6. La consultation publique
Nouvel outil de gouvernabilité et transformation des registres et répertoires d’action politique
p. 167-184
Texte intégral
1Au-delà des oppositions sur le fond que peuvent susciter les décisions politiques, les procédés formels de leur élaboration sont aussi de plus en plus souvent au cœur des contestations. L’absence de discussions, l’imposition unilatérale de choix réalisés en dehors de toute concertation, le défaut d’explication et de pédagogie ou encore l’erreur de communication constituent autant de critiques adressées aux gouvernants que de justifications en forme de repentir énoncées par ces derniers1. Les techniques de sollicitation de l’avis d’un public ciblé et d’appel à l’opinion, l’art du compromis et de la conciliation d’intérêts divergents apparaissent ainsi comme des passages obligés de l’action politico-administrative contemporaine. Elles se concrétisent sous les formes les plus variées – enquête publique, consultation, négociation, partenariat, audition, évaluation dite démocratique… – et sont mises en œuvre tant au niveau national que local2. Ce phénomène témoigne d’une inflexion des modalités de l’action publique et de l’évolution des fondements de la légitimité des mesures prises par les détenteurs du pouvoir politique. La légitimité démocratique ne semble plus suffire à satisfaire l’adhésion des publics, ni à asseoir l’autorité des orientations politiques. Le recours à l’expertise technique ou scientifique ne paraît pas davantage être à lui seul pourvoyeur d’autorité. Ces deux ressources, classiques, du discours et de l’action politiques, semblent aujourd’hui devoir se conjuguer avec une légitimité de type procédural organisant la mise à débat public ; légitimité qui s’exprime à travers les références fréquentes aux notions de « démocratie participative » ou « délibérative ». L’expérience récente de consultations, parfois baptisées « commissions de sages », offre une illustration de cette inflexion participative et des contraintes procédurales d’un genre nouveau pesant sur l’action publique3. Il n’existe pas de modèle préétabli et par conséquent pas de comité type ; le principe défendu par les initiateurs étant justement de mettre en place des structures relativement informelles et souples de réflexion. Même s’il est toujours difficile d’établir une généalogie, ces institutions se rapprochent, du point de vue formel, des « independent agencies » américaines et des « quangos » britanniques4. Diverses à souhait, les instances collégiales hexagonales présentent pourtant quelques similitudes. Elles regroupent en général des scientifiques, des intellectuels, de nombreux universitaires, des philosophes, des médecins, publiquement invités par les plus hautes autorités de l’État à formuler des conseils aux pouvoirs publics. Un fin dosage interne marque par ailleurs la recherche d’un certain pluralisme soit politique, disciplinaire et/ou professionnel. Cet œcuménisme autorise l’évocation de l’indépendance, credo apparent des consultations contemporaines. Ces organismes sont en second lieu présentés comme des espaces ouverts de délibération et de proposition pouvant intégrer des publics aux discussions. Enfin, les « sages » sont en général convoqués pour l’examen de questions baptisées « problèmes de société » et porteuses d’un certain degré de conflictualité sociale et/ou politique. Vieux chevaux de bataille idéologique ou sujets engageant des controverses publiques, l’immigration, le sida, l’éthique biomédicale, les rapports justice et politique, l’emploi des jeunes, etc., constituent des domaines de prédilection de la sagesse moderne. La charge conflictuelle des problèmes en jeu et les nouvelles modalités procédurales de leur traitement, soulèvent la question de la gouvernabilité dans les sociétés contemporaines. En ce sens, si la publicité et la méthode délibérative qui accompagnent ces comités s’articulent au concept d’espace public5, la délibération est entendue ici moins comme nécessité provenant de l’attachement à l’idéal de démocratie participative, que comme outil d’aide à la gouvernabilité (Bachir, 1995)6. Nouveaux arrangements institutionnels, ces comités opèrent un transfert effectif des lieux et des acteurs du débat public et participent ainsi à sa structuration. Ils peuvent alors être appréhendés comme témoignant des renouvellements de l’action publique confrontée à la question de l’acceptabilité sociale des orientations publiques.
2Trois axes sont privilégiés ici pour appréhender ces transformations. Il s’agit en premier lieu des registres de la parole publique. La consultation apparaît en effet comme une nouvelle ressource de légitimation politique manifestant un autre style de gouvernement. Elles concernent ensuite les répertoires de l’action publique et notamment le style décisionnel voulu plus lisible et plus ouvert. Les consultations, nouveaux forums d’élaboration des politiques publiques, sont aussi des lieux de réduction de l’incertitude et de simulation des réactions aux futures décisions, où sont redéfinies les conceptions des problèmes et produits des stocks de solutions « prêtes à l’emploi » et périodiquement mobilisées7. Enfin, en tant que procédés de délibération, elles s’inscrivent aussi dans le cadre d’un processus de socialisation politique pouvant favoriser de nouvelles formes de sociabilités politiques et d’autres dispositions citoyennes.
De nouveaux registres de la parole publique et d’autres modes de légitimation politique
3L’image du conseiller du Prince à laquelle renvoient les formes de conseils contemporains n’a certes en soi rien de bien nouveau. Du conseil secret du Roi à l’entourage et fidèles des gouvernants, les princes se sont de tout temps entourés de personnes avisées pour les assister dans les fonctions de gouvernement et dans l’élaboration des politiques. Seulement, la coutume voulait que ces conseillers demeurent dans l’ombre de leurs mandants8. Les procédures consultatives contemporaines sont pour leur part exhibées, ce qui constitue l’une des originalités du procédé. Une telle mise en scène de la délégation aux comités témoigne de l’infléchissement des registres de la parole publique qui se manifeste à un triple point de vue. Il s’agit tout d’abord de l’image du politique induite par l’introduction des conseillers. Ceux-ci sont en effet placés sur les devants de la scène alors que, adoptant une posture inhabituelle, le politique orchestrateur tend à occuper le second rang. Ensuite, le discours d’accompagnement de même que les termes de la mission s’éloignent des commandes classiques d’expertise. En l’occurrence, il s’agit au contraire de faire se rencontrer des non spécialistes venus d’horizons professionnels et disciplinaires divers et disposés au dialogue. Les discours sont en effet plongés dans une rhétorique de la discussion et de l’échange, libérés des pressions et des appartenances. Un tel registre n’est d’ailleurs pas sans présenter quelques analogies avec les modèles de l’Espace public et de L’Agir communicationnel développés par J. Habermas9. Enfin, le but ultime de la consultation, dans l’ordre des discours, est placé au service de fins supérieures dépassant la mission de conseil aux pouvoirs publics. C’est le citoyen et la société civile, dont l’évocation autorise une montée en généralité, qu’il convient grâce à la délibération de libérer du primat de la représentation fondée sur l’élection. Par la convocation de tels arguments, ce sont la représentation politique et les frontières de la politique qui tendent, du moins de manière discursive, à être redessinées.
Mise en forme politique de la « sagesse » et autre style de gouvernement
4Nouveaux rites institutionnels, les comités de « sages » exigent le déploiement de campagnes de publicité empruntant à l’art de la scène et aux techniques de communication. Les procédés scéniques de mise en représentation autant que les moyens modernes de communication sont largement mis à contribution : inaugurations officielles en présence des caméras de télévision, forums publics de discussions, auditions télévisées, forte couverture médiatique, publication des avis et rapports, sondages… Les cérémonies officielles d’installation, où le président de la République et/ou le Premier ministre sont les acteurs les plus visiblement et directement engagés, offrent une illustration des rituels médiatiques accompagnant ces consultations. Elles rendent compte d’une étonnante régularité d’un comité à l’autre. Ainsi, et pour ne citer que cette dernière, la Commission dite Truche, chargée de réfléchir aux rapports entre le Parquet et le ministère de la Justice est annoncée par J. Chirac lors d’une conférence de presse ad hoc diffusée par les grandes chaînes de télévision, avant d’être officiellement installée. L’effet d’annonce constitue une règle en matière de consultation publique. Il s’agit par ce moyen de créer des moments forts indiquant le caractère solennel et l’importance que revêt la consultation pour les plus hautes autorités de l’État.
5L’introduction des nouveaux promus sur cette scène est pourtant loin d’aller de soi. Ces comités ont en effet la particularité d’être des formes à la fois légitimes et illégitimes de la parole publique. Composés de clercs, de lettrés, de scientifiques, ils peuvent, du moins socialement, bénéficier d’une certaine légitimité en tant que manifestation, digne et noble, c’est-à-dire intellectualisée et raisonnée de la parole publique. La dignité des nouvelles recrues est quant à elle toute relative eu égard à la théorie de la démocratie représentative. L’incursion des conseillers sur une scène et dans un rôle public où ont l’habitude de se mouvoir ceux dont la légitimité dérive du suffrage, peut poser problème par rapport aux équations traditionnelles de la démocratie. Les détracteurs du procédé, défenseurs de la démocratie, ne manquent d’ailleurs pas d’organiser la riposte10. C’est pourtant la partition du renoncement que jouent ici les maîtres de cérémonies, consentant à admettre publiquement les limites, voire l’impuissance des pouvoirs publics à faire face aux questions soulevées. Ainsi F. Mitterrand inaugurant le CCNE explique :
« Nous avons cru quelques temps que la rationalité suffirait pour nous servir de guide, une rationalité sans défaillance, ni dogmatisme. Des questions terribles, toujours difficiles se posent. Est-ce à l’État d’y répondre seul et d’édicter des règles auxquelles tous les hommes de science devront se conformer ? Assurément, je ne le pense pas. Le droit même ne parvient plus à trancher. Les pouvoirs publics ont besoin d’avis, de conseils, de recommandations. Plus que jamais nous avons besoin de hautes instances comme celle-ci, réservées au dialogue et à l’exigence ».
6J. Chirac soulignait à propos de la Commission de la nationalité dont l’objet « suscite une vive préoccupation qui dépasse à l’évidence le monde politique, [qu’] elle doit son existence à cette impérieuse nécessité d’un constat clair et de propositions pour les pouvoirs publics ». « Nous avons besoin de vous » déclare pour sa part C. Evin aux membres du Conseil national du sida. Quant à M. Rocard, installant le Haut conseil à l’intégration, il explique que « décider ce n’est pas tout. C’est-à-dire qu’avant la décision, doit se prendre le temps d’une réflexion qui soit à la fois sereine et pluraliste ».
7Valorisation d’une délégation, remise en cause de l’exclusivité de la représentation démocratique, ces propositions ne ressortissent pas du registre politique traditionnel. Aller puiser dans la société les idées qui font défaut aux politiques et aux conseils habituels, tel semble être le mot d’ordre de ces discours d’inauguration. Une telle assertion tendrait alors à avaliser l’idée d’un État « modeste ». Pour florissante qu’elle soit, cette idée ne doit cependant pas faire oublier que le recours aux « sages » intervient dans des contextes conflictuels engageant les membres du gouvernement. Ces comités se signalent par conséquent aussi comme des dispositifs de « sortie de crise » et de normalisation politique. En ce sens, leur mise en place tend surtout à confirmer la tendance incrémentaliste dans la gestion des problèmes et controverses dans les sociétés contemporaines ; gestion qui s’inscrit ici dans une logique conjoncturelle et instrumentale. Certaines consultations peuvent d’ailleurs ne relever que de politiques symboliques et se réduire à l’effet d’annonce. Cette dimension résumée par la fameuse formule de Clémenceau, « pour enterrer un problème on crée une commission », contient quelques vertus explicatives du phénomène. S’y arrêter, revient cependant à considérer a priori comme nuls les effets des nouvelles procédures sur l’action publique. Autrement dit, elle empêche le questionnement sur ce que traduisent et produisent ces formes de consultation sur les représentations de la et du politique.
8Officiellement appelés à produire des formes d’accords sur des questions disputées, les comités porteurs de consensus peuvent réintroduire l’image de la scène politique comme lieu de pacification des rapports sociaux. C’est l’image qui est donnée ici à voir. Se retirant du jeu, arbitre neutre en position de surplomb, le gouvernant, loin d’être délégitimé par ce recours et ces discours, développe un autre style de gouvernement, modeste, réflexif, ouvert et qui n’est pas incompatible avec des registres plus classiques de légitimation politique. Le gouvernant appuie ainsi son action sur des sources parallèles d’autorité qui peuvent non seulement conforter mais aussi élargir les ressorts de la légitimité politique : le suffrage universel se double des attributs rattachés aux membres de comités. Par effet de miroir, les qualités proclamées du conseiller, compétence, hauteur de vue, indépendance, ouverture, peuvent rejaillir sur celui qui, humble, prudent, désintéressé, admettant qu’il ne détient plus la maîtrise du social, renonce publiquement à une part des honneurs qui incombent à son rang pour le bien commun.
« Sagesse » contre expertise
9Membres de l’élite sociale, reconnus (55 % figurent au Who’s Who), les nouveaux conseillers (74 % d’hommes) sont aussi fortement munis en titres scolaires (73 % de diplômés du supérieur)11. Si la détention d’un savoir est l’un des pré-réquisits d’une entrée dans ces comités, ce dernier n’est cependant pas mobilisé en tant que tel pour les besoins de la consultation. Au contraire, ici, la pluralité des savoirs détenus et « représentés » au sein du groupe apparaît comme la condition et la substance même de ces formes d’audit public. Aussi, à la différence de l’expertise qui requiert des spécialistes reconnus et mandatés du domaine examiné, la « sagesse » pour sa part se définit par la rencontre de savoirs et professions distincts. Les comités sont en effet présentés par leurs initiateurs autant que par ceux qui les composent, comme des lieux de rencontres transdisciplinaires et transprofessionnelles. Certes, l’analyse biographique révèle qu’en moyenne au moins quatre domaines d’activités différents sont représentés au sein des structures observées, avec des écarts allant de 2 (EGSS) à 8 (CCNE, CNS). Cependant, en proportion, l’équilibre n’est pas toujours la règle, ce qui met quelque peu en brèche ce principe de pluridisciplinarité. Ainsi, 56 % des membres du Comité d’éthique exercent dans le domaine bio-médical et 50 % de ceux de la Commission chargés de réfléchir au Code de la nationalité sont juristes de formation ou de profession. Quant aux États généraux de la Sécurité sociale, ils s’apparentent clairement à un groupe d’experts « à la française12 » puisque 83 % des membres appartiennent à la haute fonction publique et exercent ou ont exercé dans le secteur sanitaire et social. La distinction du « sage » et de l’expert revient toutefois de manière itérative dans les discours publics des mandants et de leurs mandataires. Les représentations de l’expertise développées dans ces discours tendent à poser une hiérarchisation des savoirs. L’un, contingent, n’est qu’une étape pour atteindre l’autre, au service de fins supérieures et renvoie à un degré plus élevé de généralité. L’opposition « sage »/expert est également un moyen de réaffirmer l’indépendance des conseillers vis-à-vis de tout pouvoir : si l’expert est prisonnier des limites de son savoir et de celles de la commande, le « sage » pour sa part se caractériserait par une totale liberté de réflexion. Être « sage », dans l’ordre des discours, suppose l’adoption d’une démarche d’esprit, à la fois scientifique et morale, garantie par « l’honnêteté » et la « sincérité » des discutants ou pour reprendre une terminologie habermassienne, par la « moralité » des personnes et leur « acceptation délibérée des procédures de l’éthique de la discussion » (Habermas, 1978). L’échange entre savoirs doit alors permettre d’atteindre les « vrais problèmes », les « problèmes de fond » : l’universalité de la Vérité, thème redondant et adulé d’un discours philosophique. Les débats, comme le montrent les extraits d’entretiens ici reproduits, sont noyés dans une rhétorique du profond et du vrai, termes flous dont on peut attendre l’anoblissement des personnes, de la mission et de l’objet de réflexion. S’agissant de l’immigration en débat au sein de la Commission de la nationalité, un juriste explique qu’
« […] il ne s’agit pas de gagner lorsque vous êtes entre gens compétents. Vous êtes en quête de vérités. C’est comme la science. C’est essayer de trouver une équation. Vous essayez de réfléchir sur ce qui se passe réellement en éliminant vos a priori. Il s’agit d’éliminer les virus qui empêchent de voir la profondeur des problèmes. C’est à la limite un processus scientifique ».
10Sur le même sujet une sociologue explique que si dans le cadre de cette expérience elle « ne confond pas le travail scientifique avec ce rapport, celui-ci se base néanmoins aussi sur des données statistiques, historiques, des observations de terrain, autant d’éléments qui se rapprochent de ce que fait habituellement un chercheur ». La même posture est défendue par un membre du Haut conseil à l’intégration :
« Notre travail le plus utile, il me semble que ça a été la formulation des concepts dans notre premier rapport. Nous avons fait cela avec beaucoup de rigueur. Avant de se mettre au travail, il fallait clarifier les notions communément utilisées mais jamais définies et montrer les conceptions qu’elles engagent ».
11L’adoption d’un point de vue neutre et objectif est alors rendu indissociable de l’échange entre savoirs distincts. Mais plus que la preuve de sa scientificité, la confrontation disciplinaire devient la condition de l’élévation de la démarche de raisonnement adoptée au sein des comités. Cette éthique de la discussion permet aux personnes de se présenter comme appartenant à un univers surplombant, englobant leurs particularités et favorisant l’image consensuelle de leur union. En exaltant les atouts de la diversité, les discours décrivent l’élaboration de véritables dispositifs méta-disciplinaires.
12Les conseillers se décrivent comme faisant œuvre de maïeutique, en rompant grâce à une auto-limitation avec leurs opinions premières, leurs savoirs apparents qui, du fait de la confrontation réciproque, sont apparus chargés de présupposés.
« J’ai beaucoup changé dans cette affaire, j’ai beaucoup appris. J’ai compris grâce à la confrontation avec les autres personnes, toutes vraies et sincères dans cette histoire, que la nationalité est un acte d’adhésion, c’est une affaire d’amour avec un acte de choix. C’est la rencontre de personnalités fortes et de savoirs différents qui vous font accoucher de la vérité, des solutions justes et équitables. C’est la rencontre humaine tout simplement. Sage, c’est un beau nom. La sagesse c’est naturellement savoir revenir sur ses positions, c’est une forme de courage » (Homme, universitaire/histoire, 1923, Nationalité) ;
« Nous rendons des avis dans les hauteurs de l’esprit, désincarnés, désintéressés. Il est utile de confronter les points de vue des sociologues, des linguistes, des ethnologues, des religieux. Ça procure ce que certains appellent le regard éloigné, le recul, la distance » (Femme, anthropologie, 1933, CNS) ;
« L’équipe, vraiment je peux dire ça, s’est soudée du fait de ses différences. On s’est beaucoup écouté et respecté et on a évolué par l’échange d’expériences et de compétences distinctes. Une véritable culture s’est créée » (Homme, député-maire, 1945, HCI) ;
« Nous faisons tous un effort pluridisciplinaire. C’est une véritable démarche mentale, un travail de rupture par rapport à sa propre discipline. C’est une manière de s’oublier, de sortir de soi » (Femme, théologie, 1936, CCNE) ;
« J’ai ressenti un grand souci philosophique, éthique commun. J’ai réalisé l’importance des autres domaines. C’est fondamental le décloisonnement disciplinaire pour parvenir à des choix qui soient justes ou tout au moins pour s’approcher des vraies questions » (Femme, hospitalo-universitaire, 1924, CCNE) ;
« Les convictions personnelles qui paraissent toujours si judicieuses sont passées au crible d’autrui […], les débats pluridisciplinaires sont passionnants et permettent de se ressourcer […]. Les opinions finissent par une étrange alchimie par converger puisque les avis dans leur quasi-totalité ont été rendus à l’unanimité » (Aubeny, 1985, p. 85).
13Au service d’une montée en généralité, la convocation d’un discours que l’on peut qualifier de discours de la hauteur, va fournir les exigences d’un tel dispositif d’élévation. Le dépassement ultime consiste à placer les fins de la réflexion dans la perspective de fins supérieures, décontextualisées et abstraites, élargissant et transmuant ainsi les questions. Une telle posture autorise la convocation de grandes causes : l’Homme, son identité, son respect, son intégrité, son devenir, sa liberté… Le ton emphatique est de rigueur lorsqu’il revient au politique d’expliquer les raisons de la consultation. La rhétorique politique use en effet de toutes les figures de style propres à l’art de la composition dramatique. De l’amplification aux intonations sentencieuses, des tirades au ton saccadé, de l’exemplification aux formes allégoriques, rien ne manque à la dramaturgie politique.
14Ces passages du particulier au général sont exemplaires de la superposition de registres multiples de la parole publique : s’appuyant autant sur l’exhibition des émotions (registre affectif) que sur la raison et la science (registre rationnel), que sur la fibre démocratique (registre civique) ou encore sur le registre pédagogique de la société civile qu’il convient d’émanciper.
Reformulation d’une mission : émancipation de la société civile
15L’indépendance des nouvelles recrues serait aussi garantie par leur appartenance à la société civile dont toute la valorisation repose sur son opposition à la politique politicienne. Se livrer à un tel exercice a tous les signes d’une gageure pour le professionnel de la politique. Ce registre périlleux est néanmoins emprunté par les initiateurs des consultations publiques. Ainsi, C. Evin considère le CNS comme « une structure représentative de la société et autant que possible indépendante des pouvoirs publics. Une autorité morale, indépendante du pouvoir politique… ». Quant à F. Mitterrand, il rappelle aux conseillers à l’éthique qu’ils
« […] ne doivent pas se considérer comme les représentants de quelques groupes constitués. Les problèmes éthiques et leurs conséquences psychologiques et sociales ne peuvent apparaître comme l’enjeu d’une sorte de négociation. On ne négocie pas sur la vie, sur la mort, ni sur l’identité de l’individu. On exprime seulement son opinion libre. Libre c’est-à-dire socialement située et “fait de tous les hommes” comme le disait Sartre. Voilà, bien au-delà d’un quelconque mandat, ce qui donnera à vos débats leur vraie légitimité ».
16Sur ce premier ressort se greffe celui, pour le moins subversif, de la reconnaissance d’une représentativité des groupes consultatifs. Il s’agit pour atteindre l’accord de rassembler des personnes dites représentatives de la société, c’est-à-dire de recréer au sein du comité une réplique de la société. Dans cette mise en scène de la représentativité de la société toute entière, c’est une conception spécifique de la notion de représentation qui est mise en pratique. Un peu à la manière de l’échantillon représentatif du sondage d’opinion censé, mieux que les porte-parole des groupes mobilisés, être l’étalon de mesure de l’opinion sur la question posée, la diversité affichée des conseillers doit être garante de la prise en compte des oppositions sur la question. Les sages sont aussi convoqués en médiateurs entre « corps social » et « corps politique » privés du lien qui les rattachait. Ils sont ainsi, jusque dans les discours politiques, érigés en médiateurs entre citoyens et élus dont la fonction de représentation paraît vidée de sa substance. Les comités apparaissent alors comme les lieux où tous peuvent se rencontrer, renouer le fil du dialogue perdu, comme des espaces où s’opère le lien social.
« Le comité sera le lieu d’une médiation entre la sensibilité collective et l’intervention de la puissance publique. Je souhaite que votre comité réponde à une triple attente : celle des citoyens qui cherchent des repères, celle des chercheurs et des praticiens qui se sentent souvent trop seuls, celle des pouvoirs publics » (F. Mitterrand, CCNE) ;
« La Commission de la nationalité doit son existence à cette impérieuse nécessité que nos compatriotes et que la représentation nationale puissent se déterminer dans la sérénité » (J. Chirac, Nationalité).
17Prenant au sérieux la présentation dont ils font l’objet, les nouveaux entrants adoptent une posture conforme à celle que l’on attend d’eux. Cette conversion comportementale, effet classique d’institution dans un rôle, n’est cependant pas sans limite. Ces clercs, sollicités dans une entreprise peu confortable qui les apparente aux conseillers du Prince, trouvent dans l’évocation de la société les moyens de se détacher des liens de dépendance instituants et de donner sens à leur présence en dehors de la seule faveur du Roi. Délaissant les mandants réels, les pouvoirs publics, les conseillers se décrivent lors des entretiens et dans les médias au service d’un mandant fictif, l’opinion, le citoyen, la société. Les comités deviennent alors les lieux d’expression d’« une opinion qui n’a d’autres choix que de réagir a posteriori à des décisions dont elle est restée à l’écart », d’une société « dont il faut se méfier de la mise sous tutelle ». Investis d’une mission civilisatrice et émancipatrice, certains membres s’immiscent sur le terrain de la représentation en s’auto-proclamant à la fois défenseurs et porte-parole de la société : « Les comités sont une émanation de la société civile. On peut admettre qu’en dehors des représentants chargés d’instrumenter ou de poursuivre une politique, il puisse exister une autre forme de représentation du corps social. » (Femme, CNS.)
18Se profile ici la mise en équivalence de deux types de représentativité, et par-là même une concurrence de légitimités : celle qui émane du suffrage universel et celle qui provient de la « sagesse », sous-tendue par l’indépendance, le savoir et l’appartenance à la société civile.
19Au titre de ces qualités, les conseillers se posent comme étant à même de construire une démocratie « plus ouverte », de « l’éclairer » et, leitmotiv des discours, de montrer les voies de son apprentissage. « En informant et en formant les citoyens, on prépare des solutions démocratiques », déclare un conseiller d’État du HCI. « La démocratie ce n’est pas seulement mettre un bulletin de vote dans une urne » fait remarquer un théologien du CCNE, « c’est aussi s’exprimer, participer aux décisions, délibérer, débattre. Tous ces réquisits à la démocratie que l’opinion ne pratique pas. Je suis un grand défenseur de l’opinion et je crois qu’à ce niveau nous avons un rôle à jouer ». Certains conseillers jouent la partition de l’intellectuel engagé : « Les intellectuels ont une responsabilité particulière. Il faut qu’ils affirment aujourd’hui l’importance limitée des choix politiques, qu’ils se fassent les défenseurs de la société civile et de ses demandes ».
20Plus qu’un travail de réflexion sur une question donnée, la participation à un comité devient un impératif moral et civique, ce qui procure une dimension bien plus large et plus noble à la mission, traduite par l’évocation d’une cause : la rénovation, l’ouverture et le réapprentissage de la démocratie.
21Même si elles peuvent apparaître parfois démesurées par rapport à la mission dévolue aux comités, les façons dont les personnes justifient et expliquent leurs choix et leurs pratiques ne peuvent être exclusivement appréhendées sous l’angle du cynisme ou de la tromperie. Les arguments développés par les conseillers ne peuvent être considérés exclusivement comme des rationalisations a posteriori. Il est possible d’avancer que le travail de légitimation implique un minimum d’adhésion aux références mises en circulation, ou du moins une croyance en leurs « chances de succès ». Adhérentes ou cyniques, les personnes en quête d’assise sociale sont tenues d’agir en référence à des valeurs supposées acceptables et reconnues dans l’espace social de leur énonciation. Aussi, pris dans des cadres sémantiques et référentiels, c’est-à-dire des systèmes normatifs et cognitifs, qu’ils ne fixent pas à leur fantaisie, les acteurs qui vouent leurs actions à une certaine validité s’emploient à s’y conformer. Délibération, ouverture, participation de la société civile sonnent comme des impératifs normatifs devant guider les pratiques. De telles visions de l’action publique ne sont d’ailleurs pas cloisonnées aux seuls acteurs directement engagés dans le cadre de ces consultations. Elles sont en effet partagées par plusieurs analystes de sciences sociales, d’intellectuels et de commentateurs, qui voient dans ces consultations l’un des moyens d’une démocratie participative qu’ils semblent appeler de leurs vœux13. En ce sens, et notamment du fait de leur usage régulier au-delà du cercle de ceux associés aux consultations, les catégories impliquées dans ces registres de discours peuvent être envisagées comme un indicateur des représentations de ce que devrait être l’action publique pour une partie des élites sociales, intellectuelles et politiques contemporaines. Leur analogie avec les schèmes théoriques de L’Agir communicationnel dorénavant appliqués à l’espace public, tend à montrer que J. Habermas souscrit en partie aux discours socio-politiques dans lesquels les sociétés démocratiques se reconnaissent, se définissent et se normativisent. La consultation n’est pas seulement effet de rhétorique, sa mise en place et les discours lui donnant sens produisent des effets en retour sur les représentations du et de la politique et témoignent d’une inflexion des modes de légitimation publique.
22Elle s’inscrit par ailleurs également dans un modèle émergeant de répertoire d’actions publiques dans une société confrontée à des problèmes de gouvernabilité.
Consultation et renouvellement du répertoire d’actions publiques
23Le recours à ces formes de consultation annonce en effet une mutation dans le mode de résolution des conflits et dans les procédures de détermination des choix collectifs. Face à des « problèmes de société » engageant des oppositions aux apparences inconciliables, l’appel aux consultations publiques se manifeste comme un mode de gestion des différends caractérisé par le refus des rapports de forces politiques et idéologiques bruts et par l’évocation du retour à la communication de face à face dont l’objectif principal est de retrouver des consensus. Certes, la procédure se signale aussi comme un instrument irrésistible de dépolitisation. Toutefois, ce qu’il est convenu d’appeler une normalisation politique, s’opère ici selon un procédé singulier. S’il y a « enterrement » des problèmes, il se réalise par la publicisation des questions et par l’ouverture des débats aux acteurs ou groupes précédemment en conflit. La technique, devenue classique, consiste à faire se rencontrer des agents en situation de désaccord dans ces lieux clos, supposés constituer le « modèle réduit » des positions engagées autour de ces questions. Si on a là une illustration de l’engouement contemporain pour le gouvernement par la délibération, l’organisation de débats contradictoires s’apparente également à un procédé de simulation des réactions, permettant de tester le faisable et l’acceptable en matière de décision publique. En ce sens, les consultations constituent des forums de politiques publiques, c’est-à-dire des sortes de laboratoires où s’élaborent des conceptions des problèmes en débat, notamment par leur reformulation et des espaces de production de solutions consensuelles symbolisées par le rapport final rendu à l’unanimité des membres. Cependant, et au-delà de cette fonction de prévisibilité, les forums de « sages », en tant qu’espaces de prise de parole publique, peuvent développer des formes d’apprentissage politique. Même si les débats y sont très encadrés, la mise en place de ces lieux de discussions traduisent une inflexion des modalités de la participation politique pouvant favoriser de nouvelles formes de sociabilités politiques.
Impératif consensuel et reformulation des problèmes
24Les registres d’arguments mis en avant au moment de la délégation s’inscrivent explicitement dans la perspective d’une neutralisation de problèmes dont on ne veut vraisemblablement faire les frais ni électoralement, ni politiquement. L’erreur de communication et le déficit pédagogique sont systématiquement signalés par les initiateurs de la formule. Il s’agit par là aussi de désigner les malentendus14.
« Il a résulté de ce foisonnement de propositions des jugements, des approbations, des réserves ou même des condamnations propres à jeter un certain trouble chez nos compatriotes. Toutes les dispositions de ce projet n’ont pas été exactement comprises » (J. Chirac, Commission de la nationalité) ;
« Cette question a soulevé un débat passionné dans l’opinion qui, d’ailleurs, n’a pas toujours conscience de la portée, ni des limites que rencontre une action dans ce domaine. Il s’agit naturellement d’un malentendu fondamental […]. J’ai découvert que mon projet suscitait des réactions passionnelles. Je comprends les inquiétudes. On ne m’a pas compris » (A. Chalandon, Lettre de mission de la Commission de la nationalité) ;
« Nos concitoyens soupçonnent la justice d’être parfois soumise à l’influence du gouvernement et de ne pas suffisamment garantir le respect des libertés individuelles » (J. Chirac, Commission Truche).
25L’impératif consensuel, énoncé par lettre de mission, performance magnifiée à laquelle sont parvenus les « sages », s’inscrit dans la même logique de « refroidissement » des enjeux et de rejet des positions tranchées. À ce titre, ne pouvant susciter l’unanimité, les conseillers n’hésitent pas à « laisser en jachère » certains points jugés trop « sensibles ». Les thèmes de débats évités ne sont pourtant pas des moins centraux si l’on se réfère à la nature des discussions précédant la consultation et aux questionnements de fond soulevés par chacun de ces domaines. À ce titre, sont ainsi extraits des possibilités de débats, la définition de l’embryon (CCNE), le vote des étrangers aux élections locales (HCI), le droit du sang et la double nationalité (Commission de la nationalité), la transmission du VIH par transfusion (CNS). Ce contournement des clivages rend compte des limites que se donnent les nouveaux conseillers politiques : ils intègrent explicitement la dimension « acceptabilité sociale » et « faisabilité politique » dans la détermination des cadres du débat. À ce titre, la dimension politique, celle-là même qui suscite les polémiques, mais qui n’en constitue pas moins parfois la substance même des problèmes, n’a pas sa place au sein des comités. Le renoncement à affronter cette charge, contenu dans chacune des questions, semble être le prix à payer pour atteindre le consensus qui est davantage décrit comme une fin que comme un résultat. C’est ce que montrent les propos recueillis auprès des membres de deux commissions relatives à l’immigration.
« Il y a eu des consensus politiques. Il y avait deux tendances. L’une qui considérait que la nationalité devait sanctionner l’intégration, l’autre qu’elle est un facteur d’intégration. C’était un vrai clivage. Il est possible que sans l’habileté du président de la Commission on ne serait pas arrivé à l’unanimité, parce que sur ce point, il y avait une vraie césure. Ça c’est un point philosophique, un point névralgique. Certains n’ont pas voulu en convenir parce que c’était dérangeant. Quand on approche trop la vérité ça peut parfois déranger les consciences. Ça c’était la ligne de partage forte, le point clé, le vrai clivage droite/gauche » (Homme, universitaire/droit, 1930) ;
« On a tous renoncé à quelque chose dans cette affaire. Il fallait arriver à des solutions moyennes. Il nous a fallu modérer nos passions et nos convictions sur le droit du sol. Il a fallu trouver des solutions de synthèse, même si à la lecture du rapport personne n’est vraiment satisfait » (Homme, universitaire/histoire, 1923).
26On retrouve le même évitement des clivages politiques au sein du HCI.
« Je trouve que c’est une bonne chose, quand on sent qu’il peut y avoir des clivages profonds, de vouloir les éviter. Le consensus est plus fort. C’est très important je crois. Ça ne sert pas à grand chose d’avoir un point de vue dissident. C’est le cas du droit de vote des immigrés. Il y a eu une vraie division. Mais je crois que ça ne fait pas partie des priorités et que la société française n’est pas prête » (Homme, ambassadeur, 1917) ;
« Le droit de vote des immigrés, c’est le seul thème de désaccord non résolu. Là c’était vraiment une césure très grande. Là le clivage était classique, c’était un débat politique. Il faut le laisser au débat politique. Je ne vois pas pourquoi on essayerait de le rejeter au sein des conseils de sages. Si c’est un débat politique on n’a pas besoin de conseils de réflexion. Finalement, on a fait une phrase qui ne veut rien dire pour ne pas briser ce qui nous rassemblait et pour éviter de prendre position » (Femme, IGAS, 1936).
27La reformulation des domaines soumis à consultation publique, précédemment évoquée par la voie de l’euphémisation et de l’objectivation des problèmes, se traduit ici par une sélection de l’univers du pensable autour de ces questions consistant à imposer les problématiques légitimes et à contenir les termes du débat. Procédé de clôture des discussions, la consultation est également ouverture dans la mesure où, dans des cadres soigneusement fixés, sont organisés des forums publics de délibération annoncés comme devant intégrer la pluralité des acteurs intéressés.
Renouveau du gouvernement par la délibération ?
28L’engouement actuel pour la délibération en politique et l’intégration d’un « public » dans la détermination des orientations politiques ont pris une importance décisive (Majone, 1994). Il renvoie à une très ancienne conception de la politique comme place centrale de discussions publiques et de rencontres de face à face (Manin, 1995). Les débats organisés par les « sages », présentés comme les nouvelles agoras où chacun pourrait librement prendre la parole, reposent sur la notion de « communication », dont le crédit est devenu apparemment suffisant pour fonder la légitimité de la future action. Si les moyens mis en œuvre diffèrent profondément d’un groupe à l’autre – auditions télévisées, colloques, larges consultations, cahiers de doléances, sondages – ils sont dans tous les cas annoncés comme devant aboutir à la médiation de l’opinion et à son intégration aux processus décisionnels. Les représentations appliquées aux forums publics de discussion qu’ils organisent, placent les nouveaux conseillers au cœur de la grille d’analyse des rapports entre savoir et politique proposée par J. Habermas (1973, p. 97-132). Entre le décisionnisme, où l’accent est mis sur le primat de la décision, politique et le technocratisme, renvoyant la décision à une « intelligentsia scientifique » dégageant les « nécessités objectives » telles qu’elles sont dictées par la « logique des choses » (ibid., p. 100), J. Habermas définit un modèle qui s’inscrit dans la perspective idéale d’une société démocratique : le modèle pragmatique15. Ce modèle oppose aux deux premiers « un dialogue tripartite entre savoir, politique et opinion publique » (Ferry, 1992, p. 88) et accorde la plus grande importance au concept kantien de « publicité » et à celui d’espace public à vocation pédagogique. Sa mise en œuvre est entendue comme devant permettre à l’opinion publique organisée librement de se former à la raison en prenant part à la « discussion démocratique » (ibid.).
29Le modèle théorique résiste mal à l’observation des consultations publiques. En premier lieu parce que dans le cadre des comités de sages on est en effet en présence d’une construction volontariste et d’une inscription institutionnelle de l’espace public. Les membres des comités sont recrutés par le politique et les termes de leur mission strictement définis au cours des cérémonies d’investiture, ce qui revient à une fixation des thèmes légitimes de débat. La sphère publique dont il est ici question est ainsi largement organisée par les professionnels de la politique.
30Par ailleurs, la sélection des interlocuteurs est principalement commandée par le souci de faire appel à des personnes parlant au nom d’un collectif et qui soient représentatives des vues exprimées en d’autres lieux sur les questions en consultation. Il s’agit de reconstituer de manière fictive dans l’espace de ces débats, l’espace des positions antagonistes qu’elles soulèvent. C’est là une modalité de canalisation et de centralisation de la pluralité des espaces de débats dans le cadre d’un « espace public central » institutionnalisé que constitue le comité (Neveu, 1995). C’est d’ailleurs ainsi que D. Schnapper (1988), membre de la Commission de la nationalité, explique les choix retenus :
« On a essayé de donner la parole à toutes les associations qui s’étaient exprimées sur le sujet. Chaque audition était assez brève. Mais elles pouvaient s’exprimer par ailleurs, et certaines n’y ont pas manqué ! Leur avoir donné la parole devant la Commission, c’était les légitimer. Les auditions des associations étaient les plus difficiles. Par définition, elles étaient engagées dans le combat politique. Or tout notre effort visait à soustraire le débat sur la nationalité aux combats politiques quotidiens pour le placer sur le plan de la réflexion politique, au sens de l’interrogation de la société sur elle-même ».
31Par la seule intégration de ces collectifs, la dimension conflictuelle des enjeux se trouve édulcorée. Il n’y a plus de groupes en conflits, mais des personnes ouvertes au dialogue, apportant des clarifications et recherchant des solutions. Plus encore, les modalités pratiques de déroulement des débats tendent à montrer que, au-delà de l’échange, c’est le recueil des positions sur les problèmes en jeu qui est recherché. Du point de vue formel les porte-parole « auditionnés » sont en général invités à exposer devant la tribune des « sages » la position de leur organisation ; exposé suivi d’une série de questions/réponses, sorte de guide d’entretien-type soumis aux invités. Les questions s’inscrivent explicitement dans l’optique d’un recensement des réactions des diverses organisations aux projets gouvernementaux retirés avant la consultation ou à ceux envisageables. Un conseiller explique d’ailleurs et il n’est pas isolé : « Au fil des auditions, on a fait tester nos positions » (Homme, Nationalité). Ainsi, par une sorte de jeu à étages successifs – erreurs/corrections – les conseillers ajustent le contenu de leur conclusion. Il s’agit là d’une source d’informations précieuses pour les décideurs publics permettant de prendre en quelque sorte la température et l’état des opinions à échelle réduite sur les questions au sujet desquelles ils seront amenés à se prononcer. Les rapports de comités foisonnent par ailleurs de formules telles que : « Tous les partenaires s’accordent à penser… », « des représentants aussi éloignés que… se rejoignent sur… ». Du même coup, les consensus sur les solutions dégagées in fine par les « sages », décrits comme résultant de la synthèse des différentes positions exprimées au cours des consultations publiques, peuvent être pris pour ceux auxquels seraient parvenues les différentes rationalités intégrées au débat. On voit bien en quoi une telle représentation constitue un outil de gouvernabilité susceptible de faire accéder à la légitimité la décision publique et à favoriser son acceptabilité, supposée prendre appui sur les conclusions de « sages ». Une telle construction prend davantage de force encore si l’on rappelle que les auditions et consultations publiques sont présentées comme la médiation de la société dans son entier : loin de n’être que le résultat d’un accord entre les intervenants aux débats, les solutions retenues seraient alors le miroir de « l’opinion publique ». Même si, comme nous l’avons vu, une telle construction s’inscrivant explicitement dans le modèle d’élaboration de la décision publique que J. Habermas appelle pragmatique résiste peu à l’examen du déroulement effectif des débats publics, elle peut constituer un puissant moyen de légitimation des projets à mettre en œuvre pour le décideur public.
32Il n’en demeure pas moins que les forums de sages constituent un moment important de prise de parole publique pour des minorités ou des groupes qui en sont habituellement exclus ; intégration au débat public qui peut s’interpréter comme la manifestation de nouvelles dispositions de la participation politique.
De nouvelles formes de la sociabilité politique
33L’intégration des « petits porteurs de causes » aux forums des « sages » témoigne de la pluralité d’espaces de prise de parole qui, en cette occurrence, viennent alimenter l’espace public central (Neveu, 1995). Jeux à plusieurs étages (Elias, 1973), les espaces publics sont pluriels, partiels, hiérarchisés. Dans les cas qui nous occupent, des associations ou des coopératives locales, c’est-à-dire des collectifs dépourvus des ressources nécessaires pour accéder à la sphère de débat public « supérieure » (Tilly, 1978 ; Oberschall, 1973) y sont conviés et admis comme détenteurs d’une parole qui mérite d’être entendue. Cette intégration s’opère principalement sous la forme des auditions publiques, télévisées ou privées, mais toujours spécifiées dans les rapports rendus publics. On remarque en ce sens que la moitié des personnes entendues par les membres de la Commission de la nationalité et le tiers de celles invitées par la Commission Henrion sur la toxicomanie sont représentantes d’associations, parfois peu connues au niveau national et habituellement exclues de la scène publique. À travers une telle participation se dégage aussi un style décisionnel plus ouvert aux différentes rationalités et logiques en présence. Sur le versant cynique, certes, il s’agit là d’un moyen de canaliser et de neutraliser ces collectifs par leur intégration. Dans tous les cas, ils se voient ainsi impliqués si ce n’est au processus de décision, du moins à la mise en scène de sa préparation. Mais quand bien même leurs propositions ne sont pas suivies d’effets sur les avis et recommandations des « sages » ou sur la décision publique, ils auront été reconnus, consacrés au rang de porte-parole légitimes et visibilisés. Les nouveaux comités peuvent en ce sens être également appréhendés comme des lieux d’apprentissage politique puisque cette participation implique pour les représentants associatifs notamment une préparation à un univers, souvent médiatique, auquel ils ne sont pas forcément habitués et surtout à une prise de parole effective de porte-parole de groupes habituellement non admis aux tables de discussions de partenaires sociaux reconnus. Participation neutralisée et très encadrée certes, elle donne néanmoins la mesure des mutations dans les modes de gestion des problèmes collectifs et dans les modes de résolution des conflits. C’est en fait le refus des rapports de forces bruts et de l’univers politique comme lieu d’affrontements directs qui s’expriment à travers l’introduction des comités de « sages ». C’est également la question de la lisibilité des processus décisionnels et celle des modes de légitimation de la décision publique que soulève la mise en débat public des problèmes collectifs et l’intégration de rationalités plurielles par les « sages ».
34Moins le signe d’une remise en cause des professionnels de la politique, d’une crise de la démocratie ou d’une démission de l’État, les consultations publiques rendent compte des renouvellements des formes d’intervention de l’État confronté aux contraintes de gouvernabilité, c’est-à-dire de gestion des conflits et des tensions dans un cadre normatif que les gouvernants ne fixent pas à leur fantaisie. Intervention plus diffuse, plus souple, plus ponctuelle et tendant à intégrer les publics intéressés à la détermination des choix collectifs, les consultations publiques sont des outils pour rendre gouvernable. Elles peuvent par ailleurs constituer un réservoir supplémentaire d’autorité d’une décision publique qui se laisse prendre pour celle « du plus grand nombre », de « l’opinion publique » et qui se voit parée des attributs d’une « sagesse » moderne. En dernière analyse, cette question implique une réflexion sur les sources de l’autorité politique. La question dans cette optique est de comprendre ce qui confère de la légitimité à certains arrangements institutionnels plutôt qu’à d’autres. La réponse est difficile compte tenu du fait que la légitimité porte sur les croyances et que ces dernières sont par définition non mesurables. Vu cependant la généralisation, au niveau local, national et supranational de procédures se réclamant de la délibération et de la participation, il est possible de penser que ces dernières relèvent davantage, pour reprendre la distinction opérée par J. Campbell (1995) à propos du processus de création institutionnelle, d’une « logique de convenance sociale » que d’une « logique exclusivement instrumentale ».
Notes de bas de page
1 Voir les critiques dont a pu faire l’objet la méthode retenue pour l’élaboration du « Plan Juppé » de réforme de la sécurité sociale (novembre 1995). La réforme semble avoir été conduite dans le plus grand secret par une équipe restreinte de conseillers auprès du Premier ministre et par certaines directions de l’administration. Les journaux ont alors largement rendu compte de l’exclusion des partenaires sociaux. Autre exemple : contesté sur le contenu, le projet de loi sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, présenté par J.-P. Chevènement en août 1997, rencontre des réactions similaires de mises en cause procédurales. Les associations de défense des droits des étrangers qui revendiquaient une réflexion publique élargie sur la législation dans ce domaine depuis l’ordonnance de 1945, regrettent notamment la précipitation dans la rédaction de la nouvelle législation et l’absence d’ouverture et de concertation. Il est notamment reproché au gouvernement une stratégie politique d’évitement du débat public en confiant l’exclusivité du dossier à P. Weil, dans le cadre d’une mission d’expertise.
2 Plusieurs études des formes prises par les débats publics en matière de décision sont développées dans CRESAL, 1993. Sur les différents procédés se reporter également à Gaudin, 1996 ; CURAPP, 1996.
3 C’est sous les auspices de ce label que voient le jour, entre autres, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE, 1983), la Commission de la nationalité (1987), les États généraux de la Sécurité sociale (EGSS, 1987), le Haut Conseil à l’Intégration (HCI, 1990), le Conseil national du Sida (CNS, 1989), le Groupe de réflexion sur l’emploi des jeunes (1994), la Commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie dite, « Commission Henrion » (1995), la Commission de réflexion sur la justice, dite « Commission Truche » (1997), la Commission nationale de débat public mise en place par D. Voynet le 4 septembre 1997.
4 On a généralement tendance à distinguer les comités consultatifs dont il est ici question de ces formules dans la mesure où ils n’ont pas explicitement une mission de réglementation et de régulation juridique. D’un point de vue strictement formel, les Autorités administratives indépendantes, pour celles dotées d’un pouvoir de réglementation, se rapprocheraient davantage du « modèle » anglo-saxon des agencies. Dans tous les cas, chacune des formules renvoie à un mode de régulation juridique ou social plus souple (on parle beaucoup de « soft regulation ») qui se manifeste par un accent nouveau mis sur le critère de faisabilité politique et d’adhésion des publics aux orientations politiques. Une telle inflexion se traduit par la mise à disposition des décideurs de nouveaux instruments de régulation, de prospective et de « test » de la future décision. Ces nouveaux outils (concertation, évaluation, participation…) participent d’une nouvelle représentation de l’État, parfois qualifié « État propulsif » et « réflexif ».
5 La problématique du débat public et de la participation de la société civile aux processus décisionnels est au cœur de la théorie habermassienne de l’espace public. Concept normatif, il est envisagé par son auteur comme figurant les conditions idéales de fonctionnement et d’organisation de la démocratie. L’existence d’un tel espace implique pour Habermas (1978) l’idée « d’individus libres se construisant par eux-mêmes une opinion rationnellement fondée à la faveur d’un débat public et d’une presse libre ». L’avènement de la sphère publique bourgeoise est indissociable d’une « publicité médiatrice » favorisant « l’interpénétration des domaines publics et privés, l’émancipation de la société et l’émergence d’une opinion publique ».
6 Se reporter également à Y. Papadopoulos (1995) qui s’inscrit dans une perspective d’analyse des procédures consultatives proche de la nôtre. L’émergence contemporaine de formes variées d’intégration des publics aux procédures législatives et aux processus d’élaboration des politiques publiques se situe dans une réflexion axée sur la problématique de « la gouvernabilité des sociétés complexes ». L’engouement participatif y est appréhendé comme le signe d’une transformation de l’État, « l’État réflexif », caractérisé par une forte dose d’incrémentalisme (« pilotage conjoncturel »), une marge de manœuvre réduite contraignant à une certaine modestie et une contrainte d’anticipation/simulation de l’acceptabilité sociale des choix publics, c’est-à-dire de gestion et de prévision, à l’aide de ces outils réflexifs, des risques et incertitudes liés aux tensions sociales et politiques dans le cadre des sociétés contemporaines.
7 Sur les traductions juridiques et dans les politiques publiques des conclusions des comités, et sur la référence légitimante aux travaux des sages par les décideurs publics, cf. Bachir, 1993.
8 « Membres du Cabinet ou des autres organismes consultatifs », qui n’entrent en fonction que lorsque « leur suzerain ou leurs pairs le leur demandent expressément », ils appartiennent, écrit Max Weber (1959), à cette catégorie de personnes qui ne « font de la politique qu’occasionnellement », sans en faire profession « ni matériellement ni moralement ». Difficile de ne pas trouver aux conseillers d’hier quelque parenté avec ceux d’aujourd’hui : bénévoles, ils ne faisaient pas profession du gouvernement de la Cité et n’intervenaient sur la scène publique qu’à la faveur d’une sollicitation politique. La mission des sages relève-t-elle de la même logique ? Si tel est le cas, il est surprenant que le mouvement de bureaucratisation et de rationalisation des États modernes n’ait pas fait tomber ce type d’activité en désuétude.
9 Une telle importation conceptuelle suppose cependant de se munir de certaines précautions. En premier lieu parce que la sphère publique politique chez Habermas est doublement caractérisée : historiquement et sociologiquement. Le concept s’applique à la fin du XVIIIe siècle et l’opinion publique des Lumières est celle rendue publique par une élite sociale et culturelle exerçant un raisonnement critique sur les affaires de la Cité, lequel est indépendant d’un ordre divin ou monarchique. Ensuite, la notion suppose un degré élevé d’autonomie (de fondation, par rapport aux pouvoirs et dans la détermination des débats) ; conditions que les comités de sages ne remplissent pas rigoureusement. Sur ce point et sur les questions de la communication et de la légitimité procédurale par lesquelles J. Habermas revisite la théorie de l’espace public, cf. Quéré, 1991, 1992 ; Mc Carthy, 1991.
10 Ils y voient un procédé de « contournement » du Parlement. Danger pour les représentants du Peuple, pour la Loi dont on risque de mettre en cause l’autorité : « la démocratie par les sages » (J. Robert, La Croix, 7-07-1987), telle est la dérive d’un « recours excessif et pernicieux à des comités ». De démission en dépossession, l’élu serait supplanté par des « législateurs secondaires » lui dictant sa conduite et « pervertissant insensiblement la démocratie ». Pour d’autres, c’est le cas de L. Fabius, alors président de l’Assemblée nationale, « l’adhocratie » menacerait la démocratie (Le Monde, 24-08-1988). P. Séguin, président de l’Assemblée nationale reprend l’argument au moment de la mise en place de la Commission Truche en avril 1993 : ironisant sur la « prolifération des commissions de sages, comités Théodule », il se déclare en effet indigné face à la tendance « à créer tant de commissions ad hoc ». Il y voit le signe d’une délégitimation de l’État, « c’est la fuite éperdue des institutions et de leurs tenants devant l’exercice de leur responsabilité. C’est le signe de l’adhocratie qu’avait justement dénoncé L. Fabius », propos reproduits par Libération, 21-03-1997. Du côté des sceptiques, on trouvera un florilège de ces interprétations du phénomène dans Slama, 1993 ; Lipovetski, 1993.
11 Ces chiffres portent sur l’analyse de la composition interne des sept comités (Bachir, 1995).
12 Sur la primauté de la haute fonction publique dans le cadre des procédures d’expertise en France, cf. Restier-Melleray, 1990.
13 Les consultations publiques ont en effet leurs défenseurs. Ces derniers placent l’émergence de ces consultations dans la perspective d’une réorientation pluraliste et participative de la démocratie face à une « crise de la représentation et de l’art de gouverner » et face à un « État qui intervient trop et dans le secret des procédures » (Bouretz et Pisier, 1988). Dans le même sens, voir également L. Ferry (1991, 1992) pour lequel délibération et « éthique de l’argumentation » forment la raison d’être des nouveaux comités. Pour une vision d’ensemble des propositions de l’auteur sur la question des sages. Cette cooccurrence de registres supposerait des développements plus précis relatifs aux « effets de théories » sur l’action, ce qui dépasse le cadre de cet article. Sur ce point, cf. Bachir, 1995.
14 Voir les analyses que propose G. Mauger (1996) de la Consultation nationale des jeunes installée en avril 1994 à la suite des manifestations qui aboutirent au retrait du projet CIP.
15 Dans le cadre de ce modèle « la stricte séparation entre les fonctions de l’expert » et celles « du politique » […] fait place à une interrelation critique qui ne se contente pas de retirer à l’exercice de la domination tel que la justifie l’idéologie, les fondements douteux de sa légitimation, mais le rend globalement accessible à une discussion menée sous l’égide de la science […] qui les modifie substantiellement en tant que « les recommandations techniques ou stratégiques ne peuvent s’appliquer efficacement qu’en passant par la médiation de l’opinion ». Seul modèle, selon J. Habermas qui « présente un lien avec la démocratie », il prévoit « un dialogue qui doit scientifiser la pratique politique […] et qui ne peut s’instaurer indépendamment d’un autre dialogue […] pouvant être institutionnalisé sous la forme démocratique de discussions publiques auxquelles assistent les citoyens ». Et d’ajouter, « à la base d’une scientificisation de la politique, il y a relation entre les sciences et l’opinion publique qui en est proprement constitutive » (Habermas, 1973, p. 107, 109, 110).
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