1Ce livre se fonde sur un pari scientifique : regrouper des chercheurs autour d’un terme « piège » – le leadership – afin de débattre de ce à quoi, aujourd’hui, il est utile de réfléchir lorsqu’on se prépare à étudier les hiérarchies de nos espaces politiques. Omniprésent dans le sens commun et dans les commentaires journalistiques, le mot leadership a généralement suscité plus de circonspection dans les sciences du politique. Du moins, entre les années 1960 et les années 1990, celles-ci ont été plus marquées par un primat accordé aux composantes de nos sociétés qui limitent l’autonomie des individus et des groupes à leurs « sommets ». Pour autant, depuis une vingtaine d’années émerge également un large consensus pour dire que devant cette « structure », l’acteur n’est pas nu. Du moins en Europe occidentale, cette thèse générale est confortée par une tendance forte à la fragmentation des territoires institués, en premier lieu l’État-nation. Face aux changements des rapports centre/périphérie, aux évolutions économiques et à l’approfondissement de l’intégration européenne, le territoire et son gouvernement sont devenus plus instables. Si cette tendance intensifie les incertitudes vécues au quotidien par les praticiens, elle a également ébranlé les concepts utilisés pour structurer les recherches et saisir les contours du pouvoir public contemporain.

2Comme en témoigne la diversité des références recensées dans cet ouvrage, de nombreux chercheurs ont fortement investi la quête de schémas d’analyses plus en adéquation avec cette « nouvelle donne ». Moins focalisé sur le terme de leadership lui-même que sur les grilles d’interprétation qu’il peut inspirer, l’objectif central de cet ouvrage consiste à mettre en débat les approches en concurrence. En apparence fort simple, cet exercice nous a obligés à trouver un mode d’échange capable de surmonter deux difficultés classiques de l’interaction scientifique. Premièrement, les clivages au sein d’une discipline empêchent souvent la discussion ouverte et constructive de propositions qui impliquent de mettre en cause les manières de voir et de faire existantes. Deuxièmement, en règle générale, les participants à de tels échanges ont déjà effectué leurs travaux de terrain respectifs en appliquant les définitions de concept qui sont les leurs. En invitant des chercheurs à revisiter leur matériel empirique pour vérifier l’utilité d’une autre définition, on court le risque d’encourager « la mise du vieux vin dans une nouvelle bouteille ». Afin de surmonter ce double défi, la préparation de cet ouvrage s’est structurée autour d’un colloque tenu à Bordeaux en octobre 2000, mais elle a également été fortement nourrie par les échanges qui ont eu lieu en amont et en aval de cet événement1. Autrement dit, le style et l’ordre de présentation des contributions qui composent ce livre s’inscrivent dans un débat qui continue entre, d’une part, des prises de vue différentes sur la politique et, d’autre part, entre ceux qui estiment que le terme de leadership les éclaircit ou les rend obscures. Avant d’introduire brièvement les grandes lignes de ce débat, soulignons toutefois quelques fausses pistes souvent engendrées par le terme de leadership que nos discussions du rôle des concepts dans notre métier ont permis assez rapidement de fermer.

Le concept et le cadre analytique

3Ce n’est pas l’endroit pour s’étendre longuement sur le rôle que peut ou doit jouer un concept pour la recherche en science politique. Plutôt, en prenant comme point de départ l’article classique de G. Sartori sur l’usage des concepts dans l’analyse comparée2, limitons-nous à sa liste des conditions que doit satisfaire un concept utile, ainsi que les quelques pièges que le chercheur doit éviter. Selon Sartori, un concept bien formé satisfait trois conditions :

• il comporte une définition claire ;
• il spécifie le niveau d’analyse (gens ou species) auquel il participe ;
• il précise ses limites (et donc ce que le concept ne recouvre pas).

4Au total, le concept idéal doit donc être non seulement différent des autres termes disponibles, mais surtout être plus sélectif.

5Mise à part les problèmes évidents d’une définition mal écrite, floue ou fluctuante, un concept doit être formulé de manière à éviter deux problèmes analytiques classiques de l’analyse comparée : le « conceptual stretching » et le « degreeism » (gradualisme).

6Selon Sartori, tout concept est structuré autour de deux propriétés : intension et extension. L’intension d’un concept délimite les caractéristiques qu’il recouvre, tandis que son extension dénote l’étendue d’entités empiriques auquel il peut s’appliquer. Naturellement, il y a un rapport fort entre ces deux axes : plus on augmente le nombre de caractéristiques, moins on trouvera d’exemples empiriques et vice versa. Selon Claudio Radaelli3, par exemple, le terme de Europeanization souffre d’un niveau d’extension trop élevé qui fait que l’on l’utilise pour analyser des phénomènes excessivement divers (changement culturel et identitaire, changement de politiques publiques, innovation administrative, etc.). De manière élégante, il explique (et excuse) cette forme molle de conceptualisation par le fait que la recherche sur l’intégration européenne est encore relativement récente et donc exploratoire. Mais il en conclut à juste raison que « plus nous développons nos connaissances de l’européanisation, plus on doit être exigeant en termes de l’intension, c’est-à-dire pour définir les propriétés du concept ». Nous verrons plus loin que cette suggestion mérite d’être prise au sérieux dans le cas du leadership et du territoire.

7Le deuxième danger qui guette le créateur de concepts, celui du degreeism, découle directement d’une attention insuffisante accordée à leur intension. Défini par Sartori comme le remplacement de différences de types par différences de degrés, poussée jusqu’à l’absurde, une telle tendance finit par nous empêcher de distinguer entre un chat et un chien et donc de nous faire parler de degrés de « chat-chiens4 ». De tels concepts nous poussent en effet à penser en termes de continuums et de typologies qui, certes, ont une certaine utilité pour résumer de manière générale des observations empiriques, mais ne constituent pas des véritables analyses. Nous verrons que l’usage fait en science politique des termes de leadership et du territoire se limite souvent à ce stade préliminaire de la recherche. Autrement dit, pour adopter une distinction faite par Claude Sorbets, on reste ici au niveau de notions synthétiques dont l’objectif est de regrouper un propos ; on ne cherche pas à atteindre le niveau alternatif des concepts analytiques5.

Le leadership et la politique

8Au cours de cet ouvrage, le lecteur rencontrera plusieurs définitions du leadership politique. Plutôt que d’en ajouter une autre à ce stade6, et dans l’optique de la mise en perspective des objectifs de ce livre, appliquons brièvement les critères sartoriens et sorbetsiens au terme en question.

9Tout d’abord, ces critères nous évitent trois manières d’employer le terme de leadership politique :

• comme un terme synthétique tel que « la volonté politique ». Outre le fait que cet usage du terme ne nous donne aucune entrée en matière systématisée, il est incapable de distinguer le leadership comme cause du leadership comme effet.
• comme synonyme de leader. Tout comme le concept de charisme7, le leadership ne doit pas être traité comme un attribut mais comme une relation entre la pratique d’un individu et son articulation avec une configuration d’acteurs et de représentations sociales. Afin de comporter un intérêt scientifique, l’étude d’un ou des leadership (s) politique (s) doit a minima inclure l’analyse fine de la construction et de « l’entretien » de cette relation.
• comme une catégorie de type check-list universalisante qui exclut certains cas empiriques pour les raisons normatives. À titre d’illustration, un des travers des travaux de James McGregor Burns consiste à exclure d’office les cas de Hitler et de Staline8. Sur le plan de la conceptualisation, cette approche est également critiquable parce qu’elle conduit logiquement à introduire du degreeism dans l’analyse : un leadership est plus ou moins proche de sa forme idéalisée. Au contraire, une conceptualisation plus rigoureuse du leadership politique doit rendre possible la comparaison des diverses formes qu’il prend empiriquement. En résumé, pour adopter une démarche plus positive, dans cet ouvrage se trouvent des définitions du leadership politique qui :
  • sur le plan de leur intension,
    • conçoivent le leadership comme un dispositif collectif (ce qui exclut la simple étude biographique des leaders) ;
    • identifient l’inscription du leadership au sein d’une configuration spécifique d’acteurs et de représentations sociales (ce qui contextualise les conditions de son émergence et de son maintien).
  • sur le plan de leur extension,
    • se limitent à l’étude de leaderships qui cherchent à exercer de l’autorité au nom d’un intérêt général (ce qui souligne la qualification du leadership comme politique) ;
    • incluent les leaderships dont la légitimation est au fond de nature sociale (ce qui exclut les définitions légalistes et anthropomorphiques du politique).

Le territoire et son rapport au leadership

10La dernière exigence nous ramène à la raison pour laquelle cet ouvrage cherche expressément à conjuguer le concept de leadership politique avec celui du territoire. Comment, en effet, s’intéresser à la question de la légitimité du politique sans prendre en compte les frontières, ainsi que le substrat social et culturel, de son élection et de son action ?

11En tant que concept, toutefois, le terme de territoire est également frappé d’une polysémie qui sape souvent d’office son utilité pour la recherche empirique. Utilisé comme notion de synthèse, le territoire est un moyen commode pour avancer vaguement l’idée que l’exercice du pouvoir est conditionné par son « environnement social, économique et politique ». Autrement dit, on se limite à une définition de type cartographique où le territoire est synonyme des limites politico-administatives du « local9 » ou de « l’État10 ». Or, si ces frontières ont certes une grande importance, se limiter à une telle conceptualisation du territoire nous met dans l’impossibilité de comprendre comment un espace s’institutionnalise pour devenir un territoire politique et/ou administratif. De même, aborder le territoire à travers les cartes ne permet pas de saisir comment, au fil du temps, un espace institutionnalisé peut perdre ou gagner en impact politique et en sens social. En s’appuyant sur les catégories d’analyse du « sens commun », un tel déficit de conceptualisation a malheureusement frappé de plein fouet l’approche orthodoxe de la nation et de l’État11 dans les sciences sociales. Il a également affecté l’analyse du pouvoir et de la légitimité des espaces infra et supranationaux12.

12L’antidote à cette « maladie conceptuelle » proposé par la recherche la plus sophistiquée en sociologie politique se base sur un postulat qui se résume par les termes de « construction du territoire13 ». Cette définition est stimulante parce qu’elle oblige le chercheur à repérer comment des acteurs interviennent pour légitimer un formatage de l’espace qu’ils cherchent simultanément à institutionnaliser. De telles interventions peuvent prendre des formes extrêmement variées. Des pratiques explicites de socialisation plus ou moins violentes (l’école, l’armée, la langue) se complètent par la mise en place de symboles, ainsi que la référence au territoire implicite dans les politiques publiques. Saisir la manière dont les leaderships politiques construisent la catégorisation légitime du territoire constitue donc une stratégie de recherche puissante qui sera forcément, et à juste titre, au cœur des textes suivants.

13Toutefois, supposer que toute catégorie mentale est construite par le politique peut conduire également à une impasse analytique où la sociologie des acteurs politiques finit par dominer la sociologie d’un espace politique14. Tout en acceptant que dans certaines conditions les acteurs, et notamment les leaderships politiques, peuvent « inventer » du territoire, il me semble important de considérer que cette catégorie mentale émerge et s’entretient aussi « par le bas » autour d’un sentiment d’appartenance, l’expression du lien social, qui se compose autour de systèmes de représentations ancrés dans la vie quotidienne des individus (langues, pratiques culinaires, festives, sportives, etc.15). En résumé, le politique peut construire du territoire, mais il ne peut pas le faire n’importe comment et n’importe quand. Il s’ensuit qu’un des défis principaux de cet ouvrage consiste à revisiter le rapport entre leadership politique et territoire afin de tenir une démarche véritablement sociologique qui, en combinant une réflexion ontologique et méthodologique, intègre le rôle actif que joue le public dans l’institutionnalisation et la légitimation du pouvoir.

Un débat sous la forme d’un ouvrage

14Notre volonté de clarifier, mais aussi de poursuivre un débat sur l’utilité scientifique des analyses en termes de leadership, explique également le plan en trois temps de cet ouvrage. Après avoir prolongé ces mots d’introduction par le recensement bibliographique de Jean-Pascal Daloz et Michel-Alexis Montané, la première partie du livre est consacrée à deux contributions qui, sceptiques par rapport à la nécessité de réintroduire le terme de leadership dans les sciences du politique, avancent avec force des concepts alternatifs. Plus exactement, le point de vue que partagent Jacques Lagroye et Frédéric Sawicki est schématiquement le suivant : s’il ne fait pas de doute que les formes d’autorité et de domination continuent à exister au sein des espaces politiques fragmentés contemporains, le concept de leadership ne permet pas de les étudier avec finesse. En construisant autrement l’objet de la domination politique, à la place du leadership ces auteurs prônent des concepts plus « éprouvés » tels que « le rôle » et « le clientélisme ».

15Un deuxième groupe d’auteurs estime également que le terme de leadership doit être abordé avec prudence. Néanmoins, en lui accordant un sens restreint et spécifique, ces chercheurs considèrent qu’une conceptualisation du leadership leur permet de mieux saisir leurs objets empiriques respectifs. C’est ainsi que Jean-Pascal Daloz plaide pour une distinction nette entre « leadership » et « rulership », le premier s’appliquant uniquement dans les espaces politiques et les contextes organisationnels où le rapport entre un leader et ses followers est à caractère interpersonnel. De manière similaire, dans son analyse de la gestion du logement minier dans le Pas-de-Calais, Fabien Desage met surtout en avant l’importance des réputations de leadership dans les arènes de l’action publique locale. Portant sur les élus locaux, et malgré des trajectoires intellectuelles presque opposées, Olivier Borraz et Christian Le Bart abordent tous les deux le paradoxe que plus les sociétés contemporaines se fragmentent, plus il y a un « besoin » de leadership. Ce besoin se manifeste autant au niveau de la transformation des organisations en institutions (ex. les Conseils régionaux français), qu’au niveau du sens et des valeurs accordées à ces organes. La question du sens et de son rapport au leadership est également au centre des préoccupations du texte de François Foret. Partant des efforts faits pour « réaffirmer » Jean Monnet en « leader européen », cet auteur montre à quel point la légitimité instable de l’Union européenne appelle non seulement une forme de leadership inédite, mais aussi des difficultés profondes pour la communiquer aux populations de l’Europe.

16Si cette deuxième partie de l’ouvrage regroupe donc des usages parcimonieux du leadership, la partie finale est consacrée aux auteurs qui estiment que le leadership peut être au cœur d’un projet plus ambitieux placé au niveau des grilles d’analyse globales. Tout en partageant le souci de rigueur théorique et méthodologique exprimé, à juste titre, par les textes précédents, les chapitres de François Baraize et Emmanuel Négrier, de William Genieys, d’Alain Faure et de moi-même proposent, chacun à leur manière et à l’aide d’exemples empiriques fort différents, de raccorder trois parties des sciences du politique qui, à leur avis, s’ignorent excessivement : la sociologie de la compétition politique, l’analyse de l’action publique, l’étude du discours politique. Partant du postulat que chaque leadership s’analyse le mieux comme une configuration de relations et de représentations sociales, ces textes tentent de montrer l’intérêt de bâtir des stratégies de recherche empirique qui systématiquement croisent les regards sur les dimensions du pouvoir trop souvent abordées de manière séparée.

17Après avoir parcouru cet ouvrage, ainsi que la lecture de l’ensemble proposé en guise de conclusion par Claude Sorbets, au lecteur de décider si le pari de la mise en débat autour du terme de leadership « en vaut la chandelle ». Comme toujours dans les sciences sociales, il sera difficile d’arriver à une preuve définitive. Mais sans doute l’orientation et les conclusions des futurs travaux empiriques effectués par chacun des auteurs qui ont bien voulu se prêter au jeu seront le meilleur « tribunal ».