Version classiqueVersion mobile

To Change or not to Change ?

 | 
Joseph Fontaine
, 
Patrick Hassenteufel

2. Jeunesse et action publique : du secteur à la catégorie

Patricia Loncle-Moriceau

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

1L’intervention publique en direction de la jeunesse apparaît comme un domaine ancien et peu structuré de l’action publique en France. La question du changement de cette intervention publique se pose, de ce fait, de manière quelque peu ambivalente. Comme pour d’autres domaines d’intervention publique (voir le chapitre de blanche Youinou-Le Bihan sur les politiques culturelles locales), l’analyse historique se révèle particulièrement fructueuse pour comprendre les évolutions de la prise en charge de la jeunesse. Si l’on considère les mises en œuvre du ministère de la jeunesse et des sports, les dernières décennies sont marquées par une perte de légitimité et de centralité de l’intervention publique en direction de la jeunesse. De ce point de vue, l’on peut dire que la prise en charge sectorielle de la jeunesse est dominée, de longue date, par une forte permanence. En revanche, si l’on essaie d’analyser la façon dont d’autres instances ministérielles (dans le domaine des affaires sociales ou celui de la santé, notamment) ou de nombreuses collectivités locales restructurent aujourd’hui leurs actions en direction de cette population, il est possible de souligner des évolutions importantes, la jeunesse apparaît, aux niveaux national et local, comme une catégorie de population devant requérir toute l’attention des autorités publiques. Elle est présentée, à la fois, comme une ressource majeure en termes de citoyenneté et de participation et comme le public en direction duquel l’intervention publique va entièrement de soi. Si, bien sûr, cette évidence doit être discutée, il semble que le passage qui s’opère aujourd’hui en matière de jeunesse, d’une intervention publique sectorielle vers une intervention catégorielle, mérite toute l’attention.

2En postulant que le fonctionnement démocratique des sociétés occidentales est dominé par une faiblesse certaine des mécanismes de représentation des jeunes, que les rapports entre les autorités publiques et ces derniers sont largement empreints d’incertitudes sur les capacités des jeunes à s’organiser comme médiateurs dans le processus de formalisation des politiques publiques, il serait possible d’imaginer que les pouvoirs publics ne s’intéressent que rarement aux difficultés, aux questions que soulèvent les jeunes. Cette perception est celle de la plupart des études sur le lien entre jeunes et pouvoirs publics.

« En Europe de l’Ouest, les jeunes sont marginalisés politiquement et économiquement parce qu’ils ne représentent pas une force politique importante, et ce malgré l’existence formelle de représentants “jeunes” au sein des églises, des partis politiques, etc. Une large majorité de jeunes ne vote pas du tout et n’est d’ailleurs pas intéressée par les courants politiques majoritaires. Leur marginalisation au regard des systèmes de représentation politique traditionnels conduit au fait que les intérêts des jeunes ne sont que rarement relayés par une mise sur l’agenda politique – la jeunesse et sa précarisation économique restent incontestés. À l’intérieur des systèmes démocratiques traditionnels, la “jeunesse” n’apparaît pas comme une catégorie suffisamment forte ou cohérente pour induire une mobilisation politique permanente – un modèle faible de la jeunesse prévaut – et ceci ne change que lorsque des régimes politiques à forte connotation idéologique émergent tels que les régimes communistes, fascistes ou nationalistes » (Wallace et Kovatcheva, 1998).

3Pourtant, il nous semble que, si les jeunes constituent une catégorie de ressortissants de l’action publique plutôt mal organisée, ils concentrent néanmoins des caractéristiques qui induisent un fort intérêt pour eux de la part des pouvoirs publics. De fait, les développements récents de l’intervention publique en direction de la jeunesse en France permettent de pointer un paradoxe profond et rémanent concernant cette catégorie de population. D’une part, il apparaît presque impossible de penser les politiques de jeunesse comme un réel secteur de l’action publique, du fait d’un certain nombre d’éléments cumulatifs sur lesquels nous reviendrons. D’autre part, la jeunesse pose des questions aiguës relatives aux limites de cette catégorie de population. Ces questions focalisent l’attention d’un grand nombre d’acteurs privés et publics de jeunesse et sont liées, notamment, aux transformations physiques et psychologiques de l’adolescence, aux mutations sociales et économiques et à la place réelle ou supposée accordée aux jeunes dans la société. Cependant, dans le même temps, la jeunesse est considérée, sans grandes difficultés, comme une population-cible par la plupart des ministères et des collectivités locales dans de nombreux domaines de l’action publique comme la santé, le social, le logement, la justice, les transports… À cet égard, il est même possible de souligner le fait que les jeunes apparaissent bénéficier d’une légitimité accrue et que le nombre d’interventions publiques les concernant tend à s’accroître fortement pendant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et connaît une accélération depuis cinq ans.

4Or, ce paradoxe permet de formuler une question de recherche centrale dans la perspective de l’analyse de l’action publique. En effet, comment peut-on expliquer le fait que, d’un point de vue diachronique, les autorités publiques se soient révélées incapables de bâtir un secteur spécifique de l’action publique en direction des jeunes alors que de nombreux discours politiques apparaissaient largement favorables à cette construction et que, de manière concomitante, les jeunes, en prenant en compte les nombreuses incertitudes sociologiques et méthodologiques qui pèsent sur la définition de la catégorie jeune, soient considérés comme un groupe de population hautement légitime pour la mise en œuvre de l’action publique ?

5Afin de mettre cette question en perspective, certains aspects de la transformation de cette catégorie d’âge en une catégorie d’action publique doivent retenir particulièrement l’attention : la manière dont les acteurs publics appréhendent la jeunesse en tant que problème public évolue dans le temps et en fonction des territoires ; la jeunesse est une construction sociale comprenant des zones d’incertitude multiples. À cet égard, les nombreux questionnements sociologiques, qui s’ancrent autour des tentatives de compréhension de cette phase de transition, témoignent de la difficulté à penser cette catégorie autrement que par son hétérogénéité et ses contrastes. De ce point de vue, si les jeunes concentrent l’attention des acteurs publics, les raisons de leurs préoccupations apparaissent plurielles, essentiellement établies sur des représentations sociales, très sensibles aux phénomènes de rumeur et de médiatisation.

6Pour répondre à cette question de recherche, il est possible de formuler une double hypothèse.

7Tout d’abord, l’intervention sectorielle en direction des jeunes est présentée comme étant conduite par deux impératifs sociaux qui apparaissent plus ou moins inconciliables : d’une part, la préservation de la paix sociale et la garantie que les règles de fonctionnement de la société seront respectées, au moins partiellement ; d’autre part, le besoin de protection de cette catégorie de population qui est considérée comme particulièrement vulnérable. Le poids de ces nécessités contraires sur l’intervention publique ne peut que très difficilement mener à la construction d’un secteur vraiment déterminé de politiques publiques, en particulier, s’il n’est pas structuré par des objectifs politiques fortement établis. Aujourd’hui, ces deux impératifs semblent chacun devenir plus aigus et plus problématiques. En termes d’implantation, il est possible de souligner une nette tendance à la séparation des deux sphères (les débats qui opposent depuis quelque temps les ministères de la Justice et de l’Intérieur sont une illustration intéressante des oppositions susceptibles de se développer entre prévention spécialisée et lutte contre la délinquance).

8Par ailleurs, au-delà de ces difficultés de sectorisation, la jeunesse constitue une catégorie de population envers laquelle les autorités publiques disent avoir plus ou moins obligation d’intervenir. Du point de vue de la cohésion sociale, la jeunesse représente le groupe envers lequel le processus d’intégration sociale ne peut pas et ne doit pas échouer. Dans cette perspective, les actions publiques menées en sa direction concentrent un degré de légitimité d’autant plus élevé qu’elles sont présentées comme les actions les plus positives que les autorités publiques sont susceptibles de mettre en œuvre.

9Ce chapitre prend appui sur différents travaux de recherche que nous avons menés depuis plusieurs années. Il est fondé, pour partie, sur les analyses conduites dans le cadre de notre thèse de doctorat intitulée Politiques de jeunesse et territoires, un siècle d’action publique à la marge, sur les résultats de plusieurs enquêtes portant sur la lutte contre le sida, l’exclusion sociale, la précarité, enfin, sur les réflexions conduites dans le cadre d’une commission de concertation du Commissariat général du plan concernant le rapport entre les jeunes et les politiques publiques et au sein de laquelle nous occupons les fonctions de rapporteur. Les résultats de ces investigations, de différentes natures, nous permettent d’avoir une vision transversale des évolutions en cours dans le champ des interventions publiques en direction des jeunes.

10La double hypothèse que nous nous proposons d’analyser peut être développée en abordant tour à tour la question de la nature inconciliable des impératifs sociaux envers la jeunesse et celle de l’évolution de l’intervention publique en direction des jeunes par rapport aux problématiques de cohésion sociale. De cette manière, nous travaillerons sur la mise en évidence d’un changement assez profond en matière d’intervention publique, marqué par le passage d’une réflexion en termes de secteur à une réflexion en termes de catégorie.

La nature inconciliable des impératifs sociaux en direction des jeunes

  • 1 En effet, les deux secteurs, sans être totalement superposables, connaissent des vagues d’implanta (...)

11Il est possible d’observer, depuis la genèse de l’intervention publique en direction des jeunes à la fin du XIXe siècle, la permanence de la coexistence de deux ressorts d’action publique antagonistes : le besoin de maintenir la paix sociale, d’une part, les impératifs de protection de la jeunesse, d’autre part. Cette concomitance apparaît, tout d’abord, dans les territoires puis structure progressivement la totalité du champ des politiques de jeunesse. Au niveau local, il est possible de faire référence aux tentatives conduites en direction de la jeunesse ouvrière visant à la fois la paix sociale et la protection de cette population dans le cadre des patronages « généralistes », puis l’extension de ces expérimentations par le biais des patronages pour mineurs sortant de prison. Au niveau national, la naissance conjointe des secteurs de l’éducation populaire et de l’éducation spécialisée à partir des mêmes réseaux d’acteurs peut servir d’exemple de coexistence des nécessités1. Cette articulation se révèle particulièrement intéressante pour l’analyse dans la mesure où elle permet de ne pas réduire entièrement l’action publique en direction de la jeunesse à une simple sous-partie des politiques de protection sociale, en développement au cours de la même période. En effet, ce domaine d’intervention, parce qu’il représente en lui-même une tentative de synthèse de deux impératifs sociaux très différents, contribue à fonder l’originalité et les bornes du problème public que constitue la jeunesse. Il s’appuie sur des groupes d’acteurs privés et publics qui, certes, entretiennent des liens avec le champ du social, mais qui sont organisés spécifiquement (de manière bénévole puis de plus en plus professionnelle) pour répondre aux deux impératifs sociaux que génèrent les jeunes.

12Cette particularité, alors qu’elle autorise à penser l’émergence d’une intervention spécifique en direction des jeunes, représente également un problème majeur puisque les objectifs sur lesquels elle repose se révèlent particulièrement difficiles à concilier à mesure que les problèmes sociaux à résoudre deviennent plus profonds. De ce fait, si les ressorts originels de la mise sur agenda en direction des jeunes apparaissent coexister depuis la fin du XIXe siècle, du fait de la superposition des sphères d’acteurs privés et publics agissant dans une perspective de réponse aux deux nécessités sociales, la période en cours aujourd’hui conduit à une certaine autonomisation des lieux de consultation et des espaces de mise en œuvre. Cette séparation résulte des objectifs multiples, et parfois discordants, des politiques de jeunesse.

13Au cours des deux dernières décennies, les politiques d’insertion sociale et professionnelle ont ainsi pris de l’envergure afin de répondre aux difficultés qui affectent plus particulièrement les jeunes dans un contexte de crise économique et sociale (taux de chômage plus élevé que l’ensemble de la population, paupérisation des jeunes appartenant aux milieux sociaux les plus vulnérables, processus d’incrémentation des phénomènes d’exclusion sociale, etc.). Dans le même temps, les politiques de sécurité se sont multipliées et ont pris des contenus de plus en plus répressifs pour répondre à la faiblesse et à l’inadéquation supposées du système classique de prévention de la délinquance.

14La croissance des interventions publiques en matière de politiques d’insertion sociale et professionnelle des jeunes peut être observée quantitativement et qualitativement. D’un point de vue quantitatif, « les dépenses publiques en faveur de l’emploi et de la formation des jeunes ont ainsi pris de l’ampleur en augmentant de 7,8 milliards en 1985 à 21,16 milliards en 1997 (en francs courants) si l’on tient compte des seules dépenses actives concernant les aides à la formation et à l’emploi » (Commissariat général du plan, 1999). Cette croissance budgétaire s’accompagne, en outre, d’une masse plus importante de jeunes touchés par ces interventions publiques. Comme le montre le même rapport :

« Ainsi, en s’appuyant sur les données que publie chaque année l’INSEE, dans le cadre de l’exploitation de l’enquête Emploi, on peut avancer qu’en 1975, l’intervention de l’État en direction des 16-25 ans concernait environ deux millions de jeunes – jeunes scolaires, jeunes chômeurs, jeunes au service national –, elle concerne désormais près de six millions de jeunes – jeunes scolaires, jeunes chômeurs, jeunes au service national – auxquels il convient d’ajouter 40 % des jeunes qui sont en emploi dans le cadre d’un emploi aidé. »

15D’un point de vue qualitatif, les interventions publiques en direction des jeunes se sont très nettement diversifiées. Un certain nombre d’éléments convergent pour accentuer ce mouvement :

  • l’extension des missions des institutions ;
  • la multiplication des dispositifs ;
  • le ciblage de plus en plus fin des publics ;
  • la prise en compte des caractéristiques des territoires ;
  • l’entrée en scène de nouveaux acteurs.

16S’agissant de la « sécurisation » des espaces, les travaux de recherche menés actuellement dans le cadre de l’Institut des hautes études sur la sécurité intérieure soulignent les diverses tentatives des autorités locales et nationales, des acteurs privés et publics locaux pour répondre aux besoins de paix sociale qui se multiplient dans les territoires : « depuis 1982, face aux quartiers en difficulté, on voit l’État osciller entre des politiques spécifiques ou des politiques globales, pour améliorer la sécurité tout en essayant d’enrayer les effets de l’affaiblissement de la cohésion sociale et du “lien civil” qui en constitue la manifestation majeure » (Ocqueteau, 1999). Les tâtonnements des pouvoirs publics se traduisent par la mise en place de divers instruments visant à « pacifier » les espaces, à les prémunir, essentiellement contre la violence des jeunes. Cela dit, les expérimentations en cours se heurtent assez rapidement aux limites de l’idée républicaine de démocratie locale :

« Médiateurs interculturels, femmes-relais, “agents d’ambiance”, correspondants de nuit, médiateurs de quartiers, grands frères tentent de désamorcer des conflits interethniques ou interculturels de plus en plus aigus sur ces espaces entre les institutions et certaines fractions de la population. Ces amorces de conciliation, de médiation et d’arbitrage ne parviennent toutefois pas à s’institutionnaliser, car la vigilance démocratique demeure toujours en alerte quant aux possibles dérives communautaristes avec : perte de neutralité par rapport aux valeurs universalistes de la République, et plus prosaïquement, risques de clientélisme et de caïdat, recherche populiste d’une notoriété personnelle locale du médiateur au détriment de l’intérêt public » (Ocqueteau, 1999).

17Ces forces centrifuges contribuent nettement à saper le soubassement commun à l’ensemble des politiques de jeunesse préexistantes, à savoir, la volonté de répondre conjointement aux deux nécessités sociales dominantes en direction des jeunes.

Les faiblesses de sectorisation et la distorsion des enjeux politiques en matière de jeunesse

18L’analyse des politiques de jeunesse permet de démontrer que la double nécessité qui pèse sur les autorités publiques contribue à affaiblir chaque tentative de constitution d’un réel secteur d’action publique en direction de la jeunesse. Cela apparaît d’autant plus vrai que la tension entre les deux contraintes sociales est rarement explicitée et traduite dans les faits.

19Si l’on met entre parenthèses les très exceptionnelles périodes du Front populaire et du Gouvernement de Vichy, durant lesquelles la jeunesse est clairement considérée comme l’un des vecteurs les plus efficaces pour atteindre les objectifs politiques poursuivis par ces deux régimes, les diverses tentatives politiques qui émergent au cours des périodes suivantes sont révélatrices d’une difficulté réelle à trouver un espace, une marge de manœuvre pour un secteur à part entière de politiques publiques de jeunesse. À cet égard, l’épisode le plus abouti de la quête de sectorisation est la phase de cogestion mise en œuvre par Maurice Herzog, haut commissaire de la Jeunesse et des Sports, de 1958 à 1966. En effet, au cours de ces quelques années, Maurice Herzog tente de faire émerger une prise de conscience du caractère largement transversal des problèmes de jeunesse et, par conséquent, de la nécessité d’une acception « décloisonnée » de la question « jeune », au-delà des compétences relativement étroites accordées à son ministère, avec une réelle prise en compte de ceux qui apparaissent alors les médiateurs de cette population, à savoir les organisations de jeunesse et d’éducation populaire. Avec le départ de Maurice Herzog, le recours à ce type de conception fait assez rapidement long feu. Les successeurs du haut commissaire prônent la suprématie des interventions directes en faveur des jeunes et adoptent une vision assez étroite des actions à implanter.

20Cependant, si aucun secteur vraiment établi de politiques publiques n’a émergé par le biais de la pérennisation du ministère de la Jeunesse et des Sports, une partie des espaces locaux ont donné lieu à la construction progressive d’un champ de l’action publique en direction de la jeunesse, grâce à l’existence de réseaux locaux regroupant les différents types d’acteurs de jeunesse (impliqués essentiellement dans l’intégration des jeunes par la culture et les loisirs et la prévention de la délinquance). Ces acteurs locaux ont dû, de fait, trouver un mode de résolution des exigences sociales contradictoires présidant à l’intervention publique en direction de la jeunesse. L’exemple le plus significatif de la cohésion de ce champ jeunesse est sans doute l’épisode des blousons noirs au cours des années 1960 pendant lequel les professionnels parviennent à articuler une prise en charge complémentaire des difficultés des jeunes.

21Au cours de cette décennie, une typologie des jeunes domine, qui permet de penser une approche globale de cette population, prenant conjointement en compte les deux impératifs sociaux. Cette typologie, dominante pendant les années 1960, classifie les jeunes en trois catégories renvoyant aux diverses obligations de l’intervention publique en faveur de cette population : les jeunes organisés, les jeunes inorganisés mais organisables, les jeunes inorganisés et inorganisables. Pour les jeunes organisés, regroupés dans les associations et mouvements de jeunesse, aucune intervention publique n’est envisagée. En direction des jeunes inorganisés mais organisables, les équipements collectifs classiques type Maisons des jeunes et de la culture et Maisons de quartier sont prévus, avec charge pour les animateurs socioculturels, dont la profession se structure alors, de mettre en œuvre des projets collectifs et territoriaux pour les jeunes. Les missions des animateurs sont larges, mais ils jouent implicitement un rôle de détecteurs des difficultés que peuvent rencontrer les jeunes et constituent un relais possible pour les autres catégories de travailleurs sociaux. Enfin, pour les jeunes inorganisés et inorganisables, les clubs de prévention sont pensés et confiés aux éducateurs spécialisés qui reçoivent pour mission d’encadrer les jeunes délinquants et d’assurer la paix sociale dans les quartiers considérés. Cette typologie, qui représente une tentative de rationalisation territoriale et transversale de l’intervention publique en faveur des jeunes, reçoit un accueil favorable à la fois de la part des professionnels et des élus locaux.

22Cette complémentarité est progressivement déconstruite, au début des années 1980, sous l’effet de plusieurs facteurs : des facteurs internes au champ jeunesse, tout d’abord, la crise des organisations et mouvements de jeunesse qui ne cessent de perdre de l’audience au cours de ces années (Martin, 1985), la critique émergente de la prévention spécialisée et des travailleurs sociaux (Lenoir, 1974 ; Ion, 1992 ; Autès, 1998), la perte de pouvoir de Jeunesse et Sports (malgré les espoirs suscités par l’alternance de 1981); des facteurs externes, ensuite, la montée de la violence dans les quartiers périphériques des villes (Bachman et Leguennec, 1995), la croissance des phénomènes d’exclusion sociale touchant plus particulièrement les jeunes (Dubet, Jazouli et Lapeyronnie, 1985 ; Dubet, 1986), l’implantation des politiques de la ville (Garraud, 1987), les transferts de compétence suite aux lois de décentralisation.

23Or, la simultanéité de la survenue de ces facteurs rend tout à fait épineuse la poursuite conjointe des enjeux de paix sociale et de protection de la jeunesse, tout au moins sous l’angle d’un traitement sectorisé. À cet égard, la situation est assez similaire à celle des politiques familiales décrite par Jacques Commaille dans Misères de la famille, questions d’État (1996). Il souligne l’existence d’un : « Point de passage entre un régime de régulation moderne, fondé sur l’idée d’unicité et d’universalité […] et un régime de régulation postmoderne, incertain, généré, imposé » qui s’articule avec une politique « sans projet politique et une non reconnaissance de l’interdépendance des questions qui favorise une technicisation de la politique ». L’intervention publique en direction des jeunes apparaît plus ou moins soumise au même phénomène. On assiste, en effet, à un traitement de la catégorie jeunesse de plus en plus systématique mais aussi de plus ou plus cloisonné, à l’intérieur de chaque ministère, quelle que soit, par ailleurs, la prise de conscience du caractère inextricable des problèmes touchant la jeunesse.

Les espaces cloisonnés de la régulation sociale de la jeunesse

24En effet, si le processus de sectorisation interne à l’administration centrale Jeunesse et Sports a globalement échoué du point de vue de l’émergence d’un espace circonscrit d’action publique globale en direction de la jeunesse, les pouvoirs publics prennent aujourd’hui largement en charge cette population mais développent des visions plutôt diffractées de la jeunesse à partir des deux impératifs sociaux évoqués. C’est ainsi que, pour répondre à la nécessité de maintien de la paix sociale, sont développées, au cours des deux dernières décennies, des politiques d’insertion sociale et professionnelle, des politiques de transport et de logement, la politique de la ville. Au nom des impératifs de protection des jeunes, sont mises en œuvre des politiques de santé, d’allocation de ressources en direction des jeunes adultes. Les politiques les plus récentes ne s’adressent généralement pas aux jeunes seuls mais ces derniers constituent le public majoritaire des nouveaux dispositifs.

25Cette prise en charge cloisonnée pose évidemment la question de la cohérence d’ensemble des politiques. Quelques tentatives avaient bien été menées au cours des années 1960 pour éviter des écarts de conception par trop flagrants. Citons à cet égard le Haut Comité de la jeunesse de 1955 et le FONJEP (Fonds interministériel pour la jeunesse et l’éducation populaire) de 1964. Dès cette période, ces organismes de concertation sont l’occasion de poser, de manière centrale, le problème de la légitimité ministérielle de la prise en charge de la jeunesse. Dans le cas du Haut Comité de la jeunesse, il s’agit de « coordonner et d’animer, pour ce qui concerne les questions relatives à la jeunesse, l’action des différentes administrations, laissant à chacune ses responsabilités propres et le maximum d’initiatives » (Tétard, 1986). Dans le cas du FONJEP, issu de l’expérience d’une des commissions de travail du Haut Comité, l’objectif est plutôt de trouver un moyen décloisonné pour financer les postes d’animateurs socio-culturels qui se créent un peu partout sur le territoire à cette période. Néanmoins, la présence, au sein de cette organisation, de nombreux ministères sociaux permet de prendre la mesure du caractère interministériel des questions soulevées par la jeunesse. Ainsi que le souligne alors le ministre de la Santé, cette instance est l’occasion de révéler les connexions entre politiques de la jeunesse et politiques sociales : « la présence du ministère de la Santé et de la Population, de la Caisse nationale de la sécurité sociale et de l’UNCAF, d’une part, de l’UFJT et de la Fédération des centres sociaux, d’autre part, marque, à côté de sa vocation éducative et culturelle, le caractère social du FONJEP » (Tétard, 1996).

26En deçà de la question de la cohérence des politiques, la prise en charge cloisonnée de la jeunesse par les différentes instances ministérielles pose plus largement la question de la lisibilité des interventions, de la connaissance des dispositifs. La plus grande confusion est parfois entretenue en matière de politiques publiques s’adressant aux jeunes. C’est, notamment, le cas avec les politiques de la ville. En effet, en forçant un peu le trait, on pourrait dire que les politiques de la ville sont en fait essentiellement des politiques conduites en direction des jeunes des quartiers difficiles issus de l’immigration. En reprenant les propos de Philippe Estèbe (1999b), il est possible de montrer tout le paradoxe des liens progressivement établis entre politiques de la ville et jeunesse. Alors que la majorité des actions concrètes des politiques de la ville est dirigée vers la jeunesse des quartiers prioritaires, le thème de la jeunesse est peu analysé, le terme même « jeunesse » est peu mentionné. L’existence d’une priorité territoriale a correspondu à un retrait de Jeunesse et Sports d’un bon nombre de territoires. Et, en même temps, la question de la jeunesse est omniprésente lorsque l’on parle des quartiers prioritaires, qu’il s’agisse de la jeunesse d’origine étrangère, du thème de la famille et de la responsabilité des parents, du thème des incivilités ou encore des rapports entre jeunesse et police. Or, les politiques qui sont ainsi implantées n’explicitent jamais leur logique d’intervention en faveur des jeunes. Bien au contraire, la définition de l’action proposée repose sur une proposition de traitement territorial et transversal, ces deux axiomes étant l’occasion, à de nombreux égards, d’éviter toute réflexion sur la population ciblée.

27On assiste, par conséquent, au développement, depuis le début des années 1980, de formes d’action publique polycentrées et plus ou moins impensées en direction des jeunes, à partir de nombreuses instances ministérielles chargées d’appliquer le maintien de la paix sociale et de préserver la jeunesse. Sans même poser la question de la cohérence des différentes initiatives, on se trouve aujourd’hui devant un simple problème de connaissance des actions conduites. De ce point de vue, la commission de concertation du Commissariat général du plan qui travaille actuellement sur le rapport entre jeunes et politiques publiques a, notamment, pour mission de recenser les différentes actions publiques développées en France en direction des jeunes.

28L’écart entre le volume des interventions publiques en direction des jeunes et le manque de visibilité, de réflexions concernant cette catégorie de population, renvoie manifestement à des questionnements plus larges sur les fondements de l’action publique en direction de cette population. En effet, ce décalage pose des questions très nombreuses mais rarement élucidées sur le rôle attribué à la jeunesse dans notre société, sur les fonctions plus ou moins pensées qu’elle occupe pour les autorités publiques.

L’intervention publique en direction de la jeunesse : cohésion sociale et « devoir » du politique

29Afin de résoudre cet écart, il est possible de développer l’analyse suivante : si la jeunesse fait l’objet d’une attention si soutenue (quoique largement non portée par un quelconque projet politique) de la part des pouvoirs publics, c’est que l’intervention publique en sa direction bénéficie d’une forte légitimité ; c’est aussi que ce public présente des caractéristiques qui facilitent le déploiement des politiques et des mises en œuvre. Seul, le recours à ce type d’arguments permet de sortir du paradoxe initial évoqué dans ce chapitre. En effet, les spécificités de l’intervention publique en direction de la jeunesse apparaissent comme les seuls éléments amenant à une compréhension de la focalisation de l’intérêt des pouvoirs publics sur cette catégorie de population, elle-même largement sous-représentée dans les espaces de médiation et de structuration de l’action publique. Néanmoins, une telle auto-légitimation des politiques conduites en direction des jeunes soulève des questions fondamentales au regard du sens et des limites de l’action publique. Dans la perspective des constats dressés par Philippe Warin (1995), il est possible d’attirer l’attention sur les dangers d’une telle perspective :

« On ne peut comprendre la construction des politiques publiques sans aborder en priorité le travail conjoint des professions, de la haute administration et des hommes politiques en vue de surmonter l’antinomie de la régulation (comment hiérarchiser les problèmes à résoudre ?) et de la légitimation (comment, en agissant, ne pas exclure sont qui sont nécessairement lésés, laissés pour compte, contraints par la solution retenue ?) […]. Cela étant, à ne voir les référentiels produits que comme le résultat des conceptions que les médiateurs et les élites dirigeantes nourrissent à un moment donné à l’égard de la société, on met le doigt sur une perspective inquiétante : celle dans laquelle l’ordre social produit par les politiques publiques échapperait totalement aux individus destinataires de ces politiques. On peut craindre alors une forme d’aliénation politique fondamentale. En effet, si la production des référents qui guident l’action publique échappe à ce point aux citoyens et même aux agents qui en exécutent la mise en œuvre, n’assiste-t-on pas à un désaccouplement entre ce système de représentations déterminant l’ordre social et le monde vécu ?»

La jeunesse et son statut majoré pour la cohésion sociale

30Pour comprendre le caractère massif des interventions publiques en direction de la jeunesse, il faut envisager sa prise en charge sous l’angle plus général de la régulation sociale et des régimes de citoyenneté tels que décrits par Jane Jenson (1998) et Bruno Jobert (1999). En effet, si, comme ces deux auteurs, on avance le fait que la régulation ne peut fonctionner sans principe de légitimation, l’intervention publique en direction de la jeunesse peut, à certains égards, être envisagée comme une des composantes essentielles de ce processus. La jeunesse, si elle ne fait pas l’objet d’une institutionnalisation par le biais d’un secteur de politiques publiques, constitue, en revanche, une catégorie de population centrale pour le fonctionnement de notre régime de citoyenneté. En prolongeant l’argumentation de Bruno Jobert, on peut dire que :

  • les régimes de citoyenneté étant basés sur la définition des droits des individus et des limites de l’intervention publique, à partir de références à des figures construites des types d’individus ciblés, la jeunesse constitue une population en devenir sur laquelle il faut concentrer les efforts du politique afin de prolonger la figure de l’homme salarié qui constitue la référence d’ensemble du système ;
  • à cet égard, si chaque régime de citoyenneté dresse des ensembles hiérarchisés de statuts au centre desquels on trouve le « citoyen normal », on peut dire que la jeunesse, du fait de la crise économique, sociale et surtout politique qui touche notre système de régulation depuis le début des années quatre-vingt, constitue une catégorie de population qui bénéficie d’un statut majoré. Cette affirmation peut être consolidée par deux éléments : le fait, déjà évoqué, de la coexistence de deux impératifs sociaux qui tendent à devenir de plus en plus pressants au cours des deux dernières décennies ; le fait, surtout, de la « nécessité absolue » d’incorporation au système de régulation sociale que représente la jeunesse. Pour forcer un peu le trait, on peut affirmer que si le constat que fait Bruno Jobert concernant le retour de l’État et du politique sur la scène sociale est exact, la jeunesse fait partie des populations les plus concernées par cette intervention. En effet, parmi les nouvelles politiques développées, on peut prendre pour exemple les politiques de la ville, les politiques d’insertion sociale, les politiques de lutte contre l’alcoolisme, la toxicomanie et le sida… et observer que la catégorie de population la plus largement ciblée par les différentes autorités publiques est la jeunesse.

31Dans cette logique, nous pouvons souligner le fait que la jeunesse est essentiellement destinataire de politiques publiques symboliques. La question n’est pas tant d’intervenir en direction des jeunes par le développement de politiques substantielles que de montrer que les autorités publiques placent cette catégorie de population en centre de leurs préoccupations. En effet, au sein des politiques précitées (ville, insertion sociale, alcool, toxicomanie, sida…), le ressort de l’intervention publique en direction des jeunes n’est pas vraiment légitimé par le fait que ces derniers sont plus souvent victimes des questions sociales et sanitaires, mais par le fait que les pouvoirs publics portent une attention accrue à la protection de cette population. L’intérêt massif des autorités publiques pour cette catégorie de population est là pour mettre en valeur un projet politique sous-tendu par les nécessités de cohésion sociale.

32Si nous prenons l’exemple de la lutte contre le sida, la jeunesse apparaît en quelque sorte comme le public qui s’impose de manière prioritaire aux autorités publiques. Ce phénomène est d’autant plus intéressant qu’il n’est pas renforcé par un risque accru de contamination pour les jeunes. Nous pouvons nous référer, pour appuyer notre argumentation, au dernier numéro du magazine Acteurs (magazine interne de l’administration sanitaire et sociale de l’État, décembre 1999) qui fait le bilan de la dernière Journée mondiale de lutte contre le sida. Ce magazine illustre les politiques de prévention actuellement menées en France en ayant recours à deux exemples qui, tous deux, ont pour population-cible les jeunes. Nous avons choisi ces exemples parce qu’ils apparaissent vraiment révélateurs de la façon dont l’administration déconcentrée relaie fortement le rôle central des jeunes à l’égard du fonctionnement social dans son ensemble.

33L’argumentation déployée dans ce cadre est intéressante car elle rend compte de la légitimité particulière que possèdent les jeunes dans ce champ, au regard du fonctionnement social dans son ensemble. Le premier entretien est conduit auprès de la secrétaire administrative de la DDASS du Lot. Elle affirme : « Il s’agit de sensibiliser les jeunes, de les rendre plus actifs sur un sujet qui les concerne tout particulièrement. » « C’est un âge où la prise de risques est importante et c’est à cette jeunesse porteuse d’avenir qu’il faut transmettre des messages de prévention. » On voit bien que la question qui est au cœur de cette action c’est la jeunesse du fait de ses comportements sexuels, mais aussi, et peut-être surtout, du fait de ce qu’elle représente comme potentialités pour le fonctionnement social. Il faut protéger la jeunesse parce que c’est elle qui est dépositaire de l’avenir de notre société et non pas nécessairement parce qu’elle se trouve en situation plus dangereuse que le reste de la population.

34De façon encore plus marquée, la seconde action de prévention citée concerne la Seine-Maritime, département au sein duquel le comité de pilotage de l’action de la Journée mondiale de lutte contre le sida a décidé

« […] de cibler sa prochaine initiative en matière d’éducation et de prévention, vers le public constitué de jeunes de 12 à 16 ans habitant de préférence dans les quartiers urbains “difficiles” et dans les zones rurales. Améliorer la prévention de l’infection à VIH et éviter la discrimination à l’encontre des personnes infectées par le virus sont les objectifs visés par cette journée. Pour ce faire, ces jeunes seront amenés à s’exprimer et à dialoguer sur les questions qui les préoccupent dans les domaines de la sexualité, de la contraception, des MST et de l’infection à VIH afin qu’ils puissent trouver des réponses à leurs propres questions. »

35Il apparaît clairement que le public ciblé, particulièrement jeune, n’est pas vraiment délimité en fonction de sa prise de risques. Il s’agit dans ce cas de protéger les jeunes en référence à leur milieu de vie : les quartiers urbains difficiles et les zones rurales. Non pas que l’épidémie soit statistiquement plus développée dans ce type d’endroits, mais parce que l’on suppose que les messages de prévention ont besoin d’y être particulièrement « martelés ». Le plus paradoxal est sans doute le second objectif affirmé pour cette action de prévention : éviter la discrimination à l’encontre des personnes infectées par le virus et les moyens employés pour ce faire : faire s’exprimer les jeunes sur les questions qui les préoccupent… On ne voit pas très bien quel peut être le lien réel entre objectif poursuivi et moyen appliqué dans ce cas de figure. La seule légitimation qui vaille tient simplement au fait que la jeunesse, ainsi que nous l’avons souligné, s’impose comme public prioritaire des politiques de prévention.

36Les choses sont d’autant plus nettes quand on les met en perspective avec les données épidémiologiques de la maladie. Comme le souligne le même numéro du magazine Acteurs :

« En France, la situation vis-à-vis du VIH n’est pas stabilisée. Le nombre de nouvelles contaminations est stable, mais ne décroît plus et le nombre de personnes atteintes augmente. La contamination hétérosexuelle devient majoritaire en nombre. […] Outre la prévention, qui est au cœur du programme de lutte contre l’infection à VIH, et que nous devons soutenir notamment en direction de la population hétérosexuelle, en particulier des femmes, des personnes migrantes – pour lesquelles l’accès au dépistage est trop tardif –, des homosexuels chez qui les signes de relâchement sont les plus perceptibles, et les usagers de drogues, fortement concernés par la transmission du virus de l’hépatite C, nous devons nous attacher à aménager l’accès au diagnostic précoce et à la prise en charge. »

37Ces constats laissent entrevoir le fait que les difficultés les plus grandes en matière de transmission ne sont pas focalisées sur la population jeune, ou du moins, pas avec plus d’envergure que les autres catégories de la population.

38Cette attention accrue des pouvoirs publics à la population jeunesse s’explique aussi, semble-t-il, au-delà de la nécessité de cohésion sociale d’ensemble, par les caractéristiques afférentes à l’intervention publique en direction de cette population.

La jeunesse, sa captivité face au « devoir » du politique

39Afin de saisir les fondements de l’accroissement du nombre de politiques publiques nationales et locales en direction des jeunes, il faut aussi analyser les spécificités de cette catégorie de population et les caractéristiques des actions qui la concernent. En effet, du fait de la particularité évoquée de la jeunesse en termes de mobilisation, il faut insister, pour ce qui concerne les politiques en sa direction, sur d’autres types de mécanismes pour comprendre l’émergence d’initiatives toujours plus nombreuses en sa direction. En citant de nouveau P. Warin (1995), nous pouvons souligner que

« […] c’est très précisément en tenant compte de ce type de frottement entre des systèmes de représentations et de normes différents et de rang inégal, à tout moment dans le déroulement d’une politique publique, que l’on peut rendre compte de l’enjeu des politiques publiques en tant que lieux, parmi d’autres, de fabrication de l’ordre social. C’est la seule façon, semble-t-il, d’échapper à une conception de la formation des politiques publiques organisée selon des relations arborescentes, élites/médiateurs/professions, qui tendent à trop ignorer certaines catégories d’acteurs, certes dépourvus de pouvoir institutionnel, mais pas moins susceptibles d’agir, même involontairement, sur la dynamique des référents normatifs qui structurent l’action publique. »

40Deux éléments propres à la mise en œuvre d’actions publiques en direction de la jeunesse peuvent être mis en avant afin de saisir les mécanismes à l’œuvre dans les politiques de jeunesse :

  • le fait de privilégier les actions en direction des jeunes parce que ce public est un public captif ;
  • le fait que les actions menées en direction de ce public soient considérées à la fois comme hautement légitimes et porteuses électoralement.

411. Le caractère captif de la jeunesse. Ce premier élément tombe un peu sous le sens, mais il est loin d’être négligeable lorsque l’on considère le nombre d’actions qui sont menées en direction des jeunes. En effet, si l’on prend l’exemple des politiques de santé, on s’aperçoit que les jeunes sont de loin la catégorie de population la plus ciblée par les campagnes de prévention de toutes sortes quand bien même cette catégorie est également celle qui bénéficie du meilleur état de santé par rapport à la population dans son ensemble (taux de mortalité et de morbidité bien inférieurs aux autres catégories). C’est que la population jeune est particulièrement facile à atteindre lorsqu’on la compare avec les autres catégories d’âge : « une intervention utilisant les structures scolaires permet de toucher plus de 95 % des jeunes entre 12 et 18 ans ». Dans ce cadre, de nombreuses campagnes de prévention peuvent être déployées sur les grands thèmes de santé publique (alcool, tabac, sida, toxicomanie…) sans que la question de l’opportunité des actions soit vraiment posée pas plus que celle de leur portée.

42La jeunesse n’est pas seulement captive dans les structures scolaires. En effet, les nombreux lieux qu’elle fréquente ou auxquels elle est liée font l’objet d’un investissement presque systématique du discours de prévention. Il en est ainsi des Foyers de jeunes travailleurs, des Maisons de jeunes et de la culture, des Centres de loisirs sans hébergement mais aussi des clubs de théâtre, de sport, de loisir et plus récemment des boîtes de nuit, des bars, des raves parties…

  • 2 Sans vouloir multiplier les exemples, ce type d’action est également à l’œuvre dans les politiques (...)

43Plus que toute autre catégorie de population, la jeunesse peut être aisément touchée par les politiques de prévention. S’adresser à la jeunesse, dans les campagnes nationales ou locales par le biais de l’affichage ou du soutien à l’initiative des jeunes, s’impose comme une nécessité. Peu importe (ou presque) si les actions ainsi développées ont un impact quelconque sur les groupes de jeunesse considérés. On peut citer, à l’appui de cette argumentation, l’exemple du Défi brestois2. Cette opération, comme son nom l’indique, se déroule chaque année au sein de la municipalité brestoise. Il s’agit de promouvoir, le temps d’un week-end, l’abstinence en matière d’alcool. Le public-cible de cette opération, qui se renouvelle aujourd’hui depuis quelques années, est la jeunesse. Or, une évaluation de l’impact de cette opération a été menée par un groupe de sociologues. Il ressort de ce travail que les jeunes ne se sentent que très peu concernés par le Défi brestois. En effet, selon eux, ce type de campagne s’adresse en priorité aux alcooliques, c’est-à-dire des personnes qui boivent tous les jours, sans nécessité de recours à un cadre festif, et qui ont plus de 30 ans. Par conséquent, pas eux. Ces maigres résultats n’empêchent pas l’opération de se renouveler et d’être portée comme une des actions phares de la municipalité brestoise en matière de promotion de la santé. Là encore, l’intérêt de l’action publique est fortement lié au symbole que représente l’action en direction de cette population.

442. La jeunesse apparaît, en outre, comme une population auprès de laquelle le développement des interventions publiques constitue un domaine hautement légitime. Dans la logique des arguments déployés par Jacques Commaille et Claude Martin (1998), qui soulignent la tendance de l’État à considérer « l’espace familial […] comme un espace d’incompétence, ou, tout au moins, un lieu de faiblesses réelles ou potentielles auxquelles il appartient à l’État de remédier », il est possible d’affirmer que la croissance continue des actions des autorités publiques en direction des jeunes constitue le dernier mode de légitimation d’une intervention publique qui est entrée plus ou moins en crise. En effet, intervenir en direction des jeunes permet à la fois de légitimer le pouvoir qui est confié au responsable politique et d’éviter de poser la question des groupes-cibles (et, par conséquent, d’éviter d’entrer dans le détail des situations de marginalité et de besoins spécifiques de protection).

45Nous avons observé ce phénomène de nombreuses fois s’agissant de l’intervention des collectivités locales en matière de lutte contre le sida. Dans ce cadre, la jeunesse est souvent le seul public faisant l’objet de campagnes de prévention.

« Les jeunes font l’objet d’une attention toute particulière de la part des collectivités territoriales et de certaines institutions – sans parler bien évidemment de l’Éducation nationale. C’est ainsi qu’un questionnaire adressé dans le Val d’Oise à l’ensemble des structures susceptibles d’avoir mené des actions de prévention (et envoyé par le groupe de travail sur la prévention dans le cadre du comité de programmation) révèle que “le plus grand nombre d’actions s’adresse à un public jeune alors que certains groupes de population sont trop peu informés : les femmes et les toxicomanes […]”. Considérés comme étant plus menacés, en raison de rapports sexuels plus précoces et diversifiés ainsi que de l’étendue des pratiques addictives, les jeunes sont soumis à une multiplication d’actions faiblement coordonnées entre elles, souvent ponctuelles et qui aboutissent parfois à des incohérences et des redondances : tel jeune sera soumis dans la même année à plusieurs séances d’information, tel autre passera au travers. Dans les deux cas, le résultat escompté n’est pas atteint : chez le premier, on relève un phénomène de lassitude qui peut déboucher sur une démobilisation, chez le second, l’information ne passe tout simplement pas » (Borraz, 1998b).

46Les collectivités locales expliquent leur choix dans un discours relevant de « la jeunesse comme degré zéro du devoir politique ». Ainsi, la plaquette de présentation « Pour une politique de la jeunesse à Rennes », éditée par cette municipalité précise-t-elle :

  • 3 Pour une politique de la jeunesse à Rennes, Ville de Rennes, 1998.

« Si la Ville ne peut intervenir sur l’ensemble des éléments qui concourent à cette situation [la difficulté du passage de l’enfance à l’autonomie], elle entend agir et mobiliser pour que chaque jeune trouve sa place dans la cité, en particulier les jeunes les plus en difficulté et les plus fragilisés aujourd’hui. Les principaux terrains d’intervention correspondent aux besoins et préoccupations majeurs des jeunes d’aujourd’hui : l’insertion professionnelle et sociale des jeunes ; la pratique du sport, l’accès à la culture, l’accès au premier logement et la santé ; la mise en valeur des pratiques culturelles3

  • 4 Les maires et le lien social, ODAS, 1998.

47Cette attention particulièrement soutenue des pouvoirs publics à la jeunesse se retrouve, par exemple, dans une enquête récente de l’ODAS (novembre 1998)4 qui fait état du « regard des maires sur l’évolution de l’action sociale » dans 300 villes de plus de 10000 habitants. Cette enquête montre que, progressivement, le public jeune s’est imposé comme le public prioritaire des politiques municipales. Les jeunes sont ainsi passés depuis 1985 du 5e au 1er rang des priorités des élus locaux, à égalité avec les personnes démunies.

Quelles sont les populations prioritaires pour votre commune dans le passé, le présent et le proche avenir ?

Quelles sont les populations prioritaires pour votre commune dans le passé, le présent et le proche avenir ?

Source : Les maires et le lien social, ODAS, 1998, p. 17.

48D’une manière générale, on peut dire que les jeunes mobilisent de façon de plus en plus formelle l’intérêt des pouvoirs publics tant nationaux que locaux. Lorsque l’on observe les évolutions récentes de la prise en charge de la jeunesse au sein des grandes municipalités, il est possible de souligner plusieurs tendances : l’institutionnalisation, tout d’abord, des politiques de jeunesse, la dernière législature locale est marquée par l’accroissement du nombre d’élus chargés de la jeunesse et par un travail de définition des politiques locales de jeunesse ; la mise en avant, très volontariste, de la jeunesse comme public ressource des collectivités locales, ensuite. À travers les documents des collectivités locales, on voit pointer une volonté très précise de valoriser la jeunesse. Ainsi, cet éditorial d’octobre 1998 du magazine Jeunes à Rennes intitulé « Les jeunes et la ville » :

« […] deux mots qui se cherchent, deux langages, tantôt distants, tantôt complices, tantôt étrangers, tantôt fondus, deux mots qui ont rendez-vous dans le rêve ou le quotidien pour se dire, se confronter, se construire, s’apprivoiser, deux mots et au-delà bien sûr, deux réalités inséparables dont l’harmonieuse rencontre compte tant pour les élus de cette ville… »

49La jeunesse est ainsi couramment interpellée pour participer à la construction de l’espace public local ou national. Les autorités publiques recourent de manière de plus en plus systématique à cette demande de participation, pour, semble-t-il, à la fois, légitimer leurs interventions et renouveler leurs manières d’aborder la question du public-cible, des ressortissants des politiques. Cette tendance à la sollicitation des populations peut-être interprétée comme une tendance de fond des politiques publiques récentes, qui, tout en restant encore peu développée, peut bouleverser à termes les modes de faire de l’action publique. Au-delà des discours, l’impact à long terme de ce type d’évolution peut être révélateur de tendances émergentes de l’action publique (Renard, 1999). Comme le démontre Sylvie Biarez (1998) :

« L’existence d’un espace public de délibération, où la coproduction de l’action publique serait possible, reste encore rare, en dépit des médiations individuelles et collectives opérées par les élus. L’accent mis sur le caractère entrepreneurial et partisan des élus ne révèle qu’une part de la réalité et contribue à dépolitiser le champ local, et à rendre encore plus opaque l’action publique. Pourtant, s’il y a privatisation de la chose publique soustraite à la scène et aux institutions supposées l’incarner, les chances de voir surgir des modalités de délibération ou de coproduction résident peut-être dans l’éclatement de la puissance publique, dans les trous ou les absences qu’elle manifeste, ou dans une reconversion des technologies politiques. Cette reconversion, qui pourrait intervenir sous diverses influences, amènerait à revoir les modes d’action et à exploiter les vides sociaux, elle valoriserait des collectifs porteurs d’un bien commun en tenant compte des subjectivités culturelles et collectives. »

50Cette tendance à une prise en compte plus fréquente et plus systématique des jeunes dans les politiques publiques apparaît tout à fait intéressante dans la mesure où elle témoigne d’une volonté de s’appuyer sur cette catégorie de population pour transmettre les projets sociétaux de l’État et des collectivités locales. En ce sens, elle représente un changement certain dans les tentatives d’approche des publics cibles de l’action publique. Non seulement la jeunesse apparaît comme un public hautement légitime, porteur de ressources et s’imposant au politique, mais elle constitue également le seul groupe de population directement accessible pour les pouvoirs publics. Cette double propriété de la jeunesse en fait incontestablement une population fort attractive pour les pouvoirs publics. En outre, il semble que ces tentatives d’établissement d’un dialogue, d’instauration d’une relation de proximité entre les responsables et les jeunes marquent à la fois une reconnaissance de l’échec des politiques développées en direction des jeunes au cours des années précédentes au niveau local et national, mais également la volonté de renouveler les pratiques participatives, les liens entre les autorités publiques et leurs ressortissants. Or, les qualités précitées de la jeunesse en font un public tout à fait indiqué pour pratiquer ces tentatives de renouvellement, de meilleur ajustement entre les projets politiques des autorités publiques et la façon de prendre en charge cette catégorie de population.

Notes

1 En effet, les deux secteurs, sans être totalement superposables, connaissent des vagues d’implantation et d’institutionnalisation parallèles. Tel est le cas à la fin du XIXe siècle, quand les patronages de jeunes sortant de prison et les patronages plus « généraux » se structurent. De même, après la Seconde Guerre mondiale, quand les deux secteurs stabilisent leurs liens avec l’État. L’éducation populaire bénéficie d’un regain d’intérêt de la part des pouvoirs publics et des jeunes et se trouve par conséquent bénéficiaire d’une large partie des subsides étatiques. L’éducation spécialisée, quant à elle, prend ses formes modernes et bénéficie de la confiance des magistrats pour bâtir un large secteur associatif habilité à suivre les jeunes en situation de danger ou les jeunes ayant commis des délits. Du point de vue des acteurs concernés, nous pouvons souligner une grande proximité dans le recrutement des professionnels et militants des deux sphères. Quelques travaux d’historiens ont, en effet, montré que, parmi la première génération d’éducateurs spécialisés, nombreux sont ceux qui sont venus à cette profession après avoir fait leurs premières armes dans les mouvements scouts (Gardet et Le Goïc, 1995).

2 Sans vouloir multiplier les exemples, ce type d’action est également à l’œuvre dans les politiques de lutte contre le sida, contre les conduites à risque et les conduites addictives. Les jeunes sont toujours ciblés en priorité au nom de leur préservation, mais aussi du fait du caractère aisé de l’intervention en leur direction. La question de la pertinence de l’intervention du point de vue des données épidémiologiques ne se pose pas réellement, pas plus que la question des méthodes d’intervention auprès de ce public.

3 Pour une politique de la jeunesse à Rennes, Ville de Rennes, 1998.

4 Les maires et le lien social, ODAS, 1998.

Table des illustrations

Titre Quelles sont les populations prioritaires pour votre commune dans le passé, le présent et le proche avenir ?
Légende Source : Les maires et le lien social, ODAS, 1998, p. 17.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/24806/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 81k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search