Affairisme et scandales en Méditerranée, de Jules Mirès à nos jours
p. 507-521
Texte intégral
1De nos jours, un parfum d’affairisme, voire de corruption ou même de « mafia », plane toujours sur les élites politiques méditerranéennes. Il est vrai qu’un certain nombre d’affaires ont défrayé la chronique depuis une vingtaine d’années, amplifiées par la décentralisation et par l’émancipation des contre-pouvoirs judiciaire et médiatique. On a l’impression que certains territoires, notamment la Côte d’Azur et la Corse, par leur proximité avec le système mafieux italien comme par leur propension à générer de l’argent sale, sont plus propices que d’autres aux dérives politico-financières. Cette idée reçue mérite évidemment d’être interrogée, et surtout expliquée, à la lumière de l’histoire des rapports entre pouvoirs politiques et argent dans l’arc méditerranéen.
2Il est intéressant de commencer cette histoire au début de la IIIe République, c’est-à-dire au moment où se met en place l’éco-système de la démocratie parlementaire qui va structurer les liens et les connexions entre les acteurs politiques et les acteurs financiers jusqu’à nos jours. Mais on peut rappeler que ces liens sont évidemment bien antérieurs, et il suffit de prendre l’exemple de l’homme d’affaires marseillais Jules Mirès (1809-1871) pour s’en convaincre. Issu de la très active communauté juive de Bordeaux, ayant repris le commerce paternel en 1835 avant de monter à Paris en 1841, il s’est vraiment lancé dans les affaires en octobre 1848, associé à son compatriote bordelais Moïse Millaud, en reprenant pour une somme dérisoire le moribond Journal des chemins de fer dont il a fait un journal financier florissant. Cofondateur, toujours avec Millaud, de la Caisses des actions réunies en 1850, il lance avec lui, trois ans plus tard, Le Petit Journal, qui deviendra l’un des principaux organes de presse de la Troisième République. Il devient l’un des protégés de Napoléon III, proche d’Isaac Pereire avec lequel il crée le Crédit mobilier, la banque officielle du régime. Par ailleurs, il investit dans les chemins de fer dans toute l’Europe méditerranéenne, dans les mines et surtout dans le port de Marseille, où il s’est installé. Avec la bénédiction de l’Empereur, il crée le 15 mars 1856 la Société des ports de Marseille, s’associant avec l’entrepreneur Paulin Talabot pour reconstruire les docks de Marseille, un projet pharaonique pour transformer le port de la Joliette. Le mariage fastueux de sa fille Jeanne avec le prince Alphonse de Polignac, second fils du président du Conseil des ministres, Jules de Polignac, le 5 juin 1860, marque l’apogée de sa carrière. Cependant, un an plus tard, il est arrêté puis condamné le 11 juillet 1861 par le tribunal correctionnel de Paris pour escroqueries et faux, ce qui brise sa carrière. Fort de ses appuis, il rachète néanmoins Le Constitutionnel, l’un des principaux appuis du régime impérial, et le duc de Morny, demi-frère de Napoléon III, oblige les frères Péreire à sauver Mirès de la ruine en lui abandonnant 15 000 actions du chemin de fer de Pampelune à Saragosse que le financier déchu avait fait construire. En 1869, il sera à nouveau condamné à 6 mois d’emprisonnement et 3 000 francs d’amende pour son livre Un crime judiciaire mettant en cause les juges de son procès1.
3La différence entre un familier du pouvoir impérial comme Mirès et les patrons et hommes d’affaires de la Troisième République, c’est que ces derniers ont affaire à un pouvoir politique démultiplié par le système de la démocratie parlementaire, et que les nouvelles formes d’influence inhérentes à ce nouveau système réclament de leur part un effort d’organisation collective et de structuration de l’influence. C’est particulièrement sensible dans la zone méditerranéenne pour les secteurs économiques liés à la colonisation, un phénomène qui prend un essor décisif dans les années 1880 sous l’impulsion de Léon Gambetta et de Jules Ferry. La concrétisation de cette restructuration des structures de l’influence patronale en direction du pouvoir politique se marque notamment avec la création en juin 1892 d’un groupe colonial au palais Bourbon, précisément intitulé « Réunion du groupe de politique extérieure et coloniale de la Chambre des députés », et qui réunit des députés de tous les bords politiques, hormis les extrêmes2. Les élus méditerranéens y occupent une place éminente, étant donné le rôle de Marseille dans le commerce colonial, soit plus de 25 % des importations et presque 50 % des exportations au début du xxe siècle, dont plus de la moitié avec l’Afrique du Nord, surtout avec l’Algérie. La fameuse exposition coloniale organisée d’avril à novembre 1906 dans la métropole phocéenne, et qui a rassemblé 1,8 million de visiteurs, témoigne de la place prééminente de la Méditerranée dans l’économie coloniale. Il n’est donc pas étonnant que ce soit Eugène Étienne (1844-1921), député d’Oran de 1881 à 1919, ex-employé des Messageries maritimes et étroitement lié aux intérêts du commerce colonial, qui ait créé ce groupe colonial de la Chambre3. Il venait de quitter le sous-secrétariat d’État aux Colonies, poste qu’il avait occupé de juin à décembre 1887 et de mars 1889 à février 1892, et il estimait qu’il fallait créer un groupe d’influence extérieur aux ministères de tutelle, le Commerce et la Marine. Deux ans plus tôt, il avait d’ailleurs suscité la création d’un Comité de l’Afrique française dans ce but. Et si le cofondateur de ce Comité, le prince Auguste d’Arenberg (1837-1924), député du Cher, devenu l’un des deux vice-présidents du groupe colonial, n’est pas un représentant du commerce méditerranéen, il en défend néanmoins les intérêts en tant que président de la Compagnie de Suez de 1896 à 1913. L’autre vice-président, l’amiral Aristide Vallon (1826-1897), député du Sénégal dont il a été le gouverneur, est chargé de faire le lien avec les troupes coloniales. Le secrétaire du groupe est Marcel Saint-Germain (1853-1939), député d’Oran, et par ailleurs président de l’office colonial, de la société générale des mines d’Algérie et de Tunisie et administrateur de la Compagnie algérienne. Si Eugène Étienne et Auguste d’Arenberg ne sont pas à proprement parler des hommes d’affaires, ce n’est pas le cas de Jules Charles-Roux (1841-1918), député des Bouches-du-Rhône de 1889 à 1898, élu à la vice-présidence du groupe en 1893, industriel du savon devenu la figure de proue du commerce marseillais à la fin du xixe siècle, président de plusieurs compagnies maritimes dont la Compagnie générale transatlantique, ainsi que de la Compagnie marseillaise de navigation à vapeur Fraissinet et Cie, des Chantiers et ateliers de Provence, de la Compagnie d’assurances maritimes La Foncière-Transports, mais aussi vice-président de la Compagnie du canal de Suez, et enfin président de l’Union coloniale française à partir de 1903 puis du comité central des Armateurs de France de 1910 à 19174. Après son départ, en 1898, les intérêts marseillais sont représentés au sein du bureau du groupe colonial par le député Joseph Thierry (1857-1918), député des Bouches-du-Rhône, et qui devient en 1904 président de l’Union du commerce et de l’industrie pour la défense sociale, une organisation patronale de lobbying politique5. Cependant, les Méditerranéens sont loin d’être omnipotents dans ce groupe qui compte déjà 91 députés à sa création, puis 120 en 1893, 200 au tournant du siècle, peut-être 250 dans les années trente. Les représentants du commerce atlantique ou parisien y sont tout aussi représentés. Par ailleurs, ce n’est pas un Méditerranéen mais bien le grand négociant havrais d’origine alsacienne Jules Siegfried (1837-1922), ancien ministre du Commerce, de l’Industrie et des Colonies de décembre 1892 à mars 1893 et par ailleurs fondateur de la Compagnie cotonnière, qui créé en 1898 un groupe similaire à la chambre haute, fort d’une trentaine de sénateurs6. À partir de 1899, les groupes coloniaux des deux assemblées tendent à se réunir pour former un groupe interparlementaire colonial. Viennent s’y adjoindre, à l’occasion de réunions mensuelles et de banquets patronaux, des hauts fonctionnaires ou des journalistes7. Ils obtiennent en mars 1894 la création d’un véritable ministère autonome des Colonies, provisoirement confié au sénateur de la Meuse Ernest Boulanger (1831-1907), peu compétent sur ces questions, puis deux mois plus tard à Théophile Delcassé (1852-1923), député de l’Ariège, ex-secrétaire d’État aux Colonies et lié au groupe colonial d’Étienne. Leur activité parlementaire se développe beaucoup dans les années 1900, où l’on voit par exemple Gaston Thomson (1848-1932), député de Constantine de 1877 jusqu’à sa mort, soit un record de longévité de cinquante-cinq ans, plusieurs fois ministre de la Marine de 1905 à 1909, intervenir à la tribune pour demander le développement des ports algériens. Eugène Étienne réclame de nouvelles lignes de chemins de fer pour l’Indochine en 1901, pour l’Algérie en 1903, pour le Maroc en 1914. Tout ce qui touche aux intérêts coloniaux retient leur attention : sur le terrain de la politique étrangère, ils exigent en juin 1894 une politique de fermeté face à l’Angleterre dans la zone du Congo-Nil ; sur le terrain social, ils obtiennent en 1909 que la Chambre vote une loi suspendant le monopole national du commerce algérien, au motif que ce système du monopole a permis aux grévistes marseillais de bloquer le trafic, donc les affaires ; enfin, sur le terrain politique, ils interviennent en 1919 contre le droit de vote des musulmans en Algérie8. Mais ces interventions directes à la tribune sont en fait relativement rares. Le jeu de l’influence s’effectue ailleurs, dans la coulisse, à travers la sociabilité commune des parlementaires et des patrons. Nombre d’entre eux ont en effet partie liée avec les intérêts des grandes affaires coloniales, à l’instar d’Étienne, de Siegfried ou de Charles-Roux. Un peu plus d’un quart des députés du groupe colonial entretiennent de très fortes relations avec le monde économique, et un cinquième en ont forgé de solides, siégeant dans les sociétés ou dans les chambres de commerce des grands ports9. Les autres sont en général des « élus portuaires », ou des patriotes, qui voient dans l’empire colonial un prolongement du rayonnement français. Choyés par les groupes de pression patronaux, ils sont régulièrement invités aux banquets de l’Union coloniale, fondée en 1893 ou des comités spécialisés. Eugène Étienne, par exemple, est vice-président du Comité de l’Afrique française, président-fondateur du Comité de l’Asie française en 1901 puis du Comité du Maroc en 1903. À la présidence du Comité de l’Afrique française, se succéderont le prince d’Arenberg, Charles Jonnart, député du Pas-de-Calais, Albert Lebrun, futur président de la République, Maurice Ordinaire, vice-président du Sénat, Adolphe Messimy, sénateur de l’Ain, et le méridional Gaston Doumergue, député puis sénateur du Gard et ancien président de la République.
4Mais parmi les élus « méditerranéens » plus ou moins liés au commerce et aux intérêts coloniaux, un seul est vraiment considéré comme un affairiste, et même comme une sorte d’archétype de l’affairisme : c’est Maurice Rouvier (1842-1911). Sa longue carrière de parlementaire (député des Bouches-du-Rhône de 1871 à 1885, député des Alpes-Maritimes de 1885 jusqu’en 1903 puis sénateur jusqu’à sa mort), de ministre du Commerce et des Colonies (1881-1882) puis des Finances (1887, 1889-1892, 1902-1906) et de président du Conseil (de mai à décembre 1887 puis de janvier 1905 à mars 1906), est ponctuée de scandales financiers à répétition10. Employé de la maison marseillaise de commerce « Z et Z » Zafiropoulo et Zarifi11, qui avait le monopole des affaires de banque du Levant égyptien et syrien, son travail consistait à négocier en Bourse les gros contrats sur les céréales. Il y a gagné une expérience incomparable du marché boursier et des profits, ce qui lui a permis de se constituer une fortune impressionnante. Il mène un train de vie fastueux dans son hôtel particulier avec parc privé donnant sur la Seine à Neuilly, dans sa villa de Beaulieu, dans les Alpes-Maritimes, puis à partir de 1909 dans le château de Chapuis, en Seine-et-Marne. Si l’on en croit certains rapports de police, il semble que les pots-de-vin et les commissions occultes ne soient pas étrangers à cet enrichissement spectaculaire. Il compte au premier rang des « chéquards », accusés de corruption dans le scandale de Panama en 1892, ce qui lui vaudra une éclipse ministérielle d’une dizaine d’années.
5Autres méditerranéens mis en accusation, le député de Corse Emmanuel Arène (1856-1908) et le sénateur des Alpes-Maritimes Léon Renault (1839-1933), bénéficient d’un non-lieu, le premier au motif que le chèque de la Compagnie de Panama ne lui a pas été remis personnellement mais à son secrétaire Orsatti et le second parce que son chèque serait un dédommagement d’une spéculation malheureuse dans lequel l’aurait entraîné le baron de Reinach, l’un des corrupteurs de la Compagnie12. Le nom du boulangiste Alfred Naquet (1834-1916), ex-sénateur du Vaucluse, est aussi évoqué parmi les suspects, ainsi que ses liens avérés avec Léopold Arton, l’un des corrupteurs, mais il est en exil en Angleterre. Dans la liste des « chéquards » publiée trois ans après le scandale par le journal La France des 28, 29 et 30 décembre 1895, on trouve beaucoup d’autres méditerranéens, tels l’autre boulangiste Georges Laguerre et tous ses collègues du Vaucluse Jean-Baptiste Saint-Martin, Jules Gaillard et Alfred Michel, les députés d’Algérie Eugène Étienne et Gaston Thomson, les députés des Bouches du Rhône Antide Boyer, François Boissy d’Anglas et Antoine Chevandier de la Drôme, Fernand Crémieux du Gard, Marty de l’Aude, Paul Ménard-Dorian et Michel Vernière de l’Hérault, ainsi que les sénateurs Alphonse Gent du Vaucluse, Jacques Hébrard de Corse et Eugène Lisbonne de l’Hérault. On ne peut néanmoins en conclure à un tropisme méridional de la corruption, car les autres régions françaises sont aussi bien représentées, notamment la région parisienne et le Rhône.
6Rouvier, quant à lui, se défend à la tribune en affirmant que l’argent qui lui a été octroyé par la famille Lesseps était destiné à « défendre la République » contre le péril boulangiste et qu’il ira « le front haut devant la cour d’assises ». Lui aussi bénéficiaire d’un non-lieu, il n’aura pas à se défendre devant les juges13. Relégué à la Chambre, il n’en continue pas moins ses affaires, figurant par exemple sur une liste de parlementaires ayant touché des pots-de-vin de la Banque de France en 189714. Il s’agit davantage de rumeurs que d’accusations précises, mais leur récurrence autorise une certaine suspicion. Rouvier apparaît à la Chambre comme un fidèle défenseur des milieux d’affaires, notamment à l’été 1883, en tant que rapporteur de la commission des chemins de fer. Malgré l’opposition des radicaux et d’une partie de ses amis républicains modérés, Rouvier se distingue en soutenant les conventions signées entre l’État et les six grandes compagnies ferroviaires privées, et qui préservent ces dernières de toute perspective de nationalisation15. Lorsqu’il est écarté du pouvoir par le scandale de Panama, le monde des affaires exprime sa réprobation, car il perd un allié précieux. On signale que la Bourse a « accueilli avec un vif dépit » la nouvelle de sa démission car il était « l’homme grâce à qui la Rente montait quand même16 ». Émile Combes, lorsqu’il constitue son gouvernement en juin 1902, l’appelle aux Finances afin de rassurer les milieux d’affaires. Et c’est lui qui succède à Combes à la présidence du Conseil de janvier 1905 à février 1906, à la tête d’un gouvernement décrit en ces termes par Georges Clemenceau : « Ce n’est pas un ministère, c’est un conseil d’administration. » Rouvier est en effet plongé jusqu’au cou dans les affaires financières de son temps. On sait qu’il entretient des rapports très étroits avec le banquier Élie Léon ainsi qu’avec Antoine Vlasto17, neveu de son ancien employeur Zafiropoulo et dirigeant du Comptoir d’escompte18. D’ailleurs, devant la commission d’enquête parlementaire sur Panama, il admet avoir reçu 50 000 francs de Vlasto lorsqu’il était à la présidence du Conseil, sous prétexte de combattre le boulangisme19. Un rapport de police ajoute que Vlasto et Rouvier, par l’intermédiaire d’Élie Léon, se sont livrés à « diverses spéculations à la hausse ou à la baisse ». Un autre rapport signale une nouvelle affaire, celle des phosphates de Tebessa, qui serait un « nouveau Panama », et dans laquelle seraient impliqués les « agioteurs » Rouvier et Étienne, « qui se sont occupés des concessions ou les ont favorisées », en échange de « dizaines de millions20 ». À ce moment éclate le scandale de la Compagnie des chemins de fer du Sud, dans lequel Maurice Rouvier est aussi impliqué, de même qu’Eugène Étienne. Fondée en 1885 par un groupe de banques, dont la Société générale et le Crédit industriel et commercial, avec le patronage d’un syndicat d’émission où figurait Rouvier, cette société a reçu de nombreuses subventions… dont celles du gouvernement Rouvier. En juillet 1901, il fonde la Banque française pour le commerce et l’industrie avec le soutien de Joseph Caillaux, qui est alors ministre des Finances. La BFCI est censée stimuler les entreprises françaises, mais la presse nationaliste y voit plutôt une pompe à finances de l’Alliance républicaine démocratique, à laquelle appartiennent Rouvier et Caillaux, en vue des élections de 1902. À l’issue de ces élections, Rouvier est appelé au ministère des Finances, tout en restant d’ailleurs à la tête de la BFCI. Adolphe Carnot, le président de l’Alliance républicaine démocratique, se voit offrir un siège d’administrateur à la Société nouvelle du Gaz de Paris, l’une des sociétés financées par la banque de Rouvier. Lorsque ce dernier revient au ministère des Finances de 1902 à 1905, il ne trahit pas la confiance du monde des affaires. Sa maladie, à l’automne 1904, affole les milieux boursiers : « Certains financiers prétendent que si son état s’aggravait et faisait prévoir une issue fatale, ce serait la ruine pour certaines maisons. On dit en effet que le marché ne se soutient que parce que M. Rouvier, en qui on a confiance, est à la tête des Finances21. » Le 13 décembre 1904, lorsque son ex-partenaire Caillaux propose devant la Chambre d’instaurer un véritable impôt sur le revenu, Rouvier s’y oppose nettement. Au Conseil des ministres, il menace même de démissionner si la majorité parlementaire vote le projet. Le président de la République Émile Loubet vient en personne lui demander de rester aux Finances. Cela ne lui vaut pas que des amis, à preuve ce qu’écrit Xavier Dufrene, le rédacteur en chef de L’Anti-Rouviériste, organe de salubrité républicaine, lancé le 6 février 1905 au moment où Rouvier revient à la présidence du Conseil : « La république ne peut plus s’en passer : elle doit vivre avec cette tache au front, comme s’il n’y avait plus d’eau dans la Seine. » Et assurément les milieux d’affaires ont besoin de Rouvier pour faire obstacle aux projets de Caillaux, qui lui succède en 1907 au ministère des Finances.
« On espère dans les milieux financiers que le débat sur cette question […] mènera à la chute du ministre actuel des Finances. À la Bourse on ne veut plus de M. Caillaux mais par contre, on parle de M. Rouvier en termes tels qu’on semble désirer ardemment son retour aux Finances22. »
7Une réunion est même organisée chez Alphonse de Rothschild afin d’établir les bases d’une nouvelle combinaison ministérielle, qui ramènerait la confiance parmi les capitalistes français en écartant la crainte de l’impôt sur le revenu. La haute banque préconise Raymond Poincaré à la présidence du Conseil et à l’Intérieur, Louis Barthou aux Travaux publics et au Commerce, Alexandre Millerand aux Affaires étrangères, et, « la clef de la combinaison », qui « vaudrait une hausse d’au moins quatre points sur la Rente : M. Rouvier aux Finances23 ». Cette fois pourtant, Rouvier ne reviendra plus au pouvoir, les rapports de force politiques ne lui étant plus favorables. Toutefois, il reste sénateur jusqu’à sa mort, en 1911, continuant à fréquenter avec assiduité les couloirs de la Bourse et les agents de change. Si l’on en croit la presse de 1910, les boursiers racontent que Rouvier spécule sans cesse et « joue à coup sûr », et « qu’à ce jeu il a gagné depuis quelques mois des sommes considérables24 ». Au cœur de la République affairiste, plébiscité par les patrons, Maurice Rouvier aura ainsi effectué, pendant quarante ans, un parcours politico-financier exceptionnel.
8De là à dire que ce parcours est typique d’une sensibilité méditerranéenne de l’affairisme, ce serait bien évidemment une absurdité. Si l’on s’intéresse par exemple à l’autre grand scandale politico-financier de la IIIe République, la célèbre « affaire Stavisky », on constate que les élus mis en cause dans le rapport d’enquête parlementaire présenté par le député Ernest Lafont en mars 1935 ne sont pas particulièrement issus de la zone méditerranéenne, que ce soit le député-maire de Bayonne Garat, par qui le scandale est arrivé, les députés de la Seine Gaston Bonnaure et du Maine-et-Loire Edmond Boyer, « achetés » par Stavisky, ou encore le député de Charente-Inférieure et maire de La Rochelle André Hesse, déjà impliqué dans le scandale Oustric, et qui l’aurait lui aussi conseillé. Le seul méditerranéen éclaboussé par le scandale est René Renoult (1867-1946), sénateur du Var depuis la démission de Clemenceau en 1920, et qui, après avoir été l’avocat-conseil Stavisky, aurait, en tant que garde des Sceaux de juin à décembre 1932, demandé au procureur Pressard de lever un mandat d’arrêt contre lui. Encore faut-il rappeler que cette grande figure républicaine n’a pas été citée à comparaître au procès d’assises ouvert le 4 novembre 1935, contrairement à Garat et Bonnaure25. Pas plus qu’à la fin du xixe siècle, il n’y a donc pas dans cette période de l’entre-deux-guerres une sorte de tropisme affairiste méditerranéen.
9La dimension régionale est plus évidente dans l’un des premiers grands scandales de l’après-1945, à savoir ce que l’on a appelé « le scandale du vin ». En effet, l’homme qui est au cœur de cette affaire n’est autre que le biterrois Pierre Malafosse (1913-1993), ancien résistant, responsable du réseau Brutus. Membre de l’assemblée consultative d’Alger et chef de cabinet du socialiste André Le Troquer au commissariat à la Guerre, il a assuré la présidence du Comité local de libération (CLL) de Béziers à partir de juillet 1944, ce qui lui a valu de vives inimités des communistes locaux. C’est ainsi que le 20 novembre 1944, Le Midi libre a publié un article lui reprochant l’implication de sa mère dans une entreprise de travaux publics, la Société française du bâtiment, qui a participé à la construction des fortifications de la côte pour le compte des Allemands. Par ailleurs, on l’accuse d’avoir utilisé sa mère comme prête-nom, d’avoir défendu le patron de cette société, Georges Mas, et enfin d’avoir, par sa politique de démolition, fait travailler cette entreprise. Mis en minorité le 24 novembre 1944, il a démissionné de la présidence du CLL de Béziers, suivi des membres de la SFIO, puis il a été exclu par la direction régionale du Mouvement de libération nationale, proche du parti communiste français, le 1er décembre 1944. Installé à Paris en 1945, il est devenu directeur général et actionnaire de l’hebdomadaire Bref (1945-1946), tout en contribuant à développer le quotidien marseillais Le Provençal, lancé en août 1944 par son ami Gaston Defferre (1910-1986) chef de la puissante Fédération socialiste des Bouches-du-Rhône, Ce dernier lui a fait obtenir le poste de directeur du service des boissons au ministère du Ravitaillement, et c’est là qu’a éclaté le scandale26.
10À peine nommé au ministère du Ravitaillement le 24 juin 1946, le communiste Yves Farge décide en effet de révoquer Malafosse, et le rapport qu’il fait publier en septembre 1946 est accablant. Il décrit une véritable pétaudière gérée par une vingtaine d’anciens résistants incompétents, ainsi que les avantages consentis par le directeur des boissons à plusieurs sociétés privées de transports. Elles auraient bénéficié de licences d’exportation de vins d’Algérie, malgré l’avis défavorable de la Marine marchande. Plusieurs millions d’hectolitres auraient été ainsi détournés pour être vendus à fort profit vers la Belgique ou la Suisse, privant ainsi les Français de leur boisson favorite. « En prison, les trafiquants qui nous privent de vin », titre L’Humanité, tandis que, le 3 octobre 1946, le député communiste Raoul Calas réclame une commission d’enquête parlementaire. Malafosse se défend dans le journal Combat, repoussant « en bloc les imputations contradictoires et absurdes » du ministre. Dans Le Populaire, quotidien de la SFIO, on parle d’une « diversion » organisée par Yves Farge afin de couvrir « la carence de ses services ». André Le Troquer et Paul Ramadier sont aussitôt mandatés par leur parti pour demander au président du Conseil, Georges Bidault, de faire toute la lumière.
11Chacun comprend qu’au-delà de Malafosse les communistes ont une autre cible, plus importante : Félix Gouin (1885-1977), figure de la SFIO méditerranéenne, maire d’Istres depuis 1919 et député des Bouches-du-Rhône depuis 1924, ex-président de l’assemblée consultative provisoire puis de la première assemblée constituante, président du gouvernement provisoire de janvier à juin 1946 et vice-président du Conseil du gouvernement Bidault. Dans les couloirs du palais Bourbon, le député communiste Jean Pronteau affirme détenir des documents accablants contre Félix Gouin lui-même. Dans son édition du 9 octobre 1946, France-Soir propose une manchette au titre prometteur : « Nous ouvrons le dossier du scandale des vins. » On signale notamment que le lieutenant-colonel Savy, chef de la Sécurité militaire de Félix Gouin lorsque ce dernier était chef du gouvernement, est partie prenante dans la société Sapvin, une grande maison d’import-export qui aurait bénéficié des largesses du service des boissons. On rappelle l’affaire du Claudette-Lacydon, révélée au mois de mai par Le Canard enchaîné : ce bateau aurait été détourné du ravitaillement officiel par une lettre adressée à Jules Moch, ministre socialiste de la Marine marchande, signée Félix Gouin et avec l’en-tête de la présidence du Conseil. On évoque la responsabilité de Georges Zerbini, directeur du cabinet de Gouin à l’époque, et de son adjoint Henri Loo, un proche de Gaston Defferre. Enfin, Félix Gouin lui-même est directement attaqué, car on affirme qu’il aurait passé un coup de téléphone à l’une des sociétés incriminées, exigeant plusieurs millions de francs pour autoriser des exportations de vin. Immédiatement divulguée, sans aucune vérification, la nouvelle s’étale en première page de tous les journaux, le 25 octobre 1946. Le coup est rude pour les socialistes, en pleine campagne électorale, à trois semaines des premières élections législatives de la IVe République.
12C’est seulement en février 1947 qu’est créée une commission d’enquête « sur la production, la livraison et la répartition du vin ». Yves Farge et Félix Gouin déposent successivement, le second mettant le premier au défi de prouver ses interventions en faveur de telle ou telle société d’exportation. Pierre Malafosse, de son côté, assigne Yves Farge à cinq cent mille francs de dommages et intérêts pour injures et diffamation, mais le jugement du tribunal correctionnel, prononcé le 16 mai 1947, relaxe ce dernier et condamne Malafosse aux dépens, reconnaissant que le « désordre comptable » du service des boissons rendait « impossible le contrôle des fraudes possibles ». Pourtant, alors que Félix Gouin a retrouvé un poste de ministre d’État dans le nouveau gouvernement formé par Léon Blum en décembre 1946, Yves Farge se trouve écarté de la scène politique. Il publie en octobre 1947 un pamphlet intitulé Le pain de la corruption, dans lequel il accuse notamment le cabinet de Félix Gouin, et ce dernier est débouté dans le procès en diffamation intenté à Yves Farge. Néanmoins, le rapport de la commission d’enquête parlementaire, présenté le 29 mars 1950 par le socialiste Gérard Vée, le disculpe complètement, lui et son cabinet, et la cour d’appel finit par lui donner raison, le 9 mars 1953, estimant que Le Pain de la corruption contient des passages diffamatoires à son égard. Si l’on en croit l’historienne et journaliste Georgette Elgey, grande spécialiste de cette période, c’était beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Dans l’état de désorganisation où se trouvait le ravitaillement français à la Libération, il n’était pas étonnant que l’incompétence et l’improvisation fussent de mise. Malafosse et Zerbini, les plus compromis dans le scandale, sont plus coupables de légèreté que de malversations. Mais au-delà du scandale proprement dit, c’est tout le système de la notabilisation socialiste en zone méditerranéenne qui est mis en lumière par cette affaire, à Béziers avec Malafosse, à Istres avec Félix Gouin, qui en fut le maire de 1922 à 1958, et bien sûr à Marseille avec Gaston Defferre, inamovible « parrain » de la cité phocéenne puis de 1953 à 1986.
13Il ne nous appartient pas ici de raconter le « système » Defferre, dont les origines remontent à la libération de Marseille, le 21 août 1944, lorsqu’il s’empare du Petit Provençal, avec une milice de truands dirigée par Nick Venturi. Nommé président de la délégation municipale, il devient maire de Marseille à cette époque et le reste jusqu’en octobre 1945, avant de laisser la place au communiste Jean Cristofol. Le contrôle du groupe du Petit Provençal, et les appuis qu’il s’est assurés dans des milieux très différents, qui vont du grand banditisme à la grande bourgeoisie négociante, dont il épouse en 1973 une illustre descendante, l’écrivaine Edmonde Charles-Roux (1920-2016), en passant par les syndicalistes de Force ouvrière, l’aideront à garder le pouvoir à Marseille ainsi qu’à la tête de la puissante fédération SFIO des Bouches-du-Rhône jusqu’à sa mort. Si l’on prend un peu de recul, on s’aperçoit que d’autres « systèmes » plus ou moins opaques se sont mis en place dans les autres métropoles méditerranéennes avant et après la Seconde Guerre mondiale. On peut évidemment évoquer le système Médecin à Nice, qui a vu se succéder l’avocat Jean Médecin (1890-1965), dit « le roi Jean », député de 1932 à 1942 et de 1945 à 1962, et son fils Jacques (1928-1998), député de 1967 à 1988, à la mairie de la cité de 1928 à 1943 et de 1947 à 1965 pour le premier puis de 1965 à 1990 pour le second27. Rappelons que ce dernier, dont les habitudes clientélistes étaient aussi troubles que ses liens avec l’extrême droite, est arrêté le 25 novembre 1993 à Punta del Este, en Uruguay, où il s’était exilé depuis trois ans, puis extradé et deux fois condamné par le tribunal correctionnel de Grenoble, le 16 mai 1995. Il écope de deux ans de prison ferme et cinq ans de privation des droits civiques dans l’affaire du détournement des fonds de l’association municipale Nice-Opéra. Le 3 août suivant, le voici de nouveau condamné à trois ans et demi de prison ferme et cinq ans de privation des droits civiques, pour recel d’abus de biens sociaux et corruption passive. Il est reconnu coupable d’avoir perçu de 1986 à 1990 près de quatre millions de pots-de-vin de Francis Guillot, PDG de la Serel, une entreprise spécialisée dans la signalisation routière. Il plaide le financement de son parti, le Rassemblement républicain… qui se résume à sa personne. Mais les juges dénoncent le « système mafieux » instauré à Nice.
14Un autre « baron » de la Côte d’Azur tombe lui aussi à cette époque sous les coups de la justice, en la personne de Maurice Arreckx (1917-2001), maire de Toulon de 1959 à 1985, président du conseil général depuis 1985, député puis sénateur du Var depuis 197828. Accusé de corruption en juillet 1994 par le procureur général d’Aix-en-Provence, il est soupçonné d’avoir accepté un pot-de-vin de la société Campenon-Bernard pour l’attribution du marché de construction d’une école d’ingénieurs. Selon le directeur de la société, celui que l’on a surnommé le « parrain du Var » lui aurait demandé deux millions de francs, début 1992, en échange du marché. L’enquête menée par le juge démontre que le quart de cette somme a été versé au Parti républicain de Gérard Longuet et François Léotard, le reste étant remis à des proches d’Arreckx pour être transféré pour un compte suisse au nom de « Charlot ». Mais les juges concluent à la corruption, la cour d’appel d’Aix-en-Provence le condamnant fin 1997 à quatre ans de prison, dont deux avec sursis, et un million de francs d’amende.
15Rappelons que les investigations autour du système Arreckx se sont accélérées après l’assassinat le 25 février 1994 de sa plus ardente adversaire, la députée de la 3e circonscription du Var Yann Piat, transfuge du Front national, qui a laissé une lettre dans laquelle elle le citait parmi les personnes censées lui vouloir du mal. C’est ainsi que la justice a mis au jour les liens étroits entre l’ancien maire de Toulon et le truand Jean-Louis Fargette, surnommé « la savonnette » pour sa faculté à échapper aux foudres de la Justice, et qui régnait sur les discothèques et autres établissements de nuit du secteur jusqu’à son assassinat, un an avant celui de Yann Piat, aux portes de son domicile de Vallecrosia, à la frontière italienne. C’est un proche de Fargette, Daniel Savastano, qui a révélé l’affaire du pot-de-vin de l’école d’ingénieurs de Toulon, ajoutant que Fargette s’était montré furieux de ne pas percevoir sa dîme sur l’opération. Par ailleurs, le juge Van Ruymbeke fait la lumière sur une autre affaire de pot-de-vin remis à Arreckx par Elyo (ex-Cofreth), une filiale de la Lyonnaise des eaux, pour un autre marché public, celui de la troisième tranche de l’usine d’incinération de Lagoubran. L’enquête révèle néanmoins qu’Arreckx n’aurait utilisé que 6 des 48 millions de francs (9,5 millions d’euros) transférés sur ce compte entre 1982 et 199429. Le « système » Arreckx serait donc au confluent de la corruption personnelle et du financement occulte du Parti républicain ?
16C’est aussi la défense de Michel Mouillot (1943-), maire UDF de Cannes de 1989 à 1997, surnommé le « Kennedy de la Croisette », et mis en examen pour la première fois en mars 1993 pour avoir touché des salaires fictifs dans trois sociétés, pour un montant total de six cent soixante-treize mille francs, sans aucune activité ni présence dans ces sociétés. Il est de nouveau mis en examen en juillet 1996 dans deux autres affaires de corruption, concernant le Carlton Casino Club et le Casino Club Riviera, où il a monnayé l’autorisation d’installer des machines à sous. Condamné le 4 février 2005 par le tribunal correctionnel de Nice à six ans d’emprisonnement ferme pour « corruption, prise illégale d’intérêt, abus de biens sociaux, faux et usage de faux, et emplois fictifs », il détient le titre peu enviable de l’élu français le plus lourdement condamné de la Ve République30. Rappelons néanmoins qu’il a toujours prétendu que l’argent était destiné au Parti républicain, révélant par ailleurs que la fédération des Alpes-Maritimes de ce parti avait créé de toutes pièces un fichier de 500 faux adhérents permettant de « blanchir » 250 000 francs chaque année.
17Une telle défense est impossible pour Jacques Farran (1928-1999), un autre baron local du Parti républicain, adjoint au maire de Perpignan de 1877 à 1983, député des Pyrénées-Orientales de 1986 à 1993, et inculpé le 18 octobre 1991 pour ingérence et abus de confiance. En tant que président de la chambre de commerce de Perpignan, il est accusé d’avoir détourné une bonne partie des cotisations du 1 % patronal, destiné en principe aux logements sociaux, afin de racheter et restaurer la forteresse médiévale de Corbères-les-Cabanes. Or il a confié la jouissance du château à une association réservée aux membres de sa famille et à celle du vice-président de la chambre de commerce. Le 21 février 1992, il est à nouveau inculpé pour complicité de vols et recel de vols en écritures publiques, soupçonné d’avoir, avec la complicité de son gendre, ancien directeur commercial de l’aéroport de Perpignan, détourné entre 1988 et 1991 plus de cinq cent quarante mille francs de recettes du parking de l’aéroport, géré par la chambre de commerce qu’il présidait. En janvier 1999, il est condamné à deux ans de prison, dont quinze mois avec sursis, pour « abus de confiance et ingérence » par la cour d’appel de Montpellier. Dans son cas, la malhonnêteté individuelle ne semble faire aucun doute31.
18En revanche, le suicide controversé de René Lucet, le puissant président de la Caisse primaire d’assurance maladie des Bouches-du-Rhône, en mars 1982, semble avoir jeté une lumière crue sur le système marseillais de l’époque Defferre32. Les enquêteurs ont en effet été amenés à s’intéresser de près aux relations de Lucet avec un personnage sulfureux, par ailleurs proche de Gaston Defferre, Dominique Venturi, surnommé « Nick », et considéré par le Sénat américain comme l’un des gros bonnets de la French Connection. Son nom apparaît lié à une Coopérative d’entreprise générale du Midi (CEGM) qui a bénéficié de nombreux marchés de la Caisse primaire d’assurances maladie dirigée par Lucet. Puis on s’aperçoit que cette même CEGM a aussi obtenu pour 70 millions de francs (22 838 793 euros) de marchés de la mairie de Marseille dans lesquels elle était la seule candidate. Peu à peu, un vaste système de prévarication qui met en scène employés municipaux et élus est mis au jour. L’enquête démontre également que 350 000 francs (114 193 euros) ont été versés par Lucet pour acheter sa maison à Venturi sans aucune justification, sinon d’étranges circuits financiers via des sociétés en lien avec la CGEM. Une quarantaine d’employés municipaux se retrouvent in fine à la prison des Baumettes. Le sénateur socialiste Antoine Andrieux (1916-1983), defferriste de la première heure, est placé en première ligne, mais son décès le 10 mai 1983 lui épargne une humiliation judiciaire. Gaston Defferre n’a pas été personnellement éclaboussé par le scandale mais il est vraisemblable qu’il n’était pas totalement étranger à ce système de financement occulte et peut-être de corruption.
19On ne peut pas parler de la capitale phocéenne sans évoquer par ailleurs Bernard Tapie, qui en fut député de 1989 à décembre 1992 puis réélu en avril 1993, après avoir racheté en 1986 le club de football de l’Olympique de Marseille à la demande d’Edmonde Charles-Roux, femme de Gaston Defferre. On se souvient qu’il a été condamné en appel en novembre 1995 à deux ans de prison dont huit mois ferme et une inéligibilité de tois ans pour avoir truqué le résultat du match entre l’OM et Valenciennes, puis déchu de son mandat de député le 5 septembre 1996. Ses ennuis judiciaires ont mis un terme à sa carrière politique. Encore faut-il rappeler que cette condamnation n’est que l’un des aspects du dossier OM, instruit à l’époque par le juge Pierre Philippon, lequel révélait dans un rapport de plus de 200 pages tout un ensemble de malversations commises par la direction du club phocéen, prêts fictifs accordés aux joueurs et des versements suspects à des intermédiaires via des sociétés écrans au cours de transferts, dessinant les contours d’une véritable caisse noire sur fond de corruption présumée33. Une enquête publiée en juillet 1994 dans L’Hebdo Lausanne, évoquait même « Derrière Tapie, une forte odeur mafieuse », en s’interrogeant sur les liens supposés de l’homme d’affaires avec le milieu marseillais et, plus inquiétant encore, avec les circuits financiers de la mafia italienne. Selon cet article, Tape serait intervenu personnellement en mars 1992 pour obtenir la remise en liberté de l’un des parrains emblématiques de Marseille, le célébrissime Francis Vanverberghe dit Francis le Belge. Il aurait contacté le ministre de l’intérieur Philippe Marchand pour qu’il intervienne auprès du garde des Sceaux Henri Nallet aux fins de libérer le Belge impliqué dans une nébuleuse affaire de drogue. La presse helvétique s’intéresse par ailleurs de près aux relations de Bernard Tapie avec la Suisse, un pays qu’il affectionne notamment pour ses contacts financiers, notamment avec un certain Sylvain Ferdman, qui fut le témoin de mariage de sa femme Dominique Tapie. Cet acteur du milieu financier genevois aurait un passé chargé si l’on en croit les biographes de Meyer Lansky, le fondé de pouvoir de Lucky Luciano, parrain de la Cosa Nostra américaine. On s’interroge sur les relations de Tapie avec une banque devenue une véritable énigme, la Finter Bank, dirigée par l’industriel Carlo Pesenti, un proche du Vatican, et qui apparaît dans une série de scandales internationaux. Des journalistes, sur la foi des Renseignements généraux, affirment que cet établissement fait partie d’un réseau de blanchiment d’argent ou du moins qu’elle recycle des capitaux préalablement blanchis. Et ils s’étonnent que la Finter Bank apparaisse en première ligne dans les sociétés de Bernard Tapie34.
20On pourrait multiplier les exemples des scandales politico-financiers qui ont secoué la vie politique méditerranéenne depuis une trentaine d’années, y compris les dérives gestionnaires des communes dirigées par des élus d’extrême droite, telle par exemple Catherine Mégret (1958-), maire de Vitrolles de 1997 à 2002, et condamnée en septembre 2006 par le tribunal correctionnel de Marseille pour avoir contribué à la campagne présidentielle de son mari Bruno Mégret, candidat du Mouvement national républicain, avec des moyens municipaux. En remontant aux années soixante, lors du boum de la promotion immobilière sur la Côte d’Azur, on pourrait mettre en lumière le parcours de l’avocat d’affaires Jean Michard-Pélissier (1909-1976), qui fut député des Hautes-Alpes de 1936 à 1940, puis conseiller de différents ministères sous la IVe République, avant d’être nommé en 1959 au Conseil constitutionnel par son ami Jacques Chaban-Delmas, alors président de l’Assemblée nationale. La presse braque ses projecteurs sur lui en septembre 1972 à la faveur de l’une des innombrables affaires qui met en lumière sa capacité d’expert en influence. Conseiller municipal d’Antibes, où il possède la superbe bastide de la Marjolaine, il est intervenu en juin 1970 auprès du ministère de l’Équipement afin d’obtenir l’autorisation pour un projet immobilier, la résidence « Le club du Tanit », qui avait pourtant été jugé nuisible à la qualité du site par le maire Pierre Delmas. Ce dernier suspecte l’avocat de l’avoir trahi en offrant ses services, moyennant finances, au promoteur du projet Alexandre Attias. Michard-Pélissier aurait touché entre 500 000 et 2,5 millions de francs en petites coupures. Le journal Minute qui porte ces accusations est condamné pour diffamation en décembre 1972, mais il est avéré que Michard-Pélissier est peut-être innocent dans l’affaire d’Antibes, mais il est certain que ses interventions dans le secteur immobilier lui ont permis d’amasser une fortune impressionnante.
21Plus près de nous, un autre « système » a été révélé à Marseille, lorsqu’en septembre 2014 la cour d’appel d’Aix-en-Provence a prononcé une sévère condamnation contre la députée des quartiers nord de Marseille Sylvie Andrieux (1961-), soit quatre ans de prison dont un ferme, 100 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité35. Fille du sénateur Antoine Andrieux, cité plus haut, un très proche de Gaston Defferre, elle avait érigé le clientélisme en rituel. En tant que vice-présidente du conseil régional chargée de la politique de la ville, elle aurait distribué entre 2005 et 2009 à une vingtaine d’associations à l’activité totalement fictive, les trois quarts implantées dans son secteur électoral des quartiers nord. La clé du système est Roland Balalas, fils du responsable des adhésions à la fédération du PS des Bouches-du-Rhône, l’argent étant disséminé par des présidents de paille qui dilapident l’argent dans des achats de véhicules, d’électroménager et des distributions d’enveloppes. On s’est demandé si le cabinet du président du conseil régional Michel Vauzelle était au courant de ses malversations. La mise en examen de son directeur de cabinet Franck Dumontel a longtemps semé le trouble, d’autant que ce dernier a aussi été mis en cause pour ses relations avec Alexandre Guérini, le frère d’une grande figure du socialisme marseillais, impliqué quant à lui dans un dossier tout aussi sulfureux. Jean-Noël Guérini (1951-), maire du 2e secteur de Marseille de 1983 à 1989 et de 1995 à 2001, sénateur et président du conseil général des Bouches-du-Rhône depuis 1998, est en effet depuis 2009 sous les feux de la justice, à la suite d’une lettre anonyme circonstanciée qui a dévoilé un impressionnant écheveau de corruption, prise illégale d’intérêts, détournement de fonds publics et blanchiment, mettant en scène son frère Alexandre ainsi que l’un des parrains présumés du milieu marseillais Bernard Barresi. L’affaire a largement mobilisé le parti socialiste, notamment Arnaud Montebourg qui a longtemps réclamé sans jamais l’obtenir l’exclusion de Jean-Noël Guérini. Il a fallu attendre mars 2014 pour voir ce dernier quitter le Parti mais sans renoncer à la présidence du conseil général, en dépit des lourdes suspicions dégagées par les investigations du juge Duchaine. Elles concernent plusieurs marchés passés sous l’égide du conseil général, notamment l’agrandissement de la décharge de La Ciotat qui a directement bénéficié à la SMA, une société de traitement de déchets dirigée par son frère Alexandre. Le juge Duchaine, évoquant un système « mafieux », estimait dans sa demande de levée d’immunité parlementaire du 31 octobre 2012 que Jean-Noël Guérini a « en toute connaissance de cause laissé son frère s’immiscer sans titre dans les affaires du département ». Mais Jean-Noël Guérini, se disant lui-même victime des agissements de son frère, a néanmoins été réélu au Sénat en 2014, avant de quitter la présidence du conseil général en avril 2015, son parti Force 13 ayant été battu. Il est une sorte d’archétype de l’affairisme marseillais tel que l’histoire et la légende l’ont dessiné depuis un siècle, depuis Maurice Rouvier.
*
22Faut-il conclure de ce tableau très incomplet et subjectif (la Corse mérite une étude en soi), que les élites politiques méditerranéennes ont été plus corrompues ou plus affairistes que les autres depuis l’avènement de la démocratie parlementaire en France ?
23La réponse doit être beaucoup plus nuancée qu’il n’y paraît, comme nous l’avons constaté par exemple au moment des grands scandales politico-financiers que furent Panama ou l’affaire Stavisky. Néanmoins, on peut dégager des éléments prédisposant la zone méditerranéenne aux dérives de l’argent : d’abord la proximité des mœurs et des pratiques mafieuses italiennes, dont on devine l’influence dans bon nombre d’affaires évoquées ici ; puis l’attractivité exceptionnelle d’une zone au potentiel commercial et touristique particulièrement développé, ce qui suscite mécaniquement des transferts financiers considérables, donc des enjeux d’affairisme et de corruption particulièrement élevés. À cet égard, la métropole marseillaise est tout à fait emblématique de cette convergence entre une culture de type mafieux et des enjeux commerciaux majeurs, qui ont évidemment conduit à des dérives politico-financières autour du commerce colonial dans l’entre-deux-guerres, puis de la construction immobilière dans les années soixante, des jeux, des casinos et du trafic de drogue dans les années qui ont suivi. De la même manière, les fortunes colossales engendrées par l’essor du tourisme sur la « French Riviera », tourisme d’élite à la fin du xixe siècle devenu tourisme de masse depuis plus d’un demi-siècle, expliquent que les édiles des cités azuréennes n’aient pas toujours su résister à l’appât du gain inhérent à leurs fonctions politiques. Dans les autres départements de l’arc méditerranéen, de l’Ardèche à la Drôme en passant par l’Aude ou l’Hérault, on ne trouve pas la même densité d’affaires que dans les Bouches-du-Rhône, le Var ou les Alpes-Maritimes, tout simplement parce que les intérêts en jeu sont moins importants. Cela ne veut pas dire évidemment que le clientélisme, l’affairisme ou le financement occulte des partis n’y aient pas laissé leurs marques, mais il est certain que les dérives politico-financières y ont été moins appuyées. Pour tirer des conclusions plus probantes, il faudrait une étude systématique sur tout le personnel politique de la région. Grâce aux données issues de l’enquête ICEM, une telle étude s’offre aux chercheurs.
Notes de bas de page
1Notice « Mirès » dans Roland Caty, Éliane Richard et Pierre Échinard, Les Patrons du second Empire, Paris, Picard, 1999, p. 205-208.
2Lagana Marc, Le parti colonial français : éléments d’histoire, Laval, Presses universitaires du Québec, 1991,
3Andurain Julie d’, « Réseaux d’affaires et réseaux politiques : le cas d’Eugène Étienne et d’Auguste d’Arenberg », in Hubert Bonin, Jean-François Klein et Catherine Hodeir (dir), L’Esprit économique impérial, groupes de pression et réseaux du patronat colonial en France et dans l’Empire, Paris, Publications de la SFHOM, 2008, p. 85-102.
4Collectif, Jules Charles-Roux, le grand Marseillais de Paris, Rennes, Marines, 2004.
5Garrigues Jean, Les patrons et la politique. 150 ans de liaisons dangereuses, Paris, Perrin, 2011, p. 82-83.
6Ardaillou Pierre, Les républicains du Havre au xixe siècle (1815-1889), Rouen, Publications de l’université du Havre et de Rouen, 1999 ; Klein Pierre, Jules Siegfried (1837-1922). Un Alsacien de conviction et de progrès, Mulhouse, SHGM, 2015, p. 23-39.
7Pendant l’entre-deux-guerres, on verra éclore d’autres groupes parlementaires coloniaux, comme le groupe de l’Afrique du Nord puis celui du Maroc-Tunisie, qui comptera une soixantaine de membres, celui de l’Afrique française ou celui de l’AOF, qui réunira plus de 220 parlementaires.
8Garrigues Jean, Les Patrons…, op. cit., p. 60.
9Persell Stuart, The French Colonial Lobby (1889-1938), Stanford, Stanford University Press, 1983, p. 64.
10Garrigues Jean, Les Patrons…, op. cit., p. 54-57.
11Étienne Zafiropoulo et son neveu Périclès Zarifi, d’origine grecque, ont notamment garanti le paiement de la dette de guerre de Marseille après la défaite de 1871. La société financière Zarifi reste aujourd’hui florissante à Marseille.
12Mollier Jean-Yves, Le Scandale de Panama, Paris, Fayard, 1991, p. 373-375.
13Ibid., p 378.
14Archives de la préfecture de police, dossier Maurice Rouvier, Ba 1260, rapport du 3 juillet 1897.
15Journal officiel, débats de la Chambre des députés, 27 juillet-2 août 1883.
16Le Figaro, 15 décembre 1892.
17À noter que Dominique Vlasto, descendante d’Antoine Vlasto, est de nos jours une collaboratrice du maire de Marseille Jean-Claude Gaudin, adjointe au tourisme et surtout son relais auprès des milieux d’affaires, si l’on en croit un article de Yves-Michel Riols publié dans L’Express du 1er décembre 2006.
18Archives de la préfecture de police, rapport du 5 janvier 1895.
19Le Temps, 30 mars 1893.
20Archives de la préfecture de police, rapport du 26 novembre 1894.
21Ibid., rapport du 15 novembre 1904.
22Ibid., rapport du 30 janvier 1907.
23Ibid., rapport du 29 mai 1907.
24Le Mémorial des Basses-Pyrénées, 11 octobre 1910.
25Garrigues Jean, Les Scandales de la République. De Panama à l’affaire Cahuzac, Paris, Nouveau Monde Éditions, réédition 2013, p. 123-146.
26Ibid., p. 147-161.
27Ibid., p. 473.
28Ibid., p. 474.
29Denoël Yvonnick et Garrigues Jean, Histoire secrète de la corruption sous la Ve République, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2016, p. 242-247.
30Ibid., p. 257-261.
31Garrigues Jean, Les Scandales…, op. cit., p. 472.
32Denoël Yvonnick et Garrigues Jean, Histoire secrète…, op. cit., p. 237-242.
33Ibid., p. 347-350.
34Ibid., p. 350-357.
35Ibid., p. 527-530.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Orléans, membre du laboratoire POLEN, président du CHPP.

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