Charles Maurras et la Provence
p. 687-691
Texte intégral
1On mesure toute l’importance que revêt la Provence chez Charles Maurras (1868-1952) à des signes qui ne trompent pas. Rappelons cette formule du prologue de son premier livre majeur, Anthinéa : « Quelques lieux que je coure, c’est toujours à celui-là que je reviendrai ; c’est là que tout me ramènera mort ou vif. » Prenons aussi en compte les cinq volumes de son Dictionnaire politique et critique, paru au début des années trente, une somme instructive pour mesurer, à travers les entrées choisies, ce qui compte à ses yeux. Fort logiquement, on y trouve une entrée « Provence » dans le tome IV, mais cette dernière couvre cinquante pages (p. 224-274) d’un tome IV qui en comporte moins de cinq cents. Que ce soit dans des poèmes (La Musique intérieure), des articles ou des ouvrages (L’étang de Berre, Quatre nuits de Provence), cette dernière n’a cessé d’être célébrée, en français ou en provençal, par celui que ses disciples pouvaient appeler « le Maître de Martigues », cette ville où se trouve sa maison du chemin de Paradis où il a vécu de 1882 à 1885 et passé tous ses étés jusqu’à son arrestation et son emprisonnement à partir de l’été 1944. Un chemin de Paradis qui fut le titre de son premier ouvrage paru en 1895.
2La Provence est donc centrale chez Maurras tant elle l’a formé sensoriellement en même temps qu’elle a forgé ses conceptions esthétiques littéraires et politiques. La Provence est d’abord chez Maurras, le temps de l’enfance, une enfance célébrée dans différents textes jusqu’à la veille de sa mort. Une enfance provençale qui fut pour lui un âge d’or brisé par les trois failles successives que furent le décès de son père alors qu’il n’a pas 6 ans, l’atteinte de la surdité qui le frappe à l’adolescence et la perte de la foi catholique qui en résulte. Bachelier en 1885, le jeune garçon quitte Martigues pour Paris sur le conseil de l’abbé Penon (futur évêque de Moulins) qui l’a préparé au bachot et sent le jeune garçon prometteur malgré son handicap qui lui interdit de suivre des études. Installé à Paris, le jeune Maurras ne perd nullement de vue sa chère Provence et explique à Penon le 30 novembre 1886 qu’il souhaite « écrire un travail sur La Provence et le Félibrige ». L’épisode de 1886, qualifié par Stéphane Giocanti de « premier acte “pré-félibréen” » a son importance au tant il traduit un intérêt précoce et durable de Maurras pour une littérature provençale dont il célèbre des figures comme Joseph Roumanille ou Théodore Aubanel. Il prononce à son sujet à la société des Félibres de Paris le 1er mai 1888 un éloge funèbre en le présentant comme un « Baudelaire provençal ». Frédéric Mistral, qu’il n’a pas encore rencontré mais qui a lu sa prose lui dit son contentement le 18 mai 1888 : « Merci pour le grand félibre mort […] » et « merci pour la Cause ». Les premiers pas de Maurras chez les Félibres ne laissent pas forcément augurer les coups de tonnerre de 1891 et de 1892 que signifient successivement la fondation de l’école romane inscrite dans le sillage de Jean Moréas et le Manifeste des Jeunes Félibres fédéralistes rédigé avec son ami Frédéric Amouretti et lu par ce dernier.
3Le 1er juillet 1891 la revue La Plume a consacré un numéro au Félibrige à l’occasion de la mort de Joseph Roumanille. Si le numéro rend hommage au « grand capoulier », à Mistral et aux grands disparus, il compte aussi par le texte conclusif de Maurras intitulé « Barbares et Romans ». Un document essentiel pour saisir ses orientations, ses ambitions et sa stratégie. Les premiers mots sont sur le ton de l’hommage : « Tel est le Félibrige, et telle est l’œuvre de nos maîtres. » Ce coup de chapeau donné, Maurras livre son programme : en faire « découler cette “littérature de demain” sur laquelle chacun discute ». Le propos est net : ni « demain, ni après-demain, la littérature française ne renaîtra par le commerce de l’“âme slave”, ni de l’âme allemande, ni de l’âme anglaise. Les Barbares peuvent bien infuser du sang neuf à une race ; un rythme neuf aucunement ». Maurras opère donc la jonction entre le Félibrige et Moréas : « Ce mystérieux rythme, qui s’étend du midi en ondulations de lumière, on peut le consacrer de mille vocables. Latin, félibréen, italien, hellène, il est le même. Jean Moréas, ces derniers mois, l’a voulu appeler “Roman” et je n’ai pas ouï ce nom sans émotion, y découvrant un peu, comme aux feuillets du Pèlerin, le tremblement de la terre natale. » Si la prose maurrassienne et son projet d’École romane fondée effectivement quelques mois plus tard par Moréas peut se comprendre comme une tension vers le futur, elles signifient aussi le début d’un règlement de compte avec le romantisme. Des romantiques accusés en 1891 d’avoir « trop tenté de s’assimiler les procédés, puérils au fond, des Hyperboréens ». Aux « Barbares » de son temps symbolisés par Huysmans, Maurras oppose les Romans : « […] l’histoire en main, il n’y a pas deux sources romanes. Il n’en existe qu’une et, de trois côtés, – France, Italie, Espagne – cette source provençale se répandit. Notre littérature – c’est la française que je veux dire – a trouvé plusieurs fois, les jours d’épuisement, des pensers fructueux et des rêves utiles chez les Italiens et les Espagnols ». L’appel de Maurras est un appel à « l’Ordre » et un retour aux racines et à une renaissance collective : « Par l’hérédité ou la tradition, tous en France sont ainsi faits que l’assemblée des plus beaux dieux qu’ait possédés le monde est ensevelie dans les cœurs. Et qu’il faut peu soin pour la ressusciter ! Simplement prendre garde à elle. » S’il faut veiller à ne pas sur-interpréter ce texte, on peut cependant y déceler quelques futurs thèmes majeurs du maurrassisme de la maturité, à commencer par l’idée qu’il serait possible de restaurer un « pays réel » qui ne serait pas altéré en profondeur. Dans ce même texte se fixe aussi l’image de la France de Maurras qu’il caractérise par « sa splendide et puissante variété ». Ajoutons encore que ni cette dernière ni sa chère Provence ne peuvent être pensées comme des isolats tant elles renvoient à une Méditerranée qui, dans le panthéon maurrassien, occupe le premier rang : « On n’imagine point de pensée ni de rêve que n’ait point suscité la Méditerranée. En tout, ses riverains ont été les premiers toutes les fois qui l’ont voulu. »
4Essentiel pour la gestation de l’École romane, « Barbares et Romans » est aussi capital pour comprendre comment Maurras va articuler sa réflexion sur le mistralisme et le Félibrige. Ce dernier est le point cardinal où se croisent Méditerranée, romanité et hellénisme ; et les jeunes félibres doivent y trouver leur place à l’heure où la Sainte-Estelle s’est tenue à Martigues. Mais si le Félibrige a le vent en poupe, il va se diviser l’année suivante sur la question fédéraliste que Maurras va développer par la suite. Maurras veut en effet voir le Félibrige de Paris, qu’il juge endormi, renouer avec l’option fédéraliste, chère à Frédéric Mistral mais alors largement délaissée. C’est avec Amouretti qu’il décide de briser la routine du Félibrige parisien en profitant de la venue à Paris du Capoulié Félix Gras et d’un banquet organisé en son honneur le 22 février 1892 au café Voltaire. À cette occasion, Amouretti a lu la « Déclaration des jeunes félibres », un texte rédigé en français et pour l’essentiel par Maurras. Le ton est donné dès l’entame : les « jeunes félibres », entendant profiter du moment pour « dire clairement ce qu’ils ont sur le cœur et dans la pensée ». S’abritant habilement derrière le patronage des anciens, soucieux de faire fructifier leur héritage, ils dressent ensuite le bilan en forme de réquisitoire de l’action du Félibrige. Ils n’entendent plus se contenter de la Sainte-Estelle, du vin et des chansons mais voir entreprises des « réformes » décentralisatrices et fédéralistes pour sortir des « équivoques » et des « malentendus » à l’heure où « tout Paris et toute la France du Nord exploitent contre nous cette accusation enfantine du séparatisme ». La conclusion orale est nette : « nous voulons l’autonomie de notre terre » (la formule a disparu de la version ultérieurement publiée dans L’étang de Berre). Cette « autonomie » revendiquée est centrée sur un terrain administratif et politique. Elle concerne d’abord « la liberté de nos communes » (maîtrise de leurs fonctionnaires, etc.) dont le texte espère « qu’elles ne seront plus de simples circonscriptions administratives, menées à la baguette par des sous-préfets » : le texte dénonce implicitement la loi du 5 avril 1884 sur les communes et ma tutelle administrative qui l’accompagne. La Déclaration réclame ensuite la suppression du département (une « sotte division » et un « étau ») qui ne correspond « à rien de vivant », tandis qu’il conviendrait de « désencager [sic] l’âme des provinces ». « Autonomistes » et « fédéralistes », les « jeunes félibres » comptent sur le « provincialisme » pour voir enfin aboutir des projets anciens, en particulier des grands canaux qui devraient permettre un développement économique du Midi. La conclusion s’effectue en provençal : « Ausirés uno voues canta La liberta » (« vous entendrez une voix chanter la liberté »).
5Les applaudissements reçus disent peu des vagues suscitées par ce discours désavoué une dizaine de jours plus tard par le Félibrige de Paris qui se refuse à toute manifestation politique. Mais ce désaveu parisien compte peu en regard du soutien de la presse du Midi tandis que Mistral publie la Déclaration dans L’Aiòli. L’auteur de Mireille écrit d’ailleurs à Maurras pour le remercier pour son action en faveur du « vieux Félibrige timoré et dérouté » et en dressant de lui ce portrait : « Vous êtes, vous, un obstiné, un tenace. C’est ce qui a manqué à la Provence. » Maurras continue donc son cheminement d’autant que se pose à présent la question linguistique, certains dirigeants du Félibrige de Paris considérant à l’instar de Pierre Lafitte, son vice-président qui reprend à son compte Zola et son discours sur « l’unité logique où tend la démocratie », que le provençal serait condamné à disparaître. Maurras juge la chose inacceptable et considère à ce compte que le Félibrige parisien deviendrait la « société ethnographique des Méridionaux de Paris ». Surtout, il réaffirme à Manosque en septembre 1892 l’urgence et l’importance conjointe de la décentralisation et de la défense la langue : « C’est l’heure de l’action pour la Provence et pour le peuple du Midi. […] La liberté communale, toute seule, première des libertés, que nous réclamons, donnerait – qu’on le sache ! – la maîtrise des écoles à nos communes. Ainsi commencerait d’être donnée au peuple cette belle instruction française et provençale qui ne sera jamais autorisée par les députés de Paris. »
6Après celle de février 1892, cette déclaration manosquine, combinant politique et culture, esquisse le Maurras doctrinaire politique. Sans être théorisé, le « politique d’abord » est bien présent en ce sens que c’est la question des institutions (communales en l’occurrence) qui conditionne la renaissance attendue. La renaissance provençale que Maurras songe alors à organiser en « Action provençale » n’est que la partie d’un tout et Victor Nguyen a fort justement souligné que « la politique provençale de Maurras est grosse d’une politique française […] ». On le mesure en lisant les « Notes de Provence » publiées dans La Cocarde de Barrès le 20 septembre 1894. Au nom du principe d’harmonie qui rythme son Chemin de Paradis, Maurras expose ce que doit être « l’État restauré, dans l’État véritable : l’État redevenu la Fédération des régions autonomes ; la région, la province, devenues une Fédération de communes ; et la commune enfin, premier centre et berceau de la vie sociale, disposant d’une autonomie presque complète, devenue l’assistante, la tutrice, la mère de tous ses citoyens, ayant ce grand pouvoir, cette force réelle, issue de la nature. […] Ainsi, tout s’apaise et s’harmonise dans la commune ». Pour Maurras, nationalisme et fédéralisme sont intrinsèquement liés ainsi qu’il l’explique dans un article du 4 janvier 1895 où le mot département est absent : « Notre idée générale de la nation et de la patrie communes doit chercher dans le génie, un et varié, de 37 millions d’hommes, de 17 grandes provinces, des agglomérations cantonales et communales, une force vive toujours renouvelée. […] pour notre France naturelle, pour notre France communale et provinciale, que l’on convienne donc que ces deux termes, Nationalisme et Fédéralisme, s’entraînent, s’appellent et se nécessitent enfin… » Retrouvant son opposition entre « Barbares » et « Romans » Maurras peut conclure : « la France abstraite et généralisée des discours de banquets ministériels fera des petits Français la proie de tout “Barbare”, de tout “Métèque”, à qui il plaira de se donner la peine d’entrer chez eux ».
7Le programme fédéraliste des années 1890 peut se lire comme celui d’un système en voie de construction dont il ressort que le régime tertio-républicain est rejeté non seulement sur fond de scandales (décorations, Panama) qui ont vu le jeune Maurras sympathiser avec le boulangisme et l’antisémitisme drumontien mais aussi pour certains de ses principes fondateurs et de ses lois emblématiques de 1881 ou de 1884. La question du régime n’est cependant pas encore tranchée par Maurras qui n’a pas pour l’heure forgé son « nationalisme intégral » : il faut attendre le voyage d’Athènes de 1896 et ses suites. Mais le Maurras monarchiste n’a jamais remis en cause, bien au contraire, ses idées fédéralistes et décentralisatrices ainsi qu’en témoigne la controverse avec Joseph Paul-Boncour consignée dans un ouvrage bien connu de 1903 sur la République et la décentralisation. Quant à la Provence, Maurras n’a cessé de lui rendre hommage notamment en publiant L’étang de Berre durant le premier conflit mondial, un ouvrage vendu au profit des blessés du XVe corps, le « sien », ainsi qu’il s’en ouvre dans une lettre à Barrès du 25 juillet 1915 : « c’est avec lui que j’aurais combattu si j’avais pu ». Dans L’étang de Berre, Maurras raconte Martigues, le Félibrige, et propose des portraits de Mistral, d’Amouretti et de Moréas. Hymne au pays provençal et à ses hommes, c’est bien à « ses » combattants, ceux du XVe corps qu’il est dédié en quelques lignes qui disent son souci des soldats et la blessure autant physique que psychologique et morale que représente son handicap :
« À votre gloire morts, blessés et victorieux de la guerre ce petit livre dit la ville et la province épanouies dans le royaume pour les progrès du genre humain.
Avec vous si mon corps avait valu mon âme contre le barbare germain je me serais armé et battu pour le sol et l’intelligence de la patrie.
Le regard qui vous suit porte éternellement la piété d’une gratitude pleine d’envie. »
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne-Université, membre de l’UMR Sirice.

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