Les présidents de conseils généraux méditerranéens
L’incarnation du dialogue entre le territoire et l’administration classique Territoires, projets, portraits
p. 387-395
Texte intégral
1La fonction, longtemps méconnue, de président d’une assemblée départementale est devenue avec les vagues successives de décentralisation modérée, de Guizot à Jules Ferry, une position privilégiée et exécutive, à la fois de repli dans les temps difficiles et de projection d’influence dans les périodes fastes, cumul de mandats et enracinement local1, cursus honorum électif classique sous la IIIe République couronné par l’accès tardif au palais du Luxembourg2, aujourd’hui décriés et remis en cause par les réformes constitutionnelles.
Une fonction à la lente affirmation. Le président de l’assemblée départementale
2Alors que les monarchies censitaires accordent d’emblée prestige et influence aux parlementaires nationaux, les fonctions locales demeurent longtemps ingrates, voire répulsives. Les préfets se plaignent dans leurs rapports au ministre de l’Intérieur de la difficulté à trouver des notables qui acceptent d’assumer des fonctions non rétribuées, les rares « capacités » préférant dès lors mettre à profit leurs compétences juridiques et gestionnaires pour entrer dans le corps de la magistrature, plaider librement ou bien prendre des responsabilités dans des sociétés privées lucratives. Avec l’élection des conseils municipaux, la fonction de maire d’une ville d’importance, chef-lieu de département, ou à tout le moins d’arrondissement, commence à séduire les élites locales, d’autant que la reconnaissance publique des administrés leur vaut également adoubement pour bénéficier des distinctions honorifiques toujours recherchées3, tremplin après 1830 vers l’entrée recherchée au sein de l’administration préfectorale.
3Plus lente encore s’avère l’émergence de la fonction de président d’un conseil général de département, obscure mission de police de l’assemblée, de primus inter pares jusqu’en 18714. Même si leurs prérogatives restent limitées, les présidents de conseils généraux réussissent à s’imposer face à leur rival créé par la loi de 1871 : le président de la commission administrative départementale, organe permanent de contrôle de l’action du préfet concédé à regret par Thiers.
4Alors que les parlementaires d’envergure sont rares à exercer cette fonction sous le Second Empire (le bonapartiste garde des Sceaux corse Abbatucci dans le Loiret), la IIIe République voit beaucoup de ténors heureux de disposer d’un tel relais départemental de leur influence nationale. Toutefois, la méfiance des conseillers généraux ruraux face au risque d’écrasement par la grande ville limite les possibilités pour les grands notables citadins de se faire porter à la présidence de l’assemblée départementale.
Un ressort territorial reconfiguré : la formation des départements
5À la suite des difficultés administratives et de l’impasse financière de la monarchie absolutiste, des propositions de réforme et de division rationnelle du territoire visent à concilier amélioration de l’efficacité de l’action et rapprochement du citoyen. La Constituante de 1789 se saisit des idées des Lumières et des physiocrates pour adopter d’urgence, adossée à la nouvelle constitution, le plan égalitaire de division en départements, avec pour objectif l’uniformité d’application de la loi. L’esprit géométrique initial fait place à la prise en compte des réalités et des aspirations exprimées par les délégations des municipalités, porteuses des ambitions de la bourgeoisie urbaine. Des questions très concrètes doivent être tranchées par l’Assemblée : lorsque deux départements, ou deux districts, se disputent une commune, la rivière doit-elle absolument primer sur d’autres critères humains ou économiques pour les délimiter ? C’est l’objet du conflit entre le Gard et les Bouches-du-Rhône pour le village languedocien de Vallabrègues, ou encore de Manosque entre Aix et Digne.
6La centralité de la ville est utilisée comme argument pour modeler et diriger un territoire concentrique, district ou département, ainsi la petite cité d’Espéraza dans l’Aude, ou encore les chefs-lieux de viguerie de Forcalquier, Seyne, Annot, Castellane et Moustiers5. Une petite ville telle Pézenas milite pour augmenter le nombre de districts du département de Montpellier dans l’espoir d’en diriger un6. Les ports maritimes et les villes proches de la côte mettent en avant leur rôle pour appuyer leurs revendications de direction de territoires : Marseille, Martigues et La Ciotat dans les Bouches-du-Rhône, Antibes dans les Alpes-Maritimes, Sète dans l’Hérault. Ajaccio est plus originale en soulignant le potentiel de croissance de son trafic portuaire, adossé à un site remarquable et à un sol fertile, base de productions agricoles à commercialiser et à transformer7.
7Si les arguments de l’importance démographique, de la puissance économique et du rayonnement commercial jouent, ils suscitent en retour un courant d’opinion hostile aux grandes villes suspectées de produire par leur cumul d’activités un déclin des petites cités, particulièrement en Provence, dense en vigueries et subdélégations. L’argument est repris par Aix contre le « vampire » marseillais dont l’activité commerciale se suffit à elle-même8, en plus de la tradition de siège d’administrations et de tribunaux de la ville de l’intérieur de la Provence9. Pareillement en l’an VIII, le choix des arrondissements, désormais incarnés par les sous-préfets, donne lieu à l’affrontement des rivalités urbaines. L’aigreur et la jalousie face au rayonnement de la plus grande ville du département rendent compliquée l’accession des notables du chef-lieu à la présidence de l’assemblée départementale. Ainsi dans les Alpes-Maritimes entre 1860 et 1932, un seul président du conseil général représente un canton niçois, le grand avocat philanthrope et bâtonnier Louis Gassin de 1926 à 193110. Toutefois, deux autres présidents marquants ont un fort ancrage au chef-lieu : le premier, haut fonctionnaire sarde, Louis Lubonis, avocat fiscal général, accepte de revenir à Nice d’abord en tant que gouverneur pour assurer la transition et le succès de la caution plébiscitaire de la cession à la France, puis comme président du conseil général de 1861 à l’empire libéral11.
L’émergence des projets et du fait régional
8Si l’idée régionale, et même les thèses régionalistes12, progressent à la fin du xixe siècle, elles ne remettent pas toujours en cause les contours des départements13. Cependant, idéologiquement, le mouvement félibrige vient percuter l’héritage centralisateur inscrit sur le territoire par l’entité départementale. De même, les nostalgies occitanes, voire le rêve solitaire de résurrection de la « Septimanie14 », manifestent la volonté de dépasser l’étroit carcan défini par la Constituante en 1789. Au surplus, les mouvements autonomistes et indépendantistes corses, niçois voire catalans en Roussillon viennent questionner les limites départementales puis régionales.
9Les nombreux projets de découpages régionaux ou de fusions de départements, véritable « auberge espagnole » idéologique15, redistribuent les cartes de manière assez constantes dans l’espace méditerranéen français16. Ainsi dans les 47 projets régionaux indiquant des capitales, Marseille apparaît à 40 reprises et Montpellier à 38. Si le Gard est l’un des départements les plus fragmentés entre régions, à l’inverse les départements contigus tels l’Aude et les Pyrénées-Orientales sont systématiquement associés, et au-delà les Alpes-Maritimes et les Bouches-du-Rhône ou l’Hérault et les Pyrénées-Orientales sont le plus souvent regroupés. Quant à la Corse, elle est le plus souvent omise par les auteurs qui s’appuient principalement par les autres découpages sectoriels existants, académies, régions militaires et ressorts de cours d’appel.
10La carte des sous-préfectures supprimées par le décret du 10 septembre 1926 souligne les contrastes démographiques creusés par l’exode rural et par la saignée de la Grande Guerre : Castellane, Sisteron, Puget-Théniers, Castelnaudary, Calvi, Uzès, Marvejols, Lodève, Saint-Pons, Brignoles, Apt, Orange dessinent une France de la déprise humaine, ces sous-préfectures « de début », lieux de noviciat administratif depuis 1800 au contact de populations peu denses et souvent isolées, éloignées du chef-lieu départemental.
11Autre étape importante de l’histoire administrative, en rupture avec la tradition républicaine, l’institution des préfets régionaux par le régime de Vichy, au-delà de la liquidation idéologique de l’héritage démocratique manifeste dans la suppression des conseils d’arrondissement et la transformation des conseils généraux en conseils départementaux à la botte du pouvoir, annonce l’encadrement puis la marginalisation progressive du département par la région. Marseille, Nice et Montpellier, dans la droite ligne de leurs sièges de conseils de préfecture interdépartementaux17, comptent parmi les 17 heureuses élues comblées dans leurs ambitions urbaines de polarisation de départements. Le chef-lieu des Bouches-du-Rhône rayonne naturellement sur le Vaucluse, mais aussi sur le Gard, le Var et les Hautes-Alpes, là où Nice n’ajoute à son emprise départementale que les Basses-Alpes. Quant à Montpellier, si sa voisine nîmoise échappe à son influence, la capitale du Languedoc coordonne les administrations départementales de la Lozère, de l’Aveyron, de l’Aude et des Pyrénées-Orientales. Enfin Ajaccio devient la préfecture régionale de la Corse le 26 avril 1943.
Des présidents emblématiques de la descente de la République vers les masses départementales méridionales
12Dans l’Hérault, plusieurs présidents ont été marquants. Eugène Lisbonne, opposant au coup d’État du 2 décembre 1852, chef du parti républicain sous le Second Empire, est élu conseiller général de Montpellier et dirige l’assemblée départementale en 1871. Député de gauche hostile au cabinet de Broglie, il est réélu en 1877 et meurt à Paris en 1891. Mais c’est surtout l’élu radical Laissac, maire de Montpellier de 1878 à 1896, qui porte au cœur de la capitale du « Midi blanc » la républicanisation incarnée par les « couches nouvelles » languedociennes, avant de présider le conseil général de l’Hérault de 1896 à 1913. Héritier et époux d’une fille de représentant quarante-huitard richement dotée, Laissac devient un très riche propriétaire d’un capital supérieur à 400 000 francs, mais cet embourgeoisement est politiquement contrebalancé par la radicalité de son anticléricalisme18. La laïcisation de l’espace public passe par les transformations toponymiques et culmine lors des festivités républicaines du sixième centenaire de l’université, sous la présidence de Sadi Carnot et en présence des ministres Freycinet, Waddington et Ferdinand Buisson.
13Juriste spécialiste de droit comparé, Louis Laget, né en Lozère, incarne pareillement l’établissement de la République dans le Gard. Quarante-huitard, sous-préfet d’Uzès pour la Seconde République à 27 ans, puis substitut du procureur de la République dans le Gard, il est naturellement nommé préfet du Gard au 4 septembre 1870. Comme la plupart des préfets de Gambetta, il quitte le corps préfectoral pour entrer dans l’arène politique électorale : élu à l’Assemblée nationale en février 1871, il passe au Sénat de 1876 à 1882, tout en exerçant de 1871 à 1874, puis de 1879 à 1880, la présidence de l’assemblée départementale.
14En Corse, Emmanuel Arène incarne à la fois une nouvelle forme de clientélisme19, image associée à l’ancrage dans sa circonscription des grands notables parlementaires méditerranéens, et la conversion à la République d’une terre insulaire marquée par l’emprise et les réseaux bonapartistes20. Député puis sénateur de la Corse de 1881 à 1908, Arène exerce la présidence de l’assemblée départementale de la Corse durant deux décennies, de 1888 à 1908. Fils d’un négociant bonapartiste, gérant de la compagnie maritime Valéry et conseiller municipal d’Ajaccio, Arène connaît une ascension politique « fulgurante21 » par son accès dès 23 ans aux cercles opportunistes parisiens, dans le sillage d’Edmond About, obtenant le poste tremplin de chef au cabinet du ministre de l’Intérieur et des Cultes, Lepère, puis continuant sa mission avec Constant, tout en se lançant sur la scène électorale locale à la faveur du renouvellement partiel du conseil général de la Corse en août 1880 dans le canton de Zicavo, défiant le député bonapartiste de Sartène, Charles Abbatucci. Fort du soutien de Gambetta et de Freycinet, Arène mène une véritable bataille rangée contre le clan Abbatucci, associant le bâton des révocations de fonctionnaires et la gratification des banquets festifs, appuyés par les maires républicains. Son succès cantonal lui sert de tremplin à l’entrée au palais Bourbon dès l’année suivante à Corte. Sa défense des intérêts de la Corse et de la République est compatible avec l’aspect gyrovague de son ancrage, puisqu’il passe du nord, où son mariage à Bastia avec la fille du président du tribunal de commerce a renforcé son emprise, à l’arrondissement de Sartène en 1889 puis à Ajaccio en 1897, enfin au Sénat en 1904. En tant que président du conseil général, le discours d’Arène est consensuel, associant ces « deux amours », la République française et sa « petite patrie » insulaire22. L’administration préfectorale le soutient systématiquement, et ses liens amicaux avec les ténors républicains, de Paul Bert à Waldeck-Rousseau et Jules Roche, facilite sa distribution d’emplois publics de tout niveau et de décorations dans l’île de Beauté. La puissance du réseau aréniste se manifeste lors du mariage de sa fille à Bastia en 1899 qui regroupe les notables, dont le patron de la distillerie Mattéi, le préfet de la Corse Cassagneau et le sous-préfet de Bastia Chaleil. Le système Arène est financé par de puissants argentiers : outre Mattéi, l’armateur et exportateur de cédrats Musso, le chef d’entreprise Lanzi et le président de la compagnie de navigation Morelli soutiennent l’entreprise de républicanisation de la Corse menée par Emmanuel Arsène. En outre, il place ses beaux-frères à la direction des services administratifs insulaires et au conseil général, « fait » les élections sénatoriales de Combes puis de Ranc en 1903 et contrôle jusqu’à sa mort les mouvements préfectoraux, face à la menace des familles rivales associées contre son hégémonie insulaire, Gavini et Casabianca.
15Le cas de Maurice Rouvier est également emblématique, avec pour singularité l’instabilité géographique de l’ancrage méridional, tel Jules Roche23. Issu d’une famille commerçante de Provence, étudiant à Aix, Rouvier révèle ses capacités dans la banque tout en militant à Marseille dans les milieux gambettistes à la veille de la proclamation de la République. Son engagement lui vaut sa nomination au secrétariat général de la préfecture des Bouches-du-Rhône en 1870, puis son élection à la députation le 8 février 1871. Ministre du Commerce et des Colonies dans le ministère Gambetta, puis du Commerce dans le gouvernement Jules Ferry, il est très proche des milieux d’affaires jusqu’au soupçon de corruption. Battu dans les Bouches-du-Rhône en 1885, il se présente dans les Alpes-Maritimes où il est élu député avant d’être élu conseiller général puis d’y être porté à sa présidence durant vingt et un ans, de 1890 à 1911, en dépit de son origine extérieure et de sa vie mondaine parisienne avec la romancière Marie-Noémie Cadiot, alias Claude Vignon24. Menacé en 1887 par le reproche de favoriser l’activité portuaire de Marseille, Rouvier l’emporte à Grasse avec le soutien du préfet Arsène Henry, adossé à la fermeté de sa position dans la crise boulangiste. Partisan d’une décentralisation modérée, Rouvier porte, en tant que ministre des Finances, l’autonomie des budgets départementaux en 1892. Mais nationalement, sa réputation est ensuite entamée d’abord par le scandale des décorations puis par le scandale de Panama, en dépit d’un non-lieu obtenu en 1893 qui favorise sa réélection à Grasse. Passé au Sénat en 1903, il préside deux cabinets en 1905 et 1906.
Les réticences niçoises à l’hégémonie régionale de Marseille incarnées par Palmero
16Les régions de programme dessinées en 1956, puis les circonscriptions d’action régionale de 1960 reprennent largement les projets antérieurs et ne suscitent qu’une désillusion comparable à celle de Grenoble ou Tours, celle de Nice, hérissée par la perspective d’une inféodation à la rivale marseillaise25. Cette méfiance qui se transforme en protestation véhémente est naturellement portée par le président du conseil général, Francis Palmero26. Ce fils d’un fonctionnaire communal incarne un cursus original qui tranche avec les notables des Républiques parlementaires : il franchit lui-même tous les échelons de la carrière administrative municipale à Nice, de rédacteur à secrétaire général, sous la protection de Jean Médecin27, de 1938 à 1957, avec un passage par l’ENA28. En parallèle, il s’engage en politique par la voie municipale à Menton en 1953, puis cantonale en 1958 enfin en tant que président de l’assemblée départementale de 1961 à 1973. Son fief mentonnais le propulse à l’Assemblée nationale dès 1958, mais il en est délogé par la vague gaulliste de juin 1968. Il rebondit dès 1971 au Sénat où il est vice-président de l’Union centriste jusqu’à sa mort. Très conservateur sur le plan des mœurs, Palmero est favorable aux libertés locales, mais sa conception d’une région polarisée par Nice29 se heurte aux ambitions marseillaises, en dépit du succès de la création de l’université et du projet scientifique et technologique de Sophia-Antipolis, ce « Quartier latin aux champs30 ». À côté de cette ambition modernisatrice, le président Palmero continue de tenir un discours identitaire et unitaire classique sur le territoire départemental, de « juste équilibre de la côte et de la montagne » et de la volonté de « souder définitivement les deux rives du Var31 ». Il reprend les aspirations de développement touristique portées par Jean Médecin, mais ne cache pas à ses collègues la difficulté de faire accepter au pouvoir central la transformation de la dénomination en « département de la Côte d’Azur ». Effectivement, les projets gouvernementaux de réforme administrative sont de bien plus grande ampleur, avec l’articulation d’une déconcentration des services de l’État, de l’aménagement du territoire et du dépassement du cadre départemental par la régionalisation. La création des 21 circonscriptions régionales par le décret du 21 juin 1960 matérialise la menace d’un déclassement de Nice, ou du moins de sa dépendance vis-à-vis de « décisions qui seraient prises à Marseille en notre absence », perspective qu’il tente de conjurer et de déconsidérer en la comparant à l’expérience malheureuse de la préfecture régionale de Vichy. Il allume un contrefeu avec la proposition de dessiner « une région niçoise », mais Olivier Guichard, délégué général à la DATAR, referme vite tout espoir de « découpage nouveau » et renvoie aux possibilités d’ententes interdépartementales offertes par la loi de 1871. Élu une deuxième fois à la tête du département en 1967, Palmero prend acte du tournant des décrets de 1964 et rassure le nouveau préfet, René-Georges Thomas, en incitant ses collègues à s’accommoder du fait régional. Cependant, il critique en 1968 la focalisation sur l’aménagement touristique du Languedoc-Roussillon, au détriment des intérêts de la Côte d’Azur, et cite Lamennais pour s’insurger contre « l’excessive centralisation [qui] crée l’apoplexie au centre et la paralysie aux extrémités. Or nous sommes dans les Alpes-Maritimes à l’extrême extrémité32 ». Au nom de l’originalité et de l’indépendance de leur département, les conseillers généraux des Alpes-Maritimes sont unanimes à contester leur incorporation dans la région Provence-Côte d’Azur-Corse et à réclamer une « région autonome » et une métropole d’équilibre, pôle d’attraction. L’hostilité est telle que le référendum du 27 avril 1969 est repoussé à 60 % dans le département, et Palmero va jusqu’à estimer que le projet ne concernait que « la tutelle de Marseille33 » ! Aussi la modeste régionalisation « croupion » opérée par le gouvernement Chaban-Delmas satisfait-elle les élus niçois qui se contentent de la région réduite à une simple « expression concertée des départements34 ». Toutefois, les inquiétudes ressurgissent vite avec le projet « Grand Delta » qui favorise l’ambition sidérurgique de Fos, déséquilibre que Palmero entend contrecarrer par un « Triangle » formé avec les Alpes-de-Haute-Provence et les régions italiennes de Coni et d’Imperia. Continuant de refuser toute « allégeance à Marseille », le président du conseil général des Alpes-Maritimes conteste le fait que la région constitue un « ensemble social et culturel homogène », non seulement « administrative mais administrable ». Cette résistance niçoise est avivée par les promesses électorales de Georges Pompidou, hostile au « pouvoir régional », et par l’élection de Jacques Médecin à la tête du département, très sceptique sur la viabilité d’une région « à tous égards composite et peu homogène35 ». Il refuse de « siéger à Marseille […] ville qui est notre rivale depuis deux mille cinq cents ans ! Je ne me laisserai pas annexer par les Phocéens36 ».
17Alors que la confirmation en 2015, dans un même périmètre, de la région PACA rassure désormais par la permanence du maillage, la remise en cause par regroupement de Midi-Pyrénées et du Languedoc-Roussillon rouvre la rivalité des deux métropoles Toulouse/Montpellier. Les velléités sécessionnistes de Nîmes et du Gard pour un éventuel rattachement à PACA ont pour l’heure été contenues par la nouvelle Occitanie, en dépit de la distance largement aggravée avec la capitale régionale toulousaine37.
18Quant à la Corse, détachée de PACA depuis 1976 en lien avec l’obtention de deux départements au lendemain du drame d’Aléria38, qui rejouait la division par la Convention du Liamone et du Golo de 1793 à 1811, sa division aura duré quarante-deux ans. Au total, la Corse a connu deux préfectures durant soixante ans, et une collectivité unique cent soixante-neuf ans, Bastia devant se contenter de son rôle judiciaire traditionnel pour compenser sa rétrogradation administrative.
Chronique d’une mort annoncée ? Le département et ses notables
19L’inauguration à Ajaccio le 19 décembre 2017 d’un obélisque de granit, réalisé dans un atelier niçois, en hommage aux 85 présidents du département depuis 1790 dans les jardins du palais Lantivy, la préfecture, est plus qu’un symbole, dans le contexte certes spécifique de la naissance le 1er janvier 2018 de la collectivité territoriale unique fusionnant la Corse du Sud et la Haute-Corse39. Au-delà de l’île de Beauté, n’est-ce pas la collectivité départementale que les autorités, à l’exception remarquée du maire du chef-lieu, enterrent ainsi avec les honneurs dus à son passé administratif, à l’histoire et à la mémoire plus qu’à l’avenir du territoire ? Deux perspectives semblent tracées pour les collectivités départementales méditerranéennes : le lent effacement et le repli sur la distribution d’aides sociales pour les conseils départementaux comprenant une métropole, sur le modèle du Grand Lyon : Aix-Marseille, Nice, Montpellier, Toulon vont rapidement capter l’essentiel des compétences économiques et des décisions stratégiques, laissant des prérogatives résiduelles et des dépenses obligatoires aux conseils départementaux des Bouches-du-Rhône, des Alpes-Maritimes, du Var et de l’Hérault. Seuls les conseils départementaux ruraux peuvent espérer retarder l’échéance de par leur rôle d’aménagement et de péréquation dans des territoires frappés par la déprise. Mais même dans ces collectivités, la déconnection programmée entre cursus locaux et mandats parlementaires nationaux contraint le personnel politique à des choix qui favorisent le mandat municipal, reconnu et gratifiant, voire les responsabilités exécutives régionales au détriment de la désuète circonscription cantonale, désormais exercée par ticket paritaire. À l’instar des conseils d’arrondissement de l’entre-deux-guerres40, la présidence d’un conseil départemental deviendrait alors un choix par défaut de notables à influence limitée ou déclinante, avant une disparition de l’institution. Ce serait un tournant dans notre histoire administrative et politique, si marquée par le département depuis 1789, par cet espace de dialogue de proximité entre l’État, ses représentants (le préfet, l’ingénieur des Ponts, l’inspecteur d’académie) et les élus d’un territoire clairement appréhendé par ses habitants. Au risque de renforcer l’éloignement et la défiance envers les institutions de citoyens en perte de repères.
Notes de bas de page
1Marrel Guillaume, L’élu et son double. Cumul des mandats et construction de l’État républicain en France, du milieu du xixe au milieu du xxe siècle, thèse de doctorat de sous la direction de Gilles Pollet, université Grenoble II, 2003.
2Dogan Mattei, « La stabilité du personnel parlementaire sous la Troisième République », Revue française de science politique, vol. 3, no 2, avril-juin 1953, p. 319-348.
3Dumons Bruno, « La République varoise et ses icônes. Militants et élus politiques décorés de la Légion d’honneur », in Jean-Paul Pellegrinetti, Jérémy Guedj et Luis P. Martin (dir.), La République en Méditerranée. Diffusions, espaces et cultures républicaines en France, Italie et Espagne (xviiie -xxe siècles), Paris, L’Harmattan, p. 333-348.
4Allorant Pierre, Le président du conseil général du Loiret de 1871 à 1982, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003.
5Ozouf-Marigier Marie-Vic, La formation des départements La représentation du territoire français à la fin du xviiie siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, p. 184.
6Rouvière Charles, La formation du département de l’Hérault, Montpellier, Firmin et Montane, 1917.
7Ozouf-Marigier Marie-Vic, La formation des départements…, op. cit., p. 314.
8Ibid., p. 275.
9Arrizoli Alexandre, Le chef-lieu du département des Bouches-du-Rhône d’après les documents inédits, Aix-en-Provence, Mokaire, 1901.
10Vernier Olivier, Ortolani Marc et Bottin Michel, « Louis Gassin, Président du conseil général (1926-1931). Un grand avocat au service du département », Nice historique, vol. 113, no 3-4, juillet-décembre 2011, p. 384-421.
11Tombaccini-Villefranque Simonetta, « Louis Lubonis et François Malausséna : deux Niçois au cœur des événements en 1860 », Nice historique, vol. 113, no 1-3, octobre-décembre 2010, p. 38-73.
12Charles-Brun Jean (dir.), Le régionalisme, Paris, CTHS, 1911 (rééd. 2004) ; Flory Thiébaut, Le mouvement régionaliste français, Paris, Presses universitaires de France, 1966 ; Wright Jean, The Regionalist Movement in France, 1890-1914. Jean Charles-Brun and French Political Thought, Oxford, Clarendon, 2003.
13Antoine Serge, « Les régions de programme et la géographie administrative française », La Revue administrative, vol. 13, no 76, 1950 p. 357-362.
14« Georges Frêche baptise la Septimanie », La Dépêche, 15 avril 2005.
15Bourjol Maurice, Les institutions régionales de 1789 à nos jours, Paris, Berger-Levrault, 1969.
16Bazoche Maud, Département ou région ? Les réformes territoriales, de Fénelon à Jacques Attali, Paris, L’Harmattan, 2008.
17Institués par le décret du 22 septembre 1926.
18Lacombrade Philippe, « Gustave Laissac et la républicanisation de Montpellier », in Jean-Paul Pellegrinetti, Jérémy Guedj et Luis P. Martin (dir.), La République en Méditerranée…, op. cit., p. 279-293.
19Versini Xavier, Emmanuel Arène, roi de la Corse sous la Troisième République, Ajaccio, La Marge, 1983.
20Pellegrinetti Jean-Paul, « Sociabilité républicaine en Corse de 1870 à 1914 : mutation d’une société », Cahiers de la Méditerranée, no 56, juin 1998, p. 131-153.
21Pellegrinetti Jean-Paul, « Notables et réseaux politiques en Corse, xixe -xxe siècle. L’exemple d’Emmanuel Arène (1856-1908) », Histoire@Politique, no 25, janvier-avril 2015.
22Chanet Jean-François, L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, 430 p.
23Béguin Jacques-François, Maurice Rouvier, 1842-1911, thèse d’histoire contemporaine sous la direction de Jean-Pierre Machelon, EPHE, 1997.
24Bottin Michel, « Maurice Rouvier chef du gouvernement, ministre des Finances… et président du conseil général des Alpes-Maritimes de 1890 à 1911. Chronique d’une carrière départementale au service de la République », Nice historique, vol. 113, n° 3-4, juillet-décembre 2011, p. 314-349.
25El Gammal Jean (dir.), Régions, courants, transferts, Paris, Riveneuve, 2014.
26Bottin Michel, « Les présidences de Francis Palmero et la région Côte d’Azur (1961-1973) », Nice historique, vol. 113, no 3-4, juillet-décembre 2011, p. 227-241.
27Basso Jacques et Vernier Olivier, « Jean Médecin en politique, le pouvoir d’un notable, la passion d’une ville (1925-1965) », Nice historique, vol. 231, n° 2-3, juillet-décembre 1990, p. 21-45.
28Panicacci Jean-Louis, « Francis Palmero », in Ralph Schor (dir.), Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice, Nice, Serre, 2002.
29Ruggiero Alain, « Présenter la région niçoise, les Alpes-Maritimes et leurs habitants. Quelques exemples choisis au cours de deux siècles de descriptions et de biographies », in Jean-Paul Pellegrinetti (dir.), La Méditerranée en passion. Mélanges d’histoire contemporaine offerts à Ralph Schor, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 603-615.
30Fouich Robert, Sophia-Antipolis. À la conquête de l’an 2000, Nice, Ciais, 1985 ; Pierre Laffitte, « Le Quartier latin aux champs », Le Monde du 2 août 1960.
31Discours du 17 juin 1961, 1re session ordinaire, Délibérations du conseil général des Alpes-Maritimes, p. 20.
32Discours du 11 octobre 1968, Délibérations du conseil général des Alpes-Maritimes, p. 597-607.
33Discours du 23 juin 1969, Délibérations du conseil général des Alpes-Maritimes, p. 187.
34Allorant Pierre, « Le duc d’Aquitaine et la région », in Bernard Lachaise (dir.), Les trois vies de Chaban. Résistant, maire, homme d’État, Saint-Macaire, Memoring Éditions, 2018.
35Discours du 3 octobre 1973, Délibérations du conseil général des Alpes-Maritimes.
36Alain Peyrefitte, ministre des réformes administratives, dans Le mal français, Plon, 1976, p. 454.
37Brennetot Arnaud de Ruffray Sophie de, « Découper la France en régions. L’imaginaire régionaliste à l’épreuve du territoire », Cybergeo : European Journal of Geography, mis en ligne le 23 juillet 2014, consulté le 18 septembre 2018 [http://journals.openedition.org/cybergeo/26376].
38Pellegrinetti Jean-Paul et Rovere Ange, La Corse et la République. La vie politique de la fin du Second Empire au début du xxie siècle, Paris, Le Seuil, 2004, p. 496-511.
39Selon les propres mots de l’un des derniers présidents marquants avec Jean-Paul de Rocca-Serra, José Rossi, entre 1985 et 1998. Alessandri Lisa, « Stèle des présidents, l’obélisque de la discorde », Corse Matin, 21 octobre 2017.
40Vernier Olivier, « Des “assemblées départementales” méconnues : les conseils d’arrondissement. L’exemple des Alpes-Maritimes sous la Troisième République (1870-1940) », in Actes 111e Congrès des Sociétés Savantes, Poitiers, 1986, t. 1 : Histoire moderne et contemporaine, Paris, CTHS, 1988, p. 299-323.
Auteur
Professeur d’histoire du droit et des institutions, doyen de la faculté de droit d’Orléans, membre du POLEN-CEPOC et du CHPP.

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