1Au total, cet ouvrage a cherché à donner un éclairage quelque peu décalé du football et du rugby professionnel en France et en Angleterre. Plus précisément, deux angles de questionnement ont été développés. Le premier a consisté à retracer les évolutions de ces deux sports moins du point de vue du jeu, des joueurs et des dirigeants et plus en privilégiant la manière dont les supporters représentent ces changements. Autant pour le football que pour le rugby, cette prise de vue permet notamment de pointer le décalage qui existe souvent entre, d'une part, les priorités des élites qui dominent l'organisation et la commercialisation de ces sports et, d'autre part, les valeurs et préférences de ceux qui tout simplement les suivent. Pour résumer brutalement un constat que nous avons développé plus longuement ailleurs (Smith, 2000), en adhérant de plus en plus aux références du marché comme mode de régulation « moderne », dans les deux pays étudiés les dirigeants du sport de haut niveau disqualifient la pertinence d'autres critères moins « chiffrables ». Soit au niveau de la compétitivité internationale, soit au nom des besoins du profit financier, le sport est appelé à diminuer sa spécificité et à rejoindre le champ des activités économiques classiques.

2Si les traditions du football et du rugby se trouvent bafouées par ce discours néo-libéral et par les actes qu'il engendre, il n'en reste pas moins que les deux sports restent marqués par toute une série de permanences. Plus précisément, cet ouvrage a développé un deuxième angle sur ces sports centré sur la manière dont ceux qui les suivent au stade, à la télévision et entre les matchs, représentent une pratique sociale qui fait partie de leur vie quotidienne et les lie à son histoire respective. Comme nous avons souligné à maintes reprises, suivre un club ou une équipe de football et de rugby est une pratique qui comporte du sens social en raison de la force de sa dimension territoriale. Ces sports émeuvent et mobilisent un grand nombre d'individus en France et en Angleterre parce qu'ils participent à la structuration de leurs représentations de l'espace et du temps.

3Or, contrairement à ce qui est souvent soutenu même en sciences sociales, en ouvrant ainsi une fenêtre sur les identités collectives, cette entrée en matière ne nous a pas condamnés à prendre pour argent comptant les catégories « régionale », « nationale » ou « européenne ». En partant des visions du monde de nos interviewés, nous avons pu montrer que les identités se forment, s'entretiennent et se déplacent plutôt « par le bas » autour de pratiques sociales considérées importantes, telles que le football et le rugby. Pour cette raison, nous avons défendu l'idée que l'identité régionale ou locale est d'un autre ordre que celui qui peut exister au niveau de la nation. Ces dernières « identités » sont en fait mieux qualifiées comme des « allégeances ». Certes, les acteurs politiques cherchent à construire et à manipuler les appartenances du grand public. Mais, comme en témoignent les difficultés actuelles des leaders de l'Europe communautaire, « inventer » du territoire de manière directive sans un socle d'appartenances communes constitue un processus dont les effets ne doivent pas être surestimés.

4Du point de vue de la recherche future sur ce thème, cet ouvrage propose finalement plus de chantiers à investir que de conclusions fermes. Le chantier qui nous tient le plus à cœur, en partie parce qu'il est actuellement le moins investi, concerne le rapport entre l'identité et l'altérité. En soulignant la nature dialogique de cette relation, nous avons pu montrer que, du moins entre la France et l'Angleterre, les représentations de l'Autre se renouvellent autour d'objets comme le sport. Toutefois, aujourd'hui elles peinent le plus souvent à dépasser le stade des images figées qui se cristallisent en tant que stéréotypes. Dit autrement, telle qu'elle est vécue par les personnes interrogées dans notre enquête, l'altérité au sein de cet espace comporte généralement un caractère superficiel qui reflète peu l'épaisseur de ces rapports mis en lumière par maintes études sociologiques et anthropologiques. Améliorer la compréhension mutuelle des peuples de l'Europe est vite dit et rapidement transformable en homélie. Mais la réflexion sur les questions d'altérité contemporaine offre une voie prometteuse qui se démarque des recherches trop normatives ou trop idéalistes sur l'identité européenne. « Selfness » (le sens de soi) et «otherness » (la perception d'autrui) sont des composantes centrales d'une perspective qui privilégie le lien social comme objet d'enquête sociologique plutôt que « les problèmes sociaux » définis par les acteurs publics ou les médias autour de schémas de pensée étatisés. Pour paraphraser Marc Augé, la capacité des sciences sociales à expliciter les altérités constitue une raison capitale pour qu'elles

« ne laissent pas à des improvisateurs le monopole du sens, le déchiffrement du social, la définition du même et de l'autre, de l'ordre et du désordre, du raisonnable et du déraisonnable, du normal, du fonctionnel et de l'irrationnel » (1994b, 87).

5Au fond, l'esquisse du programme de recherche sur lequel débouche cet ouvrage prendra du sens s'il contribue à mettre fin à cette image de l'intégration européenne telle une bicyclette qui, si elle n'avance plus, tombera fatalement (Emerson, 19881 Sur les chemins sinueux de l'histoire, les populations de l'Europe n'ont pas toutes la même conception « d'avancer ». Partant de là, et s'il faut toujours rester vigilant par rapport aux projets politiques des élites du continent, il convient sans cesse de rappeler que les fondements sociologiques de nos territoires demeurent suffisamment forts pour mettre en perspective tout danger de « chute libre » politique.