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La capacité politique des régions

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Romain Pasquier

Conclusion

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Géographique :

France

Texte intégral

1Les dynamiques de décentralisation et d’intégration européenne interagissent mutuellement dessinant les contours d’un univers d’action de plus en plus polycentrique. Cette étude comparative souligne que ces changements dans l’environnement inter-organisationnel des régions européennes ne doit pas masquer l’hétérogénéité de leur capacité politique, c’est-à-dire de leur capacité à régionaliser une série de problèmes collectifs (développement économique, environnement, aménagement du territoire, recherche, transports, universités, éducation, santé publique, culture). Cet ouvrage développe une grille de lecture diachronique de cette différenciation. C’est dans la structuration lente des pratiques, des règles et croyances sur le temps long des rapports centre/périphérie, à l’échelon régional et national, qu’il faut rechercher les structures explicatives de la variabilité de la capacité politique régionale.

  • 1 Ainsi, une recherche sur les mobilisations régionales dans le cadre de la politique des fonds stru (...)

2Deux variables lourdes influent sur la capacité politique régionale : les modèles d’action collective qu’elles ont développés au cours de leur histoire et, consécutivement, les styles nationaux de l’action publique territoriale dans lesquels elles s’insèrent. La prégnance de ces modèles régionaux d’action collective est repérable à plusieurs moments de cette recherche dans les modes informels de négociation des élites régionales avec l’Etat, la capacité des institutions régionales à se constituer en porte-parole légitime de la région, dans la perception et la mobilisation des régions françaises et espagnoles autour des enjeux européens ou encore dans les modes de faire l’action publique régionale comme le montre l’exemple du développement local. Les styles nationaux des politiques territoriales, quant à eux, définissent les volumes des ressources institutionnelles, établissent les règles qui participent à la construction des marchés politiques régionaux et fixent des procédures de coordination entre l’action des administrations centrales et des régions. L’ancienneté des mobilisations, comme l’étendue des ressources institutionnelles régionales, ne présument en aucun cas ni des modes d’action collective, ni de la capacité politique régionale. Des régions possédant de fortes identités régionales peuvent se révéler des espaces politiques très fragmentés et segmentés (Pasquier 2003a). A l’inverse, des régions ne disposant pas a priori d’un potentiel identitaire « visibilisé » peuvent émerger comme de nouveaux espaces de régulation politique, par exemple sous l’effet de dynamiques externes1. (Loughlin et al. 1998). Le passé hérité sous formes de pratiques et de cadres cognitifs, d’institutions, de structurations d’intérêts, de dispositifs d’action publique, exerce autant un effet de contrainte sur les répertoires possibles des institutions régionales qu’il offre de possibilités d’action.

3Sur un plan analytique, on peut distinguer deux dimensions dans l’exercice de cette capacité politique : la capacité à constituer des coalitions d’intérêts territorialisés dans un contexte d’action multiniveaux, et la capacité à produire des dispositifs d’action publique régionalisés. Cette distinction est fondamentale car elle permet de s’émanciper d’une vision exclusivement institutionnaliste des mobilisations régionales. L’expérience du CELIB dans les années cinquante et soixante en France ou du patronat catalan au début du XXe siècle montre clairement qu’une capacité politique territoriale peut se structurer par le biais de coalitions informelles de groupes d’acteurs sociaux, politiques ou économiques. L’existence formelle d’une institution régionale censée incarner un territoire ne se traduit pas mécaniquement par une réelle capacité de régulation, une capacité à représenter les intérêts régionaux dans une série d’enjeux politiques.

4Sur le premier aspect, la capacité de défense multiniveaux des intérêts régionaux, l’analyse montre que seules quelques régions sont capables de produire des coalitions durables de défense des intérêts régionaux. La Galice et la Bretagne constituent les coalitions les plus structurées. En Bretagne, l’apprentissage précoce de la négociation collective et le relatif consensus des élites politiques et économiques autour des axes du développement économique constitue une ressource déterminante dans la gestion publique territoriale contemporaine. Le conseil régional a la capacité de coaliser autour d’une vision du développement régional un large éventail de réseaux infra-régionaux (collectivités locales, chambres consulaires). L’exemple de la Bretagne montre une capacité politique régionale réelle où le conseil régional joue le rôle de porte-parole d’une coalition territoriale plus large auprès de l’Etat et de la Commission européenne. En Galice, la capacité régionale est encore supérieure dans la mesure où les élites qui partagent le souci de défendre une large autonomie politique et le désir de rompre avec l’image d’une Galice sous-développée s’appuie sur un volume conséquent de ressources institutionnelles et un espace politique fortement régionalisé. Le gouvernement régional monopolise la représentation des intérêts régionaux, que ce soit à l’échelon national ou européen. En revanche, en région Centre, le conseil régional est confronté à une grande fragmentation des réseaux d’acteurs infra-régionaux et à une très faible légitimité de l’espace régional. Ce contexte limite fortement la capacité de l’institution à coaliser des acteurs autour d’un univers anticipé que ce soit lors de la négociation des CPER ou de la programmation des fonds structurels. La Rioja se situe dans une position intermédiaire mais tend à développer une capacité politique croissante. Il se développe en effet chez les élites régionales une forme de néorégionalisme économiques liée à la politique fiscale « agressive » menée par le gouvernement basque. Ce répertoire d’action reste limité par le peu d’influence des élites politiques régionales au niveau central, en particulier dans les grands réseaux partisans que sont le PSOE et le PP. Mais il s’étend depuis quelques années à l’échelon européen avec une présence croissante du gouvernement régional autour des enjeux correspondant à des intérêts économiques vitaux pour cette région (viticulture).

5Sur le second aspect, la capacité de régulation à travers des dispositifs d’action publique, l’exemple des politiques de développement territorial montre que se constitue dans les régions françaises et espagnoles des réseaux régionalisés de politiques publiques qui diffusent vers les acteurs locaux leurs propres principes d’action. En matière de développement local, ces régions apparaissent au cœur des transformations de la gestion publique territoriale. Plus précisément, les élites régionales françaises et espagnoles renouvellent le cadre des relations qu’elles entretiennent avec les acteurs locaux en privilégiant l’espace supracommunal (pays et comarca) pour établir un partenariat avec les élites politiques et économiques locales. L’impact de ces politiques s’évalue à l’aune des luttes institutionnelles qu’ils génèrent. Elles se heurtent, en effet, à des modes de médiation politique plus traditionnels contrôlés par les conseils généraux et les députations provinciales. Ainsi, indirectement, l’action publique régionale contribue à modifier les conditions d’exercice du pouvoir territorial et plus largement du gouvernement local. Néanmoins, selon les contextes régionaux et nationaux, l’intensité et les effets de ces politiques varient. Faiblement institutionnalisée en Bretagne, cette politique produit des effets importants de structuration du fait des pratiques de coopération renforcée entre institutions et groupes d’acteurs publics et privés sur le territoire régional. En revanche, en région Centre et en Galice, les administrations régionales doivent faire face à l’opposition forte des conseils généraux et des députations provinciales, désireux de ne pas perdre de pouvoir politique. Par ailleurs, l’orientation du changement généré par ces politiques est fortement influencée par des canaux nationaux, les administrations centrales française et espagnol essayant par des moyens différents de continuer à peser dans la gestion publique territoriale.

6Plus généralement, il apparaît que la capacité politique régionale prend des formes plus institutionnalisées et donc plus stabilisées en Espagne qu’en France. Le volume des ressources institutionnelles détenues par les communautés autonomes ainsi que la plus grande autonomisation des marchés politiques régionaux influent fortement sur le positionnement stratégique des gouvernements régionaux dans les réseaux d’acteurs. L’autonomisation des marchés politiques régionaux est une dynamique importante car elle participe à la territorialisation des enjeux politiques dans l’espace régional et donc interagit sur la construction des intérêts régionaux et sur l’intéressement des groupes sociaux et des élites à se mobiliser autour d’intérêts spécifiques. A cet égard, les espaces politiques espagnols, bien qu’inégalement structurés, fonctionnent largement autour de la question de la défense et de la promotion des intérêts régionaux du fait de la présence d’un parti régionaliste et/ou nationaliste. Cette autonomisation produit une valorisation des débats territoriaux dans la compétition politique. Si bien que les gouvernements régionaux, au centre de ces marchés politiques, sont en position de médiation quasi exclusive vis-à-vis de l’environnement extérieur. Ainsi, les communautés autonomes espagnoles constituent véritablement des gouvernements intermédiaires, des mésogouvernements, dont l’activité est orientée vers la satisfaction des intérêts et des identités sociales de groupes sub-nationaux qu’ils représentent.

  • 2 A l’exception peut-être de la Corse.

7En France, il n’y a pas à proprement parler d’espace politique régional2 mais des espaces régionaux plus ou moins sensibilisés aux enjeux régionaux. A cet égard, le Centre présente un cas extrême de non-régionalisation des enjeux. Depuis l’invention de cette région, le cadre régional n’est pas l’espace de référence pour les élites locales. La Bretagne présente un cas intermédiaire. Un espace public régional existe bien dans lequel des débats régionaux se structurent et où sont produites des macro-représentations collectives du territoire régional et de ses problèmes. Cette sensibilisation de larges secteurs sociaux à des thématiques régionalisées facilite le travail de mobilisation des élites régionales. Cependant, en France, les conseils régionaux doivent cohabiter avec un ensemble d’institutions infra-régionales qui disposent de ressources légales et financières équivalentes. Ainsi, la capacité politique des régions françaises va dépendre de leur capacité d’intégration, c’est-à-dire de la capacité de l’institution à jouer le rôle de porte-parole territorial en structurant une coopération entre une variété de groupes d’acteurs publics et privés sur la base d’intérêts régionaux conjointement définis. Les ressources institutionnelles et financières contribuent à cette capacité d’intégration mais d’autres dimensions apparaissent comme, par exemple, la capacité à produire des représentations du territoire régional suffisamment mobilisatrices pour incarner la communauté régionale. En Bretagne, l’institution régionale a cette capacité de susciter une coopération forte entre les acteurs régionaux autour d’intérêts spécifiques et d’élaborer, quel que soit l’enjeu, une stratégie conjointe. Alors qu’en région Centre, la capacité d’intégration du conseil régional est particulièrement faible dans la mesure où les conseils généraux et les grandes villes s’opposent à cette régionalisation des interactions. Ainsi, si la capacité politique régionale monte en puissance en France, on le doit à l’émergence ou à la consolidation de coalitions composées d’une variété de réseaux d’acteurs dans lesquels l’institution régionale ne joue qu’un rôle de porte-parole. C’est particulièrement flagrant en ce qui concerne la programmation des fonds structurels ou les politiques de coopération inter-régionale.

8Cette lecture diachronique de la capacité politique ne vient pourtant pas accréditer l’idée d’une quelconque immanence des répertoires d’action régionaux. La temporalité courte adoptée par beaucoup de travaux sur les mobilisations régionales tend souvent à surévaluer les transformations des stratégies régionales dans les décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix, alors que celles-ci s’opèrent sur un temps plus long. Cet ouvrage invite à penser le changement à l’aulne de grammaires socio-politiques régionales et nationales préexistantes. La construction d’un espace politique européen produit des effets sur les représentations et sur les pratiques des élites régionales. Mais le changement est incrémental, plus diffus et moins linéaire qu’il n’y paraît. L’analyse de la programmation des fonds structurels souligne, par exemple, la prégnance des styles nationaux des politiques territoriales. La gestion de ces fonds ne transforme pas fondamentalement le schéma des relations entre les administrations centrales et les régions, bien au contraire, elle vient reproduire des rapports politiques sédimentés dans la contractualisation à la française ou le fédéralisme non coopératif en Espagne. En revanche, l’étude des politiques régionales de développement local ou des politiques de coopération inter-régionale souligne que les répertoires d’action des régions évoluent par des chemins détournés. Les régions socialisées depuis de nombreuses années aux programmes communautaires se les réapproprient pour produire des dispositifs régionalisés dans l’organisation des territoires locaux. Par ailleurs, le répertoire des leaders régionaux s’européanise à mesure que le champ des compétences de l’Union progresse. Les enjeux de la régulation politique s’élargissent et progressivement certains répertoires régionaux s’y adaptent en développant, par exemple, des formes renforcées de coopération inter-régionale comme le montrent les exemples de la Bretagne et des Pays de Loire ou de la Galice et de la région Nord du Portugal. Les régions françaises et espagnoles participent ainsi d’un processus d’européanisation par le bas.

9Le changement ne va donc pas de soi comme le laissent trop souvent penser les théoriciens de la multi-level governance. Certaines régions semblent posséder davantage de prédispositions que d’autres. Paradoxalement, la construction d’un univers d’action polycentrique donne plus de valeurs aux modèles régionaux d’action collective. Les régions dans lesquelles se perpétuent des formes identitaires spécifiques et des pratiques collectives singulières sont plus à même de se positionner dans ces échanges inter-organisationnels et dans les nouveaux réseaux politiques qui s’organisent à l’échelle européenne. Dans ce nouveau contexte d’action, il faut avoir des intérêts à défendre, ce qui suppose des formes d’identification et des répertoires d’action préalables.

Notes

1 Ainsi, une recherche sur les mobilisations régionales dans le cadre de la politique des fonds structurels a montré que dans les West Midlands, territoire administratif conçu en fonction de logiques purement bureaucratiques, les institutions et les groupes d’acteurs locaux ont pour l’instant mieux réussi à défendre des intérêts communs qu’au Pays de Galles, archétype de la région au passé lourd de mobilisations régionalistes (Loughlin et al. 1998).

2 A l’exception peut-être de la Corse.

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