« J’aime écrire ». L’expérience du carnet de recherche
Entretien1 avec Caroline Muller
p. 238-245
Texte intégral

Pouvez-vous brièvement revenir sur l’origine de ce carnet ?
J’ai ouvert ce carnet en 2012 car je sortais d’une année de concours (agrégation) avec le sentiment de m’être asséchée sur le plan de l’écriture. J’aime écrire, depuis longtemps, j’avais envie d’un espace qui m’accompagnerait au fil de la thèse, avant l’écriture de la thèse elle-même dont je savais qu’elle n’interviendrait pas avant deux ou trois ans. J’avais envie de parler de ce que je faisais, même si je n’avais pas une idée très précise du public auquel je destinais le carnet à ce moment-là. Quand on ouvre un carnet, on ne sait pas qui va le lire et même s’il va être lu. J’avais envie d’ouvrir « l’atelier de ma recherche », d’avoir un espace d’écriture à l’écart de l’espace académique traditionnel.
C’était en 2012, donc il y a quelques années déjà. J’ai été une des premières « carnetières » de la plateforme Hypothèses à tenir un carnet de thèse. Cela m’a valu d’être invitée aux dix ans de la plateforme, ce qui fut l’occasion pour moi de faire un petit exercice d’« ego-carnetière » (rires). La ligne éditoriale a évidemment beaucoup changé depuis 2012. Au départ, la plateforme Hypothèses a été développée en lien avec le CNRS. Elle permettait de rattacher le carnet à un espace semi-académique. Je n’aurais pas ouvert ce carnet sur Overblog, une plateforme généraliste de blogs, ou sur Skyblog, une plateforme très connotée « adolescent » par exemple ! La plateforme Hypothèses valorise les contenus au sein de la communauté scientifique, en lien avec le CNRS. J’y tenais, car c’est quand même un carnet de thèse ! Les espaces au sein desquels on écrit connotent un certain nombre de choses. Par ailleurs, Hypothèses est une plateforme de blogging qui tourne sous WordPress, une interface très intuitive et qui est extrêmement simple d’utilisation. Cela demande une heure de découverte et ne nécessite aucune compétence technique particulière.
Quelles étaient les contraintes au départ ? Comment le carnet a-t-il évolué ?
On ne peut pas ouvrir un carnet comme on veut, il faut avoir un rattachement au monde universitaire et remplir un formulaire de candidature. Au début, c’était plutôt un carnet de thèse, je racontais mes premières découvertes, mes premières angoisses aussi, les questions qui se posaient. Une fois ma thèse soutenue, les textes sont devenus plus pédagogiques. J’ai été recrutée à Reims comme PRAG, donc j’ai eu une activité d’enseignement qui a explosé. J’ai développé dans mes textes le côté pédagogique, ainsi que l’aspect « Histoire & numérique », ce qui est un peu mon autre casquette, ce pourquoi le blog est connu. Aujourd’hui, je suis à un autre tournant : je suis titulaire, mes activités se diversifient, j’ai une liberté beaucoup plus grande. Ce premier carnet correspond à un moment, il est mi-personnel mi-professionnel. Rétrospectivement, il y a des cycles d’écriture assez évidents.
Quand je dis que j’écrivais sur ma thèse, je dois préciser : je n’en publiais pas les contenus. Les hypothèses fortes n’étaient pas présentées explicitement sur le carnet. C’était plutôt tous les à-côtés qui font le doctorat : le voyage dans les archives, le vertige épistémologique, les lectures… C’est un journal de bord, nourri de la thèse, évidemment, mais le carnet et la thèse sont quand même deux objets différents. Inversement, dans la thèse, j’ai tenu à réintégrer le carnet : dans les annexes, il y a une sélection de douze billets sur des points qui me paraissaient importants au plan de la démarche. Ces annexes ont été commentées en soutenance, ce que je trouve intéressant. J’ai réintégré le carnet dans l’espace académique final, y compris dans l’espace de discussion de la thèse. Le jury a considéré ce que je racontais dans le carnet au même titre que ce que je racontais dans la thèse. Pour moi, c’était intéressant de voir que les espaces étaient finalement plus poreux que je ne l’aurais imaginé.
Le carnet fonctionne-t-il un peu comme un journal de terrain d’ethnologue ?
Oui, sauf qu’en histoire, d’habitude, ces questions-là ne sont pas évoquées.
Quelle place ce carnet peut-il tenir dans un CV académique ? Est-ce un support d’écriture et de publication « légitime » ?
Il figure dans mon CV, mais c’est une question complexe, car le carnet est un objet pour le moins plastique… Donc cela dépend aussi un peu du CV, à qui et à quoi il est destiné. Le carnet n’est pas une forme académique classique, on ne peut pas le valoriser comme une publication dans une grande revue. C’est à la fois un espace dans lequel j’élabore des réflexions et un espace où je les rends publiques et je les fais circuler, de façon plus rapide et fluide que par d’autres canaux. C’est le cas par exemple de la rubrique « Histoire & numérique », thématique sur laquelle j’ai beaucoup écrit sur le carnet, peu dans des publications classiques. Mais cela signifie aussi que ces billets ne seront pas considérés comme de véritables articles, quel que soit leur contenu par ailleurs.
Comment situez-vous cette activité dans votre métier ? Quelle place la production de ce carnet occupe-t-elle dans votre quotidien professionnel ?
C’est une question difficile. Ce carnet, j’en ai besoin. Les billets, je les écris quand je me sens stressée par d’autres formes d’écriture ! Je ne suis jamais aussi productive que quand j’ai dix mille choses à faire. C’est une respiration, un moment où je me donne mes propres contraintes. Et c’est aussi une valorisation immédiate : j’ai ma communauté qui me lit, qui rebondit, qui fait circuler le texte, et cela donne un sens immédiat à l’écriture.
En même temps, ces carnets sont très « tenus ». Ils sont bien écrits, ça reste assez académique !
C’est un espace intermédiaire, mais qui est en train de changer : depuis que je suis universitaire titulaire, il y a toute une part de crainte, de peur, qui s’est envolée, donc je m’autorise des textes plus personnels.
Parmi les destinataires et les lecteurs, quelle place pour les étudiants ?
Ils le lisent, et j’ai des retours. Quand j’écris mes billets, je songe autant aux étudiants qu’aux collègues. De toute façon, à partir du moment où c’est public, je prête attention à ce que j’écris. Je pense que les billets orientés « pédagogie » peuvent aider les étudiants et étudiantes à comprendre ma démarche avec eux, les options et contraintes qui s’offrent à moi quand je construis un cours, par exemple l’opportunité ou non de leur demander des exposés. Cela donne à voir en quelque sorte les coulisses de l’élaboration d’un projet pédagogique, ce qui est utile dans la mesure où cela peut ouvrir un espace de discussion avec les premiers et premières concernées.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les billets dans lesquels vous rendez compte de votre voyage en Bosnie et sur leur réception ?
Là, c’est un vrai pas de côté qui m’a beaucoup coûté. Ce voyage a été un choc, pas du tout anticipé. Cela fait suite à des billets que j’avais écrits quelques années auparavant dans le cadre d’un cours que j’avais monté à Reims en 2015 sur les violences extrêmes, en particulier suite aux attentats. Donc je racontais dans un billet intitulé « Enseigner les violences extrêmes » tout ce que cette expérience avait changé dans ma manière de gérer ma classe, de penser la transmission, etc. Pendant ce voyage, toutes les identités portées par ce carnet se sont entrechoquées : l’individu, la professeure, la chercheuse… Ce choc, j’ai l’impression de n’en être sortie que par les sciences sociales et je voulais le raconter. Je suis rentrée de ce voyage en état de sidération. Ces chroniques, on le voit avec cet exemple, illustrent bien l’idée d’espace intermédiaire ; il y a une place pour tout ce qui est hors champ, tout ce qui ne se dit pas dans la pratique professionnelle. J’ai eu l’impression de travailler sur la limite de ce que l’on peut dire d’un point de vue éthique, politique… Parce qu’en plus, ces billets ont fait réagir, en particulier du côté des militaires. Mes billets ont été appréciés, mais ont été pris comme une perche tendue pour une discussion. En ce sens, le carnet a aussi souvent fait évoluer mes réseaux professionnels.
Ces chroniques sur la Bosnie furent un pas de côté car je raconte ce qui se passe quand l’esprit démissionne et comment on peut aussi aller chercher des outils pour comprendre la souffrance et la sidération. C’est un plaidoyer pour les sciences sociales, mais c’est aussi une réflexion sur leurs limites. Le sens de ces chroniques, c’est de travailler sur la sidération.
Quel temps de travail représente la tenue de ce carnet ?
Pendant la thèse, c’était une heure par semaine. Ensuite c’est devenu plus flou. Cela dépend des billets, certains demandent trois à quatre heures, avec des notes de bas de page, quand d’autres sont écrits en une demi-heure, sous le coup de l’envie de dire des choses ; et ça sort… Certains traînent plusieurs mois dans mes brouillons, je les enrichis avec des couches d’écriture successives… Je relis peu, mais j’écris des brouillons quand c’est très long. Sauf pendant les vacances, je ne passe jamais un après-midi sur le blog.
Quel type de reconnaissance académique ce type d’écriture permet-il d’envisager ?
Mes collègues immédiats m’en parlent peu, mais c’est quand même une carte de visite. Partout en colloque, en journée d’étude, partout où je vais, les gens viennent me voir en me disant : « Ah ! c’est vous Caroline Muller d’Acquis de conscience. » Le carnet m’a ouvert un nombre de portes incalculable. Dès lors que j’ai commencé à évoquer les questions pédagogiques et les questions numériques, j’ai été invitée dans toutes sortes de formations, par exemple à Bologne autour de la pédagogie. Le carnet, c’est un pont vers toute une communauté de lecteurs. On parlait des publics, ce n’est sans doute pas le grand public, mais un public que l’on dit élargi, éclairé, les bibliothécaires, les profs du secondaire, les journalistes, je ne saurais pas dire le nombre de sollicitations que j’ai reçues. Même d’un strict point de vue académique : pour le premier poste que j’ai eu à Reims comme PRAG, le carnet a été un élément fort de ma candidature. Il y avait une dimension numérique dans la fiche de poste. Je ne sais pas trop ce qu’aurait été mon parcours sans le carnet, à tel point que cela m’échappe un peu aujourd’hui. Mes billets sont repris, ils se promènent à droite à gauche, je n’ai plus trop le contrôle sur ce qui se passe, sur les commentaires sur Twitter et Facebook. Le carnet est très articulé à Twitter, c’est comme ça que cela circule. Pour le reste, je filtre les commentaires, mais il n’y a jamais de commentaires énervés. Ce sont des demandes d’informations ou des compléments.
En quoi l’écriture de ces carnets constitue-t-elle une façon d’écrire singulière ?
Le carnet, c’est un autre mode d’écriture. Je me rends compte maintenant que quand je repasse à l’écriture académique, c’est plus difficile. Il faut se remettre à être très précis, à charpenter davantage l’argumentation… Ce que je gagne d’un côté me demande un effort de l’autre. Mais ce sont aussi des pratiques complémentaires : l’écriture du carnet m’aide à revenir aux standards académiques parce que quand j’ai envie d’expérimenter des formes, d’être moins précise ou plus légère, le carnet me sert un peu de sas de décompression par rapport aux modes d’expression classiques.
Le carnet a aussi influencé la façon dont j’ai écrit le livre tiré de ma thèse. Dès l’écriture de la thèse en fait, j’avais dans l’idée de faire un livre qui ne soit pas affreusement illisible. Je voulais que l’on puisse lire le livre même si on n’est pas spécialiste, sachant qu’il y a des enjeux politiques pour moi derrière : ma famille n’est pas du tout du monde universitaire et je voulais un livre que mes parents puissent lire. Donc j’ai mobilisé des compétences que j’avais utilisées pour le carnet, à savoir : se poser la question des attentes du lecteur ou de la lectrice que l’on a en tête, identifier les mots qui vont bloquer, interroger la pratique des notes de bas de page, les fausses évidences, les détours méthodologiques et autres « barbelés ». J’ai repris ce mode d’écriture-là. J’ai adapté le mode d’écriture du livre au carnet, alors que pour la thèse, c’était tout à fait autre chose, le lecteur fictif n’était pas le même. Mon livre a fait l’objet de recensions académiques, mais pour moi, il est très proche de la démarche du carnet. J’ai dit à l’éditeur, les PUF, que la thèse était en ligne, avec la bibliographie, la méthodologie, etc., et que le livre ne serait pas la thèse. C’était à prendre ou à laisser. Pour toutes ces raisons, l’écriture du livre est plus proche de celle du carnet que de celle de la thèse.
Avez-vous rencontré des critiques autour de cette pratique du carnet ?
De moins en moins. Le contexte évolue. Il y a sept ans, le carnet, on n’en parlait pas, ou bien avec un peu de gêne. On m’a dit à l’époque : « T’as pas autre chose à faire ? » ; ou bien : « Est-ce que ce n’est pas de l’exposition malsaine ? Attends d’avoir une œuvre avant de faire Ma vie, mon œuvre »… Des choses plus ou moins violentes. Mais j’ai continué, parce que moi, quand je lis les autres, certes leurs résultats m’intéressent, mais j’aime surtout savoir par où ils passent. Parce que le cheminement est plus appropriable que le résultat.
Depuis sept ans, la plateforme Hypothèses a explosé. Les questions d’animation et de valorisation autour du numérique sont devenues quasiment incontournables, même dans les grands projets type ANR. Donc mon carnet est devenu une sorte de « modèle » : ça m’a étonnée, mais je le sais car les formateurs le montrent un peu partout comme un exemple de ce que l’on peut faire, de ligne éditoriale possible. Donc aujourd’hui plus personne n’ose me faire la moindre remarque (rires). Mais ça tient aussi à mon parcours. Ce qui m’a protégée, c’est l’agrégation, mon cursus à Normale Sup’, mon contrat doctoral… Comme il y a tout cela derrière, c’est difficile de me faire un procès en illégitimité académique. Sachant qu’en plus, à l’inverse, cette pratique du carnet est en train de susciter en retour tout un tas de discussions sur les modes classiques d’écriture et de valorisation. On assiste en histoire à un retour des questions méthodologiques : il y a eu Ivan Jablonka2, quand même, qui a frappé fort ! Et puis il y a Jean-Marie Le Gall qui tire à boulets rouges, dans Générations historiennes3, sur ces nouvelles façons de faire, en disant : « Moi, l’État ne me paie pas pour savoir comment je m’y prends ! L’État me paie pour avoir des résultats ! Tout le monde se fiche de mon camping-car4, de mon jardin secret, et de par où je suis passé ! »
Vous avez travaillé sur les correspondances de femmes du xixe et du début xxe, pour qui l’écriture était, à certains égards, un espace d’émancipation. Dans votre thèse et dans le livre qui en est issu, vous citez longuement ces femmes. Est-il absurde de faire l’hypothèse d’une analogie avec votre position de « carnetière » ? Correspondance et carnet ne témoignent-ils pas, par-delà les différences d’époque et de milieu, d’une même foi dans l’écriture ? Et quid de la lecture genrée que cette analogie suggère ?
Je ne sais pas si la position de carnetière est une position d’émancipation, en tout cas c’est une tentative d’aménager un espace nécessaire dans l’ensemble des contraintes académiques. Cela témoigne plus d’une forme d’agentivité que d’émancipation. Le carnet est aussi un lieu d’exploration de soi, de cette nouvelle identité de chercheuse que je devais construire ; au début j’y réfléchissais beaucoup à l’écart entre mes représentations du métier et ma trajectoire, en particulier parce que ces représentations ne correspondaient ni à mon âge ni à mon genre. L’écriture dans le carnet m’a donc permis, un peu comme pour ces femmes du xixe siècle, d’adoucir quelque peu ce sentiment de dissonance : l’analogie n’est donc pas si absurde !
Notes de bas de page
1Propos recueillis par Christian Le Bart.
2Jablonka Ivan, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, 2014.
3Le Gall Jean-Marie, « L’histoire pour se libérer de la mémoire », in Yann Potin et Jean-François Sirinelli (dir.), Générations historiennes. xixe-xxie siècle, Paris, CNRS Éditions, 2019.
4Allusion à l’ouvrage du même Jablonka Ivan, En camping-car, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2018.
Auteur
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Caroline Muller
Maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université Rennes 2 et chercheuse au laboratoire Tempora. Elle a publié sa thèse en 2019 aux Presses universitaires de France sous le titre : Au plus près des âmes et des corps. Une histoire intime des catholiques au xixe siècle. Elle rédige depuis 2012 un carnet de recherche sur la plateforme Hypothèses intitulé Acquis de conscience [https://consciences.hypotheses.org/].

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