Chapitre XX. Théophile Gautier vers l’Orient lointain
p. 213-219
Texte intégral
1Cinq ans après l’expédition algérienne, Théophile Gautier était de retour à Marseille pour un séjour en tous points différent. Point de voyage lointain, point de mission gouvernementale, point de conquête territoriale aux côtés de Bugeaud, c’était une affaire purement privée qui le guidait. Le poète s’était épris de la jeune et piquante Marie Mattei, une jeune femme corse séparée de son mari qui résidait à Marseille dans la maison de son père, inspecteur des douanes. Marie et Théophile se retrouvèrent d’abord en Italie, à Venise, fin août. Puis, en ce mois d’octobre 1850, Rome était inscrit au programme. Marie Mattei devait rejoindre son amant dans la cité papale, et embarqua le 5 sur le Capri. Mais le moteur cassa et il fallut rentrer à Marseille. L’avarie n’était pas grave, le temps de réparer – Marie se réfugia pour prier dans l’« église de la Palud », l’église de La Trinité (située au 35 rue de la Palud). Mais lorsqu’après le second départ une nouvelle avarie arrêta le Capri, la superstitieuse Marie renonça au voyage, tremblante d’émotion.
2Théophile, pour sa part, séjourna comme prévu à Rome puis poussa jusqu’à Naples, d’où il fut expulsé le 4 novembre par les autorités du royaume des Deux-Siciles : l’écrivain avait été rattrapé, sans doute, par ses libres propos et écrits sur les régimes absolus. La police des Bourbons classait le libéral Théophile Gautier comme « un Français très exalté du parti rouge ». Fort exagéré, mais sans appel. Il prit donc la mer depuis l’Italie pour rejoindre sa maîtresse à Marseille, à l’inverse de ce qui avait été initialement prévu. Il répondait ainsi avec un peu de retard à l’appel de Marie Mattei qui le suppliait de venir la voir, en mentionnant : « Je connais que tu détestes Marseille mais il me semble que forcément tu dois passer par Gênes et Nice1. » Aucune mention ne vient pourtant confirmer cette détestation dans les écrits de Gautier, au contraire ; supposons donc qu’il l’avait inventée pour espacer ses visites à la capricieuse Marie. Au cours de ce séjour, les amoureux lutinent joyeusement et visitent les environs, Montpellier, Arles, Avignon. Gautier voit le peintre Eugène Lagier, surtout connu pour ses portraits, et « perche » à l’hôtel Beauvau selon son élégante expression. Il s’intéresse à une ascension dans un aérostat conçu par les frères Godard, une vraie nouveauté pour l’époque, qui se terminera par un écrasement, l’incendie de l’aérostat et l’évacuation des intrépides voyageurs sur des brancards. Marie Mattei s’imaginait « tenir dans [son] cœur bien mieux que l’an passé », mais le départ de son amant l’anéantit : quand Gautier monta en voiture pour Paris le 18 novembre, Marie Mattei ne fit pas dans la nuance : « Je vous ai vu partir et en vérité il m’a semblé que les roues déchiraient mon corps en deux2. » La passion était bien là, pour quelque temps encore, du côté de la jeune femme.
3Du côté du poète, cela était moins certain. Marie Mattei l’attirait sans doute, mais Gautier rêvait surtout d’Orient. Le projet se concrétisa en 1852 avec un grand voyage à Constantinople. On est au mois de juin, et Gautier se promène sur l’embarcadère, tournant le dos aux frimas, remarquant les animaux qui se réchauffent comme lui au soleil marseillais : « Le Midi se déclare déjà par un gai soleil qui tiédit les dalles et fait pépier des centaines d’oiseaux exotiques […]. » L’écrivain remarque les « aras réjouis », les bengalis « se croyant chez eux », les ouistitis qui gambadent et même les tortues qui « se raniment à ce rayon vivificateur ».
4Si les animaux sont décrits en détail, pas un mot en revanche sur Marie Mattei qui l’avait pourtant, avant son départ, rejoint à Paris où son père avait une autre demeure. Mais Théophile Gautier voyageait avec sa compagne habituelle, la cantatrice Ernesta Grisi, celle-là même qui lui avait donné une fille à la fin de son périple en Algérie. Pas de place pour la bagatelle donc, ce qui nuisit à l’agrément du séjour – assez mufle, il écrira à ses amis que sans eux et sans la Mattei, « rien ne l’amuse véritablement ». Cette passion pour Marie Mattei était pourtant proche de s’éteindre ; à la fin de l’année 1852 lui succéda une amitié à distance. Des chercheurs ont suggéré3 que Marie Mattei ait été l’inspiratrice secrète de plusieurs poèmes de Gautier, dont le mystérieux Diamant du cœur :
« Moi, je n’ai ni boucle lustrée
Ni gant ni bouquet ni soulier
Mais je garde, empreinte adorée
Une larme sur un papier :
Pure rosée, unique goutte,
D’un ciel d’azur tombée un jour,
Joyau sans prix, perle dissoute
Dans la coupe de mon amour ! »
5Au moment du grand départ, Gautier comme bien des voyageurs de l’époque ressentit à Marseille le premier bien-être et le premier dépaysement : « En quarante heures, j’ai passé de la pluie torrentielle au bleu le plus pur. J’ai laissé l’hiver derrière moi, et je trouve l’été ardent et splendide ; je vais prendre une glace, idée qui m’eût fait frissonner avant-hier sur le boulevard de Gand4. » Il entra au café Turc, « un très beau café, ma foi », qui s’imposait avant de partir pour Constantinople et dont il livra une belle description avec sa décoration où le « luxe de miroirs, de dorures, de colonnettes et d’arcades » précède l’accès à une « charmante salle à l’entresol, décorée de peintures d’artistes exclusivement marseillais : c’est un musée local très curieux et très intéressant ».
6Gautier remarqua la façon dont étaient divisées les boiseries en panneaux livrés à la fantaisie des peintres. Il admira tout particulièrement une Descente de buffles d’Émile Loubon, un chef-d’œuvre qu’il décrit longuement comme la descente d’un ravin aux approches d’une ville d’Afrique. D’Eugène Lagier, il remarqua, bien dans la note de l’établissement, « un Turc faisant le kief après avoir fumé l’opium et le hachich, et voyant danser dans la vapeur bleue une foule de houris » bien séduisantes. De François Reynaud, toujours dans cette note turque, « une espèce de Conversation orientale », « à costumes éclatants et capricieux, qui se passe devant une muraille blanche à moitié drapée d’un manteau de verdure et de fleurs d’un ton superbe5 ». Des marines de Landais et des paysages de Maggy complétaient ce décor trop peu connu à son goût : « Il serait à désirer que cette galerie marseillaise, perdue dans un café, fût lithographiée et publiée. Cet exemple de décoration intelligente devrait bien être suivi à Paris, où l’on abuse un peu trop du luxe bête des glaces, des dorures et des étoffes. » Bel hommage, venant d’un critique d’art qui suivit les salons pendant des décennies.
7Gautier put également observer les effets de l’arrivée dans la cité phocéenne des eaux de la Durance. L’été précédent, en 1849, le canal de Marseille avait délivré la ville de la sécheresse qui la tourmentait régulièrement, et menaçait la salubrité publique ; la grande épidémie de choléra de 1832 était encore dans toutes les mémoires. Gautier ne put admirer tous les ouvrages, tunnels, ponts, dont le superbe aqueduc de Roquefavour, qui permirent ce petit miracle, mais il put mesurer les bénéfices de l’arrivée de l’eau de la Durance sur le plateau Longchamp (qui nécessita des années de travaux encore pour inonder bassins et canalisations), et en décrivit le beau résultat : « Vous avez lu sans doute les plaisanteries spirituelles de Méry sur l’altération de Marseille et la tristesse des fontaines, qui, à force d’architecture, tâchaient de faire oublier qu’elles manquaient d’eau. Les travaux de détournement de la Durance sont achevés, et chaque bastide s’enorgueillit aujourd’hui d’un bassin et d’un jet d’eau. Il en est qui poussent la fatuité jusqu’à la cascade6. » Attention cependant à ne pas dénaturer le caractère méditerranéen du paysage, ce que l’écrivain mentionnait avec beaucoup d’esprit et un certain sens de l’exagération : « Marseille va être entourée bientôt d’une foule de Versailles, de Marly et de Saint-Cloud en miniature ; avant peu, j’en ai bien peur, ces magnifiques terrains calcinés de lumière, ces beaux rochers couleur de liège et de pain grillé seront revêtus de végétation, et le vert-épinard, joie des propriétaires, terreur des paysagistes, fera disparaître cette étincelante aridité. » Voilà une prédiction aux allures de galéjade qui s’est réalisée partiellement, dans les jardins pelousés des adeptes du « vert-épinard ». Mais l’heure du canal de Marseille avait sonné, et la longue construction du palais Longchamp couronnera son arrivée historique au cœur de la cité phocéenne, avec sa fontaine centrale dont les monumentales proportions rappellent la longue attente de la population.
8Il est temps de partir : Gautier embarque sur le Léonidas le 11 juin 1852 : « L’ancre est levée ; les roues frappent l’eau ; on longe des côtes escarpées, décharnées, effritées, pareilles à celles de l’autre côté de la Méditerranée. » Il lui faudra onze jours pour parvenir à destination. Le Léonidas est un navire déjà ancien, à voile et à vapeur, qui sillonnera la Méditerranée pendant un quart de siècle, d’abord pour l’État, puis pour les Messageries maritimes – il sera démoli à Marseille en 1858, après la guerre de Crimée où il a transporté troupes et fourniment. Lorsque Gautier l’emprunte, il est affecté aux lignes du Levant, associant à ses trois mâts les 160 chevaux déployés par ses deux roues à aubes, ce qui lui donne cette étrange silhouette, fréquente alors, d’un paquebot de plus de cinquante mètres avec une cheminée entre les mâts principaux. Sur le pont, l’écrivain remarque la similitude des paysages avec les côtes algériennes qu’il a vues cinq ans plus tôt : « Marseille et ses environs sont beaucoup plus méridionaux que leur latitude ne semble le comporter. Vous avez là des aspects africains d’une âpreté aussi chaude qu’en Algérie, et la physionomie du Midi s’y dessine d’une façon très violente. » Gautier s’éloigne de la côte aux « roches ravinées, dont la base plonge dans une mer du bleu le plus foncé », admirant les « bastides qui tachettent la campagne de leurs mille points blancs ». Ce talent d’observation l’accompagnera tout au long de son périple. Ses descriptions de Constantinople sortent des lieux communs pour entrer dans le dédale miséreux et délaissé de la cité, et peuvent encore en partie servir de référence pour la compréhension d’Istanbul.
***
9La dernière visite de Gautier au port de Marseille précéda un immense événement : il s’agissait de l’inauguration du canal de Suez, prévue le 17 novembre 1869, qui permettrait à l’écrivain de partir à la découverte de l’Égypte.
10La visite promettait d’être grandiose. Les invités français d’Ismaïl Pacha devaient être convoyés par le Moeris – du nom du lac bordé d’ouvrages pharaoniques –, un navire d’un format gigantesque pour l’époque. La Compagnie des messageries maritimes l’avait rallongé de dix mètres et il atteignait désormais 103 mètres, propulsé par une machine de plus de 1 600 chevaux. Sept jours suffisaient pour joindre Marseille et Alexandrie, deux fois moins qu’en 1830. La compagnie était prestigieuse, avec les peintres Fromentin et Gérôme, Louise Colet qui suivait l’événement pour Le Siècle, et toutes sortes de personnalités des sciences et des arts. Protégé de la Princesse Mathilde, Gautier lui confia quelques réticences à entreprendre ce grand voyage : « Il paraît qu’il faut que j’aille en Égypte pour l’inauguration du canal qui joint la mer bleue à la mer rouge. Eh bien, sans courtisanerie aucune, cela m’ennuie et m’attriste de m’en aller si loin de ceux que j’aime, et je pense avec mélancolie que l’honneur d’être contemplé du haut des Pyramides par quarante siècles et demi me coûtera huit mercredis chez votre Altesse. C’est vraiment bien cher. » Galanterie ou vraie réserve ? Ce ton désabusé est surprenant, au moment de boucler en Égypte, après l’Algérie et Constantinople, une trilogie orientale à faire pâlir d’envie les artistes de l’époque. On penche pour la courtisanerie, malgré les dénégations.
11Gautier aurait donc pris la mer sans enthousiasme, loin de la frénésie de voyage de sa jeunesse : « J’ai beau être heureux où je suis, il faut se rendre au bateau à vapeur et subir les chaleurs de soixante degrés, sous prétexte de pittoresque. » Après une étude attentive de l’expédition, son biographe Stéphane Guégan recense dans le Voyage en Égypte les mauvais présages qui s’accumulent avant même l’embarquement : on voyage un vendredi ; on croise dans le train un regard de jettatore, le jeteur de sort si redouté en Italie qui fascinait Gautier au point d’avoir intitulé Jettatura un de ses romans7 ; à Marseille même, où il se trouve le 8 octobre, c’est le regard d’un pénitent blanc dans un convoi funèbre qui le glace.
12Toutes ces prédispositions négatives finissent par une mauvaise chute dans l’entrepont du Moeris, avant même le départ du navire. Le pied lui manque dans un escalier du bateau, il se luxe l’épaule et se fêle le bras. Le chirurgien de bord le retape comme il peut, lui permettant de partir le lendemain pour Alexandrie puis Le Caire… Le bras en écharpe pendant un mois, Gautier pourra cependant assister à l’ouverture du canal, prendre part aux fêtes et réaliser la première traversée vers Suez du 17 au 21 novembre 1869. Alger, Constantinople, Suez, la trilogie était bouclée, et la chute marseillaise rangée dans les faux pas sans gravité.
Notes de bas de page
1Lettre de Marie Mattei à Théophile Gautier, 7 octobre 1850, Correspondance générale, t. IV, op. cit., p. 239.
2Lettre de Marie Mattei à Théophile Gautier, 18 novembre 1850, ibid., p. 262.
3Revue d’histoire littéraire de la France, no 3 juillet-septembre 1965, « Marie Mattei inspiratrice de Théophile Gautier », p. 421-429. La RHLF cite notamment la préface de Jean Pommier à Émaux et Camées, Genève, Droz, 1947.
4Constantinople, Paris, Bartillat, coll. « Omnia poche », 2008, p. 27.
5Ibid., p. 28.
6Ibid., p. 29.
7Cet ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur le Léopold, « superbe bateau à vapeur toscan qui fait le trajet de Marseille à Naples », à bord duquel après trois jours de traversée, les passagers sont subitement guéris du mal de mer par « l’aspect de la terre, plus efficace que les bonbons de Malte et autres recettes employées en pareil cas » ; Romans, contes et nouvelles, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2002, p. 401.

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