8. Les intellectuels dans l’espace public
Les lectures journalistiques des pétitions de novembre-décembre 1995
p. 209-228
Texte intégral
1Depuis une vingtaine d’années, « les intellectuels » sont devenus un objet pleinement légitime en sciences sociales. Du coup, les pétitions et manifestes publiés depuis un siècle dans les journaux ont suscité l’intérêt de nombreux chercheurs. Mais l’analyse de leur réception en constitue une zone d’ombre. Les chercheurs se sont penchés sur les producteurs des pétitions, en privilégiant aussi bien les processus de mobilisation (essentiellement les représentations des signataires ou les « cycles » pétitionnaires) que les sociabilités les structurant (les « réseaux ») (Sirinelli, 1990 ; Charle, 1990 ; Rieffel, 1993). La presse est délaissée, alors qu’elle constitue le matériau privilégié de ces historiens et sociologues pour dénombrer les manifestes, recueillir les thématiques, repérer les groupes mobilisés. En d’autres termes, les chercheurs s’intéressent aux textes et aux signataires mais pas au vecteur de publication et à ses rédacteurs.
2La volonté de réévaluer la place des médias – et ici de la presse – dans l’étude des pétitions part d’une triple ambition : intégrer pleinement l’univers journalistique à l’étude des intellectuels pétitionnaires ; associer l’analyse de l’écriture journalistique à l’étude des médias ; saisir à travers les usages d’une catégorie – « les intellectuels » – quelques caractéristiques de l’espace public. La première ambition vise à prendre au sérieux une hypothèse centrale de Christophe Charle :
« Une approche sociologique et historique des “intellectuels”, à un moment donné, ne prend tout son sens – écrit-il – qu’en resituant ceux-ci à l’intérieur de l’espace global du champ du pouvoir contemporain et plus généralement en relation avec les transformations du recrutement social des fractions de la classe dominante » (Charle, 1990, p. 10).
3Sans pouvoir tirer ici toutes les conséquences d’une telle proposition, on voit mal comment l’univers de la presse pourrait être exclu d’une analyse des pétitions, sauf à avoir une vision tronquée du champ du pouvoir. Deuxième ambition : s’associer indirectement au programme de recherche initié par Erik Neveu et la revue Mots dans un numéro thématique sur les « Rhétoriques du journalisme politique » :
« Que savons-nous – questionnaient les coordinateurs du numéro – de l’écriture de presse ? De ses déterminants, de son élaboration ? […] Trop souvent l’étude du journalisme abandonne ses objets à l’instant où ceux-ci mobilisent le clavier ou la table de montage et moulent l’événement dans les patrons narratifs qui commandent son insertion dans la page du journal ou dans le flux du programme télévisé » (Neveu, 1993a).
4L’analyse de l’écriture de presse peut permettre ainsi de mieux saisir les contraintes qui pèsent sur « les intellectuels » lorsqu’ils se mobilisent. On touche alors directement aux questions des transformations contemporaines de l’espace public. En se focalisant sur l’écriture journalistique à l’occasion des pétitions signées par des universitaires et chercheurs en novembre-décembre 1995, on souhaite s’attacher à mieux comprendre les logiques de construction médiatique et les usages journalistiques de la catégorie « les intellectuels ».
5Retour à la fin novembre 1995 : des centaines d’universitaires et chercheurs signent des pétitions concurrentes (pour une analyse des stratégies des pétitionnaires, voir Duval, Gaubert, Lebaron, Marchetti, Pavis, 1998). Les uns, autour de la revue Esprit et de la Fondation Saint-Simon, s’attachent à promouvoir la « dynamique de la réforme » de la Sécurité sociale initiée par le Premier ministre Alain Juppé le 15 novembre. Ils apportent aussi leur soutien à Nicole Notat. La secrétaire générale de la CFDT, en défendant la majeure partie du plan de réforme, suscite l’hostilité des autres confédérations syndicales et des réactions violentes parmi ses propres militants. La pétition est publiée dans le journal Le Monde du 3-4 décembre. D’autres pétitionnaires, notamment autour de P. Bourdieu, signent début décembre un « Appel des intellectuels en soutien aux grévistes » publié dans le même journal le 15 décembre. Ils déclarent se reconnaître dans « ce mouvement » social, y décèlent une lutte pour l’égalité des droits et le service public, proposent à tous de se mobiliser aux côtés des grévistes. « Le mouvement social » est alors en plein développement. Les manifestations se multiplient. Des universités et des services publics sont en grève. Plusieurs régions sont bloquées ou quasi bloquées, en particulier l’Île-de-France, faute de transports publics. Tout au long de ces semaines, le gouvernement paraît isolé sans que l’opposition socialiste en bénéficie vraiment. Le 21 décembre, le sommet social de Matignon ne débouche pas sur des résultats décisifs mais il met symboliquement un terme à ces semaines peu ordinaires. Les conducteurs de métros et de trains avaient en fait déjà commencé à reprendre le travail quelques jours plus tôt, le Premier ministre ayant annoncé que les régimes spéciaux de la fonction publique ne seraient pas alignés sur le régime général de retraite.
6Ce serait sans doute survaloriser le mouvement pétitionnaire que d’y voir l’une des séquences les plus importantes de cette mobilisation hivernale. Les journalistes, à quelques exceptions, ne l’ont d’ailleurs pas fait. Dans la masse des commentaires de ces semaines de mobilisation, les rédacteurs de la presse nationale (sur lesquels on se propose ici de revenir) traitent à la marge la séquence pétitionnaire. Mais tous les journaux s’y arrêtent, parfois longuement, à quelques exceptions notables (Le Figaro et Le Parisien). Dans leurs articles, ils re-produisent et co-produisent les figures d’un rôle : celui de « l’intellectuel ». Non plus un chercheur parlant de temps à autres de sa spécialité à des journalistes mais un adepte de l’universel susceptible de donner le sens (moral et politique) de l’histoire en train de se faire. On pourrait penser que les logiques de cette « montée en généralité » sont explicables par les propriétés de la conjoncture. C’est en un sens exact : généralement les chercheurs et universitaires n’interviennent pas quotidiennement et collectivement dans l’espace public pour exprimer leurs points de vue. Ils ne cherchent pas forcément à défendre le gouvernement en place ou des grévistes occupant une usine. Ils tentent d’abord de comprendre a posteriori ce qui est advenu. Il fallait donc que « quelque chose » se passe – des manifestations massives, des régions bloquées, etc. – pour qu’un si grand nombre se donne à voir hors de leurs laboratoires sous la forme de collectifs. Mais ce serait cependant une erreur d’en rester là : décrypter les schèmes mobilisés par les journalistes suppose précisément de les rattacher aux modalités habituelles du travail journalistique et aux relations ordinaires des chercheurs et rédacteurs. Cette hypothèse de recherche peut aider à mieux saisir le passage dans les articles de presse de la singularité d’une dispute de spécialistes de sciences sociales et humaines à la généralité de la figure de l’intellectuel dans l’espace public. Mais pas n’importe quel « intellectuel ». Pour se saisir de la concurrence pétitionnaire, les journalistes vont en effet user d’un certain nombre de métaphores (notamment guerrières) ; ils vont aussi fortement personnaliser les listes autour de quelques personnalités à qui ils font tenir un rôle éponyme ; ils vont enfin structurer leurs commentaires en produisant des filiations (avec mai 68, avec l’opposition Sartre/Aron, etc.). Pour comprendre la logique d’émergence de ces catégories très générales, encore faut-il préalablement les replacer dans leurs contextes organisationnels de production : un « dossier » comme celui des intellectuels est susceptible de perturber une rédaction.
Attribuer un dossier délicat
7Les universitaires et chercheurs interviennent aujourd’hui dans les journaux plus ou moins directement en proposant des tribunes, en répondant à des entretiens, en acceptant aussi que des citations issues d’entretiens moins formels soient retenues par les rédacteurs dans le corps des articles. Ils interviennent plus indirectement lorsque leurs ouvrages sont chroniqués. Mais un journal ne lance de débat sur le rôle des intellectuels dans l’espace public que si paraît un livre sur les intellectuels, ou que des chercheurs et universitaires s’engagent collectivement hors de leurs laboratoires (sous la forme de pétitions ou manifestes ou comités de soutien lors des élections). À moins qu’un débat politique soit lancé sur ce thème, comme en 1983 lorsque le porte-parole du gouvernement Mauroy, Max Gallo, avait cru déceler un « silence des intellectuels ».
8Dans une rédaction, il est du coup peu probable qu’un journaliste soit véritablement en charge d’un dossier « intellectuels », sauf éventuellement au service « culture ». La structure d’une rédaction est divisée par rubrique (politique, société, économie, international, etc.). Au sein d’un service (comme le service politique), chaque rédacteur couvre un « dossier » (par exemple le Parti socialiste ou Matignon), voire plusieurs. En définitive, tout sujet « transversal » comme celui des intellectuels est facteur de perturbation dans une rédaction, surtout dans un quotidien. En tout cas, il suppose une adaptation toujours difficile dans l’urgence. Ces quelques notations suffisent pour indiquer le problème d’une rédaction dès lors que surgit dans l’actualité des pétitions divergentes, et dans une actualité déjà marquée par une remise en cause d’autres routines : au cours du mouvement de novembre et décembre 1995, tous les journalistes sont « sur le pont » et, pour ne prendre qu’un seul exemple, le rédacteur en charge du social n’est plus le seul, comme à l’ordinaire, à rendre compte de l’actualité des syndicats.
9Dans son traitement des « intellectuels », le cas du journal Le Monde est révélateur d’une situation générale que l’on retrouve dans d’autres rédactions1. S’arrêter en détail sur le contexte organisationnel permet de comprendre le suivi chaotique d’un dossier et ses conséquences sur les rhétoriques produites. En une vingtaine de jours, Le Monde consacre – en plus des « brèves », des nombreuses tribunes ou entretiens où s’expriment des signataires – cinq articles aux pétitions. Le premier date du 30 novembre. La grève illimitée est déjà lancée depuis plusieurs jours, comme la pétition autour de la revue Esprit (publicisée par ses signataires le 24). La question est traitée par le rédacteur chargé de la Sécurité sociale. Le titre est révélateur de « l’angle » retenu : « Des experts de gauche appuient la réforme de l’assurance-maladie ». Le cadrage de l’article montre bien que la question est pour Le Monde une question d’abord technique (l’assurance-maladie) et une question d’« experts », traitée ici par un expert des questions financières de la santé. Parmi les signataires, le journaliste s’intéresse au contenu du texte plus qu’aux signataires et, parmi ceux-ci, d’abord aux « experts » du domaine qui est le sien. Pour Le Monde, la question ne concerne donc pas encore l’ensemble de l’espace public, et moins encore l’espace politique – mais seulement une de ses arènes. D’autant plus facilement que les signataires titrent leur pétition « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale ».
10Le deuxième article, du 6 décembre, n’est pas signé. Il annonce la constitution de la liste appelant au soutien des grévistes. Il indique qu’elle « se présente comme une réplique à l’appel lancé, à l’initiative de la revue Esprit, par des experts ayant soutenu ou servi les gouvernements de gauche, qui se prononçait en faveur de la dynamique de la réforme engagée2 ». Il en donne des extraits. Il cite aussi les noms de signataires qui lui paraissent les plus importants. Un déplacement s’opère : l’article est titré sur l’intervention des intellectuels (« Des intellectuels lancent un appel de soutien aux grévistes »). L’écriture de cet article appartient à un genre de l’écriture journalistique : la « rhétorique de l’objectivité » (Padioleau, 1976). Le rédacteur met en forme une dépêche d’agence, ou un communiqué, en y incluant le style spécifique du journal. Ce type de rhétorique appartient habituellement au « journalisme de routines ». Il pourrait être ici cependant le révélateur d’une perturbation. L’article n’est en effet pas signé. La rhétorique de l’objectivité paraît ici une ressource pour le rédacteur ou pour son chef de service qui a le pouvoir au Monde de décider si l’article mérite une signature. La non-signature pourrait être révélatrice d’un papier pour lequel le journal s’« engage » peu de manière explicite.
11Le troisième et le quatrième article sont signés par deux journalistes qui ont à cette époque des positions peu affirmées dans le service politique. Cet indicateur de position renseigne sur la perception d’un dossier dont, à l’intérieur d’une rédaction, on ne sait trop que faire, trop risqué ou pas assez valorisé pour que d’autres veuillent s’en charger. D’autant qu’au même moment une enquête sur « les intellectuels et le mouvement social » avait été commandée par la rédaction en chef (il ne sera finalement pas publié) à une journaliste dont le propre secteur – très éloigné – était moins touché par les grèves. Il n’est pas négligeable aussi d’observer que ces trois journalistes couvrant à ce stade le dossier sont des femmes. Or, Le Monde est d’abord un univers masculin. Même si cette tendance est moins forte aujourd’hui, les journalistes femmes ont encore rarement des responsabilités dans les hiérarchies. Dans le cas d’espèce, une des deux rédactrices vient tout juste d’intégrer le service politique. On lui a notamment confié trois dossiers réputés moins importants dans les hiérarchies : le Parti communiste, l’extrême gauche et les écologiques. L’autre rédactrice est habituellement en charge d’une partie des questions locales dans les pages « Régions », considérées par le service politique comme moins nobles. Cette journaliste fait un « papier » de reportage, le 14 décembre, sur le discours de P. Bourdieu de soutien aux grévistes dans un local de la SNCF3. La rédaction en chef le juge suffisamment important pour le faire monter en « une », dans le « ventre » de la première page où chaque jour un journaliste traite de l’actualité sous un « angle » un peu décalé. Pourtant, les conditions de production de cet article sont un indice supplémentaire de la difficulté de s’approprier une question dont personne n’est vraiment habitué : les chefs de service n’avaient envoyé personne écouter P. Bourdieu gare de Lyon. Aucun journaliste ne s’était non plus manifesté pour couvrir ce type d’actualité. Cette journaliste du Monde s’y rend pour des raisons plus militantes que professionnelle. Elle réussit le lendemain matin à convaincre la rédaction en chef de l’importance de « l’événement ».
12L’article suivant date du 16 décembre4. C’est un « papier » d’analyse – qui tend vers la « rhétorique de l’expertise critique » (Padioleau, 1976). Le journaliste mobilise sans doute des ressources attachées à la « rhétorique de l’objectivité ». Mais, contrairement au premier type de rhétorique, le rédacteur produit d’une manière plus explicite des jugements. L’article se présente comme une analyse de la genèse des différentes pétitions et de l’appartenance politique et professionnelle de leurs signataires. La tâche est délicate : il est difficile de restituer aussi vite et en si peu de place, comme tente de le faire le journaliste, les réseaux de sociabilité qui structurent les différentes listes parues (trois à cette date), tout en rendant compte d’autres tentatives (et notamment celles de professionnels de la politique). Le travail est probablement perturbé par l’urgence, la période obligeant de nombreux rédacteurs à couvrir plusieurs sites et épisodes chaque jour. Deux droits de réponse seront accordés le lendemain.
13Le dernier article paraît le 21 décembre, soit le jour du sommet social à Matignon où les syndicats se retrouvent autour du Premier ministre. Il prend place dans les pages « Horizons », parmi les éditoriaux, sans être l’éditorial du jour. L’article est signé par Thomas Ferenczi. Typique de l’article de synthèse du Monde, il est englobant et ne traite pas que des pétitions (« Le mouvement, les élites, les intellectuels »). Il pousse au plus loin les ressources de la « rhétorique de l’expertise critique » sans appartenir au genre de l’éditorial (où l’argumentation n’est pas fondée sur les mêmes règles et où l’engagement du journal est explicite). La question des intellectuels dans l’espace public est l’une des « leçons » essentielles, d’après le journaliste, à retenir de cette conjoncture. La crise sociale donnerait naissance à un « intellectuel du troisième type », bouleversant les précédents (« l’universel » et le « spécifique »). Th. Ferenczi est alors l’un des deux adjoints à la direction de la rédaction. C’est aussi un ancien normalien disposant d’« entrées » dans plusieurs réseaux de sociabilité intellectuels, habitué au Monde à rendre compte d’ouvrages et de débats étiquetés comme intellectuels. Auteur lui-même de plusieurs ouvrages, il est au Monde considéré comme un intellectuel. Tout se passe comme si, par rapport aux articles précédents, la question des intellectuels redevenait une question « noble » dès lors qu’on pouvait en tirer des « leçons » générales.
14On est ainsi passé du rédacteur spécialisé sur les questions de Sécurité sociale traitant d’experts de la Sécurité sociale, au rédacteur anonyme, en passant par le reportage et l’analyse de deux journalistes s’occupant habituellement de secteurs relativement dominés, pour finir par le traitement proprement intellectuel d’une question d’intellectuels par un journaliste appartenant au pôle intellectuel de son univers social. Cinq articles, cinq rédacteurs bien différents : l’observation montre bien les perturbations consécutives à ce type d’intrusion des « intellectuels » dans l’espace public.
15Comment expliquer de telles perturbations alors que beaucoup d’analystes, à l’instar de Rémy Rieffel, s’accordent à parler de « médiatisation des clercs » et d’« intellectualisation des journalistes » (1992, p. 13) ? Les deux formules peuvent laisser entendre une interconnaissance plus forte des deux milieux professionnels : d’un côté, les journalistes disposant de capitaux scolaires plus importants qu’hier5 peuvent avoir une plus forte propension à contacter des intellectuels et, ce faisant, peuvent les « médiatiser » ; de l’autre, les intellectuels, s’adaptant aux « formats » médiatiques, produisent des livres, articles et propos susceptibles d’être vite assimilés. En fait, l’absence de traitement routinier des « intellectuels » par la presse trouve sa source à la jonction de deux processus. Par rapport aux années soixante et soixante-dix, « les intellectuels » interviennent plutôt moins dans l’espace public collectivement sous la forme de pétitions et manifestes6. Des routines organisationnelles – qui encadrent le travail dans l’urgence – ne peuvent donc être solidifiées sur ce point dans les rédactions. Mais l’absence d’objectivation forte du dossier « intellectuels » peut être aussi rattachée à l’éclatement des relations entre les journalistes et les universitaires et chercheurs. Dans leur travail quotidien, les journalistes sont sans doute beaucoup plus en relation qu’hier avec des universitaires ou des chercheurs spécialisés. Mais ils le sont individuellement et avec des universitaires et chercheurs relevant d’une spécialité (tel rédacteur traitant du FN a des contacts avec des chercheurs spécialisés sur le FN, tel rédacteur en charge des syndicats est en relation avec des chercheurs spécialisés sur le syndicalisme, etc.). Autrement dit, la médiatisation d’un universitaire ne vaut généralement que pour un segment de connaissances (un spécialiste du PS est rarement contacté pour parler du FN), même si quelques universitaires médiatisés, encouragés par des journalistes pressés, pensent disposer d’une compétence généralisée. En 1995, les universitaires n’étaient plus (ou pas d’abord) des spécialistes parlant de leur spécialité : ils se voulaient plus directement acteurs dans l’espace public.
Une « guerre » illégitime
16À relire les articles de presse de l’hiver 95, un constat paraît se dégager rapidement : les journalistes ont en général regardé avec assez peu de sympathie les luttes pétitionnaires. Ils les ont souvent réduites à de vaines querelles. Pour l’exprimer, ils ont mobilisé massivement un schème « guerrier » leur permettant de nommer les concurrences intellectuelles (complété à la marge par des schèmes météorologiques – une « tempête » –, des schèmes « médico-géologiques » – une « fracture » – ou encore des schèmes marins – de « l’écume » –). Pour beaucoup de rédacteurs, la présence de plusieurs listes était en effet le signe d’une « bataille », d’une « guerre », d’une « petite “guerre” », titre en décembre Le Monde, en utilisant la métaphore avec des guillemets de distanciation, avec aussi une appréciation sur sa faible importance (c’est une « petite guerre », comme s’il faut là sous-entendre une guerre moins importante, moins noble aussi, en tout cas bien relative dans le contexte de la crise sociale)7. L’Événement du Jeudi titre sur la « guéguerre civile chez les “maîtres-penseurs”8 » et surtitre – en plus petit – « Les intellos redécouvrent le peuple ». Le Point choisit dans le « chapô » de son enquête consacrée aux « Intellectuels : tempête sous les crânes » d’y voir une « guerre tribale9 ». L’Express partage la conviction journalistique quasi-générale : c’est bien de « guerre » dont il fallait parler10. La Croix y voit aussi une lutte « front contre front » et des intellectuels qui « s’écharpent11 ». Le Nouvel Observateur titre sur « la guerre des intellos12 ». Il n’est pas anodin d’indiquer qu’en général seuls des journalistes se pensant et étant pensés comme des intellectuels, en fait appartenant au pôle le plus intellectuel du champ journalistique (voir notamment Bernard Guetta au Nouvel Observateur ou Th. Ferenczi au Monde) y voient – pour reprendre la dernière phrase de leurs articles – le signe que « ce pays bouge, plutôt bien13 » ou que « se dessine une sorte d’intellectuel du “troisième type”, capable de mettre son savoir au service d’une cause qui le dépasse14 ».
17Expliquer les raisons qui poussent des journalistes à user de ces métaphores peut permettre de mieux saisir ici deux des contraintes (se grandir mais aussi gommer les différences) qui pèsent sur les universitaires lorsqu’ils se mobilisent. En même temps, la démarche permet de questionner les interprétations dominantes sur les transformations médiatiques de l’espace public.
Se grandir
18Si on restitue les métaphores guerrières dans leur environnement d’écriture, ces métaphores dégagent une ironie assez générale face aux querelles d’intellectuels, perçue comme des « petites » querelles. Les métaphores enferment donc ici une stigmatisation de ce qu’elles énoncent. C’est bien le signe que, pour les journalistes, les universitaires et chercheurs sont sommés de « se grandir », de « s’ennoblir », dès lors qu’ils prennent position dans l’espace public. Sous peine de voir leurs débats ramenés à de petites querelles, personnes et intérêts.
19On peut certes penser a priori que cette obligation n’est pas spécifique aux intellectuels. Elle renvoie aux lectures habituelles des questions de protestation et de mobilisation sociale (Boltanski, 1984). Une « bonne » mobilisation doit être le signe d’une protestation qui « dépasse » aussi bien les divisions d’un groupe que les intérêts (les « petits » intérêts, c’est-à-dire les intérêts « corporatistes ») des acteurs qui la mettent en scène et en actes. Ils sont donc sommés pour parvenir à susciter l’intérêt de traduire des exigences catégorielles en formulations séduisantes pour de plus larges catégories sociales. Autrement dit, il leur faut rationaliser en termes d’intérêt général ce qui peut être perçu comme la défense d’intérêts particuliers. Dans ces conditions, on ne s’étonne pas qu’en novembre-décembre 1995, surtout les premières semaines, les questions ou analyses journalistiques vis-à-vis des agents des secteurs publics ont très souvent été chargées de suspicion (« n’êtes-vous pas des privilégiés ? », « n’est-ce pas une grève corporatiste ? », etc.). La contrainte est d’autant plus forte qu’elle est parfois naturalisée par des spécialistes de sciences sociales qui s’en saisissent, au plus fort du « mouvement social », pour distinguer les « bonnes » mobilisations des « mauvaises » et stigmatiser les protestations hivernales15. Se dessine ainsi une contrainte que les acteurs tentent de réduire en « montant en généralité », d’autant que leurs adversaires font de même. Une mobilisation, c’est aussi une compétition entre des capacités, différenciellement distribuées, à « monter en généralité » : le cheminot luttant pour la pérennité du service public plutôt que le cheminot intéressé à sa retraite avantageuse ; le postier engagé dans la promotion d’une autre société plutôt que le postier arrimé à son statut ; un homme ou une femme se battant pour les Français moins protégés qui ne peuvent aisément faire grève (« la grève par délégation ») plutôt que le fonctionnaire disposant de privilèges acquis, etc.
20Mais l’exigence de « montée en généralité » est encore plus forte pour un groupe comme « les intellectuels ». Ils subissent les contraintes d’une représentation solidifiée depuis un siècle : l’incarnation raisonnée de l’universel, la défense désintéressée de certaines valeurs (Justice, Morale, Liberté, Droits de l’homme…) dans l’espace public. En stigmatisant cette « guerre », ces journalistes déplorent des affrontements mais aussi l’écart à un rôle qu’ils croient établi, voudraient croire établi ou qu’ils voient revendiqué par certains des intellectuels en lutte. Sous la plume des rédacteurs, les représentants de l’universel des Lumières redeviennent ainsi des êtres de chair ramenés à l’universelle condition d’humbles mortels : de (petites) compétitions, des affects et des intérêts.
Reprendre l’avantage ?
21Reste que la déploration générale de vaines querelles intellectuelles pourraient se lire aussi comme une manière de se dédouaner, en tout cas de reprendre l’avantage devant des intellectuels à nouveau « conquérants », collectivement, dans l’espace public. La volonté de journalistes de rabaisser les intellectuels est peut-être ici d’autant plus forte que plusieurs rédactions ont eu certaines difficultés à « sentir » ces mobilisations de novembre-décembre. Au début du « mouvement social », beaucoup de journalistes regardaient les grévistes comme étant incapables de s’adapter à « la modernité16 ». Il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur les premiers commentaires de l’annonce du plan de réforme de la Sécurité sociale à l’Assemblée nationale par A. Juppé : il avait su ressouder les députés de droite l’ovationnant, debout dans l’hémicycle, faisant preuve d’audace… quelques semaines avant les immenses manifestations. Il suffit aussi d’échanger avec quelques journalistes sur cette période pour apprendre comment, dans telle rédaction, la direction en chef a dû « passer » par-dessus certains chefs de service pour faire en sorte que des journalistes aillent faire des reportages sur le terrain. Ces chefs de services étaient persuadés, pendant plusieurs jours cruciaux, que les grèves étaient « corporatistes » et « sans grand intérêt ». Autre anecdote : tel rédacteur en chef a refusé, dans une autre rédaction parisienne, à plusieurs de ses journalistes de publier des portraits de grévistes au motif qu’« il y en a eu assez » et que, surtout, « la télé a arrêté de le faire. De toute façon la grève va se terminer ». Il restait encore une grosse semaine de conflit17.
22Reprendre l’avantage : on pourrait, du coup, voir dans cette condamnation journalistique hivernale le signe plus général des nouvelles concurrences, souvent évoquées par les intellectuels sur le mode nostalgique, entre les universitaires et journalistes. Les seconds auraient désormais la volonté presque systématique de rabaisser les premiers, comme l’indique ce chercheur qui semble regretter l’« assurance avec laquelle certains journalistes se posent comme des interlocuteurs privilégiés, voire comme des substituts des clercs » (Rieffel, 1992). En ce sens, les lectures journalistiques hivernales seraient l’expression de transformations structurelles de l’espace public. Et les arguments allant en ce sens ne manquent pas. De nombreux auteurs ont insisté sur les effets croisés et souvent cumulés de processus tels que la concurrence accrue entre médias, l’usage massif des sondages, le recours systématique à la publicité, l’évolution de l’information télévisée vers la spectacularisation, la défense sous le nom de « professionnalisme » d’une indépendance éditoriale ou encore l’élévation du niveau de formation des gens de presse (Écoles de journalisme, Sciences Po…) les poussant plus qu’avant à adopter des lectures qui n’ont trop souvent que l’apparence des sciences sociales. L’ensemble déboucherait sur la conquête graduelle d’une « véritable ubiquité symbolique et sociale qui […] permet [aux journalistes] de cumuler les légitimités comme les champs sociaux ouverts à leur intervention » (Neveu, 1992, p. 18). Les journalistes seraient ainsi passés du « statut de faire valoir au rang de détenteur du dernier mot » (Lacroix, 1994, p. 21). Ils seraient pourtant pris au piège, en s’épiant mutuellement sous « les effets de l’interlecture », passant leur temps à se marquer, « ce jeu de miroirs […] produisant un formidable effet de clôture, d’enfermement mental » (Bourdieu, 1996, p. 25). Ces « entrepreneurs politiques indépendants » (Neveu, 1992, p. 19) multiplieraient les injonctions, véritables « portiers » d’un espace public verrouillé, obligeant ceux qui veulent accéder à l’existence publique d’exister médiatiquement, donc de passer par eux (Champagne, 1990a). C’est dire que les journalistes, d’un « pas conquérant », se voudraient aujourd’hui les « interprètes et “représentants” du savoir », prétendant exercer « une fonction de juridiction sur le monde intellectuel » (Neveu, 1992, p. 21). Si ces constats – dont la présentation est simplifiée ici – sont exacts, alors pas de doute : les journalistes, refusant le magistère des universitaires, ont voulu conserver « le dernier mot » en 1995 et éloigner des concurrents encombrants pour conserver le monopole tendanciel de l’interprétation du monde social.
23Plus prosaïquement cependant, les concurrences intellectuelles de l’hiver 95 viennent mettre à mal des habitudes professionnelles et des typifications bien établies. Loin de toujours montrer une volonté de domination, la lecture journalistique des événements hivernaux exprime aussi un certain désarroi. Pour le comprendre, il faut une nouvelle fois revenir aux modalités ordinaires du travail journalistique. Lorsqu’ils s’adressent à un spécialiste de sciences sociales dans le but de mieux comprendre une question, les journalistes ne cherchent, en général, ni à rendre compte ni à rendre raison des querelles proprement intellectuelles. Le plus souvent, ils les ignorent, en tout cas veulent éviter qu’elles troublent (et s’ajoutent à) leurs analyses de l’actualité. Ils cherchent à obtenir des connaissances, mais tout autant (voire d’abord) à tester leurs premières idées et hypothèses. Le rôle de chercheur ou d’universitaire est typifié non pas d’abord comme étant celui d’un scientifique appartenant à un groupe ou programme de recherches mais comme le spécialiste, parmi d’autres, d’un domaine. Il est tendanciellement interchangeable (sinon, il est typifié, par méfiance et après quelques expériences, comme produisant une parole « biaisée » et, même si « intéressante », nécessitant le complément d’autres paroles universitaires). Ce qui compte pour les journalistes est d’abord que l’interlocuteur accepte, au cours de conversations téléphoniques, les logiques du travail journalistique. Il doit donc être susceptible, en peu de temps et souvent sur le champ, d’offrir une synthèse compréhensible de ses travaux, sans trop de vocabulaire spécialisé. Dans ce genre d’interaction, le chercheur est appréhendé comme un spécialiste s’appuyant sur des connaissances et des recherches ; un être de raison qui garde la mesure (la classique figure de la « tour d’ivoire » accompagnant la thématique du « retour des intellectuels » – les intellectuels sont sortis de « leurs tours d’ivoire » – donne à voir un être confortablement à l’abri, protégé, mais aussi hors des passions du monde). Le « bon » savant qu’aimeraient trouver à chaque fois les journalistes est un être maîtrisant ses affects et produisant un savoir stabilisé sur le monde (le savant « sait » plus qu’il ne doute et questionne).
24La caricature de Nicolas Val publiée alors par L’Événement du Jeudi pourrait être, de ce point de vue, exemplaire d’une représentation journalistique très commune. Le dessinateur stylise des intellectuels immédiatement reconnaissables à leurs lunettes, stylos, encriers et livres. Mais tout paraît inhabituel. La plupart s’affronte violemment en criant, se battant avec d’énormes stylos transformés en lances guerrières, des livres et des encriers volant de part et d’autre. Comme si ces intellectuels s’écharpant étaient déplacés et avaient des attitudes déplacées. On s’explique mieux que « le mouvement social » de décembre 1995 vienne parasiter des représentations journalistiques bien établies.
Gommer des différences
25Une guerre illégitime d’intellectuels s’étripant sans vergogne : cette lecture va se solidifier, les rédacteurs adoptant la plupart une vision assez similaire des listes en présence. Mais le travail de montée en généralité, s’il oblige les groupes mobilisés à dépasser leurs conditions en « s’ennoblissant » pour s’imposer dans l’espace public journalistique, leur impose aussi de gommer leurs différences. De la sorte, leurs porte-parole mais aussi leurs interlocuteurs (les journalistes notamment) peuvent sans y penser les faire marcher « comme un seul homme ». La focalisation des rédacteurs sur « les intellectuels », comme sur l’opposition Esprit/Bourdieu, est en réalité le produit d’un processus progressif d’homogénéisation au cours des jours et semaines de mobilisation. Initialement, les pétitionnaires soutenant « la dynamique de la réforme » de la Sécurité sociale ne se présentent pas seulement comme des intellectuels. Ils se nomment notamment dans Le Monde « intellectuels, militants associatifs, responsables ou experts ». De même, les pétitionnaires de « l’appel en soutien aux grévistes » se présentent ou sont présentés dans le même quotidien comme des « intellectuels, […] militants associatifs, hauts fonctionnaires […] et personnalités de l’extrême gauche et des communistes critiques18 ». À chaque fois, le journaliste du Monde s’il reprend effectivement les catégories présentées par la pétition accompagne son article d’un titre moins large. Le seul terme d’experts est utilisé pour situer la première pétition (« Des experts de gauche appuient la réforme de l’assurance-maladie »). Le seul terme d’intellectuels est utilisé pour la seconde (« Des intellectuels lancent un appel de soutien aux grévistes »). Certes, le terme d’« experts » continue au fil des semaines à être employé, autant comme une ressource par le gouvernement ou les journalistes que comme un stigmate par les concurrents pétitionnaires19. Mais le terme d’« intellectuels » va s’imposer rapidement, les autres pétitionnaires non « intellectuels » devenant de facto des « intellectuels » ou, plus exactement, des acteurs silencieux dont il ne sera plus beaucoup question.
26Ces intellectuels en guerre vont ainsi subir (et parfois faire subir) un « lissage » de leurs origines. Des journalistes vont rendre compte, plus ou moins bien, des différentes sociabilités coagulées20 : par exemple, d’un côté Esprit ou la Fondation Saint-Simon (mais aussi en réalité des « tourainiens », des politologues de Sciences Po et d’ailleurs, des jésuites, des historiens de l’École des hautes études, etc.) ; de l’autre des « bourdieusiens » ou des philosophes proches de l’extrême gauche ou d’anciens compagnons de route du PCF (mais aussi en réalité des « boltanskiens », des politologues de Sciences Po et d’ailleurs, de nombreux universitaires de l’université Paris VIII, un fort contingent de l’École des hautes études, etc.). Très vite s’effectue dans la plupart des articles un travail de rassemblement autour de quelques polarités. La guerre est bien celle de deux camps. « Les clercs d’Esprit contre la bande à Bourdieu », déplore Le Point21. « Un débat franco-français […], P. Bourdieu contre Alain Touraine… Délices hexagonaux », explique le même hebdomadaire dans un autre article22. « Revoilà la “deuxième gauche” […] qui se fâche avec la première gauche » prévient L’Express23. « On se croirait revenu aux beaux jours des années soixante-dix, où “première” et “deuxième” gauche s’affrontaient autour de problèmes aussi considérables que la nécessité ou non d’une “rupture avec le capitalisme” », se moque L’Événement du jeudi24.
« Montée en généralité » et personnalisation
27Toute mobilisation collective est mise en forme par des porte-parole qui tentent de lui donner sens, existence et unité. Mais tous les porte-parole ne résistent pas identiquement au « filtre » des médias. Les mobilisations sont toujours en partie retraduites, mises en forme par d’autres (les adversaires, les médias, etc.) qui interagissent les uns avec les autres. Ici les journalistes ne sélectionnent pas de manière aléatoire les intellectuels qu’ils distinguent parmi les centaines de signataires. Le travail de personnalisation renforce, avec ses logiques propres, celui effectué par les porte-parole. Il est à rattacher à un processus général d’écriture qui dépasse la conjoncture de 1995 : dans la plupart de leurs articles, les journalistes « racontent des histoires », pour « accrocher » le lecteur, pour faire comprendre des logiques générales à partir de situations individuelles jugées typiques. L’analyse journalistique est toujours illustrée par des noms, propos, citations, portraits. C’est dire que le processus de montée en généralité (« L’appel des intellectuels ») est aussi travaillé, mis en forme, par les logiques propres de l’écriture de presse. Le passage de la singularité des personnes au général des collectifs (« les intellectuels » ou « l’intellectuel ») s’observe dans tous les articles rendant compte de la concurrence pétitionnaire. En revanche, la disparition des personnes singulières au profit de seuls universaux n’est repérable qu’à la marge dans un certain type d’articles tirant vers le genre « éditorial ». Dans l’écriture médiatique, le général n’est qu’exceptionnellement désincarné.
28Un comptage rudimentaire des intellectuels nommés dans les articles d’une petite dizaine de journaux de la presse nationale permet d’observer le processus de sélection médiatique. En première analyse, le filtrage paraît assez faible puisque quatre-vingt-quatorze intellectuels sont distingués parmi les journaux retenus sur l’ensemble de la période25. Les listes ont évidemment varié dans le temps. Les premiers articles disposent d’un potentiel de noms nettement moindre (un peu moins de trois cents pour les deux listes) que les derniers publiés (mille cinq cents noms rassemblés par les deux listes). Le chiffre de quatre-vingt-quatorze noms sur l’ensemble de la période est donc considérable (surtout si l’on a en tête que, vers le 10 décembre, au moment où paraissent beaucoup d’articles, les rédactions disposent d’une liste d’au moins trois cents noms pour la première et au moins de quatre cents pour la seconde). Mais le chiffre est évidemment trompeur. D’une part, on a additionné les noms des intellectuels figurant, hors des articles proprement dits, dans des graphiques (comme à L’Événement du Jeudi qui tente de dessiner une « galaxie intello26 ») ou dans des listes plus ou moins longues ajoutées sous la signature du rédacteur (ainsi à La Croix)27 ou après le texte reproduit de la pétition après un préambule explicatif (à L’Humanité)28. D’autre part, le chiffre varie fortement selon les journaux (moins d’une dizaine pour L’Express ou La Croix, une quinzaine pour des hebdomadaires comme L’Événement du Jeudi, Le Nouvel Observateur, Le Point, une trentaine pour des quotidiens comme Le Monde [si on ne prend pas en compte les encarts publicitaires achetés par les pétitionnaires] ou Libération, plus de soixante pour L’Humanité). De plus, cinquante-huit intellectuels ne sont cités qu’une seule fois (trente-sept d’entre eux l’étant par la seule L’Humanité) et onze le sont deux fois. Il en ressort donc une concentration très forte. Quatre intellectuels seulement sont nommés plus de dix fois (Pierre Bourdieu, Joël Roman, Olivier Mongin, Pierre Rosanvallon). Une grosse dizaine d’autres sont cités entre quatre et sept fois (Étienne Balibar, Christian Baudelot, Daniel Bensaïd, Luc Boltanski, Jacques Kergoat, Henri Maler, Pierre Vidal-Naquet, Sophie Wahnich, Jacques Julliard, Alain Touraine, Jean-Paul Fitoussi) auxquels s’ajoutent Léon Schwartzenberg, Marina Vlady et Gilles Perrault. Ces derniers sont les seuls sélectionnés, en dehors de ceux retenus par L’Humanité, à répondre à une définition large du travail intellectuel.
29Il ne suffit évidemment pas d’être reconnu dans son univers scientifique pour être sélectionné : des universitaires et chercheurs signataires connus dans leurs disciplines sont ignorés ou quasi ignorés. Mais il ne suffit pas non plus d’être un intellectuel présent dans les médias, voire d’être un intellectuel très connu par les journalistes, pour être distingué : des noms comme Pascal Bruckner, Roland Castro, Patrick Champagne, Philippe Corcuff, Michel Crozier, Régis Debray, Didier Daeninckx, François Dubet, Annie Ernaux, Alain Finkielkraut, Roland Cayrol, Alfred Grosser, Maurice Najman, Madeleine Rébérioux, Paul Ricœur, Pierre-André Taguieff, Michel Wieviorka, Michel Winock, etc., ne sont pas ou fort peu retenus par les journalistes dans leurs articles alors qu’ils figurent au bas des manifestes. Certains subissent sans doute le coût de la sélection d’« équivalents fonctionnels » ou de leur « chef d’école » : les journalistes pensent pouvoir faire ainsi l’économie de certains noms. Mais, par un apparent paradoxe, l’absence d’un certain nombre de personnalités connues est peut-être aussi à rattacher à leur présence massive sur la scène médiatique des années quatre-vingt. Poussés par la concurrence, toujours à l’affût du « changement », les journalistes sont à la recherche constante d’une actualité « nouvelle ». La crainte d’échapper à des évolutions majeures pourrait les avoir conduit, dans une conjoncture marquée par le changement, à « oublier » certains combats passés. Il n’est pas anodin d’observer par exemple que quelques intellectuels fortement engagés dans les combats pour l’humanitaire ou la Bosnie sont ici ignorés par les rédacteurs, alors qu’ils apposent leur signature au bas de l’appel de soutien à N. Notat.
30Le choix des citations paraît en définitive se situer au point de rencontre de logiques pratiques qu’un des journalistes ayant traité ce dossier explicite au cours d’un entretien : la nécessité de citer quelques noms très connus, l’impossibilité pratique d’en citer trop, l’ajout de noms relevés par des confrères du même journal – voire par les pétitionnaires avec qui les journalistes sont en contact –, mais surtout la volonté de donner à voir le spectre le plus large possible des sociabilités et disciplines intellectuelles rassemblées par les pétitions. À la marge, les citations permettent de rétribuer, en les distinguant, des sources et contacts réguliers.
31Mais on ne saurait mettre sur le même plan l’ensemble des articles. Les premiers sont d’abord centrés sur les textes des pétitions et noms des signataires. Les suivants le sont beaucoup plus sur la genèse des listes et concurrences. Et les hebdomadaires se proposent plus systématiquement que les quotidiens de reconstituer des sociabilités comme de proposer des « leçons » de la compétition intellectuelle. La polarisation croissante va conduire les rédacteurs à distinguer plus systématiquement les principaux porte-parole des listes. Si la personnalisation est plus ou moins nette selon les journaux, il est frappant d’observer la forte attraction suscitée, parmi les signataires, par P. Bourdieu (et à un degré moindre par O. Mongin, voire J. Roman). P. Bourdieu est le seul intellectuel à apparaître dans tous les journaux retenus. Le comptage indique vingt-deux occurrences dans la dizaine de journaux retenus alors que les autres intellectuels les plus cités le sont à peine plus de dix fois (O. Mongin et J. Roman). Un journaliste n’est pas, il est vrai, un individu isolé devant sa feuille blanche. L’attraction est fonction pour une part des stratégies de présentation construites par les signataires de la deuxième pétition. D’abord, plusieurs des initiateurs de la liste, comme pour effacer la présence d’autres intellectuels qu’ils estimaient moins, n’ont cessé d’indiquer aux journalistes le rôle majeur de P. Bourdieu dans l’écriture de la pétition ou l’effet d’entraînement sur la composition de la liste que sa présence produisait. Ensuite, les symboles activés ou réactivés à l’occasion de l’intervention publique de P. Bourdieu au cours du conflit ne pouvaient que produire des effets sur les commentaires : une prise de parole largement médiatisée dans une gare, devant des cheminots, des formules se coulant dans les logiques de la « petite phrase » facilement reproductible (« Je suis ici pour dire notre soutien… » ; « cette noblesse d’État a fait main basse sur l’État, elle a fait du bien public un bien privé… » ; « Le nouveau Léviathan, “les marchés financiers”… » ; « des technocrates aussi suffisants qu’insuffisants… », etc. – Bourdieu, 1998). Mais si P. Bourdieu occupe une telle place, c’est aussi qu’il est devenu au yeux de nombreux journalistes l’une des incarnations d’une pensée en opposition aux schémas politiques dominants et, surtout, le spécialiste de « la misère ». Une « misère » que de nombreux journalistes enfermés dans une vision dominante de la modernité n’ont pas toujours vu venir. Son livre sur La misère du monde (1993a), plus accessible que d’autres, a été un succès aussi bien en termes de ventes (plus de 80 000 avant même l’édition en collection de poche) que de diffusion sociale (auprès des artistes comme des praticiens du social). Il lui a donné un autre statut parmi les universitaires susceptibles d’être connus et reconnus par les médias. « Bourdieu, c’est un mot valise, un éponyme » explique une journaliste29. On s’explique alors qu’il devienne le point d’appui, attractif ou répulsif, de la couverture médiatique de l’événement pétitionnaire.
32La sélection médiatique propose ainsi une personnalisation de la concurrence pétitionnaire : elle doit s’incarner dans des personnes, et des personnes qui sous-tendent des histoires. Un article de La Croix est de ce point de vue révélateur des « patrons narratifs » du journalisme. Le quotidien catholique a jusqu’à cet article (et sans compter les tribunes centrées sur cette question) consacré un « papier » à la liste de la revue Esprit, et un entretien avec G. Perrault, signataire de « l’appel des intellectuels en soutien aux grévistes30 ». Le 15 décembre paraît un article, écrit par Philippe Martinat, rédacteur en charge de la gauche. Le journaliste propose une synthèse de la question pétitionnaire au titre plus sobre que ses confrères : « La crise sociale divise les intellectuels ». Il n’est pas innocent qu’il ait choisi comme « angle » à son papier de parler d’une querelle de personnes : celle de J. Roman et de sa femme furieuse que son mari ait signé la pétition de soutien aux positions de la CFDT (« Quand j’ai ramené ça [le texte de la pétition] à la maison, ma femme qui est assistante sociale a commencé par m’agresser »). C’est que le rédacteur est supposé écrire en fonction de la règle du « supposé connu » (Neveu, 1993b), c’est-à-dire en fonction de la représentation des connaissances du lecteur qu’il se fait, même s’il rédige aussi ses papiers en fonction de l’idée qu’il se fait des réactions de ses pairs et de ses sources. Comment rendre compte d’une concurrence d’intellectuels pour la plupart peu connus des lecteurs, si ce n’est justement en racontant une histoire avec des personnes, et des personnes supposées « intéressantes » et « identifiables » ? J. Roman est justement l’un des responsables d’Esprit qui appartient, comme La Croix, à la mouvance catholique (le lecteur peut donc dès le début rentrer de « plain-pied » dans cette histoire qui le concerne). L’article, après avoir rendu compte des divisions de « l’intelligentsia largement parisienne », tente d’expliquer la difficulté croissante de positionnement des signataires d’Esprit au fil de la mobilisation populaire croissante ; rejetés du côté des élites par les autres pétitionnaires et accueillis à bras ouvert par le gouvernement et la CFDT opposée majoritairement à une mobilisation contre le plan Juppé et le gouvernement. L’article donne largement la parole au directeur d’Esprit O. Mongin (« Aujourd’hui, nous n’écririons pas le texte de la même manière parce que la rue a pris le dessus »). Il écrit beaucoup plus sur la liste où sont massivement présents les intellectuels proches des milieux catholiques. En conclusion, le journaliste tente de relativiser la querelle : « La morale de toute cette histoire est plutôt rassurante : les époux Roman ont encore bien des choses à se dire »…
L’inscription dans l’Histoire
33La mise en récit diverge selon les reportages – La Croix convie ses lecteurs à la dispute du couple Roman, Le Nouvel Observateur leur fait partager une rencontre dans un café entre un journaliste et des jeunes pétitionnaires, Le Monde rend compte de la prise de parole de P. Bourdieu gare de Lyon, L’Humanité s’arrête sur le débat animé des signataires de l’appel en soutien des grévistes, rue du Dragon, etc. Des interprétations assez peu diversifiées caractérisent néanmoins la majeure partie des articles, dès lors que les rédacteurs tirent les leçons des événements. Pour beaucoup, la présence des intellectuels pétitionnaires marque une rupture (les intellectuels s’étant majoritairement retirés de l’espace public). Pour d’autres cependant, elle annonce une phase de transition (des intellectuels engagés sous une autre forme que la consultance ou les seules prises de positions politico-médiatiques). Pour d’autres encore (parfois les mêmes que les premiers), cette rupture est le signe d’un retour aux figures anciennes de l’engagement intellectuel.
34En fait, la définition journalistique d’une rupture est, pour une part au moins, le reflet du discours d’un grand nombre de pétitionnaires opposés à la réforme Juppé. Les journalistes y voient d’autant plus une transformation du rôle de l’intellectuel dans l’espace public qu’ils sont plus familiers des prises de position et des postures ordinaires des intellectuels de l’autre liste soutenue par les réseaux de la revue Esprit et de la Fondation Saint-Simon. Ceux-ci sont très présents dans les médias, adeptes d’un travail classique d’introduction et de commentaire de grands thèmes « de société ». Les signataires de l’appel en soutien des grévistes ont voulu quant à eux produire un rôle « nouveau » ne correspondant ni à « l’expert-conseiller du Prince », ni à « l’intellectuel prophétique » des années soixante. La lecture des articles, tribunes ou entretiens de quelques signataires de « l’appel en soutien des grévistes » donne une idée de cette lutte de classement (qu’est-ce que le « vrai » intellectuel ?). L’intellectuel émergeant du « mouvement social » ne doit être ainsi « ni porte-parole, ni passe-plat » ; « il s’agit de faire en sorte que ceux dont la voix est étouffée trouvent à travers les intellectuels le moyen de s’exprimer. Sans pour autant que ceux-ci parlent à leur place » (H. Maler). « Une pensée ouvrière est en train de renaître, mais il faut se garder que des paroles d’experts viennent l’étouffer » (J. Kergoat). « Les intellectuels ont un rôle déterminant à jouer. Ils peuvent notamment d’abord contribuer à briser le monopole de l’orthodoxie technocratique sur les moyens de diffusion. Ils peuvent aussi s’engager […] aux côtés de ceux qui sont en mesure d’orienter efficacement l’avenir de la société » (P. Bourdieu) ; « l’essentiel de notre action consiste à faire émerger les paroles de la contestation […]. Nous voulons faire entendre le refus qui s’exprime dans le mouvement social » (P. Corcuff) ; autant de signes qui permettent d’avancer à plusieurs signataires que « les soubresauts pétitionnaires […] apparaissent comme un symptôme des transformations des conditions de l’activité intellectuelle » (P. Corcuff et alii)31. Ces propos – et on aurait pu les multiplier – ne sont pas superposables. Certains, dans un élan romantique, imaginent supprimer les processus d’aliénation au principe de la représentation politique. D’autres, plus modestement, réclament le retour à un véritable travail intellectuel qui puisse avoir des effets sur l’espace public : cesser de « se faire entendre mais au contraire entendre, faire son métier, agir en professionnels de l’enquête et de la recherche ; faire ce que nous savons faire32 », rompre avec ces intellectuels médiatiques qui pensent pouvoir, à peine questionnés, donner le « sens » du « mouvement » et de « l’histoire » au nom d’un discours transformant la science en futurologie. Au-delà des divergences, tous s’attachent à privilégier l’écoute des grévistes et manifestants, et tentent de les faire voir et entendre comme des personnes productrices d’analyses de la société pas moins illégitimes que celles d’intellectuels devenus conseillers des Princes.
35La rupture ou la transition suppose une comparaison avec des rôles, des acteurs et des conjonctures. Dans un temps court, les rédacteurs situent souvent la question des engagements intellectuels en fonction de précédents tactiques (Dobry, 1990) et, en particulier de précédents tactiques proprement politiques : ici, la campagne présidentielle de 1995 et l’engagement en faveur de Jacques Chirac de quelques intellectuels, ou en tout cas le diagnostic de la « fracture sociale » (avec de multiples références à Emmanuel Todd, à qui l’on prête une influence décisive sur J. Chirac pendant sa campagne présidentielle). Le repérage des uns et des autres sur telle ou telle liste s’effectue d’ailleurs souvent sur des critères d’appartenance politique : « Les habituelles figures de la gauche critique » ; « la première gauche » ; « le grand intellectuel engagé, de gauche forcément » ; « une deuxième gauche qui se comporte de plus en plus comme une première droite » ; « première et deuxième gauche », etc.33.
36Pour de nombreux journalistes, la nouveauté de la rupture s’apprécie aussi sur un temps plus long. Moins pour l’« étalonner » que pour imaginer d’éternels recommencements, en tout cas du « déjà là ». Moins pour comprendre vraiment des évolutions que pour repérer des acteurs forcément préoccupés par des rêves de jeunesse, des modèles à imiter, des habits à revêtir. Michel Dobry remarque que les « conjonctures fluides » suscitent des investissements de rôle. « En mai 68 – écrit-il – tel se prend pour Tocqueville en 1848, tel autre pour Lénine en 1917 » (1986, p. 289). Il faut ajouter que les acteurs peuvent être enfermés dans des rôles qu’on leur somme de tenir et que, parfois, ils ne peuvent qu’avec difficulté repousser. Il en va ainsi de cette mobilisation de 1995. Plusieurs journalistes analysent les divergences des intellectuels, ou les prises de position de certains d’entre eux, en fonction des figures solidifiées des intellectuels passés les plus connus. D’où ces questions répétitives sur l’opposition Sartre/Aron et, en particulier ici, sur la place de l’intellectuel engagé. « Depuis la mort des idéologies, le tonneau sur lequel [l’intellectuel] se juchait pour haranguer les foules de Billancourt restait désespérément libre », écrit F. Dufay dans Le Point. Le journaliste indique à ses lecteurs que P. Bourdieu l’occupe dorénavant :
« Il est en passe d’atteindre son but : être reconnu, lui comme le sociologue ennemi de la philosophie, comme un vrai philosophe. Et peut-être au-delà, comme un intellectuel total, une grande conscience morale, à la Sartre qu’il a d’ailleurs toujours combattu34.»
37Ou, autre exemple, Alexis Liebaert et Philippe Petit s’interrogent dans L’Événement du jeudi : « Renaissance ou chant du cygne de l’intellectuel sartrien, curieusement incarné sous les traits de Bourdieu, jadis pourfendeur de “l’intellectuel total” qui se prononce sur tout35 ? » L’Express n’est pas plus tendre : « Bourdieu va même “au peuple”, en l’occurrence gare de Lyon, dénoncer “la barbarie des marchés”, et Bernard Henri Lévy l’assassine en le soupçonnant de “se servir des pompes d’un Sartre juché sur son tonneau aux portes de Billancourt” ». Et le journaliste de conclure par une litote : « Les piétons, hélas ! n’ont pas toujours suivi ces passionnants débats, n’ayant plus ni train ni métro pour y lire leurs journaux36.»
38Caricatures ? Sans doute. Mais le travail journalistique étant fondé sur des « standards » qui peuvent pousser à la simplification, il n’y a pas à s’étonner que des journalistes adoptent de telles définitions de la situation pétitionnaire. Sauf si l’urgence est maximale, un rédacteur consulte en effet la documentation de son journal (où sont répertoriés les articles et analyses accumulés sur la situation, notamment ici ceux des universitaires qui écrivent régulièrement dans la presse sur la question, tels Jean-François Sirinelli, Alain-Gérard Slama, Alain Finkielkraut ou Michel Wieviorka…). Il a toute chance d’appeler les spécialistes qui ont déjà écrits sur le sujet (et beaucoup parleront de rupture), qu’il connaît de réputation ou qu’il sollicite comme informateurs habituels pouvant mettre la situation en perspective (ou que des confrères lui ont dit d’appeler « parce qu’ils ont écrit là-dessus »). À moins comme ici qu’il tente de joindre des spécialistes connus présents sur les listes, ainsi que les initiateurs de la mobilisation. La conversation sur le vif permet rapidement de situer des positions spécifiques et d’économiser du temps par rapport à la lecture d’articles ou d’ouvrages, sans compter que la citation inédite recueillie par un journaliste est perçue comme ayant plus de « poids » que des propos livresques datés. Un journaliste a aussi rarement beaucoup de « feuillets » à sa disposition. D’où une propension à « grossir le trait » et à vouloir que chacun de ses contacts soit différent pour ne pas disposer d’un stock de citations et d’analyses redondantes à l’issue de ses entretiens. Il tente ce faisant de faire ressortir les points saillants d’une situation. Il cherche souvent des explications rapides qui peuvent être facilement comprises et assimilables. Par lui-même comme par ses lecteurs.
39On comprend mieux comment les contextes organisationnels de production, l’urgence, les logiques de l’écriture – mais aussi chez certains un manque de vigilance – poussent des journalistes non seulement à « dramatiser » les concurrences pétitionnaires mais aussi à sommer les uns et les autres d’être de « vrais » intellectuels à l’écart de querelles jugées avilissantes.
40Qu’est ce qu’« un intellectuel » pour un journaliste ? L’épisode de 1995 ne peut donner une réponse définitive à ceux qui recherchent la certitude de définitions bien établies. Dans le vocabulaire courant des journalistes, « l’intellectuel » est une figure fuyante : tantôt un individu porteur de principes le dépassant, tantôt un spécialiste d’une discipline, notamment d’une science sociale, lui permettant d’étoffer sa lecture de l’actualité. Le mot subit des usages variés mais son emploi est souvent une manière de se grandir : et pour le journaliste qui pense alors converser avec un peu plus qu’un sociologue, historien ou philosophe ; et pour le sociologue, historien ou philosophe qui mobilise un peu plus que lui-même en adoptant le vocable quand il veut croire qu’il peut peser sur le monde. Les sociologues et historiens des « intellectuels », à quelques exceptions notables, ont pourtant cherché à donner à « l’intellectuel » une signification établie qui doit autant à l’histoire solidifiée des pétitions de la fin du siècle passé, qu’aux catégories mobilisées par les acteurs ou aux pièges des définitions préalables. Dans l’historiographie dominante, « l’intellectuel », plus qu’un producteur de biens culturels, est un penseur prenant position dans l’espace public au nom de principes universels qu’il croit pouvoir incarner, un penseur susceptible d’entraîner l’adhésion grâce à sa notoriété. Ces définitions doivent d’abord être retenues parce qu’elles contraignent et encadrent les acteurs concernés comme les interprètes de leurs actions. Mais elles doivent aussi être rattachées, comme on a tenté de le faire ici, aux relations que les différents protagonistes de l’espace public tissent ordinairement. Sauf à idéaliser des postures militantes, sauf à décontextualiser des schèmes de classement. C’est dire que le « décembre des intellectuels » a l’avantage de souligner l’importance des contraintes qui structurent aujourd’hui toute intervention des universitaires dans l’espace public. À vouloir réduire trop souvent les journalistes à des porte-voix et faute de connaissances suffisantes des logiques propres de production de l’information, les intellectuels risquent de continuer longtemps à ne pas se satisfaire du miroir brisé que les journalistes leur tendent lorsqu’ils interviennent dans l’espace public.
Notes de bas de page
1 C’est le cas par exemple à Libération ou avec Le Nouvel Observateur sur lequel on aurait pu tout autant s’arrêter.
2 C’est nous qui soulignons.
3 « Pierre Bourdieu choisit la grève contre la “barbarie” », Le Monde, 14 décembre 1995.
4 « Politiques, syndicalistes et intellectuels se livrent à une petite “guerre” des listes », Le Monde, 16 décembre 1995.
5 Voir Devillard, Lafosse, Leteinturier, Marhuenda, Rieffel (1991), ainsi que Charon (1993). Il est néanmoins très difficile de chiffrer correctement le nombre de journalistes ayant suivi des cursus de sciences sociales (les distributions statistiques étant très mal construites dans les rares études disponibles issues de la commission de la carte professionnelle). En totalisant autrement les données fournies par l’enquête de 1991 (Devillard et alii), on peut estimer, de manière très approximative, qu’entre 60 et 80 % des journalistes diplômés, toutes catégories confondues et tous âges confondus, ont suivi une formation où les sciences sociales, d’une manière ou d’une autre, étaient présentes. On peut penser que le chiffre est beaucoup plus élevé pour les journalistes de la presse nationale et, en particulier, pour les jeunes journalistes de la presse nationale, a fortiori pour les jeunes journalistes des services politiques de la presse nationale.
6 Voir notamment les derniers chapitres de Sirinelli (1990). Il se pourrait cependant que le mouvement de décembre 1995 marque l’ouverture d’un nouveau cycle.
7 Le Monde, 16 décembre 1995.
8 L’Événement du jeudi, 21 décembre 1995.
9 Le Point, 30 décembre 1995.
10 L’Express, 28 décembre 1995.
11 La Croix, 15 décembre 1995.
12 Le Nouvel Observateur, 14 décembre 1995.
13 Le Nouvel Observateur, 14 décembre 1995.
14 Le Monde, 21 décembre 1995.
15 Ainsi de ce texte de P. Perrineau et de M. Wieviorka, paru dans Le Monde, où les deux auteurs reprochent aux grévistes de n’avoir pas « articulé leurs revendications à un ensemble général de propositions modernisatrices ou utopiques », Le Monde, 20 décembre 1995.
16 Sur le rapport des journalistes au monde social, voir Accardo (1993, p. 48 sq. et 52 sq.). Voir aussi les notations de Neveu (1996, p. 96). Ainsi que la confrontation entre P. Bourdieu et D. Schneiderman (Le Monde diplomatique, avril et mai 1996).
17 On trouvera d’autres récits de ce type dans un article de Cohen (Ph.), « Franc fort : la presse change de cap », L’Événement du jeudi, 12 septembre 1996.
18 Le Monde, 6 décembre 1995. Voir aussi La Croix du même jour qui adopte des termes quasi identiques.
19 Les pétitionnaires vont devenir très rapidement et logiquement une ressource d’appoint pour le gouvernement (des experts de gauche nous soutiennent) et seront stigmatisés par les pétitionnaires de la liste de « soutiens aux grévistes » comme n’étant pas des « experts » cf. cette formule de Ph. Corcuff : « Nous contestons l’utilisation qui est faite par les signataires d’Esprit de leur statut de sociologue, d’historien, de politologue, de philosophe pour s’intituler experts es-Sécu. Je relève qu’il n’y a d’ailleurs pas ou peu de spécialistes de la question parmi les auteurs de ce texte » (InfoMatin, 11 décembre 1995).
20 Sur ces sociabilités, voir Duval et alii (1998).
21 Le Point, 30 décembre 1995.
22 Le Point, 16 décembre 1995.
23 L’Express, 28 décembre 1995.
24 L’Événement du jeudi, 21 décembre 1995.
25 Le comptage porte sur les articles de La Croix, de l’Express, de L’Humanité, de l’Événement du jeudi, de Libération, du Monde, du Nouvel Observateur, du Point. Ne sont pas ici retenues les tribunes, entretiens ou brèves. La présence des pétitionnaires dans l’espace de la presse est donc beaucoup plus forte. On a relevé 225 occurrences.
26 L’Événement du jeudi, 21 décembre 1995.
27 La Croix, Le 15 décembre 1995.
28 L’Humanité, 6 décembre 1995. L’article sélectionne 55 noms.
29 Entretien, juillet 1997.
30 « Les grévistes ne sont pas des réacs », La Croix, 7 décembre 1995.
31 Respectivement, Maler (H.), « Mouvement social, pourquoi tant de hargne ? », Le Monde, 20 janvier 1996 ; Maler (H.), « Intellectuels citoyens : la solidarité en actes », L’Humanité, 9 décembre 1995 ; Kergoat (J.), « Le Cercle de Minuit », France 2, 12 décembre ; Bourdieu (P.), « “Je suis ici pour dire notre soutien…” », Libération, 14 décembre 1995 ; Corcuff (Ph.), « Les intellectuels doivent faire entendre le refus de la rue », InfoMatin, 11 décembre 1995 ; Corcuff (Ph.), François (B.), Gardey (D.), Wahnich (S.), « Trahison des clercs ? », Le Monde, 27 janvier 1996.
32 Propos recueillis par B. Guetta (« La guerre des intellos », Le Nouvel Observateur, 14 décembre 1995).
33 La Croix, 15 décembre 1995 ; Le Point, 30 décembre 1995 ; L’Express, 28 décembre 1995 ; L’Événement du jeudi, 7 décembre 1995.
34 Le Point, 30 décembre 1995.
35 L’Événement du jeudi, 21 décembre 1995.
36 L’Express, 28 décembre 1995.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009