Chapitre XXIII. Ramifications marseillaises des Rougon-Macquart
p. 241-248
Texte intégral
1Émile Zola a donné à son histoire en vingt volumes de la famille des Rougon-Macquart le sous-titre d’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire. À travers la célèbre famille, l’écrivain dresse un tableau complet de la France entre le coup d’État du 2 décembre 1851 et la débâcle de Sedan, les 1er et 2 septembre 1870. Mais le récit déborde assez régulièrement de ces vingt années impériales et remonte le cours du temps, mettant en scène des personnages qui ont connu les guerres napoléoniennes et la Restauration, les ambiguïtés de la monarchie de Juillet et l’espoir républicain de 1848, rapidement éteint.
2Les repères géographiques connaissent également des fluctuations. Le point de départ du cycle se situe en Provence, où vivra centenaire Adélaïde Fouque, qui représente le tronc de l’arbre généalogique des Rougon-Macquart. Déséquilibrée dès la jeunesse par des troubles nerveux, nature ardente et passionnée, elle donne naissance à Pierre Rougon, l’ancêtre de la branche légitime, avant d’engendrer du braconnier Macquart deux petits bâtards, Antoine et Ursule. Les racines de la saga se trouvent à Plassans, ville provençale imaginaire que l’on associe spontanément à Aix-en-Provence. En toute rigueur, il faut s’accorder avec Henri Mitterrand, spécialiste de Zola, sur le fait que l’auteur a donné à Plassans la situation géographique de la commune de Lorgues, dans le Var, tandis qu’il imaginait sa disposition topographique sur le modèle d’Aix-en-Provence, ce qu’illustrent tant le plan dressé de la main de Zola que les superbes descriptions où l’on reconnaît aisément la sous-préfecture des Bouches-du-Rhône et la campagne environnante.
3Depuis cette base aixoise, le récit s’échappera à de très nombreuses reprises vers Paris où « montent » les ambitieux, mais aussi vers Marseille, bien présente dans l’œuvre monumentale. Sur les rives du Lacydon se déploie en particulier la branche des Mouret, alliée à la fille illégitime Ursule Macquart.
4Ces ramifications marseillaises se déploient dès le premier volume, La Fortune des Rougon. Le fils légitime Pierre Rougon, après avoir grugé son demi-frère Antoine Macquart et sa demi-sœur Ursule, connaît bien des déboires dans le commerce. Il ne gagnera enfin la suprématie locale qu’en menant d’habiles manœuvres préparatoires au coup de force bonapartiste du 2 décembre 1851. De son côté, la bâtarde Ursule a épousé un ouvrier chapelier de Plassans nommé Mouret, et tous deux ont fui aussitôt vers la cité phocéenne1. Elle, impatiente de quitter la maison familiale où son frère aîné, après l’avoir dépossédée, lui rend la vie impossible ; et lui, amoureux et désintéressé, qui ne demande pas un sou de dot, tout aussi désireux d’abriter son bonheur loin des petits bourgeois médisants d’Aix : « Mouret comprit qu’il devait quitter Plassans, s’il ne voulait entendre chaque jour des paroles désobligeantes sur sa femme et sa belle-mère. Il partit, emmena Ursule à Marseille, où il travailla de son état. »
5Ce couple mène bien sa barque phocéenne : on s’en aperçoit lors de la visite que leur rend Antoine Macquart, l’autre bâtard dépossédé, frère d’Ursule, qui entreprend de les rameuter contre Pierre Rougon. Dénué de scrupules, Antoine Macquart vole le dernier argent de sa mère, la vieille Adélaïde, et s’en va « prendre tranquillement la diligence de Marseille ». Il n’y trouve pas le soutien escompté : « Mouret lui dit nettement qu’il s’était habitué à regarder Ursule comme une orpheline, et qu’il ne voulait, à aucun prix, avoir des démêlés avec sa famille. Les affaires du ménage prospéraient. » La réunion de famille tourne court. Macquart quitte Marseille la rage au cœur, humilié par le secret mépris qu’il lit chez son beau-frère. Il prédit cruellement la maladie qui emportera sa sœur des années plus tard : « Ces ouvriers étalaient aussi par trop leur bonheur », ronchonne Macquart. Ursule meurt phtisique après trente années de vie marseillaise, et son chapelier de mari, toujours éperdument épris, se pend. Zola est rarement adepte des fins heureuses.
6Un deuxième personnage du volume initial fait le même trajet vers Marseille, et cette fois-ci, c’est une Rougon : le dernier enfant de Pierre Rougon est une fille, Marthe, qui ne bénéficie pas de l’éducation réservée aux trois garçons. On se réjouit lorsqu’on parvient à la marier. L’heureux élu est son cousin, François Mouret, fils des deux premiers exilés marseillais, prématurément décédés. L’union de cette Rougon délaissée et de ce rejeton Macquart mal parti fait craindre le pire : faiblesse héréditaire, union consanguine, et maladies des nerfs provenant de leur grand-mère commune Adélaïde Fouque, tout ceci ne présage rien de bon. Pourtant, Zola accorde quinze bonnes années aux cousins Mouret, installés à Marseille à partir de 1845. Le commerce végète à Aix-Plassans tandis qu’il prospère à Marseille. D’abord commis chez son oncle Pierre Rougon à Plassans, François Mouret choisit de partir pour la cité phocéenne : « Pierre voulait lui céder son fonds, mais le jeune homme savait à quoi s’en tenir sur les chances de fortune que le commerce présentait à Plassans ; il refusa et alla s’installer à Marseille, avec ses quelques économies2. » Ce choix se révèle judicieux. François, garçon fragile mais obstiné réussit dans le commerce avec l’aide de Marthe.
7Comme un nuage menaçant, revoilà Antoine Macquart qui poursuit de sa jalousie François Mouret, comme il avait autrefois assailli son père. Il cherche cette fois-ci à monter contre lui son jeune frère Silvère : « Je ne veux pas dire du mal de ton frère François ; mais, à ta place, je serais joliment vexé de la façon pingre dont il se conduit à ton égard ; il gagne de l’argent gros comme lui, à Marseille, et il ne t’enverrait jamais une misérable pièce de vingt francs pour tes menus plaisirs3. » Silvère, un cœur pur qui sera fusillé comme républicain en décembre 1851, n’entre pas dans le jeu du vieux soldat aigri. Les affaires de Marthe et François Mouret se développeront sans encombre.
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8Zola rétablit ainsi dans la Marseille des années quarante la prospérité qu’on lui prête volontiers sous le Second Empire, à juste titre puisque le commerce était déjà en forte expansion. Les installations portuaires, notamment, se développèrent formidablement dès la monarchie de Juillet, ce dont Émile Zola avait une connaissance précise. Son propre père, l’ingénieur François Zola, avait étudié de très près les travaux du port phocéen. Il avait vécu à Marseille une bonne partie des années 1830, avant la naissance d’Émile. Il y ouvrit un cabinet d’ingénieur civil en 1832, rue du Jeune-Anacharsis, avant de s’implanter rue de l’Arbre4, puis sur la Canebière. Zola père manqua, faute de soutien bancaire, l’installation de l’éclairage au gaz de la ville. Mais surtout, il établit un projet détaillé d’extension du port de Marseille. À l’évidence, le Vieux-Port était devenu trop étroit pour le commerce maritime, en ces années de conquête de l’Algérie et d’établissement de liaisons multiples vers les destinations méditerranéennes. Deux possibilités s’ouvraient, le nord, vers l’anse de la Joliette, ou le sud, vers les Catalans, pour lequel François Zola milita.
9Son idée était des plus ambitieuses : puisque c’est le grand vent qui pénalise l’entrée et la sortie des navires, abritons-nous derrière les îles du Frioul, qui forment une barrière naturelle vers les Catalans et l’anse de la Fausse-Monnaie ; puisqu’il faut contourner la sortie du Vieux-Port, qui est mauvaise par vent contraire, creusons une liaison entre le bas du fort Saint-Nicolas et la mer, 930 mètres de canal au pied de la colline de la Garde ; et puisqu’il faut des installations modernes, bâtissons des docks, un bassin intermédiaire, un canal parallèle à la mer…
10Dans un premier temps, le conseil municipal et le ministère de la Marine approuvèrent le projet Zola, malgré un coût élevé. Mais les retards, les objections techniques et les soucis financiers s’accumulèrent. François Zola aurait été également victime d’une cabale des ingénieurs des Ponts-et-Chaussées contre lui, qui n’en était pas. Au bout de plusieurs années, il dut se rendre à l’évidence : il avait travaillé sans relâche, s’était considérablement endetté, mais son projet n’aboutirait pas, les autorités ayant en définitive choisi d’édifier les bassins de la Joliette, plus vastes, dotés de plus hauts fonds, et bien plus faciles à relier au Vieux-Port. Quant au vent, on abriterait les bassins derrière une digue monumentale. Ainsi fut entreprise l’édification de la superbe digue du large, longue de plusieurs kilomètres – un lieu de promenade à couper le souffle, toujours fièrement dressé face au port, mais hélas fermé au public : brièvement accessible par navette à l’occasion de « Marseille 2013 capitale de la culture », la digue n’a malheureusement pas été rendue depuis aux Marseillais et aux visiteurs.
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11Le triomphe politique des Rougon de Plassans a pour contrepartie la ruine des espérances républicaines durant ce Second Empire qui est le temps des Rougon-Macquart. Retraçant le coup d’État du 2 décembre 1851 et son rapide succès, Zola dénonce la violence de la répression par la troupe. L’on suit l’action du côté des républicains, qui se désolent des mauvaises nouvelles qui circulent sur la France « soumise, honteusement agenouillée ». Avant l’assaut, la réussite du coup d’État ne fait plus de doute, même parmi les insurgés : « Des voix disaient que Paris était vaincu, que la province avait tendu les pieds et les poings ; et ces voix ajoutaient que des troupes nombreuses parties de Marseille […] s’avançaient à marches forcées pour détruire les bandes insurrectionnelles. Ce fut un écroulement, un réveil plein de colère et de désespoir5. » La tragédie se met en place, avec la mort de la jeune Miette, frappée par la mitraille sous le drapeau rouge – et un peu plus tard, en point d’orgue, son fiancé Silvère fusillé sous les yeux de sa grand-mère, la vieille Adélaïde Fouque qui sombre dans la folie.
12La mention, dans La Fortune des Rougon, de la provenance marseillaise des troupes est étrange ; dans le Var, comme ce fut le cas à Aups, on faisait plutôt venir les troupes de Draguignan. Elle signifie peut-être que des agents infiltrés amplifiaient les mouvements de troupe pour démoraliser les insurgés ; ou bien, elle montre combien Zola, lorsqu’il parle de Plassans et ses alentours, a en tête non pas Lorgues, mais bien Aix-en-Provence, la cité de son enfance. Il y avait vu à quatorze ans passer les troupes françaises qui allaient stationner à Marseille avant d’embarquer pour la guerre de Crimée, à partir d’avril 1854.
13À Plassans, barricadée derrière les remparts et verrouillée à double tour, courent des bruits tout à fait contraires à la réalité, qui créent un autre effet de panique : « Vers deux heures, le bruit se répandit que le coup d’État avait manqué ; le prince-président était au donjon de Vincennes ; Paris se trouvait entre les mains de la démagogie la plus avancée ; Marseille, Toulon, Draguignan, tout le Midi appartenait à l’armée insurrectionnelle victorieuse. Les insurgés devaient arriver le soir et massacrer Plassans6. » Fausse rumeur évidemment, pour faire trembler les bourgeois et préparer l’avènement du médiocre Rougon, ayant pour atout maître d’être avisé depuis Paris par son fils aîné, agent bonapartiste, du succès bien réel de l’entreprise de Louis-Napoléon. À cette époque où l’information était une denrée rare, manipuler les foules par les fausses nouvelles savamment distillées était déjà un gage de succès. La terreur des réactionnaires, dans le roman de Zola, était amplifiée depuis le 7 décembre, parce que « des gens commençaient à dire que le sang coulait à Marseille et qu’une formidable révolution avait éclaté à Paris7 ». Fantasme de ces bourgeois de province, qui se voient déjà égorgés comme des poulets.
14Dans les faits, le coup d’État avait été très soigneusement préparé à Aix-en-Provence comme dans l’ensemble des Bouches-du-Rhône, où il n’y eut pas d’insurrection. Ce fut cependant à Marseille, parmi les chefs républicains, qu’eurent lieu la plupart des arrestations du département8, suivies de condamnations sommaires allant jusqu’à la déportation. L’ordre public avait été préservé par des canons sur la Canebière et la troupe à tous les carrefours. La République était à terre pour deux décennies.
15Revenons à la branche marseillaise des Rougon-Macquart. Après les pionniers que furent le chapelier Mouret et Ursule Macquart, on a vu que leur fils François Mouret s’y était établi avec son épouse Marthe Rougon. Dans La Conquête de Plassans, Zola revient sur leurs années phocéennes : François Mouret est « un ancien négociant de Marseille, qui, en quinze ans, a su gagner une fortune dans le commerce des vins, des huiles et des amandes9 ». On suppose qu’il a fait partie des notables du port phocéen, puisqu’une visite dans la modeste chambre de son locataire, l’abbé Faujas, produit paradoxalement « l’effet qu’il avait ressenti autrefois, un jour qu’il était entré dans le salon très richement meublé d’un préfet de Marseille10 ». Sa femme n’est pas étrangère à ces succès. Elle a travaillé durement et a fini, du moins en apparence, par ressembler à son mari, qui comme son père chapelier, était sage et méthodique : « À la longue, nous sommes devenus tout à fait semblables. Nous étions si tranquilles, dans nos magasins de Marseille ! J’ai passé là quinze années qui m’ont appris à être heureuse, chez moi, au milieu de mes enfants11. »
16Hélas, fortune faite, François Mouret a « préféré venir manger [ses] rentes à Plassans, une ville tranquille où demeurent les parents de [sa] femme ». La retraite précoce ne leur réussit pas. À Marseille, ils ont connu « l’usure des caractères par les soucis quotidiens du commerce », mais à tout prendre, cette fatigue était préférable à « l’assoupissement de ces deux natures dans cette fortune gagnée en quinze années, mangée modestement au fond d’un quartier désert de petite ville ». À Aix-Plassans, le vrai tempérament de Marthe Rougon, sa nature profondément nerveuse et inquiète, reviennent au galop. Contenue longtemps par les occupations commerciales, la tempête éclate contre François Mouret, avec ses exagérations et ses imprécations : « Quand on pense qu’il m’a tenue vingt ans, comme un employé, la plume à l’oreille, entre une jarre d’huile et un sac d’amandes ! jamais un plaisir, jamais un cadeau… Il m’a enlevé mes enfants. Il est capable de se sauver, un de ces matins, pour faire croire que je lui rends la vie impossible12. » La réussite marseillaise est loin, et tout ceci finira mal, évidemment… Marthe ne s’oppose pas aux manœuvres qui font tenir François Mouret pour fou, ce qu’il devient en effet, comme sa grand-mère. Tous deux mourront le même jour, François, échappé de l’asile, dans l’incendie de sa maison qu’il a lui-même allumé, Marthe, dans une ultime crise nerveuse chez ses parents Rougon. Que l’on soit du côté de Plassans ou de celui de Marseille, l’hérédité veille et n’épargne personne.
Notes de bas de page
1Les exigences de la généalogie conduisent Zola à remonter fort loin dans le temps : le premier Rougon est un paysan descendu des Basses-Alpes, qui donne naissance à Pierre en 1787, à la fin de l’Ancien Régime ; le départ d’Ursule Macquart pour Marseille remonte à 1810.
2Les Rougon-Macquart, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1960, p. 134.
3Ibid., p. 145.
4Actuelle rue Vincent-Scotto, entre la Canebière et le cours Belsunce.
5Ibid., p. 212-213.
6Ibid., p. 254.
7Ibid., p. 107.
8287 arrestations sur les 327 du département, selon le décompte de Duchêne Roger et Contrucci Jean in Marseille, 2600 ans d’histoire, op. cit., p. 506.
9Les Rougon-Macquart, op. cit., t. I, p. 923.
10Ibid., p. 927.
11Ibid., p. 971.
12Ibid., p. 1105.

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