11. Who governs in Brussels ? Une comparaison des configurations de leadership de Delors, Santer et Prodi
p. 247-274
Texte intégral
Introduction
1Depuis peu, la Commission européenne est devenue l’objet d’études approfondies en sociologie politique1. De telles recherches ont permis, entre autres, d’aller au-delà de la description du fonctionnement d’une instance centrale des processus de gouvernement en Europe, pour mieux cerner la structuration et les jeux de pouvoir à l’œuvre en son sein. Plus exactement, pour reprendre une formulation de Frédéric Sawicki, en devenant plus « microscopique », cette perspective de recherche empirique propose d’aborder les objets centraux de la science politique sans complexe excessif « par rapport à certaines critiques entendues ici ou là qui font l’amalgame entre “petit terrain” et “petit objet” comme s’il existait une petite et une grande politique2 ». Lors d’une enquête récente, nous avons braqué notre propre microscope sur le « sommet » de la Commission : le collège des commissaires3. Portant essentiellement sur huit commissaires des collèges de 1989-1992 et 1995-99, cette étude a cherché à saisir d’une part le rapport de chaque commissaire à sa fonction et, d’autre part, les ressources et les contraintes gouvernant leurs articulations non seulement avec le reste de la Commission, mais aussi avec de nombreux acteurs dans les États-membres.
2En abordant ainsi la question des hiérarchies au sein de ces élites communautaires, nous avons interrogé « de biais » le pouvoir de la présidence de la Commission. Or, alors que le Président de cette instance est de loin sa figure la plus médiatisée et bénéficie de changements récents des traités fondateurs de l’Union4, force est de constater que ni les journalistes, ni les politistes n’ont généré des connaissances approfondies sur ce qui fait réellement son autorité et sa légitimité. Pour leur part, un grand nombre de commentateurs se replie sur une vision formaliste et angélique amenant à considérer qu’au sein du collège des commissaires, un Président de la Commission n’est que primus inter pares. Armés d’un stock d’anecdotes sur les individus qui ont occupé ce poste, d’autres spécialistes des affaires communautaires soulignent au contraire que le Président de l’exécutif européen bénéficie automatiquement d’une position avantageuse par rapport aux autres commissaires, à la bureaucratie de la Commission, voire même aux chefs de gouvernement nationaux.
3Afin d’aborder la Présidence de la Commission en distinguant ses caractéristiques récurrentes des observations ponctuelles et superficielles, l’objet de recherche sera construit ici autour d’une conjugaison du concept de leadership politique avec celui de territoire. Étant donné les débats au cœur de cet ouvrage, mais aussi les besoins de notre propre démonstration, la critique de la littérature existante présentée dans la première partie vise avant tout à développer une grille d’analyse génératrice d’hypothèses empiriquement vérifiables. Ensuite – en mobilisant du matériel de notre enquête sur les commissaires afin de comparer trois présidences de la Commission – l’objectif précis du texte se résume à saisir plus les configurations de leadership dans la Commission que l’impact de celles-ci sur la Commission ou sur l’intégration européenne. Autrement dit, nous cherchons à saisir les évolutions et les constantes dans les relations qui sont centrales à chacun des leaderships étudiés. Plus globalement, en proposant un usage construit du concept de leadership, ce texte veut être une invitation à réfléchir sur un programme de recherche à même de saisir les luttes hautement politiques pour dominer un des sites institutionnels clés du gouvernement de l’Europe.
Impasses sur le leadership, boîtes noires dans la Commission
4Restreindre l’utilisation du terme de leadership s’inscrit, bien entendu, dans sa construction comme concept capable de charpenter les recherches empiriques rigoureuses. Dans l’introduction de cet ouvrage, nous avons cherché à exclure d’office les usages flous du terme de leadership comme synonyme d’autres mots imprécis comme « le leader héroïque » ou « la volonté politique ». En termes plus théoriques, nous avons résumé ce défi comme le passage d’une notion synthétique à un concept analytique. Face aux multiples risques d’un usage superficiel du terme de leadership, ainsi qu’à l’existence de concepts alternatifs plus éprouvés, il est tout à fait normal que « les sceptiques » rassemblés dans la première partie de ce livre « mettent la barre haute ». En même temps, des recherches effectuées depuis une dizaine d’années sur l’intégration européenne, d’une part, et son rapport à l’évolution des relations local/national, d’autre part5, nous conduisent à penser qu’il y a tout autant de dangers scientifiques dans les approches qui ignorent ou qui minimisent le leadership en politique. Par « danger scientifique » nous entendons une manière d’aborder une recherche qui en occulte une dimension centrale et qui, par conséquent, produit (et reproduit) des connaissances et des hypothèses tronquées, voire trompeuses. Deux approches de la présidence de la Commission seront discutées successivement afin d’esquisser l’état de la recherche sur cette question, tout en identifiant des lacunes qu’une grille d’analyse en termes de leadership peut aider à combler. Ensuite, bien qu’une approche du personnel politique en termes de « métier politique » n’ait que très marginalement été appliquée à la Commission6, vue son ambition théorique, ses acquis analytiques et sa place dans d’autres contributions à cet ouvrage, nous la discuterons également afin d’identifier, d’une part, son applicabilité à notre objet de recherche et, d’autre part, ce qui sépare ses partisans d’une analyse en termes de leadership.
Des leaders, mais que des leaders…
5Une première approche de la présidence de la Commission procède essentiellement par l’analyse biographique des hommes qui ont tenu ce poste. L’histoire globale de l’intégration européenne proposée par K. Middlemass, Orchestrating Europe7, constitue une première variante d’une telle démarche. Elle met en exergue, au sein de la Commission, ce que l’auteur appelle « la politique informelle » et « la vision politique » de ses dirigeants. Les trajectoires de tous les présidents de Walter Hallstein à Jacques Santer sont abordées plus directement dans au moins un chapitre des manuels sur la Commission8, des chapitres qui soulignent notamment que, contrairement à une idée répandue et sauf exception, tous les Présidents de la Commission avaient détenu des mandats électifs avant d’arriver à Bruxelles. Pour sa part, Helen Drake prend plus au sérieux une démarche biographique en l’appliquant, ainsi que d’autres techniques de recherche, à l’étude d’un seul président de la Commission : Jacques Delors9. L’analyse de sa carrière jusqu’à sa nomination à Bruxelles en 1985 est mise au service de l’hypothèse que plusieurs de ses dimensions clés (notamment sa méthode de travail, son idéologie et son rapport particulier aux partis politiques) l’avaient bien préparé pour le poste de président de cette instance sui generis.
6Au-delà des informations importantes et stimulantes que l’on peut glaner de ces applications de la méthode biographique aux présidents de la Commission, elles sont « scientifiquement dangereuses » pour trois raisons. Tout d’abord, en confondant leadership et leaders, elles ont toutes tendance à focaliser sur les traits et les ressources de l’individu plutôt que de mettre en lumière ses relations d’échange et d’interdépendance avec ses collaborateurs proches, ainsi qu’avec des acteurs ou des groupes qui ont pu être pour lui un appui plus ponctuel10. Les études précitées, par exemple, nous éclairent peu sur les rapports développés entre un président, son cabinet et les Directions générales de la Commission.
7Le deuxième problème qui affecte les récits de vie des présidents de la Commission est que la variable explicative généralement défendue est celle du « contexte » intergouvernemental et géostratégique. Tout en apportant des informations utiles sur les négociations les plus visibles au sein de l’Union européenne, les « contextes » en question sont généralement ceux repris de la bouche ou de la plume des acteurs en jeu. Au-delà des problèmes d’objectivité que cela implique, le chercheur fait comme si la structuration des événements allait de soi et s’imposait automatiquement. Il n’y a donc pas d’interrogation plus approfondie sur la manière dont les présidents et leurs équipes ont tenté de participer à la définition de « problèmes européens », problèmes qu’ils estiment mériter un traitement par la Commission européenne.
8Un troisième handicap de l’approche biographique des présidents de la Commission concerne le rapport fait entre les trajectoires des Présidents et leur identité politique respective. Plus exactement, en réduisant le concept d’identité politique aux appartenances partisanes et aux « images publiques » cette perspective conduit à négliger deux aspects importants. Le premier concerne le travail effectué par un président pour ajuster sa conduite aux images proposées de lui par les médias11. Plutôt que de simplement subir les portraits dressés par les journalistes, de nombreuses études d’hommes politiques nationaux et locaux montrent comment ils cherchent à influer sur les représentations dont ils sont le sujet12. Le deuxième aspect de l’identité politique souvent ignoré par les biographes des Présidents de la Commission concerne son rapport au régime communautaire. Comme le souligne Stephen Skowreneck dans sa comparaison des présidents des États-Unis, ce rapport aux « engagements idéologiques et aux intérêts encastrés dans des arrangements institutionnels pré-existants13 » constitue un facteur qui délimite en grande partie l’autorité et la légitimité de chaque résident de la Maison Blanche. Plutôt que de simplement transposer cette hypothèse à l’analyse du leadership dans un régime aussi embryonnaire que celui de l’Union européenne, il conviendrait de réfléchir sur les conséquences éventuelles de l’instabilité des arrangements institutionnels. C’est dans cette perspective, par exemple, qu’il est utile d’intégrer l’hypothèse d’inexistence de « carrières politiques européennes14 ». Ce trait des élites communautaires nous encourage notamment à réfléchir non seulement aux expériences qui ont formé les présidents de la Commission avant de prendre la tête d’une instance fragmentée et multiculturelle, mais aussi aux effets d’un régime où, une fois leur mandat fini, les acteurs n’ont pas d’avenir politique assuré.
9Au total, il ne fait pas de doute qu’une utilisation judicieuse de la méthode biographique peut, et dans un sens doit, s’intégrer dans une approche rigoureuse de ce que nous appelons du leadership politique. Mais son usage se justifie surtout s’il est soigneusement relié, autant au moment de la rédaction qu’au cours de l’enquête, à d’autres angles et techniques de recherche.
La décision sans leadership
10Une deuxième approche appliquée aux présidents de la Commission – l’analyse des politiques publiques-constitue potentiellement une de ces perspectives de recherche complémentaires. En effet, en interrogeant la manière dont se fabriquent les politiques communautaires, depuis une vingtaine d’années, un nombre grandissant de chercheurs ont produit des connaissances sur les dynamiques de la Commission et les modes de fonctionnement de ses agents15. Ces études sont pourtant peu nombreuses à intégrer dans leur problématique un questionnement sur l’implication des hiérarchies au sein de cette instance dans la fabrication de telles politiques. Deux livres portant sur les présidences de Jacques Delors ont néanmoins abordé cette question.
11Dans un ouvrage préparé avec l’appui d’un stage long au sein des services de la Commission, Ken Endo interprète le leadership de Jacques Delors essentiellement par le biais d’études de cas précis16. L’hypothèse centrale de cet ouvrage est que le comportement d’un président de la Commission est avant tout déterminé par les besoins de ce que l’auteur appelle du « leadership partagé », c’est-à-dire partagé avec d’autres dirigeants de la Commission d’une part, et les chefs de gouvernements nationaux, d’autre part. Afin d’étayer cette hypothèse à l’aide de cas de fabrication de politiques communautaires, Endo se donne comme objectif de lister les ressources et les contraintes des présidences de la Commission en général, et de celle de Jacques Delors en particulier. Cet angle de recherche est déjà limitant parce que, comme le souligne Jacques Lagroye dans sa contribution au présent ouvrage, « il convient plutôt de s’interroger sur la définition sociale des qualités et des compétences qui, dans un groupe de pairs, assurent la position dominante de l’un d’entre eux et légitiment, aux yeux des autres, sa prétention à l’occuper durablement17 ». Il est aussi regrettable qu’Endo finisse par réduire le « leadership » de Delors à son « pouvoir de persuader », sans que la relation entre les capacités d’argumentation de cet acteur et des caractéristiques structurantes du poste de président soit réellement interrogée.
12L’analyse des politiques publiques est également présente dans un deuxième ouvrage sur la présidence de Jacques Delors publié par George Ross18. Ciblant une période précise (1991-1993), et s’appuyant sur une observation directe du cabinet de Delors, Ross propose une analyse minutieuse de la manière dont ce président et ses collaborateurs « ont identifié et poursuivi des opportunités » afin d’approfondir l’intégration européenne. Sans se positionner par rapport à la littérature sur le leadership, Ross assimile ce terme au fait d’agir « de manière stratégique19 ». Il n’en reste pas moins que son livre dégage trois caractéristiques de la pratique de Delors qui, selon Ross, lui ont permis de développer au sein de la Commission des pratiques cohérentes et performantes. La première concerne l’établissement d’un cabinet de supporters fidèles et engagés, ainsi qu’un réseau plus large de supporters situés dans les Directions Générales. La deuxième caractéristique concerne la manière dont cette équipe politique s’est comportée au niveau des réunions inter-cabinets qui préparent celles du collège de commissaires. Ross met en lumière ainsi la nature de la collégialité sous Delors, ainsi que la manière dont un président et ses partisans peuvent tenter de faire prévaloir leurs points de vue au sein du collège des commissaires. Enfin, Ross souligne l’importance des capacités d’anticipation et de stratégie à moyen terme des présidences étudiées. Pendant la période 1985-1990, ces capacités avaient permis à Delors de profiter de « la structure d’opportunités » qui lui était offerte par le contexte intergouvernemental et géostratégique. Selon cet auteur, la perte du pouvoir de Delors à partir de 1991 s’explique donc par l’impact d’un contexte moins favorable sur sa capacité à se placer « quelques pas en avant » par rapport à ses interlocuteurs dans les gouvernements nationaux.
13Bien que séduisant comme témoignage, l’ouvrage est malheureusement silencieux sur trois points qui nous paraissent essentiels. Tout d’abord, Ross aborde le rapport entre Delors et les autres commissaires sous un angle essentiellement anecdotique qui n’intègre pas les ressources et les contraintes respectives des acteurs discutés. Les résultats de notre enquête montrent que ce rapport mérite un traitement plus systématique capable de saisir le collège comme une arène où son Président et certains de ses commissaires luttent pour dominer la Commission.
14Ensuite, le politiste américain laisse peu de place dans son analyse au rôle des discours publics et des gestes symboliques, alors que de telles pratiques constituent une des dimensions centrales d’une véritable analyse en termes de leadership. En effet, l’ouvrage de Ross illustre à quel point l’analyse de la décision publique peut faire oublier le rapport établi et entretenu entre un homme politique et le grand public. Une approche alternative appliquée à l’étude de la Commission européenne – celle des anthropologues politiques-aborde cette question plus directement en se demandant si le « changement d’échelle » qu’implique la mise en place de l’Union européenne génère de nouvelles façons de faire de la politique20. Plus précisément, si ce courant de recherche s’est peu penché sur le comportement et les pratiques du collège des commissaires, il a mis en lumière à quel point les négociations communautaires mettent aux prises non seulement les intérêts conflictuels, mais aussi les concepts politiques ancrés dans les cultures politiques des États membres. À travers des exemples tels que le remplacement de la notion française de « service public » par un « service universel » inventé de toute pièce, cette recherche montre comment les compromis communautaires produisent souvent des « concepts de compromis » difficilement compréhensibles par un public de non-initiés21. En effet, cette tendance vient renforcer une difficulté que vivent quotidiennement les dirigeants de la Commission : comment émouvoir les habitants d’un espace – l’Union européenne-qui reste très largement dénué de référents capables de le voir se transformer en territoire ?
15Enfin, l’approche de Ross partage le défaut des « biographes communautaires » précités en considérant que le pouvoir de chaque président est contraint par le « contexte » des relations entre les gouvernements des États membres22. Encore une fois, ce contexte est abordé comme allant de soi et comme s’imposant aux présidents étudiés à la manière d’une camisole de force23.
16En mobilisant plus habilement les outils de l’analyse des politiques publiques, il nous semble tout à fait possible d’éviter le piège de la naturalisation du contexte si fréquemment retrouvée dans les ouvrages de Ross et d’Endo. En même temps, il faut reconnaître qu’utilisée de manière isolée d’autres questionnements de science politique, cette approche a souvent du mal à aborder le travail politique d’ensemble fait par les personnes qui composent un leadership. Dans bien des cas, un intérêt pour la politique publique (policy) finit par submerger l’interrogation sur le rôle du politique (politicians) dans l’action publique24. Dit autrement, le chercheur est aspiré par ce que Aaron Wildavsky a nommé « the disappearing act called leadership […] all paths to the study of leadership end up by swallowing their subject matter25 ».
Le leadership plutôt que le métier politique
17Si le concept de « métier politique » ne date que de la fin des années 198026, son invention s’inscrit dans une véritable tradition de recherche en sociologie politique qui démarre avec le livre de Jacques Lagroye portant sur un ancien maire de Bordeaux, Jacques Chaban-Delmas27. Selon J. Lagroye lui-même28, son objectif initial a consisté à analyser les fondements d’un système de pouvoir local centré sur ce maire, mais qui ne s’est pas résumé à lui. Rompant avec le déterminisme économique des théories marxistes, tout en intégrant la participation au « système bordelais » de divers représentants du capital, J. Lagroye a cherché à mettre en lumière le travail politique effectué par Chaban et son équipe afin d’institutionnaliser un mode de gestion des affaires publiques locales. Cette approche résolument sociologique de l’institutionnalisation a rompu par là même avec une perspective formaliste, juridique et procédurale des institutions qui à l’époque dominait la science politique française. Les termes de « leader » et de « leadership » ont été utilisés mais, écrit Lagroye aujourd’hui, il n’a jamais été question de les transformer en concepts ou en « notions assurées ». Plutôt, dans les termes des sciences sociales contemporaines, son objectif était d’analyser les « configurations » en jeu dans le but de « comprendre des processus de renforcement des croyances » dans la légitimité des institutions29. Selon lui, ces processus sont mieux analysés à travers les concepts éprouvés tels que la domination, le rôle, le clientélisme et la médiation. Sans minimiser le caractère novateur des travaux faits par le groupe de chercheurs qui ont développé une approche en termes de « métier politique30 », cette grille d’analyse est essentiellement un développement de la grille originale de J. Lagroye.
18Nous partageons tout à fait l’engouement de ces auteurs pour la notion de configuration comme cadrage général de recherches qui épousent une perspective relationnelle sur le personnel politique et d’autres composantes de sa société respective. De même, nous nous inspirons de l’accent mis par ces auteurs sur la construction des ressources et des contraintes de ce personnel. Toutefois, nous ne voyons aucune contradiction entre le fait d’emprunter ce cadrage général et d’analyser plus directement les configurations de leadership. Au contraire, adopter une telle démarche oblige à préciser des stratégies de recherche sur le travail politique qui abordent de front le rapport entre institutionnalisation et légitimation des configurations de leadership. En introduisant les trois entrées en matière à la base de notre propre grille d’analyse, nous cherchons donc à mettre au clair notre proximité, mais aussi notre distance, avec l’approche en termes de métier politique.
19Résumée par le terme de compétition politique, une première dimension de notre démarche s’inscrit plutôt dans la continuité des analyses effectuées en termes de métier politique. Tout comme nos collègues parisiens et lillois, nous prenons au sérieux les trajectoires sociales et politiques des acteurs étudiés afin d’accumuler des informations concernant, par exemple, leurs rapports aux partis politiques ou leur proximité aux chefs de grandes entreprises. De même, nous suivons également ces auteurs lorsqu’ils soulignent que l’étude des trajectoires doit embrasser le caractère collectif du leadership politique, c’est-à-dire la constitution d’équipes de collaborateurs et de réseaux d’interlocuteurs qui, du moins potentiellement, peuvent devenir les appuis plus ou moins ponctuels. Enfin, nous adoptons aussi l’idée que l’étude de la trajectoire des individus au centre des configurations de leadership doit également prendre en compte leur caractère multi-niveaux. Si, comme en témoigne l’ouvrage de J. Lagroye sur Chaban, cumuler les mandats de divers types au niveau local et national a depuis longtemps constitué un objet d’étude consacré de la sociologie politique française, il importe de nos jours d’ajouter un questionnement sur l’émergence ou non d’une dimension européenne de cette multipositionnalité. Ce prolongement d’un questionnement classique est d’autant plus important lorsqu’on choisit d’effectuer les recherches sur des niveaux de gouvernement en cours d’institutionnalisation qui bousculent le rapport au territoire établi (Union européenne mais aussi en France les niveaux régional et intercommunal), plutôt que sur le fonctionnement d’institutions bénéficiant d’une place plus assurée au sein de leur régime politique respectif.
20La deuxième entrée mise en avant dans notre grille d’interprétation des leaderships – celle de l’analyse de l’action publique – s’articule directement à un questionnement en termes de changement de régime et, ce faisant, se démarque plus clairement de l’approche en termes de métier politique. Si les chercheurs s’inspirant du concept de métier politique illustrent souvent leur propos avec les exemples de l’action publique, force est toutefois de constater que ceux-ci sont rarement pleinement développés31. Nous estimons au contraire que le questionnement et des outils de l’analyse des politiques publiques sont essentiels pour comprendre le travail politique effectué par un leadership pour définir des « problèmes publics », des postures « d’intérêt général » et formaliser les modalités de la mise en œuvre des décisions adoptées. De nouveau, une perspective relationnelle de ces processus de décision permet de mieux comprendre les rapports entre le noyau dur d’un leadership, ses alliés et ses adversaires (groupes d’intérêts, administrations étatiques, associations, etc.). En effet, lorsqu’on ajoute à ce questionnement un intérêt pour la dimension territoriale des politiques publiques – intérêt qui se manifeste, par exemple autour de la définition des zonages communautaires et la distribution des crédits-l’analyse de l’action publique devient un puissant analyseur des interdépendances qui structurent une partie importante de la distribution du pouvoir.
21La troisième dimension de notre approche du leadership se résume aux activités de représentation politique. Comme l’a fort bien montré Marc Abélès dans son étude des élus de l’Yonne32, afin de s’établir et d’entretenir sa légitimité, un leadership politique doit investir autant dans le travail d’évocation que dans celui d’interaction. Pour prendre effet, toutefois, les gestes et les actes de représentation (discours, entretiens dans la presse, commémorations etc.) doivent rencontrer les attentes des publics visés. C’est à ce titre qu’un questionnement en termes de rapport entre un leadership et un territoire devient à nouveau essentiel. La recherche sur le métier politique des élus communaux souligne avec raison que la définition des frontières et du sens historique d’un territoire fait très rarement l’unanimité. Il n’en demeure pas moins que les territoires institués offrent à leurs leaderships respectifs un stock de symboles à travers lesquels une mise en représentation peut être effectuée. Il en est tout à fait autrement lorsqu’un leadership cherche à construire un nouveau territoire tel que l’Union européenne ou la Région en France. En politique, les symboles territoriaux ne peuvent pas être utilisés n’importe quand et n’importe comment33. Loin d’être toujours une ressource pour un leadership, la représentation peut dans certaines circonstances constituer son talon d’Achille.
De l’étude de la présidence de la commission à celle de son leadership
22À la lumière de la discussion des travaux existants sur la présidence de la Commission, ainsi que des approches qui utilisent ou qui critiquent l’étude du leadership, il s’agit désormais de mettre en pratique notre propre démarche de recherche dans ce domaine. Rappelons tout d’abord que celle-ci repose sur une définition du leadership comme un groupement de personnes constitué autour d’un individu et placé au centre d’une configuration de rapports reliant le leadership à ses interlocuteurs, qu’ils soient des alliés ou des opposants. Plus précisément, pour reprendre la grille d’analyse à trois entrées développée à la fin du paragraphe précédent, la configuration est tout à la fois un ensemble de relations interdépendantes et de représentations sociales de celles-ci, un ensemble qui structure les objectifs du leadership, tout en gouvernant les comportements utilisés pour asseoir son autorité, c’est-à-dire le crédit, que l’on attribue à un leadership, de pouvoir réaliser ses objectifs. Le rapport au territoire d’un leadership désigne les arguments, les symboles et les processus qu’il peut mobiliser afin de légitimer ce pouvoir.
23En tant que configuration de relations et de représentations sociales, il s’ensuit que chaque leadership est unique. Néanmoins, et comme nous le verrons à travers les cas de Jacques Delors, de Jacques Santer et de Romano Prodi34, il est tout à fait possible de les comparer non pas dans l’objectif de déterminer « si la présidence compte35 », mais afin de mieux cerner la distribution et les dynamiques de pouvoir au sein de, et autour de, la Commission. En termes plus théoriques, notre objet de recherche se résume à cerner les récurrences et les divergences dans la construction et dans l’entretien des relations principales qui sont au cœur de chacun des leaderships observés36.
L’éligibilité des leaderships
24Étant donné le mode de nomination des présidents de la Commission, il est évident que la compétition politique et ce poste entretiennent une relation différente de celle vécue par un élu local ou national. Mais il y a néanmoins des formes de compétition politique qui s’analysent à travers les trajectoires des individus nommés à ce poste, la mise en place d’un cabinet et le rapport entre un Président et le personnel travaillant dans les « services » de la Commission. Résumé d’un seul mot, l’ensemble de ces aspects façonne « l’éligibilité37 » d’un Président. Par conséquent, en termes de recherche empirique, il s’agit de tester l’hypothèse suivante : tout Président de la Commission cherche à se rendre et à se maintenir éligible en s’inventant une identité politique européenne qui lui est propre, tout en montant une équipe et des réseaux qui constituent les véhicules interactifs de son leadership. La légitimité de chacune de ses configurations – autant au sein de la Commission qu’en dehors de celle-ci – dépend donc du rapport établi entre ces dimensions individuelles et collectives de l’éligibilité.
Nominations et identités politiques européennes
25La simple description des trajectoires des trois Présidents est peu informative sur leur entrée en fonction à la Commission. S’il est bien connu que Jacques Delors n’avait jamais été parlementaire avant de prendre ses fonctions à Bruxelles, en tant qu’ancien ministre et parlementaire européen, il avait eu l’occasion de développer une certaine connaissance des rouages de l’ordre institutionnel communautaire. De manière similaire, ses deux successeurs avaient pu se générer des connaissances similaires en étant Premier ministre de leur pays respectif. En revanche, les conditions de la nomination de chacune de ces personnalités, ainsi que leur propre interprétation de ces conditions, participent dans chaque cas à rendre comparable le rapport entre carrière précédente et formation d’une identité politique « européenne ».
26Les histoires chronologiques de l’intégration européenne publiées depuis la fin des années 1980 tendent fortement à décrire comme allant de soi la nomination en 1985 de Jacques Delors en tant que Président de la Commission. Non seulement c’était « la tour de la France », disent-elles, mais Delors s’est transformé en candidat éligible en raison de son travail effectué en tant que Ministre des finances de ce pays au moment où son gouvernement a choisi de confirmer son adhésion au Système monétaire européen. Une telle façon de décrire l’histoire se termine en soulignant qu’une fois nommé par les chefs d’État des pays membres, Delors a mis en chantier un projet pour la relance de l’Europe en vue de l’achèvement du marché unique. Les études plus approfondies de cette période montrent que cette vision n’est pas tout à fait fausse38. Il semblerait, en effet, qu’en 1984 Delors a pu bénéficier d’une image favorable auprès des acteurs au sommet venus des autres pays membres, image suffisamment positive en tout cas pour que le gouvernement de l’Allemagne décide de « sauter son tour » pour la présidence de la Commission. Nous savons aussi que cette instance dans son ensemble a beaucoup travaillé pour mettre en place un marché unique, mais que ce travail a commencé bien avant l’arrivée à Bruxelles de Delors. Enfin, la chronologie orthodoxe de l’intégration européenne tend à nous faire oublier l’émergence d’un consensus en faveur d’une relance trouvé entre chefs de gouvernements en 1983 et 1984. S’il faut se garder d’attribuer ces oublis de l’histoire à un complot réalisé par les supporters de Delors, il importe de prendre au sérieux le travail fait par cette configuration d’acteurs consistant à faire de Delors le fer de lance de l’accélération de l’intégration. En inventant ainsi son identité politique européenne autour d’une image de l’artisan de la rupture avec le passé, Delors et son entourage ont pu très rapidement jeter une des bases de leur leadership au sein de la Commission. Bien entendu, cette image en elle-même aurait eu peu d’effets concrets. Mais, alliée à d’autres dimensions de son leadership, la posture adoptée par Delors vis-à-vis de l’intégration européenne comportait également l’avantage de se prêter à des réinventions, plus ou moins réussies, par exemple autour de l’Union monétaire, le Traité de Maastricht et le Livre blanc de 1993 sur la croissance, la compétitivité et l’emploi.
27Contrairement à celle de Delors, la nomination de Jacques Santer en 1994 pour présider la Commission a suscité des controverses publiques, controverses qui ont forcément rejailli sur ses tentatives de construire une identité politique européenne. Rappelons qu’en tant que Premier ministre du Luxembourg, Santer lui-même a assisté au Conseil européen de Corfou chargé de nommer le successeur de Delors. Suite au veto posé par le gouvernement britannique à la nomination du belge Jean-Luc Dehaene, un compromis a dû être trouvé et, poussé notamment par le Chancellier allemand, on a fait appel à Santer. Nommés de cette manière comme « la solution la moins mauvaise », Santer et son entourage ont donc débuté à Bruxelles avec au moins deux handicaps sur leur travail de construction d’une identité politique européenne. Premièrement, comme la procédure d’investiture au Parlement européen n’a fait que le confirmer39, sa nomination était contestée. Deuxièmement, succéder à un Président qui pendant dix années a développé une identité européenne sur l’idée de rupture ne laissait à Santer et son entourage guère d’autres choix que de placer leur propre leadership sous le signe de la consolidation40. Si, comme nous le verrons, les difficultés vécues par ce leadership ne se résument pas uniquement à l’identité politique attribuée à Santer lui-même, l’image développée n’a pas facilité le développement des autres dimensions, loin s’en faut.
28En effet, c’est justement l’attribution de la démission du collège de Santer en 1999 aux « faiblesses » de son leadership qui a débouché sur la production de conditions favorables pour la nomination de son successeur, Romano Prodi. Fort de son implication bien connue en Italie dans « le mouvement de l’olivier » et, plus indirectement dans la campagne mani polite (« mains propres41 »), Prodi a pu construire son identité politique européenne sur l’image du « chevalier blanc » venu à la rescousse non seulement de la Commission, mais de l’Union européenne dans son ensemble. Bénéficiant d’un accueil favorable auprès des parlementaires européens42, il déclare devant cet auditoire vouloir « une Commission transparente, efficace et sans zone grise, qui fasse preuve de fortes initiatives politiques ». Il a ensuite souligné trois « grandes priorités » : la politique européenne de sécurité commune, la création d’un « espace de liberté, de sécurité et de justice » européen, et le relance de la croissance et la lutte contre le chômage43. Si, comme nous le verrons plus loin, le rapport entre ses priorités internes et externes pose des problèmes au leadership de Prodi, il a pu à nouveau se mettre au travail sous le signe d’un mandat de rupture avec les pratiques de ces prédécesseurs.
29En somme, un leadership de la Commission façonne sa trajectoire précédente autant qu’il la subit. Au sein d’un ordre institutionnel instable et évolutif, construire une identité politique européenne est en soi un exercice aléatoire. Ça l’est d’autant plus lorsqu’on prend en compte les caractéristiques des divers sites d’interaction où doit travailler chaque leadership au sein et autour de la Commission.
Équipes et réseaux : les cabinets et les services de la Commission
30La deuxième variable qui permet de saisir l’éligibilité des leaderships de la Commission – le rapport entre un Président, son cabinet et les autres fonctionnaires européens-permet de saisir quelques uns de ces sites d’interaction. Ces derniers s’ouvrent à l’investigation empirique par la construction de la fidélité au Président, par le mode de travail de son cabinet et par les relations établies avec le personnel situé dans les « services » de la Commission.
31Comme le soulignent des études du politique de nature anthropologique44, au cœur de tout leadership se trouve un rapport de confiance entre sa figure emblématique et ses proches collaborateurs. Cette confiance dépend le plus souvent d’une proximité idéologique et d’une relation de réciprocité. À ce titre, l’ouvrage de George Ross a dressé un portrait très complet de la composition et de l’organisation du cabinet de Delors45. Nos propres enquêtes ont permis de confirmer le degré de cohésion interne d’un cabinet peuplé presque exclusivement par des fonctionnaires nationaux et européens français, ainsi que l’emprise qu’il a réussi à développer sur d’autres cabinets et sur une partie importante des services de la Commission.
32En partie contrainte par le petit nombre de Luxembourgeois qualifiés pour ce type de poste, Jacques Santer, contrairement à son prédécesseur, a choisi un cabinet plus multinational où seulement deux des huit membres partageaient la nationalité de leur Président. Interrogé deux ans après la fin de son mandat, un membre de ce cabinet expliquait avec fierté cette modification d’une règle implicite de la Commission : « C’était un cabinet très multinational et il y avait quatre hommes et quatre femmes. Vous voyez les collaborateurs de Prodi pensent qu’ils ont inventé la roue mais nous on l’avait déjà fait46 ». En effet, un des premiers actes du Président italien a été de généraliser la démarche de son prédécesseur en obligeant les commissaires à nommer des cabinets multinationaux47. Toujours au nom de « la neutralité européenne » du collège, le leadership de Prodi est même allé plus loin en se déclarant prêt à rendre public les débats collégiaux où les commissaires se sont comportés comme des délégués nationaux48.
33Nous reviendrons plus avant sur d’autres effets des tentatives de réforme du rapport Président-commissaires-cabinets afin d’exposer les raisons de son échec global. Il convient plutôt ici d’élargir cette question en intégrant le rapport qu’un leadership dans la Commission établit avec le personnel travaillant dans « les services ». Abordé en termes de leadership, ce rapport nécessite l’étude de la manière dont un Président et son cabinet cherchent à développer et à activer au sein de la Commission des « réseaux » de fonctionnaires. Ce phénomène est bien connu au sein d’une administration ouvertement politisée comme celle de la France. Mais, au niveau de l’exécutif européen, les réseaux de fonctionnaires tendent à prendre une forme plus nationale et moins ouvertement partisane49. Leur composition se nourrit d’un système de promotion interne à la Commission fortement structuré par le patronage, voire du clientélisme50. Du point de vue analytique, la manière dont chaque leadership gère cette question offre un éclairage essentiel sur la construction de sa capacité d’action.
34Le cas du « réseau Delors » est de loin celui qui a été le plus observé et discuté. Le journaliste Charles Grant, par exemple, a listé une série de personnes clés que Delors a réussi à fédérer en les plaçant à la tête de la DG XV (marché intérieur), la DG I (Relations extérieures) et en tant que Secrétaire général de la Commission51. De même, George Ross souligne l’importance de la création par l’équipe de Delors d’une Cellule de prospective, organe décrit par Ross comme un « para-cabinet52 ». Tout en s’appuyant sur un réservoir important de français à la Commission, le réseau du leadership de Delors a compris un nombre important de fonctionnaires d’autres nationalités. Plus globalement, si ce leadership et ses méthodes de travail ont heurté la sensibilité de certains fonctionnaires européens, même ses adversaires les plus virulents présentent ce leadership comme une des causes majeures de l’implication de la Commission dans une relance de l’intégration européenne.
35Bien entendu, le leadership de Santer avait aussi ses « supporters » au sein des Directions générales. Mais il est plus fréquent d’entendre des fonctionnaires européens dire que la Commission a souffert de son « manque de vision politique53 ». Si, comme nous le verrons plus avant, la méthode développée pour représenter la Commission a certes peu fait pour la légitimité de ce leadership, il faut aussi prendre en compte des facteurs plus précis du rapport développé avec les services. Sous l’angle de la mise en place d’un « réseau Santer », il convient de noter tout d’abord que son cabinet a peiné à surmonter un handicap de type structurel. Étant donné que la taille d’un pays membre détermine son quota de fonctionnaires communautaires, ce leadership avait forcément moins de « supporters latents » au sein des services que son prédécesseur français54. Mené par un Chrétien-Démocrate de centre-droit, le leadership de Santer ne pouvait pas non plus se réclamer d’une posture idéologique affirmée. Plus généralement, en proclamant la réforme interne de la Commission comme une de ses priorités, le leadership de Santer a fini par aliéner un grand nombre de fonctionnaires qui auraient pu appuyer ses initiatives plus substantielles55. Pour schématiser une observation qui mériterait plus de recherche empirique, plutôt que de développer des réseaux afin d’orienter la production législative de la Commission, le leadership de Santer s’est replié sur une méthode de travail basé essentiellement sur l’organigramme officiel de cette instance.
36Est-ce un hasard si un des premiers actes du leadership de Prodi a consisté à modifier cet organigramme afin de changer le rôle inter-sectoriel des cabinets ? Si notre matériel empirique ne permet pas de répondre directement à cette question, force est de constater que les représentations de ces réformes, selon nos interviewés, ont rarement été positives. Un fonctionnaire, par exemple, s’inquiétait déjà en 1999 que la dispersion des commissaires dans les Directions générales allait réduire leur rôle « politique » en les transformant en « super Directeurs généraux56 ». Dix-huit mois plus tard, un ancien membre de cabinet Santer estimait que les commissaires et leurs cabinets étaient désormais ramenés à un rôle de « micro-management57 ». Bien d’autres critiquent « un climat de suspicion » créé par la reconduite d’un programme de réforme interne établi initialement par le collège Santer. Notons également que le leadership de Prodi ne semble pas concevoir comme une ressource le grand nombre d’Italiens au sein de la Commission. Plus globalement, cette équipe a peiné à relier la réalisation de ses objectifs pour l’Union européenne à la galvanisation des fonctionnaires travaillant dans les Directions générales.
37Cette comparaison de la première dimension des leaderships étudiés montre que les attentes d’un Président de cette instance sont fondamentalement instables. Face à une définition peu balisée de sa fonction, chaque leadership a cherché à se bricoler une « éligibilité européenne ». Si la compétition politique à ce niveau reste le plus souvent feutrée et difficile à déchiffrer pour l’observateur néophyte, la concurrence entre acteurs et équipes cherchant à orienter le travail de la Commission est néanmoins omniprésente.
L’imputation des politiques communautaires « réussies »
38Dans cet environnement hautement concurrentiel, l’autorité légitime d’un leadership de la Commission se définit de manière simultanée autour de la production des politiques et du droit communautaire. Plus exactement et pour paraphraser J. Lagroye, il s’agit de « comprendre pourquoi les acteurs concernés » accordent « au leader politique le crédit d’une capacité à les satisfaire58 ». En pratique, ce crédit se construit tout d’abord à travers la génération d’une perception que tel ou tel leadership avait été sinon LA cause, du moins une des causes des réalisations de la Commission ou de l’Union européenne dans son ensemble. Ensuite, pour reprendre l’hypothèse de Ch. Le Bart, le crédit d’un leadership se construit à travers le dépassement des secteurs afin de faire exister « un référentiel territorial englobant59 ».
39Une manière d’explorer cette question consiste à étudier la manière dont chaque leadership s’est investi dans la mise en agenda et en œuvre de l’action publique communautaire. Avant de procéder à cette étape soulignons à nouveau que la perspective adoptée n’est pas celle de l’impact d’un Président sur une politique publique précise (do leaderships matter ?). Plutôt nous avons cherché à observer chaque leadership « en action » avec comme objectif central de cerner ses rapports à une dimension essentielle de chaque configuration : les acteurs externes à la Commission, en premier lieu les agents des gouvernements nationaux. Reformulé sous la forme d’une hypothèse, le leadership de la Commission implique de peser sur la définition des problèmes publics européens et l’établissement des normes, des règles et des procédures qui en découlent. Ces luttes sur la définition d’une politique publique sont aussi des combats pour le droit de la Commission d’intervenir au sein d’un ordre institutionnel dont les niveaux de gouvernement sont multiples et tendent fortement à s’enchevêtrer.
Les leaderships face au Conseil européen et aux Conseils des ministres
40Un leadership dans la Commission peut influer sur le droit d’intervention de la Commission de deux manières : en participant à la refonte des traités et à la fabrication des législations communautaires. Plus précisément, afin d’avancer ses objectifs, un leadership est constamment impliqué dans un travail politique au niveau du Conseil européen et des Conseils de ministres, travail qui est révélateur de sa volonté et de sa capacité à marier les négociations globales et sectorielles.
41Dans le cas du leadership de Delors, on ne peut qu’être frappé par la manière dont son personnel s’est investi dans les médiations verticales (entre niveaux de décision) et horizontales (intersectorielles). Comme de nombreux écrits l’ont déjà mis en lumière, l’investissement de ce leadership dans le Conseil européen60 lui a fourni en retour une légitimation de la Commission et plus d’autorité dans son sein. En transformant le registre de travail diplomatique de ces réunions biannuelles de chefs d’État et de gouvernement en celui plus orienté vers le déblocage d’enjeux de politique publique, Delors et son équipe ont pu simultanément se façonner un levier pour agir, par réseau interposé, dans les Conseils des ministres aussi variés que les télécommunications, l’environnement et le développement régional. À ce titre, l’enjeu de l’Union monétaire constitue sans doute l’exemple le plus clair d’un travail politique qui cherchait à définir le Conseil européen comme partie articulable à l’activité du Conseil des ministres61.
42Cette dimension du leadership de Delors révèle ses tentatives pour s’engager dans des médiations de type transversal portant autant sur les objectifs précis d’une action publique que sur le droit de la Commission européenne d’y intervenir. L’investissement des équipes de Jacques Santer et de Romano Prodi dans la préparation des traités d’Amsterdam et de Nice montre qu’elles avaient également intégré le besoin de peser sur la répartition des compétences entre les gouvernements nationaux et les instances communautaires. À bien des égards, ces traités ont renforcé les compétences de la Commission, notamment en matière de sécurité intérieure. Le leadership de Santer pouvait aussi souligner le fait d’avoir piloté l’aval par les gouvernements nationaux d’une série de réformes sectorielles connue sous le nom de « l’Agenda 2000 » et fabriquée au nom de la préparation de l’Union pour de futurs élargissements. Comment se fait-il alors que le leadership de Delors se trouve doté de la réputation de « visionnaire » tandis que ceux de Santer et de Prodi sont réduits le plus souvent à une réputation de « gestionnaires » ? Santer et Prodi ont-ils tout simplement été réduits à un rôle de secrétaires diplomatiques par un Conseil européen « rouleau compresseur » qui a « récupéré » l’agenda communautaire ?
Le collège comme site inter-niveau, intersectoriel et infra-organisationnel
43Notre enquête permet de rejeter de telles réponses globalisantes en incitant à examiner de plus près le travail politique fait par chaque leadership afin de lier le Conseil européen et les Conseils des Ministres. Le site institutionnel clé ici est le collège des commissaires parce qu’il constitue une arène dans et autour de laquelle ont lieu des luttes entre des leaderships éventuels de la Commission. Plus précisément, pour un Président, les autres commissaires sont potentiellement autant des rivaux que des partenaires ou des points d’appui. Même si un Président a peu d’influence sur le choix des commissaires, il a néanmoins plus d’autonomie dans la distribution des responsabilités – les portefeuilles –, d’une part, et dans la modération de leurs réunions hebdomadaires, d’autre part. Plus généralement, sans se tenir aux règles formelles, il ne faut pas oublier non plus que lorsque le collège vote, chaque commissaire, Président compris, se trouve avec une seule voix. Présider un collège d’égaux qui, dans les faits, ne le sont pas, implique donc d’effectuer une multiplicité de choix qui, pris ensemble, révèlent une logique sous-jacente à chaque leadership étudié.
44Même si, dès 1985, Jacques Delors s’est forgé la réputation de présider le collège de manière forte, il a dû composer avec un groupement d’individus en provenance de plusieurs bords politiques. Pour ne citer qu’un exemple, de 1989 à 1995, ce Président a fréquemment été opposé au commissaire britannique et néo-libéral : Sir Léon Brittan. Appuyé par son gouvernement national, ce dernier a pu exiger des portefeuilles à priori puissants (concurrence puis commerce extérieur). Pour un Président, distribuer les portefeuilles est donc une arme d’utilité limitée. Il n’empêche qu’au sein du collège, cette arme peut être utilisée pour inciter à l’établissement de coalitions de commissaires susceptibles de soutenir les priorités de la Présidence. En revanche, contrairement à de nombreux Conseils de ministres nationaux, et principalement en raison des pressions subies par des commissaires de divers acteurs de leur pays d’origine, ces coalitions de commissaires sont rarement stables ou durables. Néanmoins, elles montrent l’importance du travail réticulaire effectué par chaque leadership, travail qui atteint son moment de vérité lors des décisions du collège. Si Delors lui-même a dit tenir ses distances par rapport aux commissaires afin de garder son indépendance62, sa recherche des alliances a reposé sur un choix fondateur : passer au vote au sein du collège63. Plus précisément, pour le leadership de Delors, le cabinet est devenu l’instrument principal pour tenter de dominer le collège en canalisant la préparation de ses décisions. Depuis les origines de la Commission, cette préparation transite par un travail intra et inter-service, d’une part, et par les compromis atteints entre les cabinets de commissaires, d’autre part. Ce qui marque le plus l’approche du leadership de Delors, toutefois, est l’engagement à transformer les réunions inter-cabinet en sites de débat de fond où les orientations les plus fondamentales de la Commission pourraient être arrêtées. Forts de leur droit de présider de telles réunions, les membres de cabinet de Delors se battaient au nom du Président dans un style souvent décrit comme « militaire » par leurs homologues. Si un tel acharnement n’a pas toujours triomphé, il a néanmoins rendu la tâche de Delors lui-même plus facile lors des réunions du collège en lui offrant la possibilité d’y intervenir de manière plus nuancée64.
45Cette interprétation de la collégialité nous interpelle surtout parce qu’elle contraste fortement avec l’approche développée par le leadership de Santer. Selon de nombreux interviewés, ce dernier a préféré éviter les votes au collège en recherchant davantage le consensus. Plutôt que de suivre la question des acteurs impliqués – est-ce que la méthode de Delors ou celle de Santer a été « plus collégiale65 » – essayons de comprendre la méthode de ce dernier comme le reflet de son positionnement par rapport aux commissaires. Si le leadership de Santer a imprimé sa marque sur le collège en cantonnant un rival potentiel, Leon Brittan, à un poste plus délimité66, ainsi qu’en établissant une coalition des commissaires « du nord » autour du thème de la réforme de la Commission (voir infra), cette configuration avait plus de mal à développer des appuis fiables sur les enjeux tels que l’application du droit de la concurrence. Très vite le manque de prise du leadership de Santer sur les autres commissaires a été interprété au sein et en dehors de la Commission comme le signe d’un Président moins impliqué dans les politiques communautaires et plus à l’aise dans un registre diplomatique. L’exemple souvent entendu à Bruxelles concerne la politique monétaire où Santer est réputé avoir purement et simplement délégué cette responsabilité au Commissaire Yves de Silguy. Même si les acteurs proches de ce dossier démentent fortement l’image d’une « présidence à distance », cette représentation de l’autorité de Jacques Santer a pu se répandre en raison de la relation établie avec les commissaires dans leur ensemble. En phase avec la représentation de ce leadership de la collégialité, le cabinet de Santer a cherché moins à dominer les réunions inter-cabinet et plus à les animer afin de produire des compromis plus consensuels.
46Si cette approche de la modération des réunions inter-cabinet provient sans doute en grande partie de la représentation de leurs fonctions développée par un Président et son chef de cabinet luxembourgeois, ainsi qu’à leur déficit de réseaux au sein de la Commission, comment se fait-il qu’autant de fonctionnaires européens rencontrés en ont conclu que « la méthode Santer » témoignait de la faiblesse globale de ce Président ? Une hypothèse développée par D. Georgakakis sur le rapport entre le leadership de Santer et les services de la Commission offre ici une explication plausible67. Selon cet auteur, en lançant dès 1995 une tentative de réforme interne68, allié à deux commissaires nordiques, Erkki Likkanen et Anita Gradin, le leadership de Santer a lancé un processus qui a rencontré beaucoup de résistances chez les fonctionnaires européens. Selon Georgakakis, ses « frustrations internes » ont constitué un terreau fertile pour la « mise en scandale » du collège fin 1998. De manière plus générale, ces « frustrations » sont également devenues des obstacles à l’imputation au leadership de Santer des résultats des politiques publiques et de la négociation communautaire.
47Nous avons vu plus haut que Romano Prodi hérite de la présidence de la Commission à un moment où le collège était représenté de nouveau comme une collection de « baronnies » et où les services devaient être « mieux contrôlés ». Il n’est donc guère surprenant que le leadership de Prodi ait cherché à développer une posture distinctive. Par rapport aux commissaires, il a développé la métaphore de la Commission comme une équipe de football pour laquelle son président n’est que l’entraîneur qui essaie de tirer le meilleur de ses « stars ». La stratégie adoptée pour mettre en pratique cette posture a reposé, au moins initialement, sur la nomination de quinze commissaires nouveaux et le rapprochement de tous les membres du collège aux Directions générales administrant leurs portefeuilles respectifs. Cette démarche s’est traduite notamment par le déménagement des bureaux de commissaire dans les bâtiments des services afin que chaque commissaire et son cabinet puissent vérifier que les fonctionnaires européens mettent fin à toute pratique illicite69. Si l’attention des acteurs et des médias s’est focalisée sur ce changement hautement symbolique, il importe aussi de le voir comme une interprétation nouvelle de la collégialité. Quelques semaines après son arrivée à Bruxelles, Prodi a supprimé un des niveaux de réunions intercabinet qui auparavant avait réuni les spécialistes d’un secteur de chaque équipe (« les spécial chefs ») afin de concentrer la préparation des réunions du collège dans la réunion hebdomadaire des chefs de cabinet. Cette stratégie correspond à une logique d’action du leadership de Prodi consistant à agir de manière « premier ministérielle ». Toutefois, à juger par les résistances rencontrées à l’imposition de cabinet multinationaux, au rétrécissement du site inter-cabinet, ainsi qu’à l’instabilité du cabinet de Prodi lui-même, cette approche du rôle des cabinets dans la Commission n’a pas permis à ce leadership de renforcer son autorité.
48De nouveau, le rapport entre le leadership de Prodi et les services de la Commission offre un éclairage fructueux sur l’émergence de sa représentation plutôt négative. Fort du mandat qu’il estime avoir obtenu du Conseil et du Parlement européen, le leadership de Prodi a récupéré les réformes administratives lancées par le collège précédent et a tenté de leur accorder une plus grande importance. Cet objectif a notamment été recherché en nommant un vice-président pour la réforme, le commissaire britannique Neil Kinnock et en publiant un Livre blanc sur ce sujet en mars 2000. Sans entrer dans le détail des multiples résistances internes à ce projet70, il importe de noter que le leadership de Prodi a cherché à lier cette « modernisation » de la Commission à celle de la « gouvernance » de l’Union européenne dans son ensemble. En effet, proposer une nouvelle méthode pour la gouvernance communautaire est rapidement devenu un des objectifs principaux de ce leadership, un objectif recherché à travers la constitution d’une « task force » sur la gouvernance, une consultation des « experts » de ce thème71 et la publication d’un Livre blanc comme communication de la Commission au Conseil72. Il est trop tôt pour se prononcer de manière définitive sur l’effet de cette stratégie sur la représentation du leadership de Prodi des fonctionnaires européens. Toutefois, loin de faire en sorte que les réalisations de la Commission soient de nouveau imputées à leur Président, plusieurs fonctionnaires interviewés depuis juillet 1999 regrettent toujours l’absence d’interventions plus affirmées pour défendre leur institution73.
49Au fond, notre recherche conduit à conclure que le mode de travail d’un collège dans son ensemble (cabinets compris) constitue un des meilleurs indicateurs du comment les leaderships dans la Commission cherchent à peser sur le rapport entre cette instance, le Conseil européen et le Conseil des ministres. S’il faut se méfier de la subjectivité d’un ancien membre de cabinet de Delors, son analyse des évolutions de la collégialité sous les leaderships de Santer et de Prodi brosse, cependant, bien l’importance de ce qui est ici en jeu :
« Et si, comme sous Santer, on décide sans voter, il n’y a pas besoin de réseaux. On n’a plus besoin de préparer en amont. Chaque commissaire fait ce qu’il veut et le collège est déjà le COREPER et on est déjà dans le Conseil. Si la Commission ne vote pas elle n’existe plus car elle ne se distance plus du Conseil. Si la Commission anticipe toujours la réaction du Conseil elle perd son âme. Ici Santer et Prodi sont pareils74. »
50Du point de vue de notre analyse, ces exemples montrent que le collège de commissaires mérite les études approfondies qui dépassent l’angle de calculs et de choix rationnels faits par les individus. Au-delà d’un tel questionnement, il convient de réfléchir en termes d’instabilité de cette instance et de règles qui gouvernent les pratiques de ses membres. Du moins dans le cas des présidents de la Commission, le type de complicité établi au sein d’un leadership rejaillit ensuite sur sa manière d’interagir avec les cabinets des commissaires, les hiérarchies des Directions générales et avec une multiplicité des acteurs des États membres. Autrement dit, plutôt que de s’empaler sur la distinction épineuse (si chère aux praticiens et aux médias) entre les « bons » et les « mauvais » cabinets, il s’agit plutôt de s’interroger sur comment les équipes étudiées ont travaillé et ont représenté leur fonction.
Évocation et expressivité
51Du point de vue de notre recherche, l’instabilité de l’Union européenne, plutôt que sa « nouveauté », a sans doute renforcé notre investissement empirique dans la manière dont les commissaires ont abordé ce que Ch. Le Bart appelle la dimension « expressive » du leadership politique75. À la différence des leaderships d’entités politiques fortement institutionnalisées (États-nations, grandes villes, départements), présider la Commission implique aussi la mobilisation de mots et de symboles afin de légitimer l’existence même de l’Union comme territoire politique. Si, sous l’angle du travail politique des leaderships dans la Commission, nous n’avons qu’effleuré cette question, les résultats obtenus conduisent à affirmer l’importance à consacrer à deux chantiers de recherche : les actes discursifs et gestuels effectués afin de naturaliser l’Union européenne et l’établissement d’un rapport entre chaque leadership et les médias.
Discours et gestes au nom de l’Europe
52En termes purement quantitatifs, il y a fort à parier que les trois présidents étudiés ont effectué un nombre équivalent de discours politiques. Comment se fait-il alors que ceux de Delors tendent fortement à conforter son image de « visionnaire » de l’Europe tandis que les discours de Santer et de Prodi sont le plus souvent dénigrés comme ternes et techniques ?
53En conformité avec son identité politique de transformateur de l’intégration européenne, Jacques Delors a souvent travaillé explicitement dans une perspective consistant à souligner que ce processus constitue non moins qu’un changement de régime. Cette démarche a eu son expression la plus célèbre lors de son discours à Bruges en 1987 lorsqu’il a spéculé que dans dix ans 80 % de la législation en l’Europe de l’Ouest serait adopté au niveau européen. Mais ce type de discours n’a pas pour autant dominé ses actes de communication pendant les dix années de sa présidence. En réalité, la plupart de ses discours portaient sur des thèmes plus sectoriels tels que la réforme de la Politique agricole commune. Du point de vue de la recherche, ce qui reste à expliquer est donc plutôt comment un charisme lui a été attribué par les agents de la Commission, par les interlocuteurs dans de multiples arènes de l’action publique et par les médias. Bref, pour reprendre les termes de J. Lagroye comment est-il venu à « incarner la configuration76 » à la base de son leadership ? Une première réponse à cette question nous renvoie à la manière dont Delors lui-même a cultivé son image de grand communicateur77. Plus généralement, toutefois, il reste à pleinement reconstruire la manière dont son équipe a activement recherché des symboles permettant à Delors de « signifier l’Europe », ainsi que d’y associer étroitement la Commission dans son ensemble. À ce titre, la transformation de l’objectif de l’achèvement du marché unique en un slogan performant – « 1992 » –, et la diffusion d’un drapeau européen constituent deux « succès » majeurs pour le leadership de Delors78.
54Les leaderships de Jacques Santer et de Romano Prodi ont pu bénéficier de ces symboles, mais tout porte à penser qu’ils ont eu plus de mal à en faire des véritables ressources politiques. Au contraire, ces leaderships ont eu énormément du mal pour se défaire d’une image de techniciens incapables de « faire aimer l’Europe79 ».
Un rapport aux médias à inventer
55Plutôt que d’attribuer les difficultés pour construire une image politique qu’ont connues les leaderships de Santer et de Prodi à un « contexte » pris comme allant de soi, il est plus salutaire d’analyser comment ces problèmes renvoient à un aspect fondamental de la légitimation de chaque configuration : son rapport aux médias. Plus particulièrement, dans un espace multiculturel où les journalistes couvrant l’actualité européenne ont des lectorats extrêmement divers, la relation établie avec la salle de presse de la Commission constitue un site d’interaction clé. Comme le soulignent les travaux novateurs d’Olivier Baisnée80, ce « premier public » de l’Union européenne peut être abordé de manière rigoureuse en étudiant le comportement des journalistes, d’une part, et les dispositifs de communication de la Commission, d’autre part. Si l’évolution d’un « journalisme d’institution » à un « journalisme d’investigation » semble outrepasser le contrôle des leaderships étudiés, la question de l’interface Commission-médias les a plus préoccupés.
56Dans le cas du leadership de Delors, ses agents ont essentiellement peaufiné un dispositif pré-existant de communication construit autour de porte-parole de commissaires et du « rendez-vous de midi » : leur réunion quotidienne avec les médias. Si ce leadership a parfois menacé de sanctionner les porte-parole de commissaires, tel que Leon Brittan, prônant une ligne politique autre que celle de Delors81, l’organisation des relations entre la Commission et la presse a relativement peu évolué pendant les dix ans de leurs présidences. En effet, en profitant du soutien implicite et explicite d’un grand nombre de journalistes accrédités à Bruxelles, le leadership de Delors a concentré davantage ses efforts sur la refonte du dispositif de communication du Conseil européen82.
57Si le leadership de Jacques Santer a pu à certains égards bénéficier de cette ressource au moment des réunions des chefs d’État et de gouvernement, en prenant ses fonctions en janvier 1995, son équipe a tenté de transformer l’interface quotidienne entre la Commission et les médias. Inquiète par l’émergence à la fin de l’époque Delors d’un porte-parole par commissaire, cette équipe a cherché à limiter leur nombre et à faire en sorte que leur allégeance première soit accordée non pas à « leur commissaire », mais au Service des porte-parole (SPP) lié directement à la présidence. Face aux résistances fortes à cette proposition opposées par de nombreux commissaires, le leadership de Santer a clairement perdu une bataille qui allait s’avérer cruciale fin 1998-début 1999 au moment de la mise en cause pour corruption de deux membres du collège : Manuel Marin et Édith Cresson. Si la démission du collège Santer a également été précipitée par l’émergence à Bruxelles d’un journalisme d’investigation, la désaffection de nombreux agents de la Commission et l’acharnement d’un nombre important de parlementaires européens83, la fragmentation du SPP constitue également un élément important de la mise en crise du leadership de son Président.
58En tout état de cause, ce diagnostic a donné sa ligne à la démarche de communication de son successeur. Dès ses premières semaines en fonction, le leadership de Prodi s’est mis à préparer « une communication cohérente et univoque de la part de la Commission » :
« La décision majeure a été de constituer un service de presse unique avec tous les porte-parole dépendant directement du porte-parole de la Commission et ça a accompagné aussi bien la décision qui avait été prise d’éloigner les commissaires du palais Breydel pour qu’ils puissent travailler aux côtés de ses propres services84 ».
59Décidée apparemment de manière unilatérale par le leadership Prodi, cette recherche d’une communication « plus collégiale » a également entraîné d’autres changements tels que la nomination centralisée de porte-parole, la modification du format de la salle de presse et du mode d’échange avec les journalistes. Si, sans doute à juste titre, les analyses existantes tendent à se concentrer sur le conflit entre les médias et les agents de la Commission provoqué par ces deux derniers changements85, du point de vue de l’analyse en termes de leadership, il sera important à l’avenir de creuser davantage l’impact de la centralisation de l’information sur l’évolution des rapports entre le président Prodi et son cabinet, les commissaires, ainsi que leurs équipes et réseaux respectifs.
60Bien entendu, les défis que vivent les leaderships dans la Commission pour développer une dimension expressive renvoient à la difficulté plus large d’inventer du territoire dans un espace aussi culturellement hétérogène, d’une part, et où les territoires institués ne s’atrophient pas, d’autre part. Comment incarner, voire même devenir le « symbole vivant », d’un ordre institutionnel si dépourvu de rituels et de cérémonies « lisibles » pour les habitants de l’Europe ? Comme le montre François Forêt dans sa contribution à cet ouvrage à travers les tentatives d’instrumentaliser la mémoire de Jean Monnet, derrière les quêtes de légitimité des leaderships dans la Commission résident des difficultés profondes et récurrentes de la légitimation de l’Union européenne.
Conclusion
61Cette comparaison de trois leaderships dans la Commission européenne amène à proposer deux conclusions portant sur notre objet précis et ensuite sur la portée éventuelle de l’optique développée pour l’aborder.
62À travers les exemples des leaderships de Delors, de Santer et de Prodi, nous avons pu montrer l’instabilité profonde qui frappe non seulement la présidence, mais plus largement toutes les hiérarchies, de la Commission européenne. Notre enquête a permis de souligner les effets des incertitudes qui marquent leur travail quotidien, incertitudes qui sont les produits à la fois de l’accumulation et de l’entrecroisement de choix et de non-choix, ainsi que de l’hétérogénéité des représentations de la fonction même de cette instance.
63Dans l’espace de ces quelques pages et appuyé sur une enquête qui n’a pas abordé de front la présidence de la Commission, il est évident que nous n’avons qu’esquissé les sources et les effets de cette instabilité. Préparé plus comme un programme de recherche que comme un compte rendu de recherche complet, ce texte a néanmoins pu montrer l’utilité d’une grille d’analyse bâtie afin d’aborder directement la question du leadership politique. À une époque où les études de l’Union européenne tendent fortement soit à se disperser dans une multitude d’interrogations sectorielles, soit à rester au niveau de la synthèse descriptive, la conceptualisation développée ici souligne l’intérêt et la possibilité d’une approche analytique du leadership au sein de cet exécutif contesté qu’est la Commission. En ciblant les rapports clés des configurations étudiées, le travail politique de ces agents et les représentations qu’ils se forment de leur propre institution, le concept de leadership nous a ainsi ouvert la voie vers une interrogation plus approfondie sur le pouvoir à l’échelle européenne.
Notes de bas de page
1 Si les premiers travaux sur la Commission ont été effectués par les Anglais et les Américains, il n’est pas anodin de noter qu’une bonne partie des études véritablement sociologiques a été menée par des chercheurs formés en France. Une étude effectuée par les anthropologues fait figure ici de précurseur : M. Abélès et I. Bellier « La Commission européenne : du compromis culturel à la culture du compromis », Revue française de science politique, vol. 46 (3), juin 1996. Toutefois, le foisonnement de cette manière d’aborder la Commission s’apprécie surtout à travers trois numéros spéciaux de revue récents : Cultures et Conflits, n° 38-39, 2000 ; Pôle Sud, n° 15, 2001 ; Politique européenne, n° 5, 2001.
2 F. Sawicki, « Les politistes et le microscope », dans CURAPP (éd.), Les méthodes au concret, Paris, PUF, 2000, p. 144.
3 J. Joana, A. Smith, Commissaire européen : technocrate, diplomate ou politique ? Paris, Presses de Sciences Po, 2002. Parmi des outils de recherche mobilisés dans cette enquête figurent des analyses de trajectoire des commissaires et de leurs cabinets, plus de 70 entretiens auprès de ces acteurs et de leurs collaborateurs au sein de la Commission et le dépouillement des discours publics écrits. Mis à part notre coauteur, nous remercions Olivier Costa, Claude Sorbets et William Genieys pour leurs commentaires sur une première version de ce texte.
4 L’article 158 (2) du traité d’Amsterdam a fixé dans la réglementation européenne le pouvoir de facto du Parlement européen à investir le Président de la Commission et les commissaires. De même, cet article précise que désormais les gouvernements nationaux et le Président de la Commission choisiront « d’un commun accord » les commissaires. Enfin, l’article 163 précise que « la Commission remplit sa mission dans le respect des orientations politiques définies par son président ». Signé par les chefs de gouvernement des États-membres en novembre 2000, le traité de Nice abonde également dans ce sens.
5 Avec le recul, notre engouement pour une grille d’analyse construite autour du leadership a émergé progressivement autour des textes suivants : W. Genieys, A. Smith, « Mobilisations politiques et modèles de leadership territorial. Analyse comparée d’une politique publique européenne et infrarégionale », dans E. Négrier, B. Jouve (dir.), Que gouvernent les régions d’Europe ?, Paris, l’Harmattan ; Y. Le Pape, A. Smith, « Décentralisations et agricultures : analyse comparée de deux régions françaises », Politique et management public, vol XVI (4), 1999 ; A. Smith, « Institutions et intégration européenne. Une méthode de recherche pour un objet problématisé », dans CURAPP (éd.), La méthode au concret, Paris, PUF, 2000. Enfin, une étape importante de notre réflexion sur le leadership a été synthétisée dans W. Genieys, A. Smith, A. Baraize., A. Faure, E. Négrier, « Le pouvoir local en débats. Pour une sociologie du rapport entre leadership et territoire », Pôle Sud, n° 13, 2000.
6 Un ouvrage, par ailleurs fort intéressant, vient d’être publié sous le titre Les métiers de l’Europe politique (sous la direction de D. Georgakakis, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2002). Si une problématique en termes de métier politique inspire et structure la plupart des contributions à ce livre, mis à part notre propre texte sur les commissaires, seuls les chapitres de D. Georgakakis, de Y. Buchet de Neuilly et de C. Robert portent directement sur la Commission.
7 K. Middlemass, Orchestrating Europe : The Informal politics of European Union 1973-95, London, Fontana, 1995.
8 Voir par exemple M. Cini, The European Commission. Leadership, organization and culture in the EU Administration. Manchester, Manchester University Press, 1996, chap. 2. De manière similaire, John Peterson mobilise ce qu’il appelle une « perspective historique » afin de prendre à contre-pied la représentation courante de la faiblesse de la présidence du luxembourgeois Jacques Santer. Peterson souligne qu’une histoire complète des présidents de la Commission montre que ce sont en fait les présidences « fortes » de Delors qui sont exceptionnelles. J. Peterson, « The Santer era : the European Commission in nomative, historical and theoretical perspective », Journal of European Public Policy, vol. 6 (1), 1999.
9 H. Drake, Perspectives on a European leader : Jacques Delors, London, Routledge, 2000.
10 Cette critique a déjà été développée largement à propos de l’œuvre de J-M. Burns, l’auteur qui a tenté de faire un traité sur le leadership à partir des récits de vie de plusieurs présidents américains (Leadership, New York, Harpers and Row, 1978). Pour ne citer qu’un des opposants à cette manière d’aborder le leadership, M. Edelman a traité l’approche de Burns de « romantique ». Constructing the political spectacle, Chicago, University of Chicago Press, 1988, p. 48.
11 Par exemple, Jean Joana critique à juste titre la tendance de l’ouvrage de H. Drake à perpétuer « les trop parfaites évidences et cohérences fournies par le récit de vie d’un individu ». Lecture critique, Pôle Sud, n° 15. De manière encore plus problématique, E. Page et L. Wouters réduisent la question du leadership de la Commission à la question de savoir si les commissaires avaient été des fonctionnaires ou des politiques. « Bureaucratic politics and political leadership in Brussels », Public Administration, vol. 72, Autumn, 1994.
12 Pour une problématisation de cette question, voir par exemple l’ouvrage récent d’A. Collovald, Jacques Chirac et le gaullisme, Paris, Belin, 1999, p. 13-22.
13 S. Scowreneck, The politics presidents make. Leadership from John Adams to Bill Clinton, Cambridge, Mass., Belknap Press, 2e édition, 1997, p. 36.
14 Les causes et des conséquences de cette absence ont été identifiées par Marc Abélès au cours d’une recherche sur le Parlement européen. La vie quotidienne au Parlement européen, Paris, Hachette, 1993.
15 À titre indicatif, voir un des premiers ouvrages collectifs consacré à ce thème (H. Wallace, W. Wallace, C. Webb (dir.), Policymaking in the European Community, London, J. Wiley, 1983), ainsi qu’un ouvrage de synthèse plus récent : L. Cram, Policy-making in the EU. Conceptual lenses and the integration process, London, Routledge, 1997.
16 K. Endo, The presidency of the European Commission under Jacques Delors. The politics of shared leadership, Oxford, Oxford University Press, 1999. Les cas étudiés comprennent la mise en place de l’Acte unique et de l’Union monétaire, ainsi que la préparation du traité de Maastricht.
17 J. Lagroye, cf. p. 39.
18 G. Ross, Jacques Delors and European Integration, Oxford, Oxford University Press, 1995.
19 Cette phrase est utilisée à répétition dans l’ouvrage. Sa formulation la plus explicite est que l’équipe de Delors s’est caractérisée par « scanning their environment, seeking things that were malleable, avoiding those that were implacable and moving step by step towards a sustainable “European model of society” ». Ibid. p. 3.
20 M. Abélès, En attente d’Europe, Paris, Hachette, 1996.
21 M. Abélès, I. Bellier « La Commission européenne : du compromis culturel à la culture du compromis », op. cit.
22 G. Ross, Jacques Delors and European Integration, op. cit., p. 46.
23 La comparaison des présidences de Delors et de Santer publié par John Peterson partage aussi cette manière globalisante d’aborder leurs contraintes, ainsi l’éloignant d’un questionnement en termes de leadership. J. Peterson, « The Santer era : the European Commission in nomative, historical and theoretical perspective », op. cit. 1999.
24 Sur cette tendance voir P. Hassenteufel, A. Smith, « Essoufflement ou second souffle ? L’analyse des politiques publiques à la française », Revue française de science politique, vol. 52 (1), 2002.
25 A. Wildavsky, Entretien publié dans The New York Times Review of Books, 27 avril 1980, p. 12.
26 Parmi les premiers textes qui mobilisent ce concept, citons un rapport de recherche publié par le Groupe d’étude du métier politique (GEMP), Métier politique et communication, Paris, CRP-Sorbonne, septembre 1990.
27 J. Lagroye, Société et politique, Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux, Paris, Pedone, 1973.
28 J. Lagroye contribution à cet ouvrage.
29 J. Lagroye, ibid., p. 37.
30 Il importe de souligner que cette approche en termes de métier politique s’est forgée, du moins en partie, comme une alternative aux analyses des élus comme des « professionnels de la politique » (cf. la contribution de F. Sawicki à cet ouvrage). A cet égard, J. -L. Briquet précise que « l’attention portée aux conditions effectives d’exercice d’un métier aboutit ainsi à privilégier une analyse en terme de rôle social, d’apprentissage de comportements selon des normes considérées comme légitimes à l’intérieur du groupe professionnel. Plus précisément, elle permet de faire l’hypothèse que c’est à travers l’engagement situationnel que les règles et normes constitutives d’un métier sont à la fois intériorisées par les professionnels et reproduites à l’intérieur des institutions où agissent ces professionnels ». J. -L. Briquet, « Communiquer en actes : prescriptions de rôle et exercice quotidien du métier politique », Politix, n° 28, 1994, p. 18. Voir également dans ce même numéro de revue le texte de J. Lagroye : « Être du métier ».
31 Comme en témoigne la contribution de F. Désages à cet ouvrage, il convient de souligner que certains chercheurs s’inspirant de l’approche en termes de métier se mettent aujourd’hui à emprunter les questions et les outils de l’analyse des politiques publiques.
32 M. Abélès, Jours tranquilles en 89, Paris, Odile Jacob. Du même auteur voir aussi un texte qui intègre également des résultats de ses enquêtes dur l’Union européenne. « La mise en représentation du politique », dans M. Abélès et H-P. Jeudy (dir.), Anthropologie du politique, Paris, Armand Colin, 1997.
33 « Les discours et les pratiques culturels, faits qui résultent d’échanges et de créations, donnent du sens à la vie individuelle et sociale, donc aussi à l’organisation des pouvoirs. Tâche d’autant plus nécessaire que le pouvoir est essentiellement ambigu, que difficilement compréhensible, il suscite des réactions ambivalentes ». D. -C. Martin « Pratiques culturelles et organisations symboliques du politique », dans D. Cefai (dir.), Cultures politiques, Paris, PUF, 2000, p. 122.
34 Rappelons que notre enquête a porté directement sur les collèges Delors II et Santer. Néanmoins, en effectuant cette étude entre 1998 et 2001, nous avons pu générer des connaissances, certes moins approfondies, de la Présidence de R. Prodi.
35 « Do leaders make a difference ? seems to be the wrong question because an affirmative answer is trivial and a negative answer is wrong ». Edelman M., Constructing the political spectacle, op. cit., p. 49.
36 Nous sommes conscients que le fait de nommer chacune des configurations étudiées comme " le leadership de Delors, de Santer ou de Prodi ", peut donner l’impression d’introduire un élément de nominalisme dans notre propos. Soulignons que notre cible est donc ces trois configurations et non pas la figure qui lui donne son nom.
37 Cette notion a été conceptualisée par Marc Abélès afin de saisir le travail politique des élus locaux dans le département de l’Yonne. Même si notre objet d’étude paraît se distinguer fortement du sien, la citation suivante montre la fécondité générale de la démarche de cet ethnologue du politique : « En soulignant que l’éligibilité est une qualité principalement relationnelle, on ne saurait sous-estimer pour autant l’importance des acteurs […] Indiquer qu’il existe des réseaux politiques locaux ne signifie donc en aucun cas désigner des entités figées qui conditionneraient à leur manière l’action des individus. Tout laisse à penser en revanche que ces réseaux présentent une grande plasticité et que les remaniements dont ils ont fait l’objet dans le cours de l’histoire portent la marque d’initiatives singulières qu’il est parfois fort difficile d’identifier […]. Il serait donc plus adéquat de parler d’une insertion constante des acteurs au sein des réseaux et simultanément d’une interaction entre les deux termes ». Jours tranquilles en 89, op. cit., p. 57-58 (voir aussi p. 350-351).
38 Voir par exemple H. Drake, op. cit., chap. 4.
39 En 1994, le Parlement européen n’a approuvé la nomination de Santer que par 260 voix contre 238 (et il y a eu 23 abstentions).
40 C’est en tout cas la représentation de l’histoire qui marque le discours de tous nos interviewés. Un membre du cabinet de Santer, par exemple, nous a dit : « Entre Delors et Santer il y a eu des différences de style et de l’époque […] Delors sortait d’une longue guerre pour le marché unique où il avait entraîné tout le monde… c’était présent dans sa nature. […] Jacques Santer avait un style plus collégial qui s’adaptait à son époque. La Commission avait commencé à agacer beaucoup les États membres… ». Entretien, juin 2001.
41 Pour des indices sur l’identité politique de Prodi en Italie voir S. Antonio, Prodeide. Biografia non autorissatta di Romano Prodi, Bologne, Il Fenicottero, 2000 ; R-F. Levi, Il professore : Romano Prodi, d’all’Iri all’Ulivo, un progetto per l’Italia, Milano, 1996.
42 Le 5 mai 1999, le Parlement a approuvé, par 392 voix contre 72 et 41 abstentions, sa désignation comme Président.
43 Tribune pour l’Europe (lettre d’information du Parlement européen), mai 1999, p. 1.
44 F. Bailey, Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971.
45 G. Ross, op. cit.
46 Entretien, juillet 2001.
47 « God save the Commission européenne », Libération, 29 septembre 1999.
48 European Voice, 30 septembre-6 octobre 1999.
49 J. Joana, A. Smith, « The politics of collegiality : the non-portfolio dimension », communication à un atelier ECPR, Grenoble, avril 2001.
50 Pour une analyse dénonciatrice de ces pratiques, voir C. Shore, Building Europe, London, Routledge, 2000.
51 Ch. Grant, Delors. Inside the house that Jacques built, London, Nicholas Brealey, 1994, p. 104-105.
52 G. Ross, op. cit., p. 61.
53 Ce discours a été entendu à maintes reprises au sein de la Commission. Un ancien membre du cabinet de Christiane Scrivener (collège Delors II et III) nous a dit par exemple « C’est ce qui manquait sous Santer : il n’y avait aucune vision politique et Santer était l’équivalent d’un président de Conseil Général ». Entretien, janvier 2000.
54 À la fin des années 1999, le Luxembourg ne fournissait plus que 0,7 % des hauts fonctionnaires de la Commission.
55 D. Georgakakis, « La démission de la Commission européenne : scandale et tournant institutionnel (octobre 1998-mars 1999) », Cultures et conflits, n° 38-39, 2000.
56 Entretien, membre de la Cellule de prospective, novembre 1999.
57 Entretien, juin 2000.
58 Op. cit., p. 36.
59 En insistant sur les stratégies « d’implication » et « d’orchestration » qui, selon lui, composent « la posture décisionnelle » d’un maire, Le Bart estime que leur leadership « est aussi dans cette prétention à faire exister, au-delà des secteurs, un territoire ». « Le leadership territorial, au-delà du pouvoir décisionnel », contribution à cet ouvrage, p. 141.
60 En 1981, le Président de la Commission est devenu un membre de droit du Conseil européen. En effet, dès 1985 et dans l’espace de quelques mois, le Président Delors et son équipe se sont mis à préparer l’ordre du jour des réunions de cette instance et structurer son déroulement. H. Drake, op. cit., 2000.
61 Un article de Nicholas Jabko décrit finement le rôle joué par Jacques Delors et ses collaborateurs dans l’engagement des chefs d’État à créer une monnaie unique européenne. Ce texte montre tout d’abord que le leadership de Delors a cadré cet enjeu à travers une préparation longue visant à définir l’Union monétaire comme le prolongement logique d’un marché unique achevé. Delors et son équipe ont ensuite cherché à « enfoncer le clou » en créant un comité de banquiers centraux. Bien que surnommé le Comité Delors, Jabko insiste qu’au sein de cette instance Delors lui-même a surtout essayé de se développer une posture de « réserve » afin d’afficher son acceptation des contraintes sur un Président de la Commission. N. Jabko, « Le leadership dans l’Union européenne : typologie sommaire et illustration dans le cas de l’Union monétaire », Politique européenne, n° 5, 2001.
62 Dans un entretien avec K. Endo, Delors déclare qu’éviter de gérer les commissaires faisait partie de « sa méthode ». K. Endo, op. cit. p. 114.
63 Lors de notre entretien avec l’ancien chef de cabinet de Delors et le commissaire actuel, Pascal Lamy, ce dernier tenait à souligner que cette pratique a rompu nettement avec le mode de gestion du collège du prédécesseur de Delors (Entretien, octobre 2001).
64 Comme le souligne Ross à plusieurs reprises, la posture agressive souvent adoptée par le cabinet de Delors a permis d’éviter les « versements de sang » dans les réunions du collège. Op. cit., 1995.
65 À titre d’exemple, un commissaire qui a travaillé sous les deux présidences, Karel Van Miert, se prononce clairement pour la méthode Santer. Le marché et le pouvoir, Paris, Éditions Racine, 2000, p. 78. En revanche, selon les partisans de l’approche de Delors « il fallait faire vivre la collégialité. Pour lui (Delors) la collégialité n’était pas la non-décision. Il fallait accepter le point de vue de la majorité en votant de manière démocratique. Si on travaille par unanimité, on dilue ». Entretien, ancien membre de cabinet de Delors, mai 2001.
66 Brittan avait été candidat à la succession de Delors. En profitant de l’élargissement du collège de 17 à 20 commissaires, et en réorganisant les services de la Commission impliqués dans les relations extérieures, Santer a enlevé la partie est-européenne du portefeuille « commerce extérieur » du commissaire britannique.
67 D. Georgakakis, op. cit.
68 Cette reforme avait deux versants : SEM 2000 (Sound and efficient Financial Management) et MAP 2000 (Modernization of Administration and Personnel Policy).
69 Pour une description de cette modification, voir l’hebdomadaire European Voice du 22-28 juillet 1999. À la même période, Prodi a souligné que désormais chaque commissaire pourrait être limogé en cas de corruption. « Prodi promises a revolution in Europe », Daily Telegraph, 10 juillet 1999. Le 29 septembre 1999, cette approche est développée sous un autre angle lorsque le collège également met fin à une série de privilèges diplomatiques (exemptions de TVA…) qui avaient jusque-là été accordés aux membres du collège.
70 Pour une description détaillée voir Cini M., « The politics of reforme : responsability and good governance in the European Commission », communication aux « Joint Sessions de l’ECPR », avril 2001.
71 Voir par exemple l’ouvrage collectif intitulé « La gouvernance dans l’Union européenne » édité comme un des Cahiers de la cellule de prospective, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 2001.
72 « European governance : a white paper », COM (2001) 428, publié le 25 juillet 2001.
73 Selon un ancien fonctionnaire européen, Romano Prodi assume insuffisamment sa responsabilité de représenter la Commission : « Ultimately when the Commission itself is constantly being identified as a problem, its President needs to stand up and make a central argument… and he is not doing so ». Entretien, mai 2000.
74 Entretien, mai 2001.
75 Par opposition au « leadership décisionnel », Le Bart désigne par « leadership expressif », « l’autorité acquise par un maire du seul fait qu’il parvient à faire exister et à faire incarner un territoire ». op. cit., p. 10.
76 J. Lagroye, op. cit.
77 Image cultivée également à l’aide de plusieurs ouvrages rassemblant des discours de Delors sous le nom du Président : Le Nouveau Concert européen, Paris, Odile Jacob, 1992 ; L’Unité d’un homme. Entretiens
78 Un membre du cabinet de Delors nous a expliqué ainsi le lien effectué entre ces deux symboles : « (lorsque Delors) a dessiné son objectif 92, on a organisé l’ensemble de la communication de la Communauté européenne et on a mis un drapeau dessus […] on voulait créer un appel, changer les signes de la communication. Et surtout, au-delà des supports, on a orienté l’ensemble des activités de l’information et de la communication autour de l’objectif 92 ». Entretien, mars 2000.
79 Dans un portrait de Jacques Santer publié juste avant le Conseil européen d’Amsterdam, un article intitulé « Santa on the march » du journal britannique The Guardian offre un exemple caricatural de ces difficultés (7 juin 1997).
80 O. Baisnée prépare actuellement une thèse sur ce sujet mais a déjà publié plusieurs articles dont : « Les journalistes, seul public de l’Union européenne ? », Critique internationale, n° 9, octobre 2000 ; « Les relations entre la Commission et le corps de presse accrédité auprès de l’Union européenne : crise et renouvellement des pratiques », Pôle Sud, n° 15, 2001.
Dominique Wolton, Paris, Odile Jacob, 1994. Voir aussi un autre recueil de discours publié après le départ de Delors de la Commission : Combats pour l’Europe, Paris, Économica, 1996.
81 Selon un des porte-parole de Brittan, le porte-parole de Delors, Bruno de Thomas, le surveillait de près et en 1991 l’a même menacé de le faire limoger. Entretien, mai 2000.
82 Un des membres de cabinet de Delors raconte ainsi les origines de l’approche adoptée au Conseil européen : « Je me souviens d’une anecdote, au Conseil européen à Dublin en 1984 où Delors m’avait amené. J’ai visité le dispositif d’information de la Commission : une petite salle vide, quelques notes pas à jour, personne dedans. Moi j’ai changé ça. Pour les prochains Conseils : conférences de presse de Delors pédagos sur la question de ce qui va se passer au Conseil, les propositions de Delors, des dossiers de presse sur tous les sujets envoyés aux journalistes et aux rédactions nationales. On a réussi à positionner Delors comme un des chefs de gouvernement qui comptait, il comptait parce qu’il était écouté, parce qu’il proposait des choses intéressantes, mais on communiquait aussi… ». Entretien, mars 2000.
83 D. Georgakakis, op. cit.
84 Entretien, ancien membre du service de communication, juin 2001.
85 O. Baisnée, op. cit., 2001, paragraphe 2.2.
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