Les élites politiques en Bretagne
Une approche historiographique
p. 69-74
Texte intégral
1Depuis une quarantaine d’années, les universités de Bretagne, essentiellement l’université de Bretagne occidentale (UBO) à Brest, l’université Rennes 2 et l’IEP de Rennes 1 ont développé des travaux consacrés aux élites politiques de la région, surtout pour le xxe siècle. Dans cette brève mise en perspective1, l’objectif est de dégager les grands axes et les principaux apports de cette recherche dans une région qui a longtemps donné l’image d’une orientation à droite minorant d’ailleurs le poids des variantes du centrisme. Pourtant, la réalité géopolitique est beaucoup plus contrastée comme André Siegfried l’avait déjà montré dans son Tableau politique de la France de l’Ouest publié en 1913 dont la permanence des ancrages territoriaux avait été largement confirmée par Jean-Jacques Monnier dans sa thèse2. Au-delà de ces analyses territorialisées, de nombreux travaux récents ont permis d’affiner notre connaissance de l’origine, de la composition et de l’action des élus et responsables politiques. Trois approches vont être dégagées : les biographies, la problématique des continuités et des ruptures liées à la Première et surtout à la Seconde Guerre mondiale, les apports de la prosopographie et du fonctionnement des réseaux dans la Bretagne historique, c’est-à-dire à cinq départements en incluant la Loire-Atlantique.
L’approche biographique
2Contrairement à la région parisienne ou au sud de la France, la Bretagne n’a guère fourni d’hommes d’État d’envergure nationale aux trois dernières républiques ayant donné lieu à des biographies historiques même si de nombreux parlementaires y ont plus ou moins longuement occupé des fonctions ministérielles, mais rarement de premier plan. C’est le cas d’Aristide Briand qui revient se faire élire en Loire-Inférieure, son département de naissance, en 1919 à jusqu’à sa mort en 1932. Mais les ouvrages de Bernard Oudin, Aristide Briand : la paix une idée neuve en Europe3 et de Gérard Unger, Aristide Briand, le ferme conciliateur4 traitent de sa carrière nationale et de sa politique internationale ne s’intéressant qu’assez peu à son implantation locale, ni au réseau de notables qu’il a tissé dans la région. En croisant enracinement départemental et régional et carrière nationale, voire internationale, et engagement partisan, nous avons consacré deux biographies, l’une à René Pleven. Un Français libre en politique, l’autre à Tanguy Prigent, paysan ministre5, ainsi qu’un article à Marie-Madeleine Dienesch. De même, Patrick Gourlay s’est intéressé à un ministre d’Aristide Briand au début des années 1920, Charles Daniélou (1878-1953). Itinéraire politique d’un Finistérien6, un député passé de la droite cléricale avant 1914 au centre gauche après la guerre. C’est une évolution assez représentative de celle de plusieurs parlementaires bretons dont le positionnement a bougé sur l’échiquier politique à la faveur de l’Union sacrée, de la victoire de 1918 et au sein du Bloc national marquant les reclassements mais aussi les continuités du personnel politique. Citons par exemple Louis de Chappedelaine, plusieurs fois ministre dans les années 1930, ou le sénateur Charles Meunier dans les Côtes-du-Nord. De même, une série de mémoires d’étudiant(e)s en histoire, de valeur inégale, ont été soutenus à l’UBO sur les principaux parlementaires du Finistère des années 1920 aux années 1950.
3Plus récemment, un petit ouvrage d’Alain-François Lesacher et Samuel Moulin a présenté la carrière de Pierre Méhaignerie. 40 ans au carrefour des centres7 et Jacqueline Sainclivier, lors d’un colloque sur L’Ouest dans les années 1968, a posé à partir d’archives privées et publiques les jalons d’une biographie du gaulliste Yvon Bourges, venu se faire élire en Ille-et-Vilaine en 1962, député puis sénateur, souvent ministre dans les années 1960-1970, président du conseil régional de 1986 à 1998. En revanche, on ne possède pas de biographie du ministre de droite (dans seize gouvernements de 1948 à 1974) Raymond Marcellin, député du Morbihan de 1946 à 1997, président du conseil général jusqu’en 1998. S’appuyant sur les archives de l’Assemblée nationale, Jean Pascal a publié les notices biographiques et répertorié les principaux votes des Députés bretons de 1789 à 19838 dans un ouvrage fort utile aux historiens tout comme les séries, en volumes papier ou en ligne, du Dictionnaire des parlementaires français des IIIe (1889-1940), IVe (1940-1958) et Ve Républiques.
4De même, dans le cadre de la nouvelle série du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier mouvement social de la période 1940-1968, le Maitron, dont les douze volumes papier ont été publiés de 2006 à 2016 et des milliers de notices mises en ligne, l’Association Maitron Bretagne créée en 2008 a été particulièrement active dans la rédaction des notices biographiques des principaux dirigeants et militants des organisations syndicales (CGT, CFTC-CFDT, CGT-FO, FEN…) et des partis de gauche (PCF, SFIO, PSU, PS, extrême gauche) de la région administrative de Bretagne, une autre équipe se chargeant de la Loire-Atlantique. Trois historiens, Alain Prigent (un millier de notices), François Prigent (quatre à cinq cents) et nous-même (une centaine) ont considérablement enrichi notre connaissance des élites du second xxe siècle jusqu’à nos jours. En effet, les itinéraires montrent qu’une fraction non négligeable de ces élites syndicales et de ces militants s’engage en politique fournissant des élus (députés, conseillers généraux, maires) qui contribuent à un considérable renouvellement politique (à gauche, au PSU puis au PS surtout) et générationnel au fur et à mesure du basculement à gauche de la Bretagne (à partir de 1973-1977 mais surtout après 1981). Ils vont dominer la vie politique locale, régionale, voire nationale pendant plus de trente ans et parfois plus à l’instar des socialistes Jean-Marc Ayrault à Nantes ou de Jean-Yves Le Drian à Lorient. Ce travail collectif du Maitron a fourni un matériau biographique pour des analyses sérielles en cours ou à venir.
Les élites politiques : continuité et renouvellement
5L’étude des élites locales en Bretagne, de la fin de la Première Guerre mondiale à la fin des années 1950, a d’abord été menée dans deux thèses d’État portant sur les mutations de sociétés essentiellement rurales dans un cadre départemental et s’efforçant de mesurer l’impact des deux guerres mondiales et les processus de modernisation. Le parcours des grands élus (parlementaires, maires des grandes villes) ainsi que le tissu cantonal et municipal ont été particulièrement scrutés afin de mesurer les changements politiques mais aussi les permanences. Sous la direction de Michel Denis, nous avons soutenu en 1986 à Rennes 2 notre thèse, Le choc de la guerre dans un département breton : les Côtes-du-Nord des années 1920 aux années 19509, puis Jacqueline Sainclivier la sienne en 1989, publiée sous le titre L’Ille-et-Vilaine, 1918-1958. Vie politique et sociale10.
6Dans le cadre d’une enquête initiée par l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP-CNRS), un travail plus systématique, relayé par des maîtrises ou des DEA d’étudiants, a été initié au milieu des années 1990. Partant du point d’observation de l’Occupation et de la Libération, l’objectif a été d’étudier la longévité, le taux de renouvellement, la sociologie des élites locales de 1935 à 1953, mais parfois depuis 1919 ou 1929 pour les maires et conseillers généraux. Sur la base d’enquêtes au niveau des arrondissements, la plus grande partie de la région a été systématiquement passée au crible montrant la relative stabilité des maires de l’entre-deux-guerres, la faiblesse de l’épuration municipale de 1941, sauf dans les villes de gauche, l’importance variable de l’épuration municipale de 1944-1945 mais aussi le renouvellement considérable, générationnel et politique de 1945. De même, du moins dans les villes, la poussée du RPF est sensible en 1947. Sans véritable rupture, il s’agit le plus souvent, surtout dans les communes rurales, d’élus de la droite traditionnelle, voire du MRP, qui prennent une étiquette alors porteuse avant de rejoindre leur famille politique d’origine en 1953. Ces travaux ont donné lieu à plusieurs publications dont un numéro spécial des Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest (ABPO) en 1996 consacré « aux pouvoirs locaux » ainsi qu’une journée d’étude et un colloque du Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC) à Brest en 1997 et 1998. Élargissant le champ chronologique et les corpus, les actes ont été publiés en 199911. S’inscrivant dans cette problématique, en 2006 Christophe Rivière a donné aux ABPO une étude fouillée sur « les maires du Morbihan (1929-1959) ».
7Prenant en compte l’impact des deux guerres mondiales et de la Grande dépression, l’appartenance partisane, la structuration et le fonctionnement des partis politiques ainsi que les enjeux électoraux, tout en suivant les carrières des notables et des élus, nous avons tenté une synthèse des acquis de ces recherches dans Les forces politiques en Bretagne. Notables, élus et militants (1914-1946)12. Outre l’analyse des comportements des élites politiques, sociales et syndicales sous Vichy et à la Libération, le choix de l’année 1946 a été délibéré afin de mieux dégager les renouvellements et les reclassements de 1945-1946 (de certains radicaux à la SFIO à gauche, d’hommes de droite au MRP) lorsque la nouvelle république paraît stabilisée avant l’ébranlement du RPF.
De l’étude des forces politiques à celle des cultures politiques, des réseaux et à la prosopographie
8Les travaux classiques sur les élections législatives fournissant des indications biographiques sur les candidats et sur le cursus honorum des élus ont été complétés par d’autres consacrés aux forces politiques (thèses, maîtrises, articles dans Les Annales de Bretagne, colloques…). Plusieurs thèses ont approfondi notre connaissance du personnel politique, de l’exercice du pouvoir local et des affrontements entre notables, notamment pour asseoir et consolider la république. Citons pour la deuxième moitié du xixe siècle, la thèse non publiée de Laurent Paubert, Formation de l’opinion publique, politisation et structuration des identités politiques en Bretagne. L’exemple du Finistère et du Morbihan de 1948 à 191413 ou celle de Maurice Lucas, L’évolution politique de la Cornouaille maritime sous la Troisième République (1870-1914)14. Cette dernière a dégagé le rôle majeur de la dynastie des Le Bail en pays bigouden (sud Finistère) et mis en valeur la culture politique républicaine et anticléricale de ces Bleus de Bretagne avancés (avant 1914) qui a pu être qualifiée de « radical-baillisme ». L’analyse du vote et donc du fonctionnement de la République au village, bien différents en Bretagne des sociabilités provençales, a été totalement renouvelée par la thèse de Laurent Le Gall, L’Électeur en campagnes dans le Finistère. Une Seconde République de Bas-Bretons15. De même, la thèse de David Bensoussan, Combats pour une Bretagne catholique et rurale. Les droites bretonnes dans l’entre-deux-guerres16, a braqué le projecteur sur les réseaux agricoles et politico-religieux du PDP et ceux des droites conservatrices, en particulier les relations des milieux agrariens avec le dorgérisme. Ces derniers se sont efforcés d’endiguer l’enracinement de la république laïque alors représentée par le radical-socialisme et une SFIO qui commence à s’implanter dans les villes, les ports et quelques régions rurales en Basse-Bretagne.
9Dans un cadre national et parfois en amorçant un comparatisme entre régions, des colloques se sont attachés, sous la direction de Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier, à cerner La recomposition des droites en France à la Libération (1944-1948)17, Les partis et la République. La recomposition du système partisan, 1956-196718, Les partis à l’épreuve de 68. L’émergence de nouveaux clivages, 1971-197419. Dans une optique plus régionalisée, il en est de même de l’histoire d’Un siècle de socialismes en Bretagne (1905-2005)20 ou des Gaullistes dans l’Ouest atlantique dans les élections législatives de 1958 à 198121. Ces travaux collectifs affinent notre connaissance des élites politiques dans le cadre partisan ainsi que leur insertion dans la société. La question des cultures politiques a été abordée par Jacqueline Sainclivier dans le numéro spécial des ABPO de 1996 sur les pouvoirs locaux et par nous-même lors d’un récent colloque à Brest.
10Ces dernières années plusieurs travaux neufs sur les réseaux et la prosopographie ont été menés à bien. Citons en particulier la thèse de François Prigent, soutenue en 2011 et consacrée aux Réseaux socialistes en Bretagne des années 1930 aux années 1980, portant en réalité sur l’ensemble du xxe siècle. L’auteur a construit un corpus considérable (plusieurs milliers de notices biographiques) de militants, de responsables et d’élus socialistes (SFIO, PSU, PS). Outre l’étude classique de l’implantation des réseaux socialistes et de leur évolution dans le temps, ce travail s’est attaché à élaborer une prosopographie des élus socialistes en suivant leurs trajectoires et leurs identités, y compris pour les militantes, tout en soulignant leur immersion dans les réseaux des mondes laïques ou chrétiens (importants en Bretagne), dans le mouvement social et le syndicalisme, ou encore dans le milieu rural. La volonté d’approfondir la démarche prosopographique a donné lieu à une journée d’étude puis à un colloque à l’UBO à Brest en juin 2014 dont les actes sont publiés sous le titre La Bretagne en portrait(s) de groupe. Les enjeux de la méthode prosopographique. Bretagne, xviiie-xxe siècles22. L’ouvrage présente à la fois des réflexions sur la méthode prosopographique, dont une mise en perspective historiographique d’Éric Anceau, et sa mise en œuvre dans des études de cas portant sur les cadres et les acteurs des mondes politiques, syndicaux, religieux et culturels. Ces contributions sont centrées sur des corpus régionaux plus ou moins conséquents insérés dans les dynamiques nationales. Outil d’analyse de vastes corpus accumulés depuis des années et de la publication de plusieurs dictionnaires, la prosopographie est sans doute un moyen de renouveler l’étude des élites politiques, des parlementaires aux simples élus, des responsables politiques et syndicaux aux modestes militants, et de mettre en œuvre une histoire sociale du politique tout en apportant de nouveaux éclairages à une histoire régionale très dynamique.
*
11Sans doute loin des spécificités des élites méditerranéennes, ce trop rapide survol historiographique montre pour le moins que l’étude des élites politiques de l’époque contemporaine a été et reste un champ de recherche universitaire important en Bretagne. Et on peut parier qu’avec l’arrivée d’une nouvelle génération de chercheurs, ce secteur va demeurer dynamique à l’aune du recours aux méthodes des sciences sociales et de nouvelles grilles d’analyse.
Notes de bas de page
1Faute de place, il ne nous est pas possible de donner toutes les références détaillées des études, thèses, articles, maîtrises et masters d’histoire cités. On pourra les retrouver dans les centres de recherche des universités où ils ont été soutenus et en général déposés.
2Monnier Jean-Jacques, Le comportement politique des Bretons (1945-1994), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1994.
3Oudin Bernard, Aristide Briand : la paix une idée neuve en Europe, Paris, Robert Laffont, 1987 et 2016
4Unger Gérard, Aristide Briand, le ferme conciliateur, Paris, Fayard, 2005.
5Bougeard Christian, Tanguy Prigent, paysan ministre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995 et 2006.
6Gourlay Patrick, Charles Daniélou (1878-1953). Itinéraire politique d’un Finistérien, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1996.
7Lesacher Alain-François et Moulin Samuel, Pierre Méhaignerie. 40 ans au carrefour des centres, Rennes, Éditions Ouest-France, 2009.
8Pascal Jean, Députés bretons de 1789 à 1983, Paris, Presses universitaires de France, 1983.
9Non publiée intégralement.
10Sainclivier Jacqueline, L’Ille-et-Vilaine, 1918-1958. Vie politique et sociale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1996.
11Bougeard Christian et Jarnoux Philippe (dir.), Élites et notables en Bretagne de l’Ancien Régime à nos jours, Brest, CRBC, 1999.
12Bougeard Christian, Les forces politiques en Bretagne. Notables, élus et militants (1914-1946), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
13Paubert Laurent, Formation de l’opinion publique, politisation et structuration des identités politiques en Bretagne. L’exemple du Finistère et du Morbihan de 1948 à 1914, Brest, UBO, 1999.
14Lucas Maurice, L’évolution politique de la Cornouaille maritime sous la Troisième République (1870-1914), Paris, Les Indes savantes, 2014.
15Le Gall Laurent, L’Électeur en campagnes dans le Finistère. Une Seconde République de Bas-Bretons, Paris, Les Indes savantes, 2009.
16Bensoussan David, Combats pour une Bretagne catholique et rurale. Les droites bretonnes dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 2006.
17Richard Gilles et Sainclivier Jacqueline (dir.), La recomposition des droites en France à la Libération (1944-1948), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.
18Richard Gilles et Sainclivier Jacqueline (dir.), Les partis et la République. La recomposition du système partisan, 1956-1967, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
19Richard Gilles et Sainclivier Jacqueline (dir.), Les partis à l’épreuve de 68. L’émergence de nouveaux clivages, 1971-1974, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
20Bougeard Christian (dir.), Un siècle de socialismes en Bretagne (1905-2005), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
21Jalabert Laurent (dir.), Gaullistes dans l’Ouest atlantique dans les élections législatives de 1958 à 1981, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
22Bougeard Christian et Prigent François (dir.), La Bretagne en portrait(s) de groupe. Les enjeux de la méthode prosopographique. Bretagne, xviiie-xxe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
Auteur
Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Bretagne occidentale à Brest, membre du CRBC.

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