1Le maître livre de F. G. Bailey1, en délestant l’analyse des règles du jeu politique de ses pesanteurs positivistes ou normatives, a mis en évidence toute l’importance de la compétition dans la structuration des systèmes politiques. Privilégiant l’étude des moyens (comment gagne-t-on ?) sur celles des fins proclamées, l’auteur se donne pour objectif de mettre à jour certaines des règles normatives mais surtout pragmatiques qui ordonnent, dans un contexte et un environnement donnés, le comportement et la tactique des joueurs dans leur quête des trophées spécifiques offerts par le jeu politique parmi lesquels figurent en toute première place les postes de direction politique.

2Ainsi, avant même d’être organisé ou exercé, le leadership prend la forme d’un trophée, enjeu de la compétition politique locale et horizon des calculs et des coups de ses acteurs2.

3L’ancien bassin minier du Pas-de-Calais a servi de cadre à notre réflexion. Nous reviendrons dans un premier temps sur la structuration politique singulière de ce territoire improbable. L’industrie minière, si elle façonne l’espace, les paysages et les sociétés humaines à nulle autre pareille3, ne fait pas mécaniquement du territoire d’extraction un territoire politique, au sens d’un « cadre spatial au sein duquel se fixerait la régulation de l’action publique et de la compétition politique », intervenant également comme « un référent de nature sociologique pour la légitimation des actes et des intentions des acteurs politiques4 ». À l’instar de la sociologie des groupes d’intérêt de Michel Offerlé5, insistant sur le travail de construction et d’objectivation des intérêts sociaux, une sociologie de la représentation des territoires implique un retour liminaire sur le travail de délimitation et de définition des espaces politiques par leurs porteparole. Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais se caractérise jusqu’à la récession charbonnière par son morcellement et par la dispersion et la faiblesse des ressources politiques de ses élus locaux, notamment confrontés à la puissance des Houillères. Plus que l’activité d’extraction, nous montrerons d’ailleurs le rôle décisif de la crise charbonnière dans l’affirmation progressive d’une représentation spécifique (cognitive et politique) du territoire « bassin minier ». Elle s’accompagne de l’affirmation progressive d’un leadership politique de type multipolaire6 dont l’ordre ne sera remis en cause qu’au début des années 80, lorsque la question du devenir du patrimoine immobilier des Houillères (et notamment de ses 80 000 logements miniers) et de son contrôle est posée. Plusieurs éléments contextuels – endogènes (affirmation d’un nouveau personnel politique local, déclin électoral du PC par rapport au PS, renforcement du poids de la structure partisane départementale) aussi bien qu’exogènes (disparition programmée des Houillères, lois de décentralisation) – incitent alors de jeunes élus socialistes à revendiquer la gestion d’un patrimoine immobilier qui leur échappait jusqu’alors.

4Cette éventualité d’un transfert de gestion vers les élus locaux est immédiatement investie d’une multitude d’enjeux, distincts selon les secteurs institutionnels et sociaux concernés7 qui correspondent à l’anticipation de ses conséquences potentielles pour l’espace politique local. Tout se passe alors comme si la structure singulière du champ politique et les calculs de ses acteurs imposaient une lecture quasi unanimement partagée, associant contrôle du logement minier et constitution d’un leadership centralisé et unifié8. La formation de cet algorithme cognitif et ses effets sur les mobilisations politiques sont au cœur de la réflexion que nous aimerions esquisser ici. Le leadership territorialisé n’est donc pas appréhendé ex-post – comme le résultat configurationnel de la détention d’un ensemble de propriétés ou de ressources spécifiques – mais ex-ante – comme horizon d’action9 des protagonistes du jeu politique local. Nous nous proposons donc d’interroger le processus qui aboutit à faire de la maîtrise d’une politique publique locale une ressource présumée décisive dans la consécration d’un leadership.

5Tant que la valeur d’une ressource n’a pas été éprouvée par ses usages, elle doit en effet être appréhendée comme une représentation des compétiteurs en lutte pour son appropriation, et, par là même, comme une construction sociale qui informe leurs tactiques. Cette approche réputationnelle de la valeur des ressources politiques, parce qu’elle privilégie l’étude des ressorts de leur estimation collective, s’inspire des apports de la sociologie interactionniste de la déviance, autrement qualifiée de théorie de l’« étiquetage » ou labelling theory10. En choisissant d’étudier la déviance sous l’angle de l’entreprise collective de définition des normes et de rappel à l’ordre qui la stigmatise, cette dernière offre une alternative conceptuelle sociologique aux apories de l’étiologie. Nous nous sommes inspirés librement de cette démarche, en choisissant d’insister sur le processus d’imputation collective d’un enjeu de leadership11, plutôt que sur les motivations des entrepreneurs politiques – boîte noire des sciences sociales – ou sur la recherche de la valeur objective de leurs ressources. Le risque est grand de reconstruire la valeur des ressources a posteriori, à l’aune de ce qu’elles sont finalement devenues et des résultats observables de leur mobilisation12. Nous montrerons a contrario que la valeur de la ressource « gestion du logement minier » dépend de la capacité fluctuante de son détenteur à la convertir en soutiens politiques. Cette capacité, loin d’être une propriété intrinsèque de la ressource, est notamment fonction de l’état de la configuration politique locale et de la réaction des acteurs devant la perspective d’une nouvelle donne en matière de leadership. Il y a donc bien loin de la valeur présumée d’une ressource à son accréditation pratique et l’analyse gagnerait probablement à en restituer l’intrigue.

6Dans le cas qui nous intéresse, en l’occurrence le contrôle du logement minier, la ressource politique présumée s’est finalement transformée en chimère, incapable de consacrer le leadership de son détenteur. Faut-il en conclure pour autant à la faiblesse intrinsèque de la valeur de cette ressource, en contradiction dès lors, avec tous les pronostics des acteurs de l’espace local à ce sujet ? Il semble, au contraire, que loin d’établir l’inconséquence de leurs calculs, cette démonétisation de la valeur de la ressource s’explique en partie par les effets propres et performatifs de leurs anticipations. Nous montrerons ainsi comment l’association initiale et jamais démentie entre la détention de cette ressource et l’accession à la direction politique du territoire, en suscitant l’émergence de mobilisations « prophylactiques » (en ce sens que leurs acteurs cherchent à se prémunir contre cette éventualité) a largement contribué à sa dépréciation.

7L’histoire brève et chaotique de la Société d’Aménagement des Communes Minières (SACOMI), Société d’Économie Mixte pilotée par des élus locaux pour gérer le logement minier, illustre ainsi une tentative avortée de changement dans l’ordre du leadership. Elle invite également le chercheur à dépasser une approche comptable de la valeur des ressources pour se concentrer sur l’étude des conditions spécifiques de leur mobilisation, parmi lesquelles la légitimité de leur nouveau détenteur à en faire usage. L’analyse rejoint alors celle de Colette Ysmal pour laquelle « les termes de leader et de leadership renvoient à un univers tout relationnel, celui d’une part des liens entre les leaders reconnus et les leaders potentiels, celui d’autre part, des relations d’influence ou d’autorité qui unissent les leaders et les followers, qui font que les seconds reconnaissent la légitimité des premiers, acceptent leur pouvoir et les suivent13 ».

La configuration du leadership dans le bassin minier : multipolarité et dispersion des ressources

8Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais forme un territoire bien plus composite qu’il n’y paraît a priori. La puissance d’évocation d’un passé industriel encombré de nombreux mythes14 amène parfois à prendre ses aises avec la complexité de cet espace qui réunit plus d’un million d’habitants sur une bande de 100 km de long et de 20 km de large, recouvrant presque parfaitement les limites géologiques de la veine de charbon. C’est son exploitation, à partir du XIX^e siècle, qui modifie l’économie, la démographie et l’environnement de cette zone marécageuse, alors peu densément peuplée et à dominante agricole. L’histoire du développement de l’extraction, d’est en ouest, se traduit par l’arrivée de vagues de population successives et par une urbanisation rapide, à l’initiative des Compagnies Minières. Ces dernières, confrontées à un besoin croissant de main d’œuvre, construisent des cités (destinées à sédentariser des familles ouvrières encore nomades) qui s’agrègent plus ou moins bien aux bourgs anciens. Pour autant, on ne peut négliger les nombreux facteurs de différenciation qui se cachent derrière ces stigmates urbains aveuglants. En dépit d’une structure sociale relativement homogène15, le bassin minier apparaît comme un territoire morcelé, tant sur le plan de sa géographie, de son découpage administratif et institutionnel, que de son économie elle-même16. Il l’est surtout sur le plan de sa représentation politique, dimension qui nous intéresse plus particulièrement ici. Frédéric Sawicki a montré combien la prépondérance initiale de la sphère syndicale sur la sphère partisane et l’autonomie de ses principaux leaders à l’égard de leurs organisations avaient favorisé l’ » importance du municipalisme17 » sur ce territoire. Cumulant ressources sociales, syndicales et politiques18, les premiers maires socialistes apparaissent comme de véritables notables ouvriers, dont la commune constitue le fief et le terrain d’action privilégié. L’affirmation de la sphère partisane à partir des années 30, si elle change progressivement le mode de recrutement des maires, n’affecte pas réellement l’autonomie municipale et le localisme des élus. Ce dernier se manifeste notamment par l’importance qu’ils accordent à l’entretien des « réseaux municipaux19 » et au contrôle des sections locales du parti qui leur assurent une domination électorale presque sans partage sur leur ville. Jaloux de l’autonomie de leur commune, en réalité sensiblement réduite par le poids de l’industriel, la plupart des maires du bassin minier ne sont pas portés à coopérer et cultivent leur singularité.

9À ce municipalisme s’ajoute le clivage historique entre socialistes et communistes qui connaît, notamment dans la partie occidentale du bassin une intensité extrême20. Il faut attendre le début des années 80 et le déclin électoral du PC – moins prononcé qu’au niveau national – pour voir les élus socialistes prépondérants. Jusqu’alors, ces deux formations se répartissaient les fiefs communaux et s’affrontaient pour le monopole de la représentation légitime de la défense des mineurs. Tous ces éléments concourent à faire du bassin minier un territoire politique improbable, pour ne pas dire introuvable dans le sens où l’impression d’une histoire partagée ou de similitudes socio-économiques ne suffit pas à en faire un « territoire institutionnel, de représentation, d’action publique ou d’influence21 ». Cette appropriation du territoire implique en effet la mobilisation préalable de porte-parole qui en définissent les limites et les intérêts légitimes. Paradoxalement, c’est l’intensification de la récession charbonnière à la fin des années 50 qui va en fournir le prétexte.

10Elle mobilise élus locaux et syndicats dans des comités de défense de l’activité d’extraction, d’abord en ordre dispersé22. De sorte qu’il faut attendre la fin des années 60 et la décision des Houillères de se désengager de leur patrimoine immobilier, pour que se dessine un front commun. À la question de la poursuite de l’exploitation s’ajoute désormais celle du devenir des cités minières. Plusieurs élus du bassin minier, avec à leur tête les maires des plus grandes villes, prennent alors l’initiative de se réunir et de créer, en 1970, une Association des Communes Minières (l’ACM). Son objectif avoué : limiter les effets pervers de la désunion afin de peser sur les choix du gouvernement en matière de reconversion. L’association ambitionne de défendre les intérêts des communes détenant du patrimoine minier sur leur sol23. Elle sollicite notamment la prise en charge intégrale par l’État de la remise aux normes des voiries et des bâtiments abandonnés par l’exploitant. Cette revendication aboutit à la création d’un dispositif de politique publique spécifique destiné à la rénovation : Le Groupement d’Interministériel pour la Reconversion des Zones Minières (GIRZOM). Cette création inaugure en quelque sorte l’existence du bassin minier en tant que territoire d’action publique. C’est également à partir de cette époque que se diffuse, à l’initiative des élus locaux, une représentation du territoire qui sert leurs revendications. La « sueur, le sang et les larmes » versés par les mineurs sont convoqués inlassablement pour justifier l’aide financière de l’État, désormais présentée comme la légitime contrepartie du « sacrifice » consenti par la population à la reconstruction nationale après la seconde guerre mondiale. Cette figure du bassin minier créancier symbolique de la Nation ne cessera d’être mobilisée comme une ressource par les acteurs locaux, jusqu’à aujourd’hui encore.

11La création de l’ACM annonce également la constitution balbutiante d’un leadership politique multipolaire à l’échelle du territoire. En même temps qu’elle s’impose comme le porte-parole des communes minières auprès de l’État, l’ACM entend en effet être consultée sur les décisions concernant les politiques industrielles ou de reconversion et ne plus laisser aux Houillères le quasi-monopole de l’accès au gouvernement, bénéficiant de la présence de nombreux hauts fonctionnaires issus du corps des Mines dans les Ministères techniques. Avant qu’il ne soit question d’une compétition pour l’exercice d’un leadership centralisé, c’est donc l’affirmation des élus locaux face à l’industriel qui est en cause et qui fédère leur entreprise. Le rôle nouveau de l’ACM sur le territoire n’est cependant acceptable pour les élus qu’au prix de certaines conditions, qui renseignent la forme de leadership instituée. Son fonctionnement se caractérise d’abord par la contrainte du consensus et de la collégialité, tant dans les prises de décision que dans la répartition des postes. De sorte que les élus locaux défendent auprès du GIRZOM une répartition strictement égalitaire des subventions, au prorata de l’importance du parc minier dans chaque commune, et excluent la prise en compte d’autres critères, qui pourraient conduire à arbitrer entre plusieurs demandes24. Ce parti pris « non sélectif » est proprement incompréhensible si on ne le rapproche pas des règles implicites qui régissent le fonctionnement de l’ACM, parmi lesquelles l’absence d’effets de ses décisions sur la structure des positions relatives (des élus comme des formations politiques) au sein du champ politique local. Le fonctionnement de l’ACM reflète ici fidèlement la forme du leadership politique local, plus proche d’une oligarchie égalitaire de députés maires que d’une configuration centralisée. La présidence de l’association confère à son détenteur le statut de primus inter pares25 bien plus que de leader fort.

12À cette configuration multipolaire participe également la forte dispersion des ressources institutionnelles sur ce territoire. La multitude de communes de taille moyenne (entre 15 000 et 30 000 habitants) et l’absence de grande ville contrarient la concentration des ressources par un leader urbain et son équipe. D’autre part, et pour de nombreuses raisons26, le Président du Conseil Général ne joue pas ici le rôle décisif dans l’exercice du leadership politique territorial qu’il occupe dans beaucoup de départements ruraux27.

13À bien y regarder, c’est peut-être encore au sein de la fédération socialiste du Pas-de-Calais que s’observent les plus fortes concentrations de ressources politiques sur ce territoire, notamment à partir de 1973, quand Daniel Percheron et les « jeunes turcs » issus des réseaux du syndicalisme enseignant obtiennent la majorité des mandats et évincent l’équipe de Guy Mollet28. Les nouveaux leaders du parti s’emploient dès lors à en renforcer l’organisation et l’assise militante, ce qui semble se traduire par une amélioration des positions du PS par rapport à celles du PC dans le bassin minier. Cette dynamique de concentration partisane des ressources se heurte cependant dès la fin des années 70 à la cristallisation d’oppositions internes entre nouveaux responsables fédéraux et élus marginalisés. Lorsqu’elles épousent opportunément la lutte de courants au sein des arènes nationales du PS, à l’occasion du congrès de Metz, se créent à l’insu des protagonistes les conditions politiques de leur incapacité durable à cumuler des ressources partisanes locales et nationales. Parce qu’ils choisissent de soutenir Michel Rocard, les leaders de la fédération se retrouvent en effet à « contre-courants » du parti et se voient forcés à un « repli vers les arènes locales29 » de 1981 à 1989.

14Le bassin minier se caractérise donc au début des années 80 par une forte dispersion des ressources politiques qui se traduit par l’absence de leader incontesté ou dominant. Cette configuration multipolaire, loin d’être nécessairement instable ou transitoire correspond à un état de la structure de répartition des ressources caractérisé par l’impossibilité de leur concentration unilatérale. Cette stabilité de la configuration du leadership, à état de ressources donné, ne signifie pas pour autant l’intangibilité de son ordre. L’apparition de nouvelles ressources politiques dans le jeu semble ainsi propice aux velléités subversives. La crise suscitée par l’éventualité d’un transfert de la gestion du logement minier vers les élus en est l’illustration.

La gestion du logement minier : ressource politique et horizon du leadership.

« L’expérience SACOMI, par rapport aux autres acteurs, notamment les syndicats, a été perçue comme une prise de pouvoir par certaines personnalités politiques du bassin minier, pour d’autres fins que le logement minier. »
Fonctionnaire au Conseil Régional Nord-Pas-de-Calais, service habitat30.

15A contrario d’une lecture qui verrait dans les ressources politiques des éléments disponibles dans la réalité et déjà constitués dont se saisiraient les acteurs politiques, nous souhaiterions montrer comment la transfiguration de problèmes sociaux en ressources résulte dans certains cas de tout un travail de mobilisation et de médiation, véritable entreprise politique31. La question du devenir du logement minier dans l’après-charbon devient une ressource potentielle à partir du moment où s’impose la solution d’un transfert de gestion aux élus locaux.

16Reprenons l’histoire du logement minier là où nous l’avions laissée. À la suite de la création de l’ACM, le nouveau dispositif GIRZOM est mis en place et se traduit par les premières rénovations de voiries dans les cités. La gestion des logements proprement dits reste assurée par l’industriel qui a pris soin de dissocier, lors de son désengagement patrimonial des années 70, les actifs non rentables (bâtiments publics, voiries) des actifs potentiellement rentables à moyen terme (logements, terrains). En effet, à mesure que les « ayants droit » disparaissent, les logements sont remis sur le marché locatif et génèrent des revenus pour leur propriétaire. Les Houillères font donc rapidement le choix économique d’une filialisation de cette activité.

17De leur côté, les élus locaux manifestent encore peu d’intérêt pour la gestion des cités. S’ils aspirent parfois à y être davantage associés, ils ne remettent pas véritablement en cause la légitimité du propriétaire tout occupés qu’ils sont à défendre la poursuite de l’activité. Plusieurs changements contextuels interviennent au début des années 80 qui rendent possible l’émergence de cette revendication. Parmi ces changements, deux semblent particulièrement décisifs, et s’ajoutent à un facteur endogène déjà évoqué (le repli forcé des leaders de la fédération socialiste du Pas-de-Calais dans les arènes locales) : il s’agit de la disparition programmée de l’activité d’extraction et des lois de décentralisation. La première est probablement la plus décisive. L’échec de la tentative de relance charbonnière en 1983 sonne le glas d’une activité d’extraction qui n’en finissait plus de mourir depuis la fin des années 60. La décision du gouvernement de fermer les puits a pour effet de déplacer l’attention des acteurs locaux en direction des questions liées à l’héritage des Houillères et au règlement de leur succession. Certains élus envisagent en effet à partir de cette époque un rôle accru des collectivités locales dans la gestion du patrimoine minier et se mettent à contester la légitimité de gestionnaire d’un exploitant à l’agonie.

18Par ailleurs, cette critique se nourrit de la diffusion de représentations nouvelles du rôle d’élu local, sous l’effet de la dynamique législative de décentralisation. Les transferts de compétences rendent par contraste plus criante la faiblesse des marges de manœuvre dont disposent les élus du bassin minier, confrontés à la présence sur leur territoire d’un industriel souvent considéré comme un second État dans la Région. Son patrimoine et son emprise foncière constituent autant d’entraves à l’affirmation du pouvoir des nouvelles collectivités locales, notamment en matière d’urbanisme. À travers les lois de décentralisation, c’est également (d’abord ?) l’émancipation des communes par rapport aux Houillères qui se joue sur ce territoire. Les entrepreneurs politiques les plus favorables (et les plus intéressés) au transfert de gestion du logement minier sauront user de ce registre dans leur entreprise de mobilisation.

19La venue de François Mitterrand à Lens, en 1983 marque un tournant. En même temps que l’arrêt de la relance charbonnière, le Président annonce les nouveaux efforts du gouvernement en faveur de la reconversion et laisse entendre que les élus locaux ont vocation à gérer le logement minier et sa réhabilitation. Il serait trop long de revenir ici sur les étapes et déconvenues qui vont jalonner la réalisation du transfert de gestion32. Retenons qu’elles tendent à démontrer, d’une part, la résistance des Houillères et de certaines administrations centrales (Industrie et Finances notamment) à cette éventualité et, d’autre part, la faiblesse relative des ressources partisanes détenues par les leaders de la fédération du Pas-de-Calais dans les arènes nationales. Comme l’a montré Frédéric Sawicki33, il faut attendre la veille du congrès de Rennes pour voir les différents leaders de courants (parmi lesquels le Premier Ministre d’alors, Michel Rocard) à la recherche de mandats, faire les yeux doux à la puissante fédération du Pas-de-Calais et à son secrétaire d’alors, Daniel Percheron34. C’est en effet dans ce contexte que Michel Rocard annonce le transfert de la gestion du patrimoine à une Société d’Économie Mixte dans laquelle les collectivités locales sont actionnaires majoritaires : la SACOMI. L’opportunité de diriger une structure dévolutaire de 80 000 logements attise alors les convoitises ou la méfiance des élus du territoire. Témoin des évaluations spontanées qui s’attachent à la valeur et aux usages potentiels de cette ressource politique, la joute qui s’engage pour la Présidence de la SEM. Elle donne lieu à un surgissement public des « factions35 » et cristallise des divisions au sein même des organisations politiques, mettant en branle l’édifice du leadership multipolaire qui reposait sur leur euphémisation.

20Trois prétendants socialistes se distinguent rapidement. Ils mobilisent des ressources et arguments distincts à l’appui de leur candidature.

21Le premier à se déclarer est Marcel Wacheux, député maire de Bruay-La-Buissière, ville moyenne de l’ouest du bassin minier. Marginalisé au sein de la fédération, il adhère au courant de Michel Rocard en 1985 et occupe la fonction de président de l’ACM (depuis 1981). Sa gestion consensuelle, en bonne entente avec les élus communistes, le fait apparaître comme un homme de compromis.

22Le second est Jean-Pierre Kucheida, jeune député maire de Liévin. Il bénéficie du soutien de la majorité fédérale et sait compter sur celui de son leader « de l’ombre36 », Daniel Percheron, partie prenante (et en grande partie inspirateur) de son entreprise politique. Ancien professeur de géographie dans le secondaire, il justifie sa candidature par des objectifs d’ » aménagement global » qui contrastent selon lui avec les choix frileux de ses adversaires. Les conflits pour l’accès au leadership trouvent ici matière à une retraduction dans les formes plus légitimes d’oppositions sur le sens et les objectifs de politiques publiques. Jean-Pierre Kucheida s’entoure à cet effet de géographes « très politiques37 » qui le conseillent et participent à la production d’une rhétorique experte sur le logement minier et la reconversion. L’élu « modernisateur/animateur » construit classiquement sa légitimité en s’opposant aux approches « gestionnaires » et sectorielles et en prônant la transversalité et la globalité.

23Le dernier candidat est André Delelis, député maire de Lens, ancien président de l’ACM et ancien ministre de l’Artisanat et du Commerce de Pierre Mauroy. L’engagement de cet élu semble en contradiction avec ses prises de position puisqu’il n’a jamais caché son scepticisme devant la perspective d’un transfert de gestion mettant « les élus en première ligne » pour répondre aux récriminations des habitants. Le souhait de ne pas laisser son rival Jean-Pierre Kucheida mettre la main sur cette ressource a compté pour beaucoup dans son engagement. Le maire de Lens se trouve en effet isolé au-delà de son fief lensois et dans sa fédération depuis sa prise de position retentissante contre l’Union de la gauche et la montée en puissance de jeunes dirigeants, parmi lesquels le maire de Liévin et Daniel Percheron.

24La désignation du futur président de la SACOMI prend donc la forme d’une primaire au sein du PS. Le mode de scrutin choisi (vote des cadres du parti) aboutit à une victoire sans surprise de Jean-Pierre Kucheida, candidat de la majorité fédérale. La mise à l’écart d’André Delelis (qui ne siégera même pas au conseil d’administration de la SACOMI) et de Marcel Wacheux (reléguant l’ACM à un rôle subsidiaire) laissera de nombreuses cicatrices38 et hypothéquera lourdement l’avenir de la SEM, comme nous le montrerons par la suite. À l’issue de cette lutte interne, le maire de Liévin se retrouve donc président de la SACOMI et dépositaire d’une tutelle de quatre ans sur la filiale logements de Charbonnages de France, la Société de Gestion Immobilière du Nord-Pas-de-Calais (SOGI-NORPA). Il peut dès lors installer son équipe aux commandes, aidé dans sa tâche par un départ précoce des élus communistes du CA qui craignent de prendre part à une entreprise politique qui renforce la position du PS.

25Cette exacerbation des clivages inter et intrapartisans trahit l’horizon des calculs des protagonistes, qui ne s’arrête pas aux questions relatives aux politiques publiques engagées mais anticipe leurs effets probables sur la structure du leadership. En somme, ce que la SACOMI semble capable de rapporter à son président parle plus fort que ce qu’elle en dit. Il s’agit dès lors de comprendre les raisons de cet emboîtement des enjeux, en identifiant notamment les propriétés attribuées a priori à la gestion du logement minier pour qu’il paraisse à même de couronner celui qui en disposerait.

26Cette attribution trouve son origine dans un faisceau d’explications et d’interprétations concordantes, mais difficilement hiérarchisables. La première tient probablement à l’histoire économique, sociale et politique du logement minier sur ce territoire. De nombreux élus interrogés ont spontanément fait le lien entre les enjeux prêtés au contrôle minier aujourd’hui et son rôle passé comme attribut de la puissance des Houillères et obstacle à l’affirmation du pouvoir des maires. Les autres éléments d’explication tiennent davantage à l’actualité des dimensions constitutives du leadership qu’à sa symbolique passée. Ils ont à voir, d’une part, avec les modalités de sa territorialisation et, d’autre part, avec les échanges politiques sur lesquels il s’appuie. Sur ces deux aspects, le contrôle de la SACOMI paraissait susceptible d’augurer d’une nouvelle donne, au bénéfice de son président et de son équipe.

27De nombreux travaux récents sur le leadership politique local ont insisté sur le rôle de la territorialisation de l’action publique dans sa constitution ou son entretien39. Les politiques publiques, en plus des ressources qu’elles procurent, sont en effet l’occasion pour les leaders d’élargir leur territoire d’influence à l’échelle des territoires cibles. Elles apparaissent également dans de nombreux cas comme le vecteur privilégié de la mise en scène d’un rapport au territoire valorisant. À travers sa nouvelle position de président de la SACOMI, Jean-Pierre Kucheida peut espérer endosser à la fois le rôle légitime et historiquement consolidé de défenseur du droit au logement gratuit pour les mineurs et celui, plus innovant, de héraut du changement et de la reconversion du territoire.

28La SACOMI construit le bassin minier en tant que territoire d’action publique, comme avait commencé à le faire l’ACM avant elle. À la grande différence de cette dernière cependant, cantonnée dans le rôle de partenaire des représentants de l’État, elle entend devenir le chef d’orchestre de cette action publique territorialisée et se poser en leader transformationnel40 du territoire. À partir de 1992 et conformément au contrat de gestion passé avec les Charbonnages de France – qui restent propriétaires du patrimoine – elle se voit confier la responsabilité de l’attribution, la réhabilitation et l’entretien d’environ 80 000 logements miniers. Ce transfert de prérogatives vers la SACOMI semble élargir considérablement le territoire d’influence de ses dirigeants, et notamment de son président puisque ses décisions concernent désormais 170 communes, caractérisées par la présence de logements miniers sur leur sol, à des degrés il est vrai fort divers. Ce dernier point appelle à une lecture toute en nuances de la géographie du leadership. La politique de gestion du logement minier, désormais sous le contrôle présumé de Jean-Pierre Kucheida et de son équipe, n’implique pas les mêmes effets ou les mêmes enjeux en tout point du territoire. Quoi de semblable en effet entre la situation des villes minières de la région lensoise, dans lesquelles le logement minier représente fréquemment plus de 50 % des logements de la commune, et celle des communes en périphérie des sites d’extraction où il ne représente parfois que quelques maisons ? Dès lors, se dessine une géographie du leadership à géométrie variable. On peut en effet émettre l’hypothèse que la valeur de la ressource conférée par le contrôle des politiques du logement minier varie sensiblement en fonction du degré de dépendance des communes à leur égard. Il n’est pas douteux, cependant, que la création de la SACOMI offre à ses dirigeants une opportunité inédite d’étendre leur territoire d’action publique, bien au-delà de leurs fiefs habituels.

29La valeur ajoutée de cette ressource pour son détenteur repose ainsi sur sa capacité présumée à infléchir la structure des échanges politiques à son avantage. La dimension transactionnelle41 du leadership politique s’ajoute alors à sa dimension transformationnelle. Plus que de la relation de clientèle entre les édiles et les habitants, l’élargissement du territoire du leadership dépend des rapports de dépendance qui se nouent entre les élus et de l’asymétrie de leurs ressources. En octroyant la maîtrise des politiques d’attribution et de réhabilitation des logements miniers à la SACOMI, le transfert de gestion lui concède surtout un monopole dans la ré-allocation de ces ressources. Cette opportunité transactionnelle explique pour beaucoup les convoitises comme les résistances que l’éventualité de son contrôle par un élu a suscitées. Dépendant de la SEM leurs propres moyens de clientélisme municipal, les maires semblaient susceptibles d’en devenir les obligés.

30À la distinction classique entre leadership transformationnel et transactionnel s’oppose ainsi leur intrication fréquente dans la pratique. Tout se passe en effet comme s’ils représentaient deux prescriptions indissociables attachées au rôle de leader : convaincre les suiveurs potentiels appartenant aux « groupes moraux » de la légitimité et de la grandeur de son entreprise tout en promettant aux « groupes contractuels42 » de les récompenser de leur loyauté. Caractériser des expériences de leaderships selon l’une ou l’autre de ces catégories, empêche dès lors de saisir l’essentiel, à savoir la question de l’articulation/cohabitation problématique au sein d’une même entreprise politique de ces deux obligations potentiellement antinomiques.

31Dans notre exemple, le prétendant au leadership semble assigné à un « double jeu43 » s’il ne veut pas perdre l’un des attributs de légitimation nécessaire à son leadership. Il lui faut en l’occurrence concilier la promotion d’un projet de gestion du logement minier reposant sur des critères d’aménagement du territoire – ce qui semble exclure par avance les prescriptions clientélistes – et la promesse de récompenser ses soutiens les plus fidèles. Privilégier trop explicitement l’un de ces répertoires du leadership risquerait de décrédibiliser l’autre. Quelle serait la portée d’une justification transformationnelle (la plus légitime aux yeux des acteurs hors champs enrôlés) dès lors que s’imposerait l’évidence d’autres règles, plus pragmatiques ?

32Les conventions qui seront passées entre les communes et la SACOMI44, à l’initiative de cette dernière, s’apparentent à une tentative de conciliation de ces deux registres. Si elles se présentent en effet sous les traits flatteurs d’une rationalisation contractuelle des politiques publiques du logement minier – tenant compte des demandes localisées et arbitrant entre ces dernières selon des critères d’aménagement – elles n’en contribuent pas moins à entériner les engagements de la SEM à l’égard des élus les mieux disposés à son égard. Ainsi codifiée, l’économie de l’allocation des ressources peut ainsi faire l’objet d’interprétations et d’usages diversifiés, compatibles avec les intérêts de chacun. Dans sa pratique gestionnaire, la SACOMI aura cependant bien du mal à faire fi des logiques transactionnelles et tendra à privilégier dans son action, en dépit de marges de manœuvre finalement étroites, les communes qui l’auront reconnue.

33Insistons par ailleurs sur le fait que la labellisation d’un leadership ou d’une politique publique est d’abord un enjeu de la lutte symbolique à laquelle se livrent ses détracteurs et ses défenseurs. Si ces derniers auront tendance à mettre en avant les motivations désintéressées et transformationnelles de leur gestion, les premiers essaieront de stigmatiser ses ressorts clientélistes. Les dimensions transformationnelles et transactionnelles, toutes deux constitutives du leadership, ne se valent pas dans l’espace public. Leur légitimité sociale inégale explique pour beaucoup leurs usages stratégiques concurrents.

34Il reste désormais à évoquer la consécration manquée du leadership du président de la SACOMI et de son équipe dans laquelle les effets des anticipations de la valeur et des usages de la ressource « gestion du logement minier » ont joué un rôle décisif.

« Peur du leader » et mobilisations prophylactiques

« Il n’y a pas de leader dans le bassin minier. Donc, dès qu’il y en a un qui lève la tête il se fait flinguer par les autres.  »
Directeur de la Société de gestion des logements miniers pendant la période de tutelle SACOMI (1992-9645).

35La signature d’un protocole d’accord entre les Charbonnages de France et la SACOMI à propos du transfert de la gestion du logement minier aux élus intervient en 1992. Elle semble mettre un terme définitif au conflit de longue haleine entre les Houillères et une partie des élus locaux, donnant finalement raison aux seconds.

36Avantage de courte durée puisqu’à peine quatre ans plus tard, les Charbonnages de France soutenus par le gouvernement Juppé décident de dénoncer le contrat de gestion passé avec la SACOMI et de reprendre le contrôle de leur patrimoine immobilier. Situation peu banale dans la France de l’après-décentralisation, d’un État reprenant aux élus locaux ce qu’il avait semblé dans un premier temps leur concéder. Contre toute attente, ce démantèlement de la SACOMI ne suscita que très peu de réactions dans le bassin minier, et les voix indignées du premier cercle de ses dirigeants parurent bien esseulées. Cette indifférence, parfois complice, témoigne du retentissant revers subi par l’entreprise de leadership que le transfert de gestion semblait pourtant annoncer. À moins de faire l’hypothèse ad hoc46 d’une erreur d’appréciation des acteurs locaux, ce décalage entre leurs anticipations des effets du transfert de gestion sur la structure du leadership et son évolution constatée mérite explication. Plutôt que d’y voir une contradiction, nous défendrons l’idée qu’il faut faire de cette prophétie du leadership l’une des raisons essentielles de la dévaluation de la ressource censée le consacrer. En exacerbant la « peur du leader », elle motive des comportements défensifs ou sceptiques à l’égard de la SACOMI, entrave à sa légitimation. Ce déficit de légitimité facilitera grandement le travail de ses opposants au moment de l’offensive de 96.

37Le rendez-vous manqué entre la SACOMI et le leadership politique local doit également à d’autres facteurs qui limitent les marges de manœuvre et l’autonomie de décision de la SEM dans les politiques du logement miner, bien en deçà des espérances de ses mentors patentés. Si les Charbonnages de France concèdent, contraints et forcés par le Premier Ministre de l’époque, la gestion du patrimoine aux élus, ils s’évertuent en même temps à en limiter drastiquement la portée. Ils obtiennent, avec l’assentiment de Bercy, que leur propriété du patrimoine minier ne soit pas remise en cause et que les nouveaux gérants ne puissent pas recourir à l’emprunt (officiellement pour ne pas endetter davantage la filiale de CdF désormais sous la tutelle des élus). Par ailleurs, la SEM est tenue de rembourser chaque année une partie des investissements consentis par les Houillères à la réhabilitation (plusieurs centaines de millions de francs), grevant lourdement les crédits de rénovation. Les élus locaux refusent ces clauses contraignantes du contrat de gestion dans un premier temps avant de les accepter, convaincus pour certains de pouvoir les infléchir à l’usage. Même hypothéquée, la mariée était encore trop belle…

38Ces multiples contraintes empêchent la SACOMI d’atteindre le rythme annoncé de 3 000 réhabilitations par an, lui faisant courir le risque de décevoir. Les conventions passées avec les communes ne peuvent être respectées et la crise de légitimité à laquelle elle est confrontée se nourrit dès lors d’une crise d’évergétisme47, devant son incapacité à faire face à ses obligations transactionnelles.

39Un autre obstacle à son affirmation réside dans le rôle persistant des administrations déconcentrées. En décidant de l’affectation des crédits voiries dans le cadre des politiques GIRZOM, les administrations de l’Équipement et le SGAR déterminent en amont le stock de logements « réhabilitables48 ». Les dirigeants de la SACOMI tenteront en vain d’influencer leurs décisions mais se heurteront aux soupçons qui pèsent sur leurs objectifs. Si les DDE se montrent hostiles dès l’origine à l’émergence d’une SEM qui paraît marcher sur leurs plates-bandes49, il n’en va pas de même, dans un premier temps, de la DRE du Nord-Pas-de-Calais. Celle-ci commence par accompagner l’initiative du transfert de gestion aux élus avant de s’en distancier, les ambitions manifestes de la SACOMI et de son président et certains de ses arbitrages lui paraissant de plus en plus inconciliables avec la logique d’aménagement et d’intercommunalité qu’elle entend promouvoir. Ce retournement de perception et les craintes d’une partisanisation des politiques du logement minier empêchent dès lors leur intéressement et leur enrôlement par la SACOMI.

40Cette incapacité de la SACOMI à mobiliser des soutiens ne se limite pas à l’administration. Les représentants patronaux sont souvent trop proches des dirigeants des Houillères pour la soutenir50. De même les syndicats – qui ne sont pas associés à sa gestion et semblent menacés de perdre leur influence dans les commissions d’attribution de logements aux ayants droit – critiquent cette structure qui les ignore.

41Les maires, dont on a vu qu’ils étaient les premiers concernés par le changement de gestion, ne voient pas non plus forcément de gaieté de cœur la tutelle de la SACOMI sur le logement minier remplacer celle des Houillères. Au fil du temps, certains étaient parvenus à établir des relations proches des formes de régulation croisée avec les agences de la SOGINORPA. L’arrivée d’un nouveau gestionnaire a pour effet immédiat de remettre en cause ces transactions collusives51 consolidées et de plonger les élus locaux dans l’incertitude. Les plus hostiles au maire de Liévin et à son équipe craignent de voir l’attribution des crédits désormais conditionnée à la reconnaissance de son leadership.

42Du côté des élus communistes la réticence est encore plus grande. Elle exprime notamment leur crainte que la tutelle de la SACOMI sur le logement minier ne serve in fine des politiques de peuplement qui seraient défavorables au maintien de leurs fiefs et renforceraient la domination électorale du PS sur ce territoire. Ils refuseront donc, à quelques exceptions près52, de collaborer avec elle et se joindront le moment venu à ceux (CdF, gouvernement de droite, syndicats, opposants socialistes à Jean-Pierre Kucheida) qui entreprendront de la saborder en 1996 ou montreront une indifférence complice.

43Cette large défiance des acteurs locaux à l’égard de la SACOMI accuse son effet présumé sur la structure du leadership.

44En associant gestion du logement minier et direction politique du territoire, les acteurs locaux anticipent ce qu’ils croient être les effets de la détention d’une telle ressource. Ces anticipations sont en fait beaucoup plus que cela puisqu’elles finissent par produire des effets propres sur la réalité. Les réactions de type prophylactiques (mobilisations hostiles, refus de coopération) face à l’éventualité d’un changement dans l’ordre du leadership53 induite par la détention de cette ressource l’empêchent d’être mobilisée. L’attribution d’un enjeu de leadership s’apparente ainsi dans cette configuration marquée par la multipolarité à une prophétie antiperformative (produisant l’effet inverse des prophéties autoréalisatrices ou performatives qui contribuent à faire advenir ce qu’elles prophétisent).

45Ces différentes observations nous ramènent à notre questionnement initial sur la valeur des ressources en politique. L’exemple de la gestion du logement minier semble particulièrement éclairant. Il invite avant tout à se garder des pièges de la raison économique dans leur appréhension et plaide pour une analyse fine et contextualisée des conditions de leur mobilisation. C’est d’abord de ces dernières dont va dépendre leur valeur en actes, entendue ici comme capacité à améliorer la position de leur détenteur dans un espace politique donné. Le fait que ces conditions lui échappent en partie incite à amender sensiblement le modèle du « politicien investisseur54 » et gestionnaire, accumulant ses ressources stratégiquement puis en disposant à la manière d’un capital financier. Parler de « stock de ressources » ou en faire l’inventaire en délaissant l’analyse des configurations dans lesquelles elles sont mobilisées ou encore des raisons pour lesquelles elles opèrent conformément ou non aux attentes de leurs bénéficiaires, conduit à extraire leur analyse du social. L’activation des ressources ne va pas de soi, notamment quand elles prennent la forme d’un dispositif d’action publique. Il faut apprendre à compter avec leur valeur contingente et fluctuante et à considérer l’investissement en politique comme un pari toujours incertain, dans lequel le calcul de rentabilité n’a pas toujours grand sens.

46Notre démarche engage a contrario à dissocier deux temporalités dans l’étude de la valeur d’une ressource politique : celle de son anticipation par des acteurs en lutte pour son appropriation et celle de son activation dans le jeu. Cette approche diachronique conduit à s’intéresser prioritairement à la façon dont ces temporalités s’articulent, sachant que de la valeur anticipée d’une ressource dépendent les réactions et les mobilisations des acteurs de l’espace politique local à son sujet, qui compteront pour beaucoup dans sa valeur opérationnelle. Ainsi, selon qu’ils coopéreront avec le détenteur de la nouvelle ressource et qu’ils reconnaîtront ou non la légitimité de ses objectifs, sa capacité à en tirer profit s’en trouvera modifiée. L’accumulation de ressources « décisives » ne suffit donc pas à consacrer un leader. Pis, elle peut parfois s’y opposer.

47Entre tentations et désillusions, l’appel du logement minier évoque à s’y méprendre le chant des sirènes. Confrontés aux paradoxes apparents de notre terrain de recherche, nous avons donc été conduit à appréhender le leadership en privilégiant l’étude des anticipations et des calculs qui s’y attachent. Cette approche aboutit dès lors à interroger conjointement les notions de leadership et de ressource politique.

48La gestion du patrimoine immobilier des Houillères donne en effet l’exemple d’une ressource investie d’une multitude d’enjeux par les élus locaux, au premier rang desquels figure l’accession au leadership politique centralisé. Une fois considérée comme potentiellement consécratrice, la perspective de son appropriation unilatérale suscite des mobilisations antagonistes qui trouvent au moins autant leur origine dans cet horizon des calculs que dans les objectifs de politiques publiques proclamés. Considérée comme le Cheval de Troie de l’entreprise politique de son président, la nouvelle structure gestionnaire du logement minier ne parvient pas à se légitimer localement et à asseoir son autorité sur un territoire d’action publique élargi. L’attribution d’un enjeu de direction politique, par l’intensité des mobilisations hostiles qu’elle suscite mais également par ses effets parasites sur l’intéressement des soutiens potentiels, transforme les effets présumés de la ressource en chimère.

49Le leadership n’est donc pas défini ici comme un état ou comme un ensemble de propriétés mais plutôt comme une anticipation imprégnant les calculs des acteurs d’un espace politique multipolaire confronté à l’émergence d’une nouvelle ressource. Sa valeur heuristique sur le « marché » des concepts pourrait dès lors reposer sur cette attention particulière accordée aux processus de construction sociale de la direction politique comme enjeu et comme croyance, conditions de son rapport médiat à l’accumulation des ressources.