« Gastounet » d’Aigues-Vives à Tournefeuille
p. 683-686
Texte intégral
1Au même titre qu’Émile Loubet ou Armand Fallières, qui l’ont précédé à l’Élysée avant la Grande Guerre, Gaston Doumergue (1863-1937) est une sorte d’archétype de la République radicale qui a dominé la vie politique française dans la première moitié du xxe siècle. Méridional bon teint et homme de modération, à l’image de ses prédécesseurs de la Belle Époque, on pourrait ajouter qu’il représente ce que l’on appelle familièrement « la gauche cassoulet ».
2La vie, l’engagement et la carrière de Gaston Doumergue sont en effet profondément imprégnés par sa méridionalité. Fils de Pierre Doumergue, vigneron à Aigues-Vives, dans le Gard, il est le pur produit de la méritocratie du Languedoc, et la culture protestante inculquée par sa mère Françoise Pattus lui a légué un attachement viscéral à la République. Élève brillant, il appartient à la « génération de la revanche, animée d’une belle ardeur patriotique », après la défaite de 1870. Après une licence et un doctorat de droit à Paris, il s’inscrit en 1885 au barreau de Nîmes et participe au procès retentissant du député-maire de la ville Numa Gilly, qui accuse les républicains modérés au pouvoir de corruption. Puis ce brillant sujet entre en 1890 dans la magistrature comme substitut à Hanoï, en Indochine, avant d’être nommé juge de paix à Alger.
3C’est la mort subite de son mentor Émile Jamais, député radical d’Aigues-Vives, le 18 novembre 1893, qui le pousse à entrer en politique pour lui succéder. Le 17 décembre 1893, il est élu député de la deuxième circonscription du Gard, au second tour de scrutin, avec 10 101 voix contre seulement 24 au maire de Nîmes Gaston Maruejol, rejeté par les électeurs ruraux. Ainsi commence une brillante carrière parlementaire qui le verra élu député du Gard de 1893 à 1910 puis sénateur de 1910 à 1924. Inscrit au groupe radical-socialiste, participant à diverses commissions dont la commission d’enquête sur l’affaire de Panama, il ne tarde pas à se faire un nom à la Chambre, dont il est élu secrétaire en 1895 et 1896. Ses premières interventions à la tribune sont pour dénoncer la politique coloniale de la France à Madagascar ou pour défendre le monde des petits paysans dont il est issu. Réélu député le 8 mai 1898, au premier tour du scrutin, ses convictions laïques et républicaines lui font prendre parti pour Dreyfus. À nouveau réélu le 27 avril 1902 dès le premier tour, il est nommé ministre des Colonies dans le gouvernement d’Émile Combes, et il le reste jusqu’en janvier 1905. Après un intermède à la vice-présidence de la Chambre, il revient au pouvoir dans le gouvernement Sarrien en mars 1906, cette fois avec le portefeuille du Commerce, de l’Industrie et du Travail, portefeuille qu’il conservera dans le gouvernement Clemenceau jusqu’en janvier 1908. Puis le voilà au ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, où il se bat pour le transfert des cendres d’Émile Zola au Panthéon. Maintenu dans sa fonction dans le cabinet Briand de juin 1909, ce franc-maçon convaincu défend avec ardeur l’école laïque face aux attaques de la droite en janvier 1910.
4La mort du pasteur Frédéric Desmons, sénateur du Gard, lui offre l’occasion d’être élu à la chambre haute, le 6 mars 1910. Il y sera facilement réélu en 1912 et en 1921, trouvant au palais du Luxembourg une forme de radicalisme apaisé qui correspond à sa sensibilité modérée. C’est d’ailleurs cet esprit de conciliation qui pousse le conservateur Raymond Poincaré à lui confier la présidence du Conseil le 9 décembre 1913, afin de former un cabinet « d’entente républicaine ». À ce titre, il défend la loi militaire des trois ans, pourtant très critiquée par la gauche du parti radical et par les socialistes. La victoire des partisans de la paix lors des élections législatives d’avril-mai 1914 le pousse alors à sortir du gouvernement, mais il y est rappelé le 3 août 1914, le jour même de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France, par le nouveau président du Conseil René Viviani qui lui offre les Affaires étrangères. Puis il redevient ministre des Colonies dans les gouvernements qui se succèdent du 26 août 1914 au 19 mars 1917, avant de retourner au Sénat jusqu’à la fin de la guerre.
5Réélu sénateur du Gard au premier tour en janvier 1921, il devient président de la chambre haute en 1923, ce qui apparaît comme un marchepied idéal vers la présidence de la République. La démission prématurée d’Alexandre Millerand lui offre l’opportunité d’accéder à la fonction suprême, et c’est chose faite le 13 juin 1924, par 515 voix contre 309 à Paul Painlevé, candidat de la gauche. Il devient le premier chef de l’État protestant qu’ait connu la France depuis l’abjuration d’Henri IV, le 25 juillet 1593. Il est aussi, après Louis-Napoléon Bonaparte, le deuxième président de la République française célibataire au moment de son entrée en fonction. Il entretient néanmoins une liaison de longue durée avec Jeanne-Marie Gaussal, agrégée de l’Université, qu’il finira par épouser à l’Élysée le 1er juin 1931, douze jours avant la fin de son mandat. À la différence de ses prédécesseurs Paul Deschanel et Alexandre Millerand, c’est un président très populaire, que l’on appelle familièrement « Gastounet ».
6À quoi doit-il cette popularité exceptionnelle, qui ne démentira pas tout au long de son mandat ? D’abord à sa bonhomie citoyenne et à sa discrétion. À peine élu il s’est fait remarquer par ses mesures d’austérité toute protestante, révoquant les fastes élyséens, supprimant les postillons, les piqueurs et autres valets d’écurie à chaque sortie présidentielle. Il sait se montrer rassembleur, lui, le huguenot, « le laïc », œuvrant dans le sens de la paix avec l’Église catholique, entretenant avec les nonces des relations cordiales, recevant des légats et honorant des cardinaux, tel le cardinal Dubois, archevêque de Paris, à qui il remet à l’Élysée les insignes de Commandeur de la Légion d’honneur. À l’occasion, il sait aussi parler le langage du chef, par exemple à l’inauguration de la Foire de Lyon où il exhorte les Français aux « sacrifices financiers » et le gouvernement du Cartel à « la réduction de dépenses budgétaires », « avec cet esprit d’union et de solidarité qui nous ont permis de gagner la guerre ». Mais ce sont d’abord la bonne humeur et la simplicité qui font sa marque de fabrique, et que les journalistes, qui l’accompagnent dans ses nombreux voyages, se font un plaisir de souligner.
7Les voyages présidentiels sont salués par la presse comme des succès populaires. La description qui est faite du président Doumergue est celle d’un chef d’État attentif aux populations, toujours disponible et réceptif, comme par exemple à Bruxelles en octobre 1929, lorsque, rue du Marché-aux-Poulets, il parvient « d’un geste vif, à saisir au vol un bouquet d’œillets rouges qu’une dame lui a lancé », aux applaudissements de la foule. Quant à ses visites en Algérie en mai 1930, pour le centenaire de la conquête, puis au Maroc en octobre de la même année, puis en Tunisie en avril 1931, pour célébrer le cinquantenaire du protectorat, ce sont autant d’occasions pour la presse d’exalter aussi bien l’œuvre coloniale de la France que celui qui l’incarne, et dont on souligne notamment la résistance physique et la simplicité.
8Mais l’acmé de sa popularité est sans aucun doute sa visite dans le Midi au lendemain des inondations dévastatrices qui ont provoqué de nombreuses victimes, depuis le Lot-et-Garonne jusqu’à l’Hérault, lors de la nuit meurtrière du 4 au 5 mars 1930. Ce voyage improvisé le 8 mars, différent des traditionnelles cérémonies qui corsètent les déplacements présidentiels, lui permet de fendre l’armure protocolaire et de se rapprocher comme jamais de ses concitoyens. Au lieu de la vingtaine de voitures qui l’accompagnent ordinairement, le cortège officiel n’en comporte que six, dont celle du président du Conseil André Tardieu. L’heure n’est pas à la pompe républicaine mais bien à l’improvisation dictée par la compassion et le souci d’être présent aux côtés des dizaines de familles en deuil. C’est un voyage hors-norme, au rythme effréné, plus de 600 kilomètres sur des routes défoncées afin de visiter quinze communes sinistrées, dont le petit village de Reyniès, le plus éprouvé du Tarn-et-Garonne, où il s’arrête un long moment, faisant patienter les autorités des villes voisines. La presse souligne la sobriété et la dignité du président compassionnel, marchant tête nue dans la boue comme ceux qu’il est venu secourir, y compris les plus pauvres, comme dans le quartier ouvrier de Sapiac, à Montauban. Il n’est plus le président-monarque en majesté mais l’incarnation citoyenne de la République souffrante.
9C’est donc un président populaire et rassembleur qui achève son mandat le 13 juin 1931 pour aller vivre une retraite bien méritée sur ses terres de Tournefeuille, près de Toulouse. Mais c’est précisément la raison pour laquelle le président Lebrun l’en extirpe au lendemain de la journée tragique du 6 février 1934, lui demandant de former un gouvernement d’union nationale pour sortir de la crise ministérielle suscitée par les émeutes d’extrême droite. Il reçoit à cette occasion des milliers de lettres, poèmes, découpages, dessins d’enfants et chansons, remerciant le « grand patriote » de revenir sauver la France. Il va d’ailleurs cultiver cette image de sauveur par l’usage régulier de la TSF, qui lui permet de s’adresser aux Français, à vingt heures, sur le ton d’un père de famille affectueux mais ferme, roulant les « r » comme on le fait dans le Midi. Ses causeries radiophoniques, sept au total de mars à novembre 1934, sont aussitôt reproduites dans les journaux.
10Mais cette exceptionnelle personnalisation du pouvoir entre en contradiction avec l’esprit républicain, tel que le conçoit une grande partie de l’opinion, notamment à gauche. Son plan de réforme, annoncé lors de sa causerie radiophonique du 4 octobre sans avoir été préalablement négocié avec les partis, leur apparaît comme une véritable déclaration de guerre. Cette fronde parlementaire aboutit le 8 novembre à la démission des ministres radicaux, et par voie de conséquence à celle de Gaston Doumergue. Le dessinateur communiste Cabrol ironise sur son « Arrivée triomphale » en gare de Tournefeuille, le représentant recroquevillé dans son wagon, la tête enfoncée dans son pardessus, tandis que la foule le conspue en criant « Vive le Front populaire ! » Mais c’est dans sa maison natale d’Aigues-Vives, où il était venu passer quelques jours, que le méridional Doumergue est victime d’une crise cardiaque, le 18 juin 1937. L’hommage de la Nation a lieu à Nîmes, place des Arènes, et c’est dans le petit cimetière d’Aigues-Vives qu’il est inhumé. « Gastounet » aura marqué l’histoire de la République radicale aux forts accents d’Occitanie.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Orléans, membre du laboratoire POLEN, président du CHPP.

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