Georges Clemenceau, le Tigre du Var
p. 671-673
Texte intégral
1Rien ne prédisposait le vendéen Georges Clemenceau (1841-1929), devenu à partir de 1871 une figure de la vie politique parisienne, à une longue carrière de représentant du Var, dont il fut député de 1885 à 1893 puis sénateur de 1902 à 1920.
2Nommé maire du xviiie arrondissement de Paris à l’avènement de la Troisième République, élu à la même fonction le 5 novembre 1870 puis, réélu conseil municipal de Clignancourt le 30 juillet 1871 puis en novembre 1874, devenu même président du conseil municipal de la capitale en novembre 1875, député du XVIIIe de 1871 à 1885 et figure de proue de l’extrême gauche radicale à la Chambre des députés, Clemenceau est d’abord apparu comme un personnage de la vie politique nationale plus que méditerranéenne.
3Et pourtant c’est à Marseille, en terre « rouge », le 28 octobre 1880, qu’il prononce l’un de ses grands discours contre « l’opportunisme » des républicains modérés. Reprenant le fameux programme de Belleville de leur chef Léon Gambetta, qu’il accuse d’avoir trahi la république radicale, il y réclame la séparation des Églises et de l’État, la confiscation des biens des congrégations, la suppression du Sénat, l’élection des magistrats, l’autonomie municipale, l’impôt sur le revenu, la limitation de la durée légale de la journée de travail, la retraite des vieux travailleurs, la responsabilité des patrons en cas d’accident, le rétablissement du divorce et la reconnaissance du droit syndical35, ainsi que l’interdiction du travail pour les enfants en dessous de 14 ans, la liquidation des grandes compagnies de chemin de fer, des canaux et des mines37.
4À l’occasion des élections législatives de 1881, il se présente non seulement à la fois dans deux circonscriptions du xviiie arrondissement mais aussi dans les Bouches-du-Rhône, où les républicains d’Arles lui ont demandé d’être candidat. Élu dès le premier tour du 21 août dans les deux circonscriptions parisiennes, il est en ballottage favorable à Arles, où il sort facilement vainqueur lors du second tour du 4 septembre. Fidèle à ses électeurs de Clignancourt, il choisit de les représenter, mais son élection arlésienne est un clin d’œil appuyé aux ardents républicains du Sud-Est.
5Mais il ne franchit le pas que lors des élections législatives de 1885, les premières organisées sous la IIIe République au scrutin de liste départemental. Candidat sur la liste radicale du département de la Seine, il l’est aussi dans le Var, à l’instigation de son ami Henri Dutasta (1843-1899), maire de Toulon depuis 1878, libre penseur et anticlérical notoire. Les deux hommes s’étaient rapprochés l’année précédente lorsque Clemenceau avait fait partie d’une délégation venue enquêter sur l’épidémie de choléra déclenchée dans le Midi. Appuyé par le quotidien régional Le Petit Var, il figure donc parmi les quatre candidats de la liste radicale, aux côtés des toulonnais Auguste Maurel (1841-1899) et Augustin Daumas (1826-1896), tous deux députés sortants, et de Charles Floquet (1828-1896), député des Pyrénées-Orientales et président de la Chambre, parachuté comme lui dans le Sud-Est. Ce dernier, candidat lui aussi sur la liste parisienne, est élu dès le premier tour dans la capitale, ce qui n’est pas le cas de Clemenceau, arrivé en sixième position de sa liste. Il est aussi en ballottage dans le Var, en compagnie de ses colistiers, car ils subissent la forte concurrence de la liste des républicains modérés. Cette concurrence s’efface néanmoins lors du second tour du 18 octobre 1885 au profit d’une stratégie de désistement, dite « concentration républicaine » entre modérés et radicaux. C’est ainsi que Clemenceau est élu à Paris, mais seulement en 22e position, ainsi que dans le Var, où il l’emporte plus largement, grâce au retrait de la liste modérée conduite par Jules Roche. C’est sans doute pour cette raison qu’il choisit de représenter les électeurs méditerranéens, acquis aux idées radicales, à partir de cette date.
6Devenu l’un des principaux adversaires du général Boulanger, qu’il avait pourtant contribué à faire nommer ministre de la Guerre en janvier 1886, il affronte le candidat boulangiste Achille Ballière dans la circonscription de Draguignan, à l’occasion des élections générales de 1889, redevenues au scrutin d’arrondissement. Il sillonne la circonscription en voiture à cheval, parfois à dos de mulet et Le Petit Var nous indique qu’il remplit les salles, à Saillant, au Luc ou à Salernes, avec un programme très à gauche. Arrivé largement en tête du premier tour avec 7 500 voix sur 15 000 votes, il l’emporte facilement au second tour du 6 octobre 1889 grâce désistement d’un autre radical, Louis Martin, avec 9 500 voix sur 10 200 exprimés. Mais les anciens boulangistes et la droite prennent leur revanche quatre ans plus tard sur Clemenceau, pris dans la tourmente du scandale de Panama. Attaqué à la Chambre le 20 décembre 1892 par le chef des nationalistes Paul Déroulède, ancien compagnon de Boulanger, qui lui reproche ses liens avec le corrupteur Cornelius Herz, il est ensuite victime d’une véritable campagne de calomnie de la presse boulangiste et du Petit Journal d’Émile Judet, quotidien très populaire et acharné à sa perte, sur la foi de faux documents fabriqués par un escroc nommé Norton. « Contre moi, j’ai l’orgueil de dire que la meute a donné tout entière d’une rage inouïe », déclare-t-il à ses électeurs du Var, à Salernes, le 8 août 1893. Le grand air de la calomnie, entonné par une grande partie de la presse régionale, et mené par un journal créé pour la circonstance, L’Anti-Clemenciste, aura finalement raison de Clemenceau, accusé d’être un agent à la solde de l’Angleterre. Après une campagne mouvementée, la police ayant dû évacuer la salle où il prononçait son dernier discours, à Draguignan, il arrive malgré tout en tête au premier tour du 20 août 1893. Mais sa voiture est caillassée à Bagnols, et la plupart de ses concurrents se désistent au second tour en faveur du 3 septembre 1893 en faveur de l’avocat marseillais Joseph Jourdan, victorieux par 9 505 voix contre 8 610 à Clemenceau. Écœuré par ce qu’il décrit dans sa lettre de remerciements à ses électeurs comme une « campagne infâme » et par la « trahison » des « soi-disant » républicains, il quitte Draguignan au lendemain de l’élection, gagnant la gare à pied sous les huées de la foule.
7Il ne revient dans le Var que neuf ans plus tard, candidat à une élection sénatoriale partielle organisée le 6 avril 1902. Déjà, lors des élections générales de 1898, les radicaux de Draguignan lui avaient offert de se porter candidat, mais il avait préféré garder sa liberté de journaliste en pleine bataille pour l’innocence de Dreyfus. Après la mort du sénateur inamovible Jules Denormandie, les républicains du département, réunis en congrès, le désignent à nouveau comme leur candidat. Mais il faudra une délégation conduite par le maire de Draguignan à Paris, chez Clemenceau, rue de Varenne, ainsi que les pressions de son frère Albert et de son éditeur Stock, pour que le Tigre accepte d’entrer dans cette chambre haute qu’il décrivait dix ans plus tôt comme un bastion réactionnaire. Bien qu’ayant refusé l’étiquette du parti radical, créé un an plus tôt, il est facilement élu dès le premier tour par les délégués sénatoriaux du Var, obtenant 344 voix contre 122 au candidat radical-socialiste. Il sera d’ailleurs réélu sans interruption jusqu’à sa retraite politique en janvier 1920.
8Redevenu très rapidement l’un des leaders républicains au Sénat, il se voit proposer en mars 1906 le portefeuille de l’Intérieur dans le gouvernement Sarrien et il ne tarde pas à s’y forger une réputation d’homme à poignes, s’assumant comme le « premier des flics », et vilipendé par les socialistes. Sa tournée dans le Var, lors des vacances parlementaires, lui permet néanmoins de vérifier que sa popularité est remontée à son zénith, quelques mois avant qu’il ne soit appelé à la présidence du Conseil, le 21 octobre 1906. C’est donc en tant que chef du gouvernement qu’il est confronté au printemps 1907 à la grande révolte des vignerons du Midi qui s’insurgent contre l’effondrement des prix du vin. C’est toute une région qui se soulève, à Narbonne, Béziers, Perpignan, Carcassonne et Montpellier, dont le maire socialiste Albert Ferroul fait hisser le drapeau noir de l’anarchie avant de démissionner, le 10 juin 1907. Cinq ou six manifestants sont tués le 20 juin, la préfecture de Perpignan est incendiée, et le lendemain, le 17e régiment se mutine. Ayant obtenu l’appui de la Chambre, le 21 juin, Clemenceau reçoit deux jours plus tard à Paris le leader du mouvement Marcelin Albert. Il le piège en lui offrant de payer son billet de retour, puis en le faisant savoir dans la presse, ce qui discrédite Albert auprès des vignerons. La grève s’essouffle ensuite, mais, le 29 juin 1907, la Chambre vote la loi revendiquée par les manifestants, qui fixe une surtaxe sur les sucres utilisés pour la chaptalisation.
9Réélu triomphalement sénateur du Var au renouvellement du 3 janvier 1909, au 1er tour de scrutin, par 390 voix sur 485 votants, son rôle éminent au sein de la commission de l’Armée de la chambre haute lui vaudra une popularité exceptionnelle qui le ramènera au pouvoir en novembre 1917, et il deviendra pour tous les Français « le Père la Victoire ». Mais après avoir négocié le traité de Versailles, il ne se représentera pas au Sénat en janvier 1920 et il échouera à s’installer à l’Élysée, victime des complots politiques de ses nombreux adversaires. Sans attache familiale dans le Midi, c’est en Vendée qu’il s’achètera une maison pour ses vieux jours à Saint-Vincent sur Jard, près des terroirs de son enfance. S’il repasse à Marseille, où il est acclamé en avril 1920, c’est pour embarquer sur le paquebot Lotus, qui l’emmène vers l’Égypte et le Soudan, puis à nouveau en septembre de la même année vers un autre voyage au long cours de plusieurs semaines en Asie du Sud-Est. Viscéralement vendéen, le regard tourné vers l’Atlantique, Clemenceau n’a jamais été un Méditerranéen. Mais dans le cœur des républicains de Draguignan ou de Marseille, il est resté le lutteur de l’extrême gauche, le « tombeur de ministères », l’homme qui a incarné pendant plusieurs décennies la « sociale », la république des « rouges », et c’est en cela qu’il est partie prenante de l’histoire politique du Midi.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Orléans, membre du laboratoire POLEN, président du CHPP

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