9. L’espace public des politiques contractuelles
p. 231-247
Texte intégral
1La contractualisation des politiques publiques a plusieurs ambitions de principe, parmi lesquelles la moindre n’est pas celle de négocier des objectifs et des moyens d’action et donc de procéder à une mise en débat explicite entre différentes parties prenantes. Deux questions surgissent d’emblée : qui sont véritablement les parties concernées par la discussion et quels rapports entre les modalités de ce type de débat et ce qu’on peut appeler l’espace public ?
2En France, la contractualisation des politiques publiques représente un mode de faire, diffusé depuis une vingtaine d’années, qui se situe, en termes d’institutionnalisation, à mi-chemin entre le partnership très informel pratiqué en Grande-Bretagne (comités inter-administratifs ; groupes ad hoc) et les conventions juridiques multi-niveaux qui lient différents gouvernements locaux, nationaux et fédéraux, dans un cadre comme celui de l’Allemagne ou de la Suisse.
3Dans cette perspective générale de « co-production » explicitement négociée de l’action publique, que deviennent les processus de décision et comment l’agencement des intérêts trouve-t-il sa légitimité ? Aux applications peu lucides du modèle rationnel de décision ont succédé rapidement des interrogations en termes de « gouvernabilité », portant sur des conditions de possibilité (facteurs institutionnels et interactions procédurales), qui limitent fortement les perspectives rationnelles de principe mais constituent a contrario les cadres éventuels d’un exercice gouvernemental. Les approches des politiques publiques développées en termes d’échanges ont, pour leur part, permis de mettre l’accent sur les interdépendances, directes et indirectes, entre logiques d’acteurs, ainsi que sur le fait que la négociation de l’action publique implique, en plus des professionnels de la politique et des élites administratives, un nombre croissant d’experts privés, de leaders d’opinion et de ce que les porteurs de projets appellent des « hommes-ressources », censés assurer des médiations entre plusieurs mondes d’action.
4Le déploiement aujourd’hui en France de ces lieux de parole et de négociation affichés par les politiques contractuelles fait-il pour autant naître de nouveaux savoir-faire, correspondant à des registres spécifiques de compétence, et des rôles, qui se construiraient par rapport à des attentes nouvelles ? Il faut, pour éclairer ces configurations très évolutives et qui dessinent des espaces publics incertains, essayer de caractériser les apprentissages collectifs qui sont à l’œuvre et préciser dans ce contexte l’idée même d’apprentissage. On abordera ces différents points en deux étapes. D’abord, en observant comment les configurations de négociation contractuelle appellent un bricolage des normes d’action et l’émergence de répertoires nouveaux ; ensuite, en étudiant comment un travail social de diffusion et d’accréditation de la négociation n’aboutit toutefois qu’à dessiner des espaces publics fragmentés et instrumentalisés.
Le bricolage des normes d’action et l’émergence de nouveaux répertoires
5La négociation contractuelle ne se développe pas indépendamment de tout contexte normatif. Elle s’inscrit de multiple manière, en opposition, en indifférence, en combinaison, avec les cadres de la règle générale, notamment. Les dosages qui en résultent sont variables, donnant naissance à de nouveaux répertoires de référence. Est ainsi encouragée une hybridation entre différentes normes d’action, particulièrement entre celles qui relèvent de l’universel et celles qui valorisent le spécifique. Cette hybridation s’inscrit, en même temps, dans un travail d’accréditation de la « bonne négociation », c’est-à-dire élargie en direction de deux mondes, celui des associations et des entreprises, mais où les échanges entre élus urbains et administrations d’État tiennent toujours un rôle central. Les apprentissages collectifs en jeu sont donc doubles : se confronter à des arènes plus larges et élaborer de nouveaux répertoires d’action.
6Il serait naïf de voir la règle générale impersonnelle et le contrat de politique publique comme des principes opposés et concurrentiels par essence. Dans l’axiologie juridique, ils représentent certes deux modalités différentes de la production normative. Mais, en pratique, chaque critère de la règle générale (caractère unilatéral, nombre fini de destinataires, prévisibilité et stabilité dans le temps) se nuance fortement, tandis qu’à l’inverse le contrat est souvent moins synallagmatique qu’il n’y paraît. Surtout, ces deux modes de faire différents sont loin d’être étanches l’un à l’autre : dans l’action publique contemporaine, leurs eaux se mélangent toujours plus. On peut le mesurer non seulement dans l’imbrication croissante de leurs modalités, mais aussi à travers l’hybridation même des principes qui les sous-tendent : l’universel et le spécifique ; la souveraineté étatique et la libre détermination individuelle. Cette recomposition peut se lire dans l’émergence de répertoires d’action qui combinent normes sociales et normes juridiques. Dans l’ensemble des politiques de « développement » (spatial, économique, social) par exemple, c’est, par-delà l’écume des modes, le sens profond des notions de « quartiers » et de « pays » et de « territoires » qui correspondent au ciblage de l’action publique selon un universalisme localisé.
Le répertoire du « quartier »
7L’examen attentif de la littérature administrative et professionnelle qui accompagne depuis quinze ans l’expérimentation puis l’affirmation de la politique de la Ville laisse voir un usage croissant, pléthorique, presque envahissant du terme « quartier ». Mais la mesure aisée de l’occurrence des mots contraste singulièrement avec la difficulté qu’il y a à trouver dans ce corpus des éléments de définition explicite, évolutifs ou stabilisés. On pourrait innocemment croire que c’est l’effet d’une méconnaissance des longs débats méthodologiques et des recherches ayant mobilisé sociologues, géographes, psychologues, qui ont accompagné depuis les années soixante les travaux de réhabilitation ou de rénovation des centres urbains1. Mais il s’agit là plutôt d’un choix stratégique. À l’opposé des périmètres stricts des ZUP et autres grands ensembles « difficiles », la notion de quartier crée un flou spatial salutaire. Elle permet à l’attention de se déplacer sur les modes de faire du « développement social urbain » et leur état d’esprit : à distance des conceptions moralisatrices, surplombantes et « orthopédiques » du travail social, issues du XIXe siècle, l’objectif nouveau est de mobiliser toutes les énergies disponibles et de coordonner les projets des acteurs. Le « quartier » ainsi conçu connote, met en forme et désigne en réalité la démarche contractuelle ; celle qui innerve l’ensemble de la politique de la Ville, depuis le développement des quartiers et la prévention de la délinquance du début des années quatre-vingt jusqu’au Pacte de relance pour la Ville de 1996.
8Mais ce régime de quasi-équivalence entre un terme spatial et une démarche d’action publique ne suppose pas seulement une mutation dans les conceptions du travail social, qui se voudrait dorénavant moins prescriptif et plus incitatif. Il opère, plus encore, une euphémisation subtile des formes de ciblage des populations dans plusieurs politiques publiques, en recherchant des justifications hybrides qui puissent combiner un peu d’universalisme avec l’imaginaire de la proximité qui lui a été longtemps opposé.
9Cette ambition est au principe même de la démarche de développement social par « quartier ». Certes, on paraît partir d’une réalité simplement spatiale : une échelle de bâti, un périmètre sur lequel des actions correspondent à certaines priorités (réhabilitation des logements et des espaces collectifs, renouveau des services publics, actions d’insertion). Mais l’évolution passée des grands ensembles sous le coup des politiques officielles de peuplement (incitations des années soixante-dix à l’accession à la propriété en maison individuelle ; attributions de logements sociaux par quotas institutionnels) ont fait que les problèmes sociaux y sont devenus particulièrement massifs et concentrés. S’y combinent donc chômage, familles monoparentales, délinquance, marginalités culturelles. Et c’est alors pratiquement l’entier de la population de ces « quartiers » qui devient le sujet ordinaire de telles politiques d’exception. La dénomination spatiale voile ainsi le ciblage social et la sélectivité directe de certaines politiques.
10Ce subterfuge est devenu bientôt si manifeste que beaucoup, y compris parmi les plus favorables à la politique de la Ville, protestent contre la « stigmatisation » des populations qui est induite par des actions concentrées sur les quartiers sélectionnés. On a alors tenté doublement de dépasser la difficulté : par une généralisation de l’exceptionnel, en quelque sorte, puisque jusqu’à cinq cents quartiers ont été ensuite déclarés éligibles et par la définition ultérieure de « contrats de ville », marquant, après 1992, une volonté d’inclusion de l’échelle restreinte des ensembles de logement social dans des contrats englobant les périmètres entiers des communes et même dans ceux des « villes » dans leur ensemble (terme qui désigne ici implicitement des agglomérations urbaines).
11Les solidarités intercommunales escomptées se sont en réalité peu manifestées depuis. Mais autant qu’aux limites des techniques de péréquations financières, les difficultés ont tenu en l’occurrence au déficit d’imaginaire politique mobilisateur. Le pacte de relance pour la Ville de 1996 tente d’en tirer les conséquences, en cherchant plus directement à afficher des principes d’action, tout en conciliant les référents républicains et le ciblage, la règle générale et le spécifique, la loi et le contrat. Un texte d’ensemble solennise donc des objectifs généraux, des règles et des droits urbains. En même temps, il pose les éléments différentiels et contractualisables d’une « géographie prioritaire ». En clair, on prévoit, dans le cadre général de la loi, un éventail de procédures contractuelles et de types de zones explicitement affiché, mais dont les contours feront ensuite l’objet d’âpres négociations entre l’État et les collectivités territoriales. On rejoint ainsi les traits généraux de l’évolution des rapports entre loi et contrats constatée depuis le début des politiques contractualisées (notamment d’environnement) en Europe : à un stade initial de concurrence directe ou d’ignorance réciproque entre les règles unilatérales et les normes contractuelles, s’ajoutent bientôt des formes de ratification législative des expérimentations contractuelles, puis, en troisième lieu, des formes de production normative coordonnées, où des lois posent seulement des principes dont elles prévoient la mise en œuvre sur un mode contractuel différentié.
12Il ne s’agit pas, en l’espèce, du classique arrangement fonctionnel qui combine loi-cadre et textes d’application, mais bien d’un mixage entre divers principes de référence. Au quartier, dans les politiques de développement, correspond une méthode d’action à cheval sur la règle et le contrat et qui croise les références à l’égalité et à l’efficacité.
13Cette hybridation se mesure également à travers la circulation croissante d’un élément langagier, au sein d’un répertoire désormais partagé par des administrations traditionnelles comme la Délégation interministérielle à la Ville, par des juges administratifs comme par des élus locaux : la discrimination positive. Il y a encore peu en France, cette idée faisait horreur : elle sentait son différencialisme anglo-saxon, l’esprit de quotas et les politiques sociales étriquées des pays saisis par le néo-libéralisme. Sa démarche différentielle est en effet tout autre, par exemple, que celle de la progressivité de l’impôt ou des mesures redistributives, car les compensations ici visées créent des statuts spécifiques et des droits particuliers. Les réserves ont donc d’abord été fortes, et un récent rapport du Conseil national des villes marque encore la réticence de beaucoup de maires, en soulignant à l’envie que la discrimination positive focalise trop l’attention sur des populations cibles et des particularités socio-démographiques, plutôt que de lutter contre le statut d’exception des quartiers à problèmes. On y perçoit aussi l’opposition à un Pacte de relance défini par un gouvernement de droite dans un contexte de raréfaction des moyens financiers mis au service des politiques d’intervention sociale.
14Mais deux autres documents récents laissent voir des tendances désormais inverses. Un travail d’étude pour l’OTAN (Commitee on the challenge of modern society, 1997) co-réalisé avec le ministère de l’Équipement insiste pour sa part, à l’issue d’une vaste enquête comparative européenne, sur les limitations atteintes par les conceptions classiques des politiques sociales des États providence modernes, au motif qu’un raisonnement axé sur l’universalité des catégories de bénéficiaires et l’automaticité des attributions au sein d’un territoire considéré uniformément « ne peut que rater ce qu’il y a de singulier dans les situations créées par le décrochage des zones urbaines défavorisées ». L’automaticité des attributions ne saurait donc longtemps convenir à une intensification des démarches d’insertion. Dans cette analyse, le « social » se caractérise par la prise en compte de situations individuelles plutôt que de catégories collectives et donc par le recours à la formule du contrat plutôt qu’à celle de l’indemnisation automatique. La comparaison internationale, dans cette étude, laisse en même temps penser que ce qui sépare aujourd’hui les modèles français et américain est moins désormais l’idée même de discrimination positive que la manière dont elle s’articule sur une dimension citoyenne (contrat d’insertion type RMI) ou bien individualiste (capacité à s’adapter sur le marché).
15À sa manière, le dernier rapport public du Conseil d’État va dans le même sens, à propos d’une réflexion d’ensemble sur l’application contemporaine du principe d’égalité. Un des points principaux de discussion retenus par les juges est évidemment celui de la discrimination positive. Or le Conseil, s’il retient que « le principe d’égalité, en tant que principe de non-discrimination, est un élément essentiel de l’héritage républicain », considère néanmoins qu’il faut faire place aux nouvelles interrogations sur l’égalité des droits et surtout aux objectifs de promotion accrue de l’égalité des chances. L’égalité, non plus des droits formels, mais des accès concrets à des situations égales, appelle en fait des mesures sélectives et focalisées.
16Ainsi, la discrimination territoriale comme l’intersection nouvelle des principes d’égalité et d’efficacité prennent-ils un sens positif. À distance des croyances universalistes accréditées en France durant les Trente glorieuses, un travail de naturalisation de nouveaux répertoires s’opère, par apprentissages collectifs dans des arènes de négociation et par diffusion de rapports de sages ou d’experts.
Le répertoire du « pays »
17En observant l’actualité des productions langagières contemporaines, on remarque qu’à la dialectique renouvelée entre le général et le particulier s’ajoute souvent la recherche d’une combinaison entre les principes de participation et de souveraineté. La mise en circulation actuelle de la notion de « pays » dans les politiques territoriales de développement prend ainsi sens, à la jonction entre la démarche top-down d’un aménagement du territoire, conçue il y a une génération dans le cadre de l’État-nation, et les revendications ou initiatives de type bottom-up qui s’instituent aujourd’hui au nom des échelles locales.
18À partir des années soixante, la doctrine de l’aménagement du territoire privilégie d’abord des raisonnements englobants, où la diversité des interventions publiques cherche à s’inscrire dans des principes encore très unifiants. La délocalisation des activités parisiennes et la multiplication des zones industrielles ou tertiaires sont alors rationalisées selon des grilles nationales de primes ; on promeut en région le renforcement de pôles urbains qui devront imiter aux différentes échelles locales le rayonnement économique de la capitale. Les priorités d’équipement collectif se réfèrent à des hiérarchies urbaines emboîtées, nationales, régionales, locales, ainsi qu’à des « armatures » de services et à des pyramides d’espaces de « commandement ». Même si la DATAR est une administration de mission encore très atypique, elle opère dans le cadre de la règle générale qui définit a priori des zones éligibles, le tout en fonction de niveaux d’aide tarifés à l’avance. L’aménagement national du territoire s’indexait donc sur la souveraineté de l’État ; il se positionnait au nom des rééquilibrages économiques et sociaux et d’une meilleure utilisation des potentialités d’ensemble.
19La thématique plus actuelle des « territoires » signe toute sa différence par l’utilisation du pluriel ou par un « t » minuscule. Et ce n’est pas anecdotique : est ainsi suggérée une pluralité irréductible de réalités, ainsi qu’une logique d’action qui ne serait plus exclusivement descendante. Les références, dans le même temps, deviennent plus instables et flottantes : représentations collectives liées à une histoire locale revisitée, effets de proximité ou d’appropriation proclamés contradictoirement, échelles divergentes d’initiatives économiques ou culturelles. Tout peut y prendre place, puisqu’on ne part plus nécessairement d’une démarche d’emboîtement des échelles au sein de l’État-nation. Est-ce la fin du « Territoire » (Badie, 1995) ? Au regard de l’aménagement contemporain, la réponse est nuancée, car les deux logiques, descendante et montante, sont maintenant très imbriquées.
20Tenter la combinaison entre ces deux mouvements n’est d’ailleurs pas une affaire entièrement nouvelle. À la marge de la règle générale, les premiers « contrats de pays » et des expériences de chartes intercommunales avaient déjà cherché dans les années soixante-dix à construire une offre politique capable d’accueillir des initiatives locales dans un cadre contractuel où l’État puisse également exister. Les débats récents qui ont abouti à l’adoption de la loi sur le développement et l’aménagement du territoire (1995) ont cependant conduit à systématiser ces articulations. Les procédures négociées mises en place aboutissent en cette occasion à des hybridations entre principe de souveraineté redistributrice et libre détermination des coopérations territoriales. L’idée de « pays » incorporée dans la loi participe de ces médiations langagières progressivement partagées. Elle propose une démarche d’agrégation des intérêts solidaires qui (tout comme les communautés de communes dans la loi sur l’administration territoriale de la République de 1992) ne dépendrait pas d’un principe général et uniforme de découpages mais de la structuration des échanges qui constituent des bassins d’emploi et de vie. À partir des phénomènes observés, les contours des territoires procèdent de discussions entre collectivités menées sur la base de propositions de l’État. Cette maïeutique pluraliste est certes ambitieuse mais difficile. Sa mise en place n’apparaît que très progressive et elle risque toujours évidemment de s’épuiser ou de se résumer à de simples décalques du maillage administratif (arrondissements de sous-préfectures ou bien EPCI préexistants), de même que le schéma national d’aménagement du territoire pourrait devenir une simple collection de schémas sectoriels (Brunet, 1997). Mais c’est là affaire de conjoncture et de volonté politique. Parler néanmoins en termes de « pays », dans le cadre général qui vient d’être posé par la loi de 1995, suppose une possible dialectique entre les raisons de l’aménagement du Territoire et celles du développement des initiatives des territoires, soit entre souveraineté étatique et légitimités locales (ainsi mises sur un même rang et donc conduites nécessairement à une négociation explicite). Le processus est maintenant en marche et l’idée de pays est dorénavant reprise par des départements ou des régions pour stimuler des coopérations locales en émergence.
21La naturalisation de cet ordre des choses s’appuie sur la circulation de nouvelles croyances qui, il y a vingt ans encore, seraient passées pour des contresens, telle l’invocation d’un « intérêt général local ». On se souvient qu’en France, en effet, l’idée d’intérêt général s’était construite en opposition aux intérêts privés mais aussi aux « intérêts locaux », ainsi dévalorisés et modestement représentés notamment par les communes. Rattaché par contraste à des notions transcendantes, comme celle de la volonté générale, mais surtout concrétisé de manière croissante par le travail d’arbitrage et d’expertise technique des fonctionnaires, l’intérêt général était donc resté jusqu’aux années soixante-dix un formidable argument d’autorité majeur. Il est en particulier longuement opposé aux pouvoirs municipaux et départementaux, dont la légitimité reste en contre partie circonscrite à l’intérieur du monde de l’« intérêt particulier » du local. C’est dire si la référence à un intérêt général local, revendiqué dans la foulée de la décentralisation par certains maires, a pu d’abord surprendre. Elle n’est d’ailleurs à ce jour pas totalement acclimatée et fait problème pour bien des juristes. Mais son usage est fréquent chez des responsables politiques nationaux qui, à l’occasion, sont en même temps des élus locaux ; il est présent aussi dans les revues des milieux professionnels du développement, du travail social, de l’aménagement (tels Urbanisme, Territoires, Ensembles). Cette circulation manifeste l’ambivalence des justifications qui sont désormais à disposition. Dans un mouvement de relativisation de l’État-nation comme de l’unicité du Territoire, l’intérêt général local devient une ressource de légitimation pour les élus locaux qui situent leur mandat électif dans une décentralisation d’esprit quasi-fédéral, ainsi que pour les professionnels de l’action publique qui adhèrent à un localisme militant. Mais en même temps, les positions initiales des tenants d’un intérêt général national se nuancent : à défaut de rester les détenteurs exclusifs d’une légitimité étayée sur l’universalisme administratif et la compétence technique, ils admettent qu’il puisse exister une pluralité de participants à la définition d’un intérêt collectif négocié, mis en œuvre par des accords contractuels mais où échelons national et local se confortent par étayage réciproque.
Les espaces publics fragmentés et instrumentalisés des politiques contractuelles
22L’approche des relations politiques en termes d’échanges se réfère plus ou moins implicitement à des perspectives cybernétiques ou systémiques, comme bien des conceptions de la gouvernance ou de la régulation politique d’ailleurs. Elle renvoie à un système autoréférencé de relations et d’ajustements qui concourt, en dernière analyse, au maintien de grands équilibres politiques et sociaux (Pizzorno, 1978 ; Marin, 1990 ; Claeys et Frognier, 1995), peu distincts de la reproduction de l’existant. Même « l’échange généralisé » de B. Marin, par-delà sa richesse d’analyse, reste rivé à une perspective : la reconduction de l’équilibre du système. Pour tenter d’échapper à ce cercle homéostatique, où les échanges nourrissent la reproduction des échanges, il faut faire place, comme le suggère l’analyse comparatiste des différentes dynamiques historiques de l’action publique en Europe, aux processus d’apprentissages qui sont en jeu.
23L’idée même d’apprentissage collectif est à préciser et à valider. Elle a été souvent appauvrie et détournée par une conception managériale de la gestion du « changement ». On sera donc conduit à raisonner plutôt en termes d’acculturation, qui est un processus de frottement ou d’imbrication de normes diverses et non de simple superposition de couches, puisqu’on a vu apparaître des répertoires d’action qu’en certains lieux des acteurs de politiques publiques travaillent à accréditer, tout en espérant s’en trouver légitimés en retour.
24Le management d’entreprise, s’il est avisé, emprunte beaucoup à une certaine sociologie des organisations. Il y puise en particulier des pistes d’analyse et de gestion des situations où se confrontent diverses références d’action au sein d’une même organisation. Et certains auteurs se sont tôt intéressés aux conditions de production dans ce contexte de langages « partagés » (March et Simon, 1974 ; March, 1991). Cependant, dans l’approche managériale, la perspective se fonctionnalise et dérive : l’avenir idéal de l’entreprise est bientôt référé à la capacité de fabriquer et faire partager un « langage de coopération », et ce à travers un apprentissage continu dans l’action. « L’entreprise apprenante » n’est-elle plus alors qu’une figure de l’accomodation au changement ? Même dégagée de ce fonctionnalisme, l’idée d’apprentissage du changement circule en retour à travers les sciences sociales, particulièrement dans les analyses relatives aux situations de participation (Joye, Hussoud et Schuler, 1995 ; Decoutère, Ruegg et Joye, 1996). Le privilège donné à l’aide à la décision y conduit à promouvoir l’émergence d’un sens commun, à instrumentaliser des échanges où l’intelligibilité soit portée à son maximum. Le processus relationnel devient une stratégie, et l’apprentissage une éducation de groupe.
25Les problématiques anthropologiques de l’acculturation sont autres. La production de cadres d’action nouveaux, à partir de mondes de référence préexistants, n’est pas un objectif isolé, elle apparaît comme la résultante éventuelle d’échanges sociaux d’ensemble. L’anthropologie culturelle anglo-saxonne, qui sert là de point de départ, est traversée par un ensemble de courants et de positions dont on ne retient ici que la posture commune, tournée vers l’étude des interactions sociales, bien sûr, mais plus précisément vers une restructuration continue des modèles symboliques et des processus d’acculturation (Radcliffe-Brown, 1940). L’important, en l’espèce, est de pouvoir faire place aux dynamiques historiques des acteurs et aux affrontements qui déplacent les cadres d’action, même lorsqu’on ne se trouve pas dans les conditions asymétriques des rapports coloniaux (Bastide, 1956). Les échanges actuels, en ce sens, ne préservent pas seulement l’équilibre du système social, ils modifient aussi éventuellement les termes des échanges futurs.
La dialectique de l’officiel et de l’officieux
26Dans l’acculturation entre les mondes de l’intérêt général et de la négociation explicite, se jouent à la fois l’officialisation de règles hybrides et la consécration de dispositions à la négociation au sein de l’action publique contemporaine. Toute apparition de nouvelles pratiques appelle tôt ou tard, en contrepartie, une stabilisation des règles du jeu ; non par quelque enlisement fatal dans la routine mais parce que l’appréhension et le contrôle de l’action politique requièrent une certaine institutionnalisation des modes de faire. Dans la contractualisation des politiques publiques, cette stabilisation passe par un travail répété d’officialisation des démarches expérimentales, travail qui oscille entre explicitation et théâtralisation. Rendre officielle la négociation partenariale est l’objet même du contrat de politique publique, qui tente ainsi d’arracher les classiques arrangements politiques hors du monde clandestin et de les rendre visibles, c’est-à-dire vertueux et, par là même, quasi naturels. Mais la consécration attendue du contrat signifie-t-elle l’effacement de la règle générale ? Et l’arrangement, rendu public, ne recrée-t-il pas inévitablement des pratiques officieuses à sa porte même ? En réalité l’acculturation à la négociation s’opère constamment aux frontières de l’officiel et de l’officieux (Briquet, 1997) et, loin de s’opposer en deux mondes séparés, la loi et le contrat s’imbriquent de manière croissante.
27En France comme dans d’autres pays voisins, tels les Pays-Bas, où le recul par rapport aux débuts des pratiques contractuelles devient important, on a observé dans les politiques urbaines, sociales et d’environnement l’apparition de trois figures successives, mais bientôt combinées, de relations entre la méthode contractuelle et le système de la règle générale (Glasbergen, 1992). Dans un premier temps, les deux types de productions normatives se développent séparément et coexistent de manière plus ou moins antagonique. C’est une phase d’expérimentation contractuelle, menée au nom de l’urgence, du changement nécessaire ou de la modernisation, mais aussi un moment de concurrence explicite des genres. Les politiques conventionnelles naissent alors en général de textes de rang juridique subalterne : circulaires, arrêtés, ou décrets tout au plus. Par rapport à la scène parlementaire et aux débats publics de l’opinion, on se trouve presque dans l’officieux. Mais l’expérimentation ayant parfois vertu à être généralisée, la combinaison des genres s’esquisse souvent ensuite, dans un second temps, par la reprise et la systématisation de la démarche contractuelle dans le cadre d’une consécration législative. La loi incorpore alors la procédure contractuelle, la ratifie et l’officialise ainsi ex post. Un troisième cas de figure, qui accentue l’imbrication des genres entre loi et contrat, se présente aujourd’hui fréquemment lorsqu’une loi prévoit d’emblée son application ordinaire par la voie contractuelle. La règle générale sert alors de vecteur à des conventions spécifiques. Il y a portage d’un genre par l’autre et puissant effet de naturalisation, qui officialise un genre mixte combinant règle et contrat.
28En même temps, ce processus d’officialisation du contrat s’accompagne fréquemment d’une critique des règles universalistes qui prévalaient. Les deux mouvements s’étayent l’un sur l’autre. On relève ainsi dans les rapports fondateurs des politiques contractuelles de la Ville au début des années quatre-vingt une critique de l’impuissance des procédures standards précédentes comme des politiques redistributives générales nées de l’État providence. Pour certains, les limites des démarches passées sont la raison même de la forme contractuelle du nouveau « social urbain » (Donzelot et Estèbe, 1994). De la même manière, des manuels de formation à la démarche contractuelle destinés aux travailleurs sociaux soulignent les limites d’une gestion mécanique des droits, pour mieux consacrer l’intérêt des nouveaux modes de faire. L’officialisation du contrat passe en l’occurrence par une critique des règles officielles préexistantes.
29La négociation politique était autrefois presque totalement dans l’officieux ; mais elle n’est pas pour autant toute entière dans l’officiel à présent. L’intersection plus ou moins marquée entre les arènes formelles de décision et certains forums spontanés de débat et de controverse est ainsi, à sa manière, une autre manière de combiner l’officiel et l’officieux. On distingue en effet couramment deux types de scènes de discussion : les « arènes » qui se ferment sur le cercle des décideurs soudés par une procédure institutionnelle et des territoires de compétence, mais aussi par des formes de reconnaissance réciproque ; les « forums », qui s’ouvrent plus largement sur des citoyens, des leaders d’opinion, des médias, contribuant à la mise en discussion des règles existantes et à l’exploration de normes d’action nouvelles (Jobert, 1992). L’opposition n’a bien sûr qu’une valeur typologique et l’intrication pratique entre les deux genres va grandissant, puisque la coexistence entre différents registres de légitimation est jugée moins contradictoire que complémentaire (on se souvient ainsi de la « bonne négociation » comme s’appuyant tant sur les acteurs de la représentation que sur ceux de la participation associative et ceux du savoir de l’expertise).
30Deux modes de faire fréquents, constituant autant de modalités d’acculturation, attestent la diffusion de ces formes hybrides. Il s’agit, d’une part, des réponses « obligées » à la contestation d’un projet ou à la naissance de grandes controverses de société. En réaction à des critiques bien organisées, on voit se créer ainsi, au-delà des formes canoniques de l’enquête publique, des structures développées de concertation qui se situent à la périphérie des instances décisionnelles : missions d’enquête de personnalités, comme lors du blocage du projet TGV Méditerranée (Lolive, 1997); comités de concertation comptant quelques « garants » du débat, comme dans les démarches d’advocacy planning. Ce n’est pas là l’introduction d’un pluralisme substantiel dans les arènes de décision mais plutôt l’ouverture de fenêtres de débat. Et hors de l’urgence, est-ce généralisable ? C’est l’interrogation qui est au centre d’expériences actuelles relatives à l’institutionnalisation de « conseils du débat public » auxquelles s’associent même des centres de recherche en science politique.
31Mais plus au long cours, d’autre part, on pratique depuis une vingtaine d’années en France la commande systématique de rapports officiels et l’installation de comités de sages. Il s’agit alors moins de répondre à une contestation immédiate que de piloter le renouvellement des références d’action, par l’extérieur des arènes traditionnelles de décision. Ce genre est, on le sait, très cultivé pour les questions d’éthique, mais il s’élargit également aux questions de l’emploi ou du social urbain, par exemple. Les situations renouvelées d’expertise ont des effets spécifiques : elles extraient des personnalités et des leaders d’opinion de leur monde de référence immédiat pour en faire des « représentants de la société » [Bachir, 1995] ; elles accompagnent au plan médiatique la mise en forme des débats d’opinion : la Documentation française a, de cette manière, créé des collections spéciales de rapports officiels et certains d’entre eux sont même devenus des succès de librairie en format de poche.
32Sur une toile de fond qui serait celle de l’intercompréhensivité, arènes de décision et forums de débats voient par conséquent leurs frontières devenir très perméables et les genres se confondre quelque peu.
Des dispositions professionnelles plus que des espaces publics de débat
33Ces scènes d’interaction visent en apparence l’élaboration progressive du consensus. Elles ont néanmoins aussi pour objet d’afficher ou de consolider des domaines d’action à travers lesquels des milieux, professionalisés à des degrés variables, puissent se constituer et se reconnaître. Il s’agit donc de la construction de nouveaux domaines d’action. Ainsi, les propositions du Conseil national de la vie associative, qui tendaient à valoriser et à stabiliser le rôle des associations 1901 afin de favoriser les mobilisations citoyennes, rejoignent-elles aujourd’hui les tentatives officielles de développement d’une « économie sociale », qui entend pouvoir associer marché, budgets publics et bénévolat. Un des objectifs est que les habituelles arènes technico-administratives de décision s’articulent ainsi, dans ce domaine neuf, avec des forums de débat ou de mobilisation associative, et qu’un spectre élargi d’acteurs sociaux se retrouvent autour d’une même thématique.
34Dans d’autres directions, d’intenses combinaisons entre arènes et forums ont déjà contribué en France à l’émergence de domaines d’action renouvelés, la Ville et l’Environnement. De grandes « assises » annuelles du développement social des quartiers, de la prévention de la délinquance ou de l’insertion ont, dans les années quatre-vingt, contribué non seulement à cimenter des milieux de travail par l’échange d’expériences et l’interpellation réciproque, mais aussi à mettre solennellement en présence élus, hauts fonctionnaires, « métiers de la ville » et militants associatifs, le tout sous le regard des journalistes et des observateurs politiques.
35Un autre dispositif, beaucoup moins officiel mais cependant très riche, s’est constitué autour des colloques périodiques sur l’environnement, organisés par l’association Germes depuis 1984, alors que H. Bouchardeau était ministre. L’initiative se situe à la périphérie de l’administration mais en étroite relation avec ses priorités d’action et ses personnels administratifs et politiques. Une assistance volontairement très composite a ainsi été régulièrement réunie dans ces colloques : militants écologistes, consultants, chercheurs, hauts fonctionnaires, experts, membres d’organisations intergouvernementales. Français et Anglo-saxons se retrouvent alors dans des forums très diversifiés, voire éclatés, mais qui favorisent le « frottement » entre les mondes politiques, administratifs, militants. Les effets de ces colloques ont été inégaux mais très diversifiés : visibilisation du domaine d’action du ministère, confrontations ou échanges entre pratiques développées en France et à l’étranger, osmose entre recherche-développement et action. C’est donc dans un tel cadre qu’a par exemple commencé la circulation de notions nouvelles comme le « développement durable ». L’articulation entre forums et arènes est ici le moyen et le produit, tout à la fois, de réseaux peu formels mais durables, qui relient militantisme et action institutionnelle.
36Est-ce là le terreau d’où émergent de nouvelles professions ? L’hétérogénéité des formations, la divergence des parcours comme le manque de contrôle collectif des entrées en activité et des emplois ne doivent pas faire oublier que, par ailleurs, les pratiques se fédèrent autour de références partagées et de leaderships doctrinaux. S’agit-il alors plus de « milieux » d’action (Lagroye, 1973), avec leurs effets d’appartenance ? On hésite au premier abord, tant les emplois sont souvent instables et les expérimentations ponctuelles.
37Pour nombre d’observateurs actuels, la dynamique initiale serait déjà éteinte2. La cause est entendue, car à partir de la fin des années quatre-vingt, la généralisation des démarches contractuelles, l’habitude acquise des procédures et le « retour de l’État » (en l’espèce, la reprise d’initiative de ses administrations déconcentrées alors que tombe le premier enthousiasme de la décentralisation et que se resserrent les budgets locaux) concourent à recréer des « guichets » et à normaliser les expérimentations initiales. Par principe, l’expérimentateur, qu’il soit attaché aux rythmes des contrats (chefs de projet, agents de développement, etc.) ou pérennisé dans l’administration (tel le chargé de mission d’un SGAR ou le sous-préfet à la Ville), travaille en réalité à sa perte, c’est-à-dire à sa disparition à terme s’il réussit dans sa tâche : car l’expérimentation s’éteint alors nécessairement dans une incorporation aux règles standards (Béhar et Estèbe, 1996). De surcroît, un affaiblissement tendanciel des innovations est entraîné par l’hétérogénéité persistante des statuts et des insertions professionnelles (Verpraet, 1996), ainsi que par la difficulté récurrente à coordonner les diverses initiatives sur le terrain (« l’épreuve du territoire », selon J. Ion, 1990).
38Pourtant, si l’on replace les expressions ponctuelles de découragement (et de nostalgie des enthousiasmes initiaux) que traduisent actuellement ces analyses dans le cadre plus large des vingt dernières années, on prend a contrario la mesure du travail répété et obstiné d’accréditation qui a accompagné les pratiques de la négociation explicite de l’action publique. Des rituels de rencontres périodiques ont cimenté les réseaux des milieux d’acteurs ; des expérimentations répétées ont validé des normes hybrides. Ainsi depuis quelques décennies, des mutations substantielles conduisent à des imbrications intenses entre la loi et le contrat ; les principes de conformité et d’efficacité se combinent. Sur un registre complémentaire, on explore dans différentes politiques publiques des combinaisons apparemment hétérogènes entre logique d’entreprise, bénévolat associatif et contribution des budgets des collectivités locales. La mixité des références se diffuse dans l’économie solidaire, les actions de développement local qui combinent insertion politique de l’emploi et aménagement concerté des territoires. L’officialisation de règles stabilisées s’avère par conséquent inséparable d’un mouvement opposé de réajustement constant des normes préexistantes. La confirmation institutionnelle procède des pratiques déjà constituées d’un milieu d’action, mais nourrit en même temps à ses marges de nouvelles façons d’aborder l’action publique.
39Mais le « frottement » entre différentes cultures d’action n’est pas constitutif en soi d’éléments partageables ; les effets de sédimentation des expériences, de validation collective par l’évaluation et de production doctrinale dans des lieux d’énonciation du milieu n’y suffiraient probablement pas non plus, si ne s’y ajoutaient, de l’extérieur, des processus de légitimation intellectuelle et de recours au discours savant qui apportent des éléments d’anoblissement et d’accréditation.
40De tels étayages s’opèrent dans un travail d’énonciation et de diffusion qui passe par des moments répétés de célébration collective du milieu de travail, des rappels des moments fondateurs, des actualisations périodiques des horizons d’action. Dans les métiers de la Ville, en parallèle aux « grands messes » des assises nationales annuelles, des dispositifs locaux d’évaluation et de validation des pratiques auxquels participent des experts extérieurs (bureaux d’études, universitaires, fonctionnaires des « centrales ») ont été mis en place. Sur l’initiative de réseaux informels de collègues ou avec l’appui de fédérations d’employeurs (en particulier la Caisse des dépôts), des « centres de ressources » ou des « clubs de professionnels » réunissent périodiquement les chefs de projet ou chargés de mission autour de leaders qui peuvent acquérir une fonction d’énonciation collective et de représentation. On échange des expériences, on confronte les inquiétudes et les attentes, on recherche des principes de coopération. Ces scènes collectives d’apprentissage et de débat révèlent souvent la diversité des points de vue, voire l’opposition des stratégies en présence. Mais elles contribuent également à composer des réseaux de correspondants, à activer l’échange de ressources, à construire des interactions de type horizontal. C’est du « capital social » en construction, au double sens des ressources relationnelles individuelles et des formes de la confiance civique.
41La valorisation continue des dispositions à la négociation procède, complémentairement, de la multiplication contemporaine de moments explicites de formation permanente et de procédures d’évaluation internes ou endo-formatives (Conan, Bonnetti et Allen, 1992). Ce sont autant d’occasions d’énoncer des principes, de faire circuler des plaquettes de références ou des manuels qui rappellent les constructions doctrinales, d’élaborer aussi la jeune histoire de ces politiques et procédures et de réactualiser les objectifs. Les débats dans ce cadre servent à polariser des groupes autour de projets de services ou de contrats, en même temps qu’à valider des normes d’action à travers le regard rétrospectif sur l’action passée, bien que ce soient des scènes collectives traversées de contradictions, par ailleurs. Surtout, ce travail d’accréditation reste soumis à des effets hiérarchiques : les démarches d’évaluation sont souvent dominées par l’une des parties prenantes au contrat, la plus forte institutionnellement ou la plus engagée sur le plan financier. L’acculturation se polarise en fonction du leadership institutionnel qui sous-tend le contrat.
42Dans ce cadre général de conformation des milieux d’action, ce sont cependant des formes d’investissement personnel assez diverses que l’on observe chez ceux qui, à un titre professionnel ou à un autre, sont missionnés pour intervenir en tant que développeurs de projets. Deux postures principales se dégagent cependant des enquêtes récentes, mais avec des variantes qui créent des situations mixtes ou intermédiaires. D’un côté, celui qu’on pourrait appeler le « projeteur », qui s’investit sur le travail de négociation politique et de formulation technique du projet collectif ; de l’autre, le « médiateur social », qui lui met plutôt l’accent sur la maïeutique de l’interaction. Mais le profil du projeteur peut être aussi bien celui du strict technicien, à qui est déléguée l’élaboration juridico-financière du projet (Toussaint, 1996), que celui qui entend susciter également l’implication, sorte de « super-citoyen » qui veut potentialiser toutes les solidarités (Péraldi, 1996). De son côté, le médiateur social est susceptible de s’orienter soit en direction exclusive du développement communautaire, ce qui revient à renforcer la clôture sur le groupe (Vieillard-Baron, 1996), soit du côté de la valorisation de son propre rôle de face à face, figure du tiers-agissant donné en exemple aux deux parties (cf. les « médiatrices socio-culturelles » chez Delcroix, 1996).
Savoir-faire, savoirs et rôles
43Les dispositions à la négociation se sédimentent ou se construisent donc dans les confrontations et elles ne sont pas univoques. Fragiles et diverses dans la multiplicité des situations, elles appellent par conséquent des formes de consolidation externe, de recentrage et de hiérarchisation qui passent par des cérémonials particuliers d’anoblissement intellectuel.
44L’art de la négociation dans les politiques publiques contractuelles implique, comme on le voit, capacités d’impulsion et de conviction, initiatives d’alliance ou de contournement, obstination mais aussi ruse, autant de « tours de mains » classiques mais qui doivent être dorénavant très largement partagés en tant que savoir-faire stratégico-tactiques des couches professionnelles intermédiaires. Ces dispositions recourent peu aux codifications générales et aux savoirs académiques puisqu’elles naissent apparemment de l’adaptation aux circonstances et d’un management expérimental.
45Et pourtant, dans la consolidation externe et la validation de ces pratiques, divers savoirs jouent un rôle important en autorisant une montée en généralité qui puisse relier ces multiples médiations à la question du lien social toute entière et ces diverses formes négociées de l’action publique à une vision volontaire de l’approfondissement démocratique. Ce savoir est donc politico-philosophique. Il se dessine de manière exemplaire dans les activités de la mission Banlieues 89, dans la composition de son équipe, ses écrits, ses rendez-vous médiatiques des années quatre-vingt. Les ambitions initiales ont été portées par l’efficacité et l’expérience d’anciens militants gauchistes, la mise en place d’une revue qu’on trouvait même en kiosque (Les lumières de la Ville), le projet d’un centre supérieur de formation appuyé par F. Braudel (l’École des hautes études urbaines), une production d’articles et d’ouvrages, mais encore des manifestations symboliques de rencontres qui formaient états généraux pour un milieu et traduisaient une capacité d’articulation directe (et rare en France dans un monde décisionnel d’énarques) entre le Prince et l’intellectuel.
46Très efficace peut sembler un rapport remis solennellement devant la presse au président de la République, ou encore le déplacement d’un ou plusieurs ministres lors de la présentation des conclusions d’un colloque para-professionnel. Et de ce point de vue, les grandes rencontres sur la Ville des années quatre-vingt ont hissé le milieu des développeurs au même niveau que les professions agricoles. Mais en l’espèce, l’acmé a sans doute été atteint en 1991 par les Assises de Bron sur les banlieues, conclues par F. Mitterand lui-même. Les cérémonials classiques de la République sont ainsi devenus mobilisables au service de la consécration des démarches les plus exploratoires et de la structuration des milieux les moins établis. Le discours du Président répondait alors aux appels des philosophes du lien social. L’anoblissement procède ainsi à la fois par officialisation institutionnelle et par cautionnement intellectuel, car c’est la production doctrinale de l’action publique qui s’avérait globalement en jeu.
47La consolidation relève parfois plus directement encore du champ intellectuel. De même que la loi d’orientation pour la Ville (1991), dans un titre I surdéveloppé, s’appropriait la formule du « droit à la ville » lancée quelques décennies plus tôt par des textes philosophiques et sociologiques (Lefebvre, 1972 ; Ledrut, 1976), la politique actuelle de la Ville reste accompagnée de près par des références cultivées et des recours savants à la philosophie politique dans des revues comme Le Débat ou Esprit. Mais le travail de légitimation dans les débats philosophiques relatifs à la démocratie, à l’esprit public ou à l’universalisme républicain est rarement direct. Il passe par une série d’opérations intermédiaires et de translations. Le dispositif de montée en généralité inclut diverses revues visant des publics différents mais pratiquant en chaîne les citations et les références ascendantes vers la culture noble (Chalas, Gaudin et Genestier, 1998). Opèrent ainsi par degrés différents plans rédactionnels : des revues professionnelles de l’urbain et du social (Ensembles, Urbanisme, Territoires), des revues de débat et de recherche (Sciences de la société, Espaces et société), des revues de débat intellectuel et, enfin, des ouvrages de philosophie et de doctrine politique, en particulier ceux d’Arendt, d’Habermas, de Ricœur, de Mongin. Dans cette chaîne de publications et de systèmes de références, quelques personnes jouent un rôle de relais en appartenant à deux de ces médias ou plus, et participent ainsi directement à un travail de diffusion et de traduction des éléments doctrinaux. La relation est montante, le plus souvent, c’est-à-dire que les ouvrages généraux n’envisagent guère directement telle ou telle politique publique, tandis que les revues d’action reprennent, elles, les thématiques intellectuelles globales et en font un arraisonnement, qui parfois en transforme le contenu. C’est en particulier ce que laisse voir l’intense mobilisation de la notion habermassienne d’« espace public » qui a été faite en France depuis une quinzaine d’années par les professionnels de la Ville. Les réflexions du philosophe allemand sur l’institution fiduciaire du langage ont en fait été reportées sur les conditions de la visibilisation du débat public. Elles aboutissent, in fine, chez les urbanistes, à une sorte de sur-spatialisation de l’idée d’espace public, qui renvoie dès lors aux places, aux équipements collectifs, aux figures matérielles de l’agora. Un peu de la même manière, l’idée de citoyenneté dérive à présent dans cette littérature de l’action, des prémisses globales de la cité politique vers les questions d’appartenance et d’implication, pour finir par devenir un simple réhabillage plus ou moins savant des vieilles réflexions sur les conditions de possibilité de la participation.
48Dans tous ces cas, la littérature « noble », issue de la recherche et des essais philosophiques, est censée garantir des effets d’autorité à des pratiques qui tentent de se généraliser autour d’une doctrine, en même temps qu’elles continuent de se diversifier. Ces procédés d’anoblissement intellectuel participent au renforcement de la position des « missionnaires » de la négociation, en même temps qu’ils valorisent éventuellement l’attente de ceux pour qui ils font œuvre de transaction et de stratégie. Le travail d’accréditation de la « bonne négociation » n’est donc pas pure stratégie de leurre, masque idéologique posé sur le calcul cynique et l’esprit machiavélien. Car les savoirs ainsi mis en exergue dessinent également les contours d’une attente sociale qui est associée à des croyances aujourd’hui diffusées dans l’ensemble des politiques publiques contractuelles ; c’est, en somme, l’attente d’un nouveau rôle politique, qui à sa manière pourrait se situer à cheval sur les deux mondes de la représentation et de l’expertise : un rôle d’intensificateur du lien social, de militant de l’esprit public…
49L’analyse des apprentissages et des formes d’accréditation qui sont en jeu dans des politiques contractuelles comme celles du développement territorial laisse voir des tentatives de montée en généralité, au sein d’espaces de débat qui restent cependant relativement spécialisés, fragmentés et souvent instrumentalisés par des stratégies professionnelles ou, plus exactement, par les conduites de structuration de nouveaux milieux d’action. Cela indique bien que l’on ne saurait seulement concentrer l’étude sur les figures de nouveaux répertoires de savoirs et de références, ou sur les contours d’espaces émergents de débat. Ces mutations, comme on a commencé de le voir, impliquent en effet des processus d’enrôlement social et la constitution de collectifs d’action. Le chantier de recherche qui se dessine là suppose une sociologie de l’intéressement. C’est-à-dire qu’on analyse plus en détail la manière dont les acteurs techniciens et politiques (voire technico-politiques) de ces contractualisations négociées sont investis dans la recherche de gratifications symboliques et de valorisations sociales, directement cohérentes avec l’évolution contemporaine des formes d’organisation du travail administratif et avec l’affirmation, depuis une génération, de couches moyennes en ascension.
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