eu le choix. Contraint de « faire ses preuves », il échoue pour partie. Philippe déplace sur son grand-père maternel tout un système identificatoire, il fera de lui un aïeul référent. Le souvenir, qu’il construit et mobilise, s’abreuve de la figure du chevalier d’industrie qui s’organise autour des valeurs bourgeoises. Cet entrepreneur dynamique, courageux, volontaire, conquérant, héroïque, leader, craint et soucieux de son apparence, synthétise, sous forme archétypale, ce qui tend à devenir une des modalités constitutive du rapport de Philippe au monde. Placé du côté du sacré, descendant d’une lignée dont l’évocation à elle seule peut fonctionner comme un (r)appel à l’ordre de ce qu’on a à être, actualisant l’essence comme par résonance – même si cette résonance a ici quelque chose de fantasmatique –, Philippe se construit par imprégnation de l’image mythique d’un chevalier d’industrie qui contourne une vocation paternelle étouffée, censurée.
Bien ancrés localement, les parents et grands-parents de Philippe détiennent aussi le pouvoir d’exercer un contrôle continu sur les fréquentations des leurs. Ce pouvoir se manifeste de façon éclatante dans le choix des établissements scolaires. Croyants, mais faiblement pratiquants, les parents de Philippe inscriront leurs deux enfants dans un établissement privé traditionnellement réservé à la bourgeoisie nantaise. Dans cet espace fermé aux murs élevés, un corps de spécialistes opère un travail rapproché sur les individus qui normalise les conduites jusque dans leurs moindres détails. Les dispositions qui se constituent et s’intériorisent dans ce genre d’établissement trouvent un terrain privilégié d’expression dans les activités sportives. Ces activités (individuelles et collectives) permettent en effet de comprendre comment se diffuse une éthique qui cherche à augmenter le contrôle que les individus doivent être en mesure d’exercer sur eux-mêmes ; ici, l’éthique vise l’autonomie pour chacun. Chez Philippe, la concentration de l’effort se dirige vers un culte de l’excellence dans le respect des règles que redouble une vigilance à l’égard de soi-même. Dans sa forme la plus aboutie, l’autonomie peut – et doit – amener les individus à penser qu’ils sont maîtres de leur destinée. Philippe développe une propension à attribuer réussite et échec à des capacités personnelles. Chez lui, espaces familiaux et scolaires se prolongent, se superposent, la cohérence marche à plein. Les activités extrascolaires qu’il accomplira ne dérogeront pas à cette constante de son éducation. Pour l’essentiel, ces activités soumettent son corps à dure épreuve, mais chacune d’elles impose une maîtrise importante des gestes à accomplir dans un culte de l’effort et une recherche de performance individuelle. ChezPhilippe, la maîtrise de soi sur soi se travaille et s’accomplit dans la rigueur et le respect de l’Autre. L’assurance de soi qui s’en dégage est constitutive du rapport à l’Autre. Philippe obtiendra un Bac D et s’inscrira en sciences économiques à l’Université de Nantes en 1984. Il obtiendra une maîtrise. Son entrée dans le monde salarié débute par une pause, sorte de mise entre parenthèses de la nécessité ; il travaillera pendant 5 mois pour le tour de France à la voile. Le temps ne le presse pas, il prendra le prochain train, en attendant mieux. En 1988, Philippe trouve un travail à Nantes.
Si les principes de socialisation qui ont contribué à le structurer semblent aussi harmonieux qu’homogènes, il n’en reste pas moins que ses propos témoignent de la constance d’un double discours. Philippe semble pouvoir jouer, souvent à son insu, sur plusieurs tableaux à la fois. Difficile de savoir d’où il parle… Il est découpé, partagé, divisé, scindé, clivé, une déchirure constante le traverse, ses mots masquent mal l’inconciliable qui le tiraille et le structure à la fois. Les expressions de ces divisions internes sont multiples. Nombre d’entre elles convergent et attestent d’une propension qu’il développe à une dénégation – de la réalité – qui le soulage de devoir affronter les effets de situations douloureuses.

Des effets d’une insertion plurielle

18Christophe et Philippe commencent tous deux leur vie professionnelle dans une entreprise de petite taille, mais rapidement ils la laisseront pour une entreprise aux dimensions nationales, puis internationales. L’un et l’autre exercent des professions différentes – le premier est ingénieur, le second commercial – à l’intérieur d’entreprises distinctes dont il peut arriver que les activités se recoupent. Christophe travaille dans les télécommunications, Philippe dans la higtech. Mais les similitudes s’arrêtent là. À l’intérieur de configurations complexes, Christophe et Philippe n’occupent pas la même position, que ce soit, au sein de l’espace dans lequel ils travaillent, ou bien dans celui qui l’englobe.

19Dans l’entreprise N° 2, Philippe se trouve dans une proximité double à l’égard du centre, proche de la direction, il travaille aussi, à Paris, au sein de l’entreprise mère. Dans l’entreprise N° 3, cette proximité s’affaiblit et se complexifie. Passé dans une multinationale, il conserve une place importante sur le site dans lequel il travaille (« J’étais au troisième niveau, en partant d’en haut, dans les commerciaux, c’est-à-dire, qu’il y a trois niveaux au-dessus de moi »), mais l’unité parisienne n’est plus qu’un site à distance d’un centre.

20Pour Christophe la situation est différente et les rapports aux centres semblent quelque peu s’inverser, à l’intérieur de l’espace de travail (« Je suis au premier niveau [sous-entendu, ici, au plus bas] de l’encadrement »), mais aussi, dans un espace plus large qui s’éloigne et s’éparpille :

  • 19 Christophe fera souvent référence à la World Compagnie par allusion à cette satire de la mondialis (...)

« Mon chef c’est un parisien, j’ai de la chance mais… là il est à Washington… mon ancien chef que j’avais avant, c’était un Anglais quoi, enfin, un Américain pardon, enfin, c’était même un Pakistanais, un Indien ayant vécu en Angleterre et qui vitaux États-Unis. Alors, le chef de mon chef, lui, c’est un ricain… tu as 3 Anglais,2Hollandais… enfin là tu vois, on sait qu’on est dans la World Compagnie19. Donc,là, c’est le choc culturel pour tout le monde. »

Distances et valeur de soi

21Cette pluri-« distancialité » est capitale pour comprendre les réactions d’individusinsérés dans une multiplicité d’espaces. En fait, tout se passe comme si le sentimentde leur valeur chez les cadres était inversement proportionnel à deux typesde distances (l’une interne, l’autre, externe) ; lorsque ces distances s’accroissent, lesentiment de leur valeur décroît. L’une a pour échelle de référence l’entreprise danslaquelle ils travaillent, l’autre la configuration qui englobe cette dernière. Ainsi, lescadres se trouvent-ils à une double distance des centres, l’une se mesurant par l’écartqui sépare la position qu’ils occupent de celles du sommet de l’entreprise qu’ilsfréquentent, l’autre s’évaluant par les distances qui séparent cette même entreprised’un espace qui l’englobe et à la tête duquel se trouve le cœur de la firme. Cesdistances peuvent donc se renforcer, dans la positivité ou la négativité – l’on peutse trouver doublement à proximité des sommets (c’est le cas pour Philippe dansl’entreprise N° 2), mais aussi, doublement à l’écart (c’est le cas pour Christophe) –,ou bien s’affaiblir en s’opposant. Dans cette logique, le sentiment de son interchangeabilitéguette celui qui se trouve placé, dans la négativité, doublement à distancedes centres, à l’inverse, celui de son indispensabilité se profile pour qui cumule lesdistances dans la positivité. Mais ce ne sont là que des perspectives idéales.

Incertitude et confusion

22Le fragment qui suit montre quelques-uns des effets possibles de l’insertion d’unindividu – comme Christophe – dans ces configurations aux espaces imbriqués. Ony verra l’incertitude dans laquelle elle le plonge, l’anxiété que suscite chez lui la miseen concurrence d’activités proches des siennes dans des espaces différents, le sentimentd’impuissance, d’absence de prise sur les choses qu’engendre l’anonymisationdes décisions. Mais ce fragment montre aussi, avec particulièrement de netteté,comment une profusion d’espaces de référence cumulée à une augmentation dunombre des ingénieurs et cadres joue sur le sentiment de son interchangeabilité chezChristophe, sentiment qui, par résonances cognitives, inséparablement sociétales etfamiliales, le rapproche du bas et du passé desquels il pensait s’être extrait. Tout sepasse comme si, d’une part, le sentiment de son interchangeabilité s’accompagnaitdu deuil de son individualité et, de l’autre, comme si, associant le bas à l’anonyme,se redéployaient et se redessinaient autour de lui, en prenant appui sur ce mêmesentiment, des cercles concentriques de solidarités.

« Tout le monde se mange »
« Christophe : Une boîte déficitaire, ça peut fermer, quoi. Donc, d’être dans uneboîte déficitaire, c’est moins rassurant que d’être dans une boîte bénéficiaire. Uneboîte bénéficiaire, N° 2’, qui tous les ans progresse, le nombre de clients augmente,et tout et tout… Maintenant, ce qui est un petit peu rassurant pour nous, c’est que,malgré tout, comme nous on travaille exclusivement pour N° 2’, on peut se direqu’on va toujours être amenés à travailler pour N° 2’, mais d’un autre côté, commeon n’est plus dans N° 2’, on n’a plus les mains… ils peuvent très bien décider etdire que : “Eh bien, maintenant, l’informatique, ils font chier, on va peut être lefaire ailleurs”, et en ce moment, c’est ce qui se passe. En ce moment, à N° 2”, tu asplein de gens qui n’ont rien à faire qui font aussi des facturations… À N° 3’, tu asaussi d’autres gens qui font de la facturation, et qui vont peut-être avoir à… euh…puisque nous aussi on en fait quoi… Comment on fait alors ? En ce moment, on esten train de lancer un projet convergent, et on est en train de prendre le boulot demecs de Dublin, mais à Paris, ils sont peut-être en train de prendre notre boulot,enfin, voilà… Tout le monde se mange. Il y a un autre élément d’incertitude, c’estle fait que les décisions sont prises à très haut niveau, et… imaginons que, nous,les facturations on a toujours eu à le faire, on pourrait se dire que la facturation ily en aura toujours à faire, mais demain, ils peuvent prendre la décision de le faireau Canada plutôt qu’en France, parce que les frais sociaux au niveau de l’entreprisesont moins élevés, les charges sociales sont moins élevées, donc, ça, c’est ce qui estarrivé avec une activité qui a été mise au Canada. C’est-à-dire, que l’activité, elleexiste toujours, mais ce n’est plus toi qui la fais, elle est trop chère. […] On vientaussi d’un monde où il y avait peu d’ingénieurs. Il y a 10, 15, 20 ans, il y avait moinsd’ingénieurs que maintenant. Maintenant, il y a beaucoup, beaucoup d’ingénieurs, eton retrouve peut-être des liens… des réactions collectives… Maintenant, il y a unemasse d’ingénieurs qui sont cadres, mais finalement, tu retrouves les mêmes réflexeschez eux que chez nos parents qui étaient ouvriers.
Enquêteur : Chez les cadres ?
Christophe : Oui. Maintenant on est beaucoup de cadres, et puis on est manipulésdans les grosses boîtes, c’est la World Compagnie, on devient des numéros, commeles autres techniciens, voilà. Maintenant, les gens qui ont le statut de cadre mais quifinalement, sont au plus bas de l’échelle, même si c’est pas négatif d’être au plus basde l’échelle hiérarchique, eh bien ils réagissent comme tout employé quoi. Donc cesont des employés comme les autres. Alors, est-ce qu’ils devraient avoir une attitudedifférente des autres… ? On a un boulot, on essaye de le faire quoi, on essaye de lefaire dans les meilleures conditions possibles, d’être solidaires… mais par contre…ce qui se passe, c’est que solidaire… ben… d’abord avec mon groupe, après avecle site rennais, et après, avec les Français. Et l’autre truc, c’est que, moi, je ne melaisserai pas faire quoi. Donc, s’il faut entuber des gens et mentir, et tout ça… ehbien, s’il faut le faire, on le fera… »

Une morale de la dénégation

  • 20 « Il n’y a donc qu’un impératif catégorique, et c’est celui-ci : Agis uniquement d’après la maxime (...)

23Persuadé que son activité est mise en péril par une concurrence informelleentre son entreprise et d’autres entreprises, toutes englobées par une même filiale,Christophe doit continuellement évacuer l’idée selon laquelle les efforts qu’il accomplitpourraient être fournis, à niveau égal ou supérieur, par d’autres ; sa réussitedépend non seulement de leur échec, mais elle pousse Christophe à la « productionde ce sentiment ». Cette forme d’éthique est l’exact opposé de la morale kantienneet, plus précisément, de l’impératif catégorique qui la sous-tend20. La mise enconcurrence généralisée amène les individus à refouler la possibilité que les autres– salariés – fassent (avec les mêmes chances de succès) ce que eux-mêmes cherchentà réaliser. Il convient alors d’admettre qu’un des fondements au principe del’investissement de certains cadres au travail puise à cette dénégation.

Une visibilité de position brouillée

24En outre, ces fusions et rachats ne multiplient pas seulement les espaces de référence,ils accroissent aussi la superficie de l’espace global de la production et, ainsi,touchant à l’espace global des positions, ils modifient, par là, la représentation desoi dans l’espace. Or, les individus sont dotés de patrimoines inégaux pour faire faceà l’agrandissement de ces espaces. Le lointain ne désigne pas les mêmes horizonsd’un individu à l’autre. Le pouvoir de projection de soi dépend de la consistancede cadres spatiaux qui sont le résultat individuel d’expériences singulières. Or, chezChristophe, ce pouvoir est déterminé par une logique du proche (au double sens duterme, affectuel et géographique).

25De la même façon, les autres – individus, par exemple – pensables le sont aussipar cette mobilisation d’échelles spatiales de référence. Ainsi, par cet agrandissementdes espaces, on multiplie les chances de déposséder certains individus des moyensde penser, non seulement le nouvel espace – aux dimensions floues, lointaines –,mais aussi ceux qui l’habitent. Par un effet en retour, ceux qui sont perturbés parces agrandissements des espaces voient aussi la lisibilité qu’ils peuvent avoir de leurposition s’affaiblir parce que les distances qui les séparent des autres se brouillent,s’étirent et se complexifient. L’imposition en extériorité d’un agrandissement desespaces a son corollaire, un affaiblissement de la visibilité des figures de l’altérité lesplus éloignées physiquement, mais aussi affectivement, et, comme par l’effet d’unenécessité réciproque, le brouillage de leur propre position chez certains cadres. Unefois qu’on les a rapportés aux échelles spatiales de référence qu’ils mobilisent, oncomprend alors mieux ce que peuvent avoir de difficilement supportables l’éloignementet la multiplication des figures de l’autorité (notamment en termes decrédibilité et de légitimité) pour certains cadres ; à qui obéit-on quand ces figuresse perdent à l’horizon ?

« Je suis perdu »
« Christophe : Mon rôle c’est surtout ça, faire le lien entre la stratégie de l’entrepriseet les actions au quotidien, donc, décliner ce que je comprends qui comprend ce quise passe… donc, ça, c’est pas facile, surtout quand on est dans une boîte comme onest aujourd’hui… Avant à N° 2’, où la hiérarchie était cohérente, on travaillait touspour N° 2’, maintenant qu’on est dans N° 3’, moi je suis tout seul, je suis perdu…Mon chef finalement, il travaille pour lui. Donc, c’est : comment interpréter lesévénements qui se passent ?, aller dans les réunions, dans les bonnes réunions, maispas dans toutes, parce que il n’y a que 8 heures dans une journée. »

Une prolifération de référents identitaires

26Si la prolifération et l’accroissement des espaces ébranlent les moyens dontdisposent les cadres pour se penser dans et par les distances qui les séparent et lesrapprochent des autres, ils portent aussi atteinte à la possibilité de trouver dans uneentreprise un référent identitaire. Le cas de Christophe est à ce titre exemplaire, quisemble voir dans le nom qui figure sur sa feuille de paye l’ultime référent auquelse raccrocher alors que, mais cela en rajoute encore dans le flou et la confusion, lenom de l’entreprise qui figure sur cette dernière n’est pas celle pour laquelle il dittravailler. Pour le transfuge qu’est Christophe, mais aussi pour l’ensemble des cadrespris dans ces assemblages complexes, ce nom sur cette fiche de paye renferme-t-ille pouvoir de produire de l’identité ?

27Du côté de Philippe, chez qui la certitude de soi ne laisse pas de place au doute, les effets potentiellement déstructurants de cette prolifération sont probablementà pondérer si l’on considère la proximité positive qui le rapproche des centres, àl’intérieur, mais aussi à l’extérieur de l’entreprise dans laquelle il travaille… gageonsque cette double proximité ne le réconforte encore d’avantage dans le sentimentqu’il a déjà de la certitude de sa valeur.

Renforcement des logiques de position et destin social (étude de cas n° 1)

28Si une insertion plurielle dans une multiplicité d’espaces – qui s’enchevêtrent ets’imbriquent les uns dans les autres – pose de redoutables problèmes dans la pratiqueà ceux qui la vivent, elle en soulève aussi à ceux qui essaient d’en penser leseffets. Peut-on encore parler de position, peut-on dire que l’on occupe une positionquand on est à la fois inséré dans le même temps dans une multiplicité d’espaces ?Si l’identité se constitue par le moyen d’une position, par l’identification de celle-cidans des espaces aux référents stables, il y a fort à parier qu’une insertion dans unemultiplicité d’espaces aux hiérarchisations plurielles – hiérarchisations souventinformelles mais pressantes – contraigne l’individu à un travail de (re)compositionde soi. Cette recomposition identitaire entretient des liens étroits avec le sentimentque les individus ont de leur valeur. On va, dans l’analyse comparative qui suit,toujours à partir des cas de Philippe et de Christophe, illustrer cette proposition enmontrant comment une insertion dans un enchevêtrement pluriel d’espaces professionnelset urbains peut jouer sur le sentiment de leur valeur chez ces cadres.

  • 21 Voir l’usage que M. Heidegger fait de ce « on », masse à la fois anonyme et banale, dans Être et t (...)
  • 22 « La multiterritorialité participe de la définition des positions dominantes. D’ailleurs les nouve (...)
  • 23 M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie. Journal d’enquête, Paris, PUF, 1997, (...)
  • 24 K. Marx, Travail salarié et capital, Paris, Éditions Sociales, 1985, p. 44.

Renforcement des logiques de position et destin social
Les distances qui s’instaurent entre les cadres et les centres de décision, àl’intérieur, mais aussi à l’extérieur de leur entreprise, ne sont pas sans effets sur cesderniers. Il y a même fort à parier que ces effets puissent être exacerbés quand lesdistances qui s’établissent à l’intérieur des configurations de la production, entre lesindividus et les centres, trouvent un écho, une résonance cognitive, dans d’autresespaces. Ainsi, des processus, distincts par leur nature et leur rythme, certains demise à l’écart des centres urbains de populations ne comptant pas parmi les plusfavorisées, d’autres, d’externalisation aux marges de la production, peuvent-ils avoiren commun, quand ils se renforcent, de repousser à la périphérie les masses dans – le « on » de – l’anonymat21, ou, à l’inverse, de produire – le sentiment – de la rareté,quand ces logiques distribuent les individus sur des positions convoitées.
Philippe, né à Nantes, arrive à Paris, pour y travailler, en 1989. Quatre ans plustard, il devient propriétaire d’un appartement dans un quartier convoité de Parisqui, au XVIIe siècle se caractérisait par une forte présence de la noblesse. Quelquesannées plus tard, Philippe achète un appartement à la montagne dans un endroit toutaussi huppé, marquant ainsi des espaces prestigieux de son empreinte ;« Souventle week-end, je pars à la montagne, faire du snowboard, j’ai un petit chalet22. » Si, en agissant ainsi, Philippe reproduit en quelque sorte des pratiques qui lui sontfamilières, il les prolonge en les améliorant par l’acquisition de biens à forte valeuréconomique et symbolique. Mais il reproduit aussi, par là, le travail de contrôlesur ses fréquentations qu’avaient entamé, avec une certaine réussite, ses parents,puisque, en prenant appui sur une forme de ségrégation positive rendue possiblepar les divisions de l’espace urbain, il minimise les risques de confrontations aveccertaines franges de la population. On se trouve là en face d’une sorte de maîtrisede la dialectique du Même et de l’Autre. Possédant les moyens de se trouver àproximité d’un semblable, Philippe met mécaniquement l’altérité à distance. « Laségrégation urbaine apparai(ssan)t, d’un point de vue des classes supérieures, commeun aspect d’un processus plus large d’agrégation-ségrégation qui prend tout son senspar rapport à la reproduction sociale et à la transmission des positions dominantesentre les générations23. » Travaillant à proximité des centres – du cœur des grandesvilles et des filiales –, Philippe cumule des positions dominantes qui le consacrentdans sa différence positive et lui prouvent au quotidien sa valeur.
« L’endroit n’a plus d’importance »
« Philippe : Donc à Paris, je me suis occupé de ce qu’on appelle les “offres-groupes”,donc les gros coups en fait. Et puis j’ai dû faire ça 6 mois, et puis, àcette époque-là, il y avait la volonté pour cette compagnie de lancer une nouvellegamme de produits, et ils n’arrivaient pas à le faire et ils m’ont demandé de m’enoccuper, donc, j’ai changé, j’ai swiché de commercial grand compte, on pourrait dire,commercial groupe, et je suis devenu responsable d’une gamme de produits.
Enquêteur : Mais, d’aller à Paris, ça ne t’a pas causé de problèmes ?
Philippe : Non. Tu sais, à partir d’un certain mode de travail, c’est pas un certainniveau, parce que dire “niveau” ça pourrait être prétentieux de dire ça, mais, lalocalisation n’a plus d’importance, surtout dans le métier dans lequel je travaille,surtout dans l’industrie dans laquelle je travaille, l’endroit n’a plus d’importance,parce que l’endroit… la distance est gommée par les télécoms. Mais en fait, moi, jesuis au centre, donc, tout est proche. Je peux prendre l’avion pour aller en Australie,ou ailleurs, c’est facile. »
Du côté de Christophe, les choses sont bien différentes. Né dans une petite villede la périphérie nantaise, Christophe débute et poursuit sa vie professionnelledans la ville où il a effectué ses études supérieures, à Rennes, et où il deviendrapropriétaire – avec sa compagne – d’une maison située à la périphérie de cetteville, il se retrouve alors à proximité de populations appartenant à sa nouvellecondition sociale, les « cols blancs ». Mais, les preuves physiques de sa nouvelleappartenance sociale ne dureront qu’un temps… enfin, elles seront mises à mal.En effet, très rapidement, le paysage vient à changer. Les phénomènes de fusions etrachats d’entreprises qui modifient l’espace des positions dans le monde du travails’accompagnent de flux de main d’œuvre qui redistribuent les positions dans l’espaceurbain. Ces flux apporteront avec eux des populations aisées. De nouvelles bâtissesse dressent alors face à celle de Christophe, faisant éclater aux vues de tous et dechacun, par contraste, la modestie de son habitation. « Qu’une maison soit grandeou petite, tant que les maisons d’alentour ont la même taille, elle satisfait à tout ceque socialement on demande à un lieu d’habitation. Mais qu’un palais vienne s’éleverà côté d’elle, et voilà que la petite maison se recroqueville pour n’être plus qu’unehutte24. » Christophe a effectivement « franchi une barrière », mais alors qu’il lafranchissait, il se rend compte, en même temps, que le monde auquel il avait penséappartenir s’est lui aussi déplacé. Son ascension sociale semble n’avoir été que decourte durée. Les maisons « faramineuses » qui se dressent devant lui semblent leramener à une réalité plus modeste, dans un rappel à l’ordre brutal d’une conditionpassée qu’il pensait avoir dépassée. Le processus de mise à distance des centresurbains homologue à celui d’une externalisation de la production aux marges placeChristophe dans une situation peu confortable. Ayant voulu s’écarter des siens (ausens de famille, et de – leur – condition socioprofessionnelle d’appartenance), il setrouve pris involontairement dans des mouvements qui l’y ramènent.
Christophe est doublement mis aux marges, dans l’espace de la production et danscelui de l’espace urbain, ou plutôt, ce qui est probablement encore plus équivoque,dans une certaine proximité des centres et de leurs représentants, tout en étant séparéd’eux par des murs invisibles et pourtant si pesants. Quand on sait les efforts fournispar Christophe pour tenter de s’extraire d’une condition sociale d’appartenance qu’ildit moyenne – « profil bas » –, quand on connaît la quête existentielle dans laquelleil se trouve plongé qui l’entraîne à chercher ailleurs les preuves de sa valeur (preuvesqui attesteraient pour lui des signes d’une victoire sociale, sur lui-même et les autres ; « Donc, fils de classe moyenne, et puis, voilà, j’ai réussi »), on peut, sans trop depeine, imaginer que ce retour en force et inattendu d’un destin social ait contribuéà produire chez lui une image tout aussi confuse que dévalorisante de sa position etde sa condition. Mais à quel monde appartient alors Christophe, n’appartenant plusà celui qu’il a laissé, et toujours pas à celui qu’il convoitait ? Transfuge, Christophe atout de l’immigré, doublement étranger, il n’est plus et pas encore chez lui.
« Revenir en arrière »
« Christophe : Moi, dans le petit bled X, là où j’habite, à côté de moi, il y a desmecs de Thomson qui habitent, plus loin, il y a des gens de boîtes informatiquescomme ISTO, des gens qui font des PC et ils sont tous comme moi, on est tous enpleine réorg… c’est la World Compagnie en fait. À Thomson, c’est pareil que cheznous, j’ai un copain qui travaille à Mitsubishi… ils ferment d’ailleurs les Japonais.Ici, c’est dingue, on est tous… la World Compagnie c’est partout. Ma voisine, à X,elle est dans le monde de la production textile, tu vois, ça n’a rien à voir, elle estresponsable de production d’une chaîne en Roumanie, en Tunisie… Donc tu vois,on est tous tous dans la World Compagnie… la World Compagnie, la globalisation,on l’a tous, on la vit tous.
Enquêteur : Et là tu es propriétaire ?
Christophe : Oui, maintenant, je suis propriétaire d’une maison à 15 km deRennes, style de la petite commune de mes parents, enfin, voilà… Enfin, sauf qu’àRennes, c’est un peu différent de Nantes, Rennes c’est plus compact, enfin, ça bougeénormément, mais c’est plus compact quand même, et c’est à la fois très agricole,enfin, dans les coins où on est, c’est hyper col blanc.
Enquêteur : Et toi tu es dans un quartier…
Christophe : Dans un petit village, enfin, dans une commune… cols blancs, dansun lotissement, il y a des instits, des profs. De la boîte on est au moins cinq. Tu asdes grands centres ici : France Télécom, machin et machin, et tous ces mondes-là,c’est des gens qui viennent de la Bretagne ou d’un peu plus loin et on est à peu prèstous dans des lotissements, j’exagère un peu, mais bon.
Enquêteur :C’est toi qui a fait construire ?
Christophe : Oui, on a fait construire. Je suis dans un lotissement où le weekend,il n’y a pas beaucoup de monde, parce que mon voisin c’est un Nantais, monautre voisin c’est aussi un Nantais, celui d’après il est de Morlaix… donc les gensretournent dans leurs familles quoi. Il y a quelques personnes du cru mais… oualors il y a plutôt des gens qui travaillent dans l’agriculture. Mais ça tend à changer,parce que nous on est sur la deuxième ceinture de Rennes, et dans 5, 10 ans il n’yaura plus d’agriculteurs… parce que les prix ont flambé en 2 ans, c’est la folie quoi !Moi, j’ai acheté le terrain à 200 francs le mètre carré, maintenant, ça vaut 600 ou700 francs le mètre carré, et il y a des maisons faramineuses qui se construisent,et donc, maintenant, en face de nous c’est : médecins, chefs d’entreprises, la totalequoi. C’est un niveau !
Enquêteur : Ce sont des gens qui sont juste à côté de toi maintenant ?
Christophe : Oui, enfin, nous, on est dans une partie de lotissement un peuplus modeste… retraités, tout ça, techniciens, techniciens supérieurs, quelquesingénieurs comme nous. Moi j’ai une maison modeste. On n’avait pas d’acquisfinanciers terribles, donc, on avait une petite maison. Mais les maisons qu’il y a enface, maintenant, c’est terrible quoi ! Moi, je pense avoir franchi une barrière… Maislà… pff… c’est comme revenir en arrière. »

Notes

1 Ces fusions-acquisitions ne sont pas les uniques moteurs de ces transformations, d’autres variables sont à prendre en compte, on pense notamment ici à la prolifération des accords d’entreprises et au développement des participations croisées.

2 F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIesiècle, Paris, Armand Colin, 1979, (3 volumes).

3 P. Ricœur, Philosophie de la volonté II. Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1950, p. 295.

4 Les opérations de fusions-acquisitions n’ont cessé d’augmenter au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Voir F. Chesnais, La mondialisation du capital, Paris, Syros, 1994, 332 p. Ce mouvement n’a pas cessé, il a même atteint son pic le plus haut en 2006. « Le montant des fusions-acquisitions a atteint le niveau record de 3 610 milliards de dollars (selon Thomson Financial), en hausse de 30  % par rapport à 2005. Le record de l’an 2000 – 3 400 milliards – a été battu.  » C. Ducourtieux, « 2007 : vers une nouvelle année faste pour les Bourses ? », Le Monde, 30 janvier 2007.

5 D. Segrestin, Sociologie de l’entreprise, Paris, Armand Colin, 1996, p. 161.

6 F. F. Clairmont, « Vers un gouvernement planétaire des multinationales. Ces deux cents sociétés qui contrôlent le monde », Le Monde diplomatique, avril 1997, p. 16.

7 E. Alborghetti, J.-L. Castro et M. Merdji, « La situation du cadre Français : du statut à la compétence ? », op. cit., p. 5.

8 L. Boltanski et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 298. [Par la suite, quand on fera référence à cet ouvrage, on utilisera les lettres NEC].

9 Mais peut-être serait-il encore plus juste, afin de tenter de se représenter mentalement les configurations spatiales actuelles de l’organisation de la production, d’imaginer des constellations s’imbriquant les unes aux autres à l’intérieur desquelles les entreprises, symbolisées par les étoiles, auraient pour référents des centres et, à leurs marges, d’autres entreprises pour partie dépendantes d’elles.

10 Cette scène provient d’un reportage diffusé sur Arte. C’est le quatrième volet d’une série de cinq. D. Dulhoste et F. Lantieri, « Le cadre dans tous ses états. Entre le marteau et l’enclume », Scène « Un certain pouvoir », CAPA Presse TV.

11 D. Cohen, Professeur de sciences économiques à l’École Normale Supérieure. Reportage Arte « Le cadre dans tous ses états », op. cit., Séquence : « Le pouvoir en actions ».

12 « Selon le cabinet de consultant Inter Sece Researche, les actifs fonds de pension à l’échelle de la planète s’élevaient en 1998 à 11 000 milliards de dollars, et ils devraient atteindre 15 000 milliards de dollars en 2003. Environ 10 % des portefeuilles des fonds de pensions américains sont investis hors des États-Unis, et ils sont devenus des protagonistes majeurs des fusions-acquisitions partout dans le monde.  » F. F. Clairmont, « Fusions d’entreprises, festins de prédateurs », Le Monde diplomatique, septembre 1999, n ° 546, p. 3.

13 L. Boltanski et È. Chiapello, NEC, op. cit., p. 331.

14 Propos retranscrits à partir de la diffusion du film de B. Bloch, « Managers, encore un effort », La Sept Arte, les productions de l’œil sauvage, 2000.

15 À titre d’exemple, le sentiment d’identification à l’entreprise peut même croître quand, lors de rachats, les uns deviennent les ogres des autres ; « Directeur administratif et financier : Ça, c’était un gros morceau, on les a bouffés ». Ce sentiment touche donc davantage les « mangeurs » que les « mangés ».

16 Pour rappel, le lecteur trouvera dans l’annexe Synthèse des cas retenus une présentation condensée des six individus retenus accompagnée d’un résumé de leur trajectoire professionnelle.

17 C’est seulement dans l’étude de cas Renforcement des logiques de position et destin social qu’on accentuera le rendement de l’opposition entre ces deux individus.

18 P. Bourdieu (sous la dir.), La misère du monde, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 1097.

19 Christophe fera souvent référence à la World Compagnie par allusion à cette satire de la mondialisation néolibérale diffusée sur la chaîne de télévision Canal + au cours de l’émission Les guignols de l’info. L. Dutemple, B. Gaccio, A. Hamidi, J. Hervé, Les guignols de l’info, Production Y. Le Rolland, Réalisation R. Dreymann, Canal +.

20 « Il n’y a donc qu’un impératif catégorique, et c’est celui-ci : Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » E. Kant, Fondements de la métaphysique de mœurs, Paris, Librairie générale française, 1993, p. 136.

21 Voir l’usage que M. Heidegger fait de ce « on », masse à la fois anonyme et banale, dans Être et temps, Paris, Gallimard, 1986, p. 170.

22 « La multiterritorialité participe de la définition des positions dominantes. D’ailleurs les nouveaux enrichis manifestent très vite leur réussite par l’achat de plusieurs résidences, à Paris, à la campagne, à la mer, à la montagne. » M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, Éditions La Découverte, 2000, p. 69.

23 M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie. Journal d’enquête, Paris, PUF, 1997, p. 17.

24 K. Marx, Travail salarié et capital, Paris, Éditions Sociales, 1985, p. 44.

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