Chapitre 1. L'hagiographie du vii^e siècle. Introduction

1La définition de la fonction d'une Vie de saint peut s'articuler autour de trois grands thèmes : la promotion d'un centre ecclésiastique, la promotion d'une dynastie, et l'édification des fidèles.

2Partant du postulat que toute œuvre hagiographique est susceptible d'avoir été rédigée pour atteindre chacun de ces trois objectifs, je montrerai quel rôle est chaque fois dévolu au saint. Les œuvres prises en compte dans ce chapitre sont la Vie de Brigide par Cogitosus, le Liber Angeli, les Collectanea de Tírechán, la Vie de Patrice par Muirchu et celle de Columba par Adomnán.

3Pour chaque thème, après une introduction qui reprendra ce qui s'est déjà dit sur l'importance d'un tel objectif pour les hagiographes, la place qu'occupe le thème dans la Vie et, plus particulièrement, le rôle que l'hagiographe confère au saint, seront analysés. Les questions suivantes seront par exemple posées : le saint exerce-t-il une puissance miraculeuse particulièrement performante depuis un centre ecclésiastique ? Entretient-il des rapports privilégiés avec une dynastie ? D'où lui vient sa puissance et quel rôle est octroyé à Dieu ? Au fur et à mesure que nous progresserons dans ce premier chapitre, la fonction de chaque rédaction apparaîtra de plus en plus clairement. Les conclusions confirmeront ou infirmeront des hypothèses antérieures (on a vu au chapitre précédent que beaucoup d'arguments ont été émis concernant la fonction des œuvres) ou permettront de proposer de nouvelles hypothèses. Au-delà des dossiers particuliers et de leurs objectifs, on tentera également de suggérer des conclusions plus générales sur les caractéristiques de la sainteté dans l'hagiographie du vii^e siècle en Irlande.

4Parmi ces caractéristiques, le rôle dévolu aux reliques du saint va paraître spécifique à l'Irlande. Notons que le culte des reliques sera abordé à travers deux sous-sections de ce premier chapitre : leur lieu de conservation, la volonté de l'hagiographe de susciter des pèlerinages à cet endroit, sera discuté dans le sous-chapitre 1 qui s'intéresse à la promotion d'un centre ; leur puissance miraculeuse sera envisagée au sous-chapitre 3 qui concerne la volonté d'édification des fidèles. Avant d'en venir aux témoignages des hagiographes, je voudrais voir quelle est la place accordée aux reliques en Irlande dans des sources non hagiographiques du vii^e siècle, archéologiques d'une part, littéraires de l'autre1.

5Sur la côte occidentale, dans le Donegal en particulier, des trouvailles archéologiques ont montré l'existence de pèlerinages à la tombe d'un saint. M. Herity a ainsi repéré des « circuits » pouvant s'étendre sur plusieurs kilomètres et comprenant des stations marquées par des piliers décorés de croix et d'inscriptions ; dans tous les cas, le circuit commence et se termine à la tombe du saint2. Si celle-ci est parfois laissée à l'air libre, certains saints semblent avoir bénéficié d'une sépulture à l'intérieur d'un oratoire, comme Assicus, réputé avoir été un disciple de Patrice, et enterré à Rathlin O'Birne, co. Donegal3.

6Les pèlerinages auraient été motivés par la volonté de toucher concrètement les reliques du saint, probablement dans l'espoir d'un miracle. En effet, un certain nombre de sépultures possèdent un orifice permettant l'accès aux reliques4.

7Ces pratiques sont datées des vi^e et vii^e siècles. Cette datation repose sur des comparaisons avec la situation de Lindisfarne5 ou avec des données assez douteuses, telles l'existence d'Assicus au v^e ou au début du vi^e siècle puisqu'il fut un disciple de Patrice6... Une telle datation doit donc être validée par le témoignage des textes.

8En ce qui concerne les sources littéraires, le premier signe d'une croyance au pouvoir miraculeux de reliques se trouve dans les lettres de Colomban. Lorsqu'il s'adresse à la papauté, celui-ci souligne l'importance des reliques des premiers martyrs, celles de Pierre et Paul en particulier, pour la renommée de Rome et le statut du pape7.

9Sur le sol d'Irlande, la première mention du pouvoir de reliques se trouve dans la lettre de Cummian. Celui-ci, vers 632, défend la justesse du comput romain par le fait que des reliques des saints de cette ville rapportées en Irlande ont produit, sous ses yeux, des miracles :

« Et nous avons prouvé que la uirtus de Dieu est dans les reliques des saints martyrs et dans les écritures qu'ils (les émissaires) ont ramenées. Nous avons vu de nos yeux une jeune fille totalement aveugle ouvrir les yeux devant ces reliques, et un paralytique marcher et beaucoup de démons être expulsés8 ».

10Dans l'esprit de Cummian, puisque des reliques romaines opèrent des miracles, tout ce que Rome produit doit être accepté. Ce passage est capital puisqu'il souligne le rôle actif d'une relique. Il semble s'agir de reliques corporelles et de livres ; nous ne savons malheureusement pas de quel saint il s'agit9, ni si le miracle a été occasionné par un contact physique.

11Un poème, A maccucdin, sruith in tiag... (« Ô jeune homme, vénérable est la sacoche... »), dresse la liste de toutes les reliques que possède un jeune homme (maccucdin) ; grâce à elles, celui-ci sera protégé « sur terre et sur mer ». Ces reliques proviennent de figures bibliques ou de saints irlandais ; ce sont essentiellement des reliques secondaires (livres, vêtements,...) mais on trouve aussi des reliques corporelles : des cheveux, des dents (notamment celle de Patrice évoquée par Tírechán), un os d'épaule et trois têtes de saints irlandais. Ce poème est attribué à l'hagiographe Adomnán dans l'un des manuscrits. Selon l'éditeur du texte, J. Carney, rien n'empêche sur le plan linguistique le poème d'être du vii^e siècle, et donc de la main de l'abbé d'Iona10 ; le plus ancien manuscrit date cependant du xii^e siècle.

12Les annales d'Ulster mentionnent pour l'année 668 la fondation par Colmân de Lindisfarne d'un monastère à Inishboffin, en Irlande, où il dépose des reliques. Or, par ailleurs, Bède nous apprend que ce Colmân a emporté de Northumbrie des reliques d'Aedân, le fondateur de Lindisfarne. Si ce sont celles-ci que Colmân a déposées à Inishboffin, cela signifie que les dépôts de reliques créent des liens importants entre des fondations dès le vii^e siècle11.

13La CCH, du début du viii^e siècle mais — rappelons-le — basée sur des sources antérieures, fait mention à plusieurs reprises de reliques de saints :

• un crime ou un vol commis là où les martyrs et les corps des saints reposent est sévèrement puni (livre xxix § 7 ; livre xliv § 8) ;
• les moines vagant sont critiqués, notamment pour le commerce qu'ils font de reliques de saints (livre xxxix § 3) ;
• une terre ayant appartenu à des païens ne peut être donnée à des ecclésiastiques, sauf si on y a enterré au préalable des reliques de saints (livre xliii § 5) ;
• la profanation d'un lieu saint est d'autant plus grave que s'y trouve un grand nombre de saints car « on manque de respect à Dieu en proportion du nombre de reliques de saints qui sont enterrées dans ce lieu » (livre xliv § 9) ;
• l'honneur d'un saint reste parfois là où il a été enterré même s'il est ensuite transféré dans un autre lieu (livre xlix § 9) ;
• un saint dont le corps a été déplacé ressuscitera là où se trouve sa tête (livre xlix § 10)12.

14Enfin, la situation northumbrienne qui voit des reliques de saints démembrées (celles d'Ádán), enchâssées et transférées (Aedân, Cuthbert, Chad, Fursy), a permis de suggérer, par analogie, l'existence de ces pratiques en Irlande dès le vii^e siècle. Ainsi, les reliques de Columba auraient été enchâssées avant même qu'Adomnán ne commence à rédiger la Vie13.

15En résumé, quelle image du culte des reliques ressort de ces sources ?

16Les reliques corporelles :

• représentent une marque de suprématie pour le lieu qui les détient (Colomban, la CCH) ;
• sacralisent l'endroit où elles se trouvent par leur simple présence ( CCH) ;
• peuvent être touchées par des pèlerins, probablement dans l'espoir d'un miracle (sources archéologiques) ;
• protègent leur détenteur (poème) ;
• opèrent des miracles (Cummian) ;
• créent peut-être des liens entre des fondations par leur présence (AU) ;
• sont démembrées (poème, analogie avec la situation northumbrienne) ;
• sont enchâssées (analogie avec la situation northumbrienne).

17Les reliques secondaires :

• opèrent des miracles (Cummian) ;
• protègent leur détenteur (poème).

18Enfin, les reliques primaires et/ou secondaires font l'objet d'un commerce (CCH).

19En se souvenant du caractère hypothétique de la datation des pèlerinages aux tombes des saints et du poème, il sera intéressant de comparer cette approche du culte des reliques à celle décrite dans l'hagiographie.