4. Les manifestations de rue entre espace privé et espaces publics
p. 135-152
Texte intégral
1La manière usuelle de considérer la manifestation de rue est de l’appréhender par son effet supposé, la sollicitation de l’espace public par l’action collective. Pierre Chambat (1995, p. 91) peut ainsi écrire que les manifestations permettent de « poser un problème sur la scène publique », de « transformer des préoccupations particulières et des comportements privés en problèmes publics pour les inscrire sur l’agenda politique ». Manifester, c’est rendre manifeste, faire connaître publiquement, exprimer aux yeux de tout spectateur éventuel, donc introduire dans l’espace public (si on accepte pour l’heure une expression aussi vague). Il y a là l’un des éléments mêmes de la définition de la manifestation – l’expressivité – qu’Olivier Fillieule (1997, p. 42) précise ainsi : « Toute manifestation a pour dimension première l’expressivité, pour ses participants comme pour les publics, par l’affirmation visible d’un groupe préexistant ou non, par la mise au jour de demandes sociales diffuses ou précises ».
2Le rapport de la manifestation à l’espace public serait ainsi purement instrumental, la démonstration de rue étant seulement un moyen parmi d’autres pour les citoyens de faire connaître leur opinion ou leur revendication et donc de permettre à cette opinion ou revendication « d’accéder à l’espace public ». On se propose ici de ne pas s’en tenir à ce présupposé et de soutenir quatre thèses probablement hétérodoxes tant dans le champ des études des mouvements sociaux que dans celui des interrogations sur l’espace public :
- L’action manifestante est d’abord autocentrée, elle est en elle-même sa propre fin et est largement indifférente à son écho dans l’espace public.
- Le rapport des manifestations aux médias n’est décisif que dans des cas quantitativement limités et qualitativement non représentatifs.
- Il y a peu d’enjeux collectifs dans nos sociétés, et donc guère d’espace public unifié en dehors de périodes exceptionnelles ; il y a des espaces publics sectoriels, il y a des médiations dispersées (et donc des médiateurs multiples) et des compilations toujours partielles d’éléments indépendants.
- Ce qui subsiste d’espace public national au sens d’Habermas (comme sphère de personnes privées faisant usage de leur raison contre le pouvoir de l’État) a régressé au profit d’un espace médiatico-symbolique. Par contre, les sites de la raison se multiplient dans le corps social au détriment de la pensée symbolique.
3Le cheminement qui a conduit à cet article doit être décrit au lecteur. Je ne suis pas un lecteur habituel d’Habermas (même si j’ai évidemment croisé au hasard de lectures la notion « d’espace public » !), mais il m’a semblé intéressant de saisir l’occasion de la table ronde initiée par Bastien François et Érik Neveu pour réexaminer un phénomène politique, sur lequel je travaille depuis bientôt dix ans, à la lumière d’un concept pour moi inusité. Il s’agit de confronter, dans une sorte « d’expérience de pensée », un « terrain » (les manifestations de rue) et des problématiques (les théories de l’action collective et des mobilisations) à un autre cadre conceptuel (notamment, Neveu, 1995) qui peut, dans l’aventure, déplacer le regard et enrichir l’interprétation, mais aussi y montrer ses limites. On s’autorisera de cette posture particulière pour considérer que les données établies sur les manifestations en France et les débats sur la sociologie des mobilisations sont suffisamment connus pour ne pas imposer des rappels qui de toute façon excéderaient le volume d’un article. On limitera également la bibliographie à l’indispensable (on se reportera aux références données par Fillieule, 1994 ; Tarrow, 1994). On utilisera néanmoins un certain nombre de données inédites, notamment issues des sondages qu’Olivier Fillieule, Nonna Mayer et moi-même (1997) avons effectués, en collaboration avec l’institut Louis-Harris France, au cours de trois manifestations parisiennes.
Thèse 1
4La sollicitation de l’espace public est-elle constitutive de la manifestation ? A aller si vite en besogne, en privilégiant l’effet recherché par la manifestation, on manque probablement une dimension essentielle du phénomène. Il faut auparavant prendre la mesure de ce que je nomme la part « autocentrée » de la démonstration de rue. Là se place donc la thèse 1 que j’entends soutenir : « L’action manifestante est d’abord autocentrée, elle est en elle-même sa propre fin et est largement indifférente à son écho dans l’espace public ».
5La thèse semble d’abord prouvée par toute observation de terrain. L’organisation d’une manifestation devient très vite un but en soi : on travaille à la « réussir », c’est-à-dire à susciter la mobilisation, mais aussi à assurer que les lieux du rendez-vous sont connus, que les banderoles seront prêtes, les slogans peaufinés, l’ordre du cortège établi. Lorsque la manifestation se déroule, elle procure dans son déroulement même une « rétribution », le plaisir si souvent évident de faire quelque chose ensemble. Comme l’égrène Michel Offerlé (1990, p. 111) : « Être là pour quelque chose, pour quelqu’un, contre quelque chose, contre quelqu’un, être en foule, accomplir le devoir d’être en foule, de faire comme les autres, être là par curiosité, pour aller en ville, être là pour chahuter… Être là, tout simplement ». D’où la surprise qui pourrait saisir tout tenant du comportement rationnel (l’électeur rationnel, le manifestant rationnel…) : une manifestation peut être un échec quant à son impact public, ne recevoir aucun écho, et n’en avoir pas moins procuré une grande satisfaction collective aux participants. Les retours de manifestations, en train, en car, en métro, sont souvent des moments joyeux, où le plaisir du devoir accompli, la joie d’avoir été ensemble hors des routines quotidiennes et la fatigue de la marche se conjuguent pour autoriser quelques débordements festifs.
6Croire que les participants n’ont qu’une hâte, lire dans la presse le compte rendu de leur action, regarder le journal télévisé pour voir ce que l’on a montré d’eux, c’est méconnaître cet aspect essentiel de la démonstration de rue. Certes, les manifestants seront déçus si les médias se taisent ou en disent trop peu, mais cela ne les privera pas de la saveur si spécifique d’avoir « lutté ensemble ». Lorsque, dans l’enquête par sondage, on demande aux manifestants « A quoi diriez-vous qu’une manifestation est réussie ? », la réponse citée en premier concerne majoritairement la manifestation elle-même. Les interviewés sont en moyenne 55 % à répondre que la réussite d’une manifestation se mesure « au nombre des participants » et « à l’ambiance dans la manifestation ». Vient en second la réponse « à ce qu’elle permet d’obtenir » (35 %) et, loin derrière, la réponse « à son écho dans les médias » (10 %)1. S’agissant d’une question aux réponses préformées, une enquête complémentaire incite à penser que ces deux dernières réponses sont induites par le sondage et que la part faite aux résultats de l’action et à sa couverture de presse est moindre encore que les chiffres le suggèrent.
7Parallèlement aux sondages dans les manifestants que l’on vient de citer, l’institut Louis-Harris a conduit en effet une étude dite « qualitative », sous la forme d’un entretien de groupe, auprès de quelques manifestants du défilé antiraciste du 6 février 19942. Les propos recueillis, auxquels on s’abstiendra de donner une valeur autre qu’indicative, donnent de la substance à notre hypothèse initiale d’un autocentrage de la manifestation.
8Contrairement à ce que ferait attendre le sondage, aucun des manifestants qui participent à l’entretien ne mentionne les médias comme destinataires privilégiés de la manifestation. Cette absence est remarquable car elle dément ou au moins relativise l’idée sociologique reçue selon laquelle ceux qui défilent dans la rue le font presque exclusivement pour obtenir un écho médiatique. S’agissant de la manifestation du 6 février 1994, aucune des personnes participant à l’entretien de groupe ne parle à aucun moment et d’aucune façon de la presse et de la télévision. Si le rapport aux médias finit par être évoqué, c’est pour expliquer le recours à la violence d’autres manifestants (les pêcheurs, les sidérurgistes, les jeunes des banlieues).
9Tout aussi remarquable est l’absence d’illusions sur les effets de la manifestation : on ne manifeste pas parce qu’on pense obtenir gain de cause grâce à la mobilisation. Un moment de l’entretien de groupe est significatif. L’enquêtrice oriente le débat vers la question des résultats de la manifestation du 6 février et obtient une explosion de dénégations :
Question : « Justement, on en arrive aux effets… Qu’est-ce qu’elle a eu comme effets celle du 5 février, qu’est-ce qu’elle a provoqué ? »
– « Rien ».
– « Un résultat nul, c’est nul, nul ».
– « Ben oui, Pasqua il maintient ses lois ».
– « C’est pas vraiment nul parce que comme tu disais tout à l’heure tu gardais les tracts, moi j’ai fait pareil, on les lisait le lendemain, on les a lus ensemble, on en a discuté tout ça, mais disons que c’est quelque chose qui se cache en nous pour l’avenir puisque ça va éclater tôt ou tard ».
– « C’est quelque chose qui va fermenter jusqu’au moment où ça va péter ».
10Aucun des participants ne pense que la manifestation a eu des résultats concrets immédiats, et il est d’ailleurs probable que sans la question de l’enquêtrice, le problème n’aurait même pas été effleuré. Les effets sont renvoyés, par le quatrième intervenant, aux manifestants eux-mêmes (qui approfondissent grâce aux tracts conservés et relus leur réflexion militante) ainsi qu’à un devenir à long terme dans lequel la mobilisation prend sens. La manifestation vaut donc en elle-même, sans qu’il soit nécessaire qu’elle ait des effets immédiats pour être légitime, et aucun participant ne paraît d’ailleurs se soucier d’une telle absence. Personne ne semblait d’ailleurs en attendre. Il est vrai que la manifestation dont il est question était plus expressive que revendicative.
11La manifestation vaut donc en premier lieu pour elle-même. L’aspect autocentré de la manifestation est constamment présent dans l’entretien de groupe. Ce qui compte pour les participants est ce qui se passe dans la rue, la communauté qui se forme et ce qu’on y ressent3. On y est pour y être, entre semblables, sans se préoccuper en premier lieu des effets éventuels et curieusement hors des regards extérieurs (ces regards qui sont d’habitude une gêne). On pourrait multiplier les citations.
« C’est une communauté d’idées aussi, enfin moi ce que je retrouve dans ce genre de manifestations, c’est une communauté d’idées ».
« Un sentiment d’unité, des gens qui partagent quelque chose ».
« On avait tous un point commun ».
« On avait des points qui se ressemblaient ».
« Se retrouver autour d’un slogan et puis en même temps faire la fête. C’est l’idéal d’une manif, une manif-fête, c’est l’idéal ».
« Le fait d’y avoir participé, c’est déjà satisfaisant ».
« La ville est un endroit où habituellement il y a plein de choses tabous… dans la ville on ne crie pas, si je sors sur le trottoir et que je me mets à crier, tout le monde va se retourner, me regarder, qu’est-ce que c’est que ce taré, alors que là effectivement on peut crier, on peut faire des choses qu’habituellement on ne peut pas faire dans la ville ».
12L’exigence d’une unité du groupe manifestant, d’une communauté dans ce qui l’anime, est telle que la découverte dans le temps même de l’action d’une non appartenance au groupe est vécue comme un traumatisme :
« Je pense à une manifestation où je suis allée, où je me suis demandée vraiment ce que je foutais là, c’était au moment où le Shah d’Iran allait partir de son pays, il y avait une manifestation organisée à Paris pour soutenir Khomeiny, pour que Khomeiny retourne en Iran, et je me souviens de cette manif comme une horreur parce que je n’arrêtais pas en marchant dans la rue de me dire “Mais qu’est-ce que je fous là ?”, je sais qu’à mes copines je leur disais “Mais qu’est-ce qu’on fout là ?” et à un moment il y a une copine qui m’a dit “Écoute on va aller manifester avec les femmes iraniennes”, j’ai vu arriver des bonnes femmes habillées tout en noir avec des espèces de foulards sur la tête, qu’on allait appeler plus tard “tchadors”, je le savais pas à l’époque, et je leur ai dit “Non, il n’est pas question que j’aille avec ces bonnes femmes”, pour moi j’étais jeune mais déjà c’était insupportable de voir des femmes avec des foulards sur la tête et je ne sais pas comment on peut appeler ça, dans des manifs tout d’un coup on se dit “Mais pourquoi je suis là, je n’ai qu’une envie, c’est de me tirer” ».
13L’intensité de la vie collective dans la manifestation est si sensible à tous les participants que certaines manifestations s’inscrivent dans leurs souvenirs avec une intensité particulière.
« Moi je me souviens d’une manifestation, il y a longtemps, c’était au temps de Franco… ça été pour moi, j’allais dire entre guillemets, la plus belle manifestation de ma vie, parce que ça été un moment très fort et c’était une époque en France où la gauche était très mobilisée et c’était des milliers de gens dans la rue, on n’était pas 15 000, c’était une manifestation où il y avait 300 000 personnes alors qu’aujourd’hui quand on dit 300 000 ça paraît énorme, à l’époque presque toutes les manifs il y avait 300 000 personnes, il me semble, j’ai peut-être idéalisé mais il me semble ».
« Je me rappelle aussi… me trouver dans une manifestation avec des gens qui étaient au RPR, à l’UDF, etc., mais qui étaient, qui défendaient quelque chose, là il y avait un sentiment très fort qui a pu désorienter certains de se trouver avec des gens de toute opinion politique, mais moi j’avais trouvé ça très très fort… C’était pas forcément une mobilisation parce que les gens qui étaient là n’ont jamais participé à une manifestation de leur vie et ils ne participeront peut-être jamais, donc j’ai trouvé que ça, c’était extraordinaire, ça m’a fait une curieuse impression mais c’était extraordinaire, assez incroyable ».
14On n’a sans doute pas donné toute son importance au fait que lorsqu’on demande à un échantillon de la population quel est l’événement marquant de l’année écoulée ou de la dernière décennie, les manifestations sont citées soit en première ou en seconde position (en 1984, en 1986) soit dans des proportions comparables à celles que recueillent les faits politiques les plus considérables. Les manifestations marquent avec un poids spécifique la mémoire collective.
15On ne doit pas oublier pour autant que la manifestation appartient aussi à l’espace privé, ce qui atténue encore l’aspect extraverti qui serait caractéristique d’une démonstration de rue. L’espace privé, c’est celui où l’on décide, chez soi, de se joindre au mouvement ; c’est celui des coups de téléphone que l’on donne ou des conversations que l’on a pour convaincre un proche d’y venir. Un participant à l’enquête qualitative note que « finalement quand on décide d’aller dans une manifestation, c’est quelque chose de personnel, ça motive et on engage les gens autour de soi ». Les sondages le confirment. Comme toute forme d’engagement, la manifestation s’ancre dans la « vie privée » et peut retentir sur elle (Siméant, 1995)4. Dans leur grande majorité, les manifestants interrogés lors du sondage affirment avoir essayé de convaincre d’autres personnes de venir à la manifestation (les chiffres sont respectivement pour les trois manifestations ayant fait l’objet de l’enquête de 74, 82 et 72 %). Plus significativement encore, nos chiffres confirment ce que la simple observation montrait : on ne vient pas à une manifestation seul, on vient avec d’autres (sont venues avec d’autres personnes 73 %, 90 % et 80 % de l’échantillon, chiffres sans variations significatives selon le sexe, l’âge, la catégorie socioprofessionnelle, le diplôme, la préférence partisane…). Et avec qui vient-on ? De la famille, des amis, des copains, des relations (63 % en moyenne) autant et plus qu’avec des militants ou des membres d’associations (47 %5). Mais l’espace de la rue peut être lui-même un segment d’espace privé : dans la manifestation, on bavarde, on est entre soi, on est abrité par la masse des manifestants. On rencontre les amis : dans le défilé du 6 février 1994, « il y avait des visages familiers, c’était pas l’aspect anonyme, au contraire c’est la rencontre, des retrouvailles… ». Un autre manifestant note : « C’est toujours sympa de rencontrer une personne qu’on connaît dans une manifestation, le monde est petit » (Enquête qualitative).
16Le motif premier de la participation à une manifestation n’est donc pas à rechercher d’abord dans une attention à l’espace public. Le souhait d’être associé à une mobilisation est en soi un facteur central. L’adhésion à la revendication ou plus généralement l’importance accordée à l’objet de la manifestation – en lui-même et sans qu’intervienne la considération de sa nécessaire popularisation – est un autre facteur primordial. Comme le dit l’un des participants : « Il me semble que quand on va à une manifestation, il me semble que c’est sur l’objet de la manifestation ». Cette évidence, qui mérite plus qu’on le pense d’être rappelée, a une traduction patente dans le déroulement de notre enquête qualitative : les manifestants parlent spontanément d’abord de l’objet de la manifestation et ils se montrent très compétents pour argumenter à son propos. De longs moments de l’entretien de groupe sont consacrés aux lois Pasqua, à l’exclusion, aux immigrés, au racisme. Les manifestants ont tout naturellement envie de parler du fond – l’objet de la mobilisation – et non de la forme – le défilé – ou de son éventuel retentissement. Ce ne sont pas des hommes politiques obsédés de stratégies.
17Il reste que la référence à un espace public existe, au sens initial d’Habermas. D’abord dans l’importance accordée à l’existence d’une arène où s’exprimer collectivement. Les manifestants ressentent fortement le fait que l’action collective réaffirme en elle-même la liberté fondamentale de s’exprimer dans la rue. On voit la grande généralité non pas de la motivation, car ce n’est pas ce qui décide à manifester, mais de la justification de l’action, et on comprend qu’une telle perception rende moins impératif l’obtention de résultats immédiats. On a la satisfaction de « constater qu’on a encore le droit d’aller dans la rue ». Un autre intervenant précise :
« À chaque fois que je vais dans une manif, c’est toujours ça qui m’y retient, c’est plaisant de se dire qu’on est encore dans un pays où on peut s’exprimer, où on peut dire ce qu’on ressent, et ça enfin je crois qu’à tout moment il faut le dire ».
18Mais l’espace public habermassien est présent plus concrètement. Manifester, c’est engager un débat, c’est appeler tous les citoyens à la réflexion. Là encore, les citations sont vite surabondantes.
« Moi ce que je trouve important aussi c’est que on parle de fatalité, de dépolitisation, de sentiment d’accablement, de “On ne peut rien faire”, etc. quand on va à une manif, il y a des gens qui sont là et qui disent “Non, on a des choses à dire, on a l’intention de les dire, on est là, il faut débattre de cette question”, et tout le monde est concerné, donc moi je trouve ça important ».
« On incite les autres à être citoyens ».
« Il y a toute une population de gens qui ont 20 ans et qui ont pas envie d’accepter les choses qu’on leur dit ».
« On se sent aussi une responsabilité face au pays ».
« Il y a des enjeux, des choix de société sur lesquels on ne peut pas laisser des mains mises des autres ».
« Manifester, ça peut être se révolter pour quelque chose, dans le sens être de véritables citoyens, faire partie de la cité ».
19Cette représentation, on le voit, n’est en rien politicienne. Les manifestants n’évoquent ni le Parlement, ni le gouvernement, ni les leaders des partis, mais les gens, les autres, le pays… L’espace public est présent, comme un espace de citoyens qui débattent, qui prennent leurs responsabilités, qui saisissent les autres citoyens directement, sans ressentir le besoin d’une médiation, par une espèce d’immédiateté démocratique.
20La prise en compte de ce centrage sur elle-même de la manifestation permet de résoudre ce qui sans cela resterait une énigme. Tout comme les soldats d’une armée en déroute continuent à se battre parce qu’ils sont ensemble, les participants à un mouvement social ne renoncent pas aisément à l’action collective ni lorsque les observateurs proclament l’échec du mouvement (d’où ces défilés qui n’en finissent pas de se répéter alors que chacun paraît à bout de souffle) ni d’ailleurs lorsque le mouvement atteint ses objectifs (d’où ces mots d’ordre de manifestation maintenus après que l’adversaire ait cédé).
Thèse 2
21Patrick Champagne (1990b) a fourni, avec une formule fameuse, la « manifestation de papier », une idée qui a été largement acceptée6 et qui a certes été utile dans les premiers temps de l’étude des manifestations, mais qui aujourd’hui (destin commun aux concepts !) est devenue un obstacle à la connaissance. Rappelons d’une phrase que, pour P. Champagne, « il n’existe sans doute pas d’autres définitions possibles de l’événement qu’une définition sociale dans la mesure où l’on est en présence ici d’une construction collective qui suppose un champ journalistique relativement autonome : l’événement est pour l’essentiel un artefact journalistique, un effet de première page » (p. 339). Dans une telle perspective, l’articulation entre les manifestations et l’espace public, via les médias, est constitutif de l’action collective. L’enjeu, pour toute manifestation, serait de forcer l’accès à l’espace médiatique afin, au-delà, de peser dans le débat social, de prendre rang dans la hiérarchie des revendications légitimes, d’obtenir la reconnaissance d’une identité différenciée. Toutes ces formules sont vagues et métaphoriques, mais suffisent ici pour que le lecteur voit à quoi l’on fait allusion.
22Une telle analyse n’est pas en elle-même inexacte, mais elle n’est vraie que pour un petit nombre de manifestations. Elle ne peut être acceptée en l’état pour toutes les autres. Patrick Champagne a été victime d’un cercle méthodologique : il approche les manifestations par l’intermédiaire de la presse, ne travaille donc que sur les manifestations dont la presse fait état, et il attribue à la presse un rôle central dans la constitution même du phénomène. Il est significatif que dans son article princeps de 1984, P. Champagne explique qu’il a décidé de ne pas suivre dans la rue la manifestation dont il va rendre compte afin – « en excluant volontairement le témoignage direct » (note 1, p. 20) – de l’appréhender à travers la presse. Et le cercle se ferme : travailler sur une base de presse devient légitime dès lors que l’on considère que les manifestations sont essentiellement des « manifestations de papier ». Or, et c’est tout le problème, la presse ne fait état que de moins de 5 % des manifestations (Favre et Fillieule, 1992). De là notre thèse 2 : « Le rapport des manifestations aux médias n’est décisif que dans des cas quantitativement limités et qualitativement non représentatifs ».
23Si l’on classe les manifestations selon leur rapport aux médias, on doit distinguer trois situations. Dans la très grande majorité des cas, les médias ne rendent pas compte des manifestations ou en rendent compte sur un mode minimal et routinisé. L’enjeu de l’action collective n’est donc pas à rechercher du côté des médias, il est ailleurs. Le second cas concerne un petit nombre de manifestations qui ont, elles, comme enjeu de devenir un « événement » et sont donc dans un rapport constitutif avec les médias. Selon le modèle proposé par P. Champagne, elles ont comme objectif principal d’obtenir l’attention des médias et en retour les médias sont en position de leur donner ou non une visibilité sociale. Enfin, les manifestations les plus considérables s’imposent aux médias et même les saturent : les médias sont alors amenés à rechercher de nouveaux modes de saisie du phénomène. Commentons brièvement cette « typologie »7.
24Fort nombreuses sont donc les manifestations pour lesquelles les médias ne jouent aucun rôle. Il s’agit d’abord de l’énorme masse des manifestations de petite taille, qui sont la norme des manifestations contemporaines : 60 % des 4 500 événements du corpus constitué par O. Fillieule (et qui concerne Nantes, Marseille et Paris) rassemblent moins de 100 personnes. Sauf exception, la presse même locale ne rend guère compte de telles actions. Il s’agit ensuite d’une grande part des manifestations parisiennes et de presque toutes celles de la région parisienne, pour deux raisons distinctes. À Paris, où les rassemblements et manifestations sont quotidiens et où la presse est « nationale », seules quelques dizaines des 1 200 actions collectives annuelles font l’objet d’une recension de presse. Olivier Filleule a établi par exemple que sur 499 manifestations dont l’existence est attestée par une mention sur la main courante de la Préfecture de police et qui ont eu lieu au cours du premier semestre 1989, 56 sont mentionnées par Libération (11 %) et 31 par Le Monde (6 %) (Fillieule, 1996). Dans la périphérie de Paris où il n’existe pas de presse « régionale » (particularité souvent oubliée), les manifestations n’ont pratiquement jamais de couverture médiatique8.
25En déduira-t-on que ces manifestations ignorées des médias n’ont ni signification ni effets sociaux ? Évidemment non. Certes, un certain nombre de micro-mobilisations sont à elles-mêmes leur propre fin (on est ramené à notre thèse 1), n’ont pas d’effets sinon sur les participants, ainsi de multiples rassemblements ayant des objets très sectoriels, voire singuliers. Mais beaucoup d’autres mobilisations empruntent une voie plus efficace d’interpellation d’une autorité de l’État et obtiennent des résultats bien qu’elles n’aient à peu près aucune couverture de presse : rassemblement devant un rectorat pour obtenir le dédoublement d’une classe, manifestation devant la mairie pour obtenir que soit rapportée une mesure de police municipale, délégation accompagnée par des grévistes jusqu’à la préfecture pour obtenir une intervention de la puissance publique dans un conflit du travail… On reviendra sur ces situations pour lesquelles un retour à la notion « d’espace public », mais sous la forme qu’on nommera « espace local », sera éclairant.
26Une seconde classe de manifestations s’insère mieux dans le schéma avancé par P. Champagne, même si pour notre part nous contestons le rôle central donné aux médias et accordons un poids plus grand à d’autres interactions non « médiées » par les journaux, la radio ou la télévision. Ce type de mobilisations est le plus connu, c’est typiquement le cas de manifestations parisiennes qui se déroulent à l’occasion d’une journée nationale revendicative d’un corps professionnel ou d’une section de l’opinion : de nombreuses études y ont été consacrées (par exemple, s’agissant des « agriculteurs saisis par la communication », Duclos, 1996)9. Notre propos n’est évidemment pas de refaire ici le point sur les rapports complexes qui se nouent alors entre médias et mouvements sociaux (par exemple sur les mouvements pacifistes, Mercier, 1993 ; Rochon, 1988). Il faut bien voir cependant que c’est seulement dans cette classe très minoritaire de manifestations et seulement dans celle-là que peut être cherchée la figure paradigmatique de l’action collective qui, par l’intermédiaire des médias, met en débat un enjeu social dans l’espace public. Mais bien des nuances s’imposent immédiatement. Il serait d’abord excessif de doter la presse d’une fonction homogène d’attribution de sens aux manifestations, ne serait-ce qu’en raison d’un évident tropisme de chaque organe de presse, Le Monde rendant par exemple plus volontiers compte des manifestations étudiantes et de la contestation paysanne, L’Humanité des mobilisations ouvrières… L’étude de la manière dont la presse – pour subsumer sous ce terme un ensemble complexe de mécanismes sociaux – sélectionne sur une période de temps donnée les manifestations dont elle rend compte montre ensuite combien des facteurs exogènes peuvent être décisifs. Une petite manifestation qui en temps ordinaire n’aurait pas fait l’objet de la plus petite brève sera évoquée si elle est en relation avec un fait international qui vient un instant sur le devant de la scène (par exemple une manifestation d’opposants à tel régime). Symétriquement, d’importantes manifestations peuvent être tues par la presse si un événement intérieur ou international survient qui sature instantanément l’espace éditorial. La presse dite « nationale » n’a d’ailleurs pas besoin d’un tel type d’événement pour être toujours parcimonieuse à l’égard des manifestations de province. De janvier à juin 1989, 191 manifestations ont eu lieu à Marseille et 68 à Nantes : Libération a rendu compte… d’une manifestation marseillaise et d’aucune manifestation nantaise, tandis que Le Monde faisait état de trois manifestations marseillaises et d’aucune de celles s’étant déroulées à Nantes. Certaines pourtant dans l’une et l’autre villes avaient réunies plusieurs milliers de personnes (Fillieule, 1996, p. 165). Même lorsqu’il s’agit de campagnes de protestations de longue durée, la couverture de presse est largement erratique :
« L’évolution des courbes de manifestations telles qu’on peut les établir à partir des sources de presse n’est pas d’abord déterminée par l’évolution effective du nombre des manifestations, mais essentiellement par la focalisation des médias sur telle ou telle campagne de protestation. Le problème ici est que ce type de biais n’est pas systématique dans la mesure où son importance varie en fonction de l’actualité politique du moment » (Fillieule, 1996, p. 169).
27Toutes ces observations convergent pour minimiser (même dans le cas des manifestations centrées sur l’obtention d’un écho médiatique) le caractère crucial, voire constitutif pour les manifestants, de leur accès aux médias. Les participants savent assez que la mention de leur action dans la presse dépend de trop de facteurs sur lesquels ils n’ont pas prise pour mesurer le succès ou l’échec de leur mouvement à la taille des comptes rendus des journaux.
28Il ne s’agit pas pour autant d’oublier l’effet de taille : il reste vrai que, conformément à la représentation commune, lorsqu’un cycle de protestation atteint une ampleur certaine, la presse viendra à en rendre compte. On est présence du classique critical mass effect (Snyder et Kelly, 1977). Encore faut-il en mesurer exactement la portée. On doit maintenant considérer un dernier cas, celui des manifestations dont les médias ne peuvent pas choisir de ne pas rendre compte. Cette catégorie (qu’on aurait envie de généraliser en parlant des « événements-dont-lesmédias-ne-peuvent-pas-choisir-de-ne-pas-rendre-compte ») demanderait à elle seule une investigation riche de prolongements et dont on pourrait attendre à notre avis quelques remises en perspective. Le but de certains mouvements sociaux est évidemment d’atteindre ce seuil (inaccessible pour la plupart des autres) où les médias n’ont plus d’autres choix que d’organiser la couverture de l’événement. La fameuse manifestation du 4 décembre 1986 – qui faisait dire au ministre Alain Devaquet : « Tout le monde attend le 4. Les syndicats attendent de mesurer leurs forces. Le gouvernement attend pour voir ce qui va se passer » –, les manifestations symétriques sur l’école du 24 juin 1984 et du 16 janvier 1994, nombre de manifestations du mouvement de novembre-décembre 1995 sont de cette nature. Les médias ne sont plus libres de faire silence, le travail habituel de toute rédaction qui consiste à « opérer un tri parmi les centaines de nouvelles qui arrivent quotidiennement sur les téléscripteurs » (Champagne, 1984) et à choisir l’événement qui occupera la une ou ouvrira le JT n’est plus de mise : par son importance (quantitative et/ou politique), la manifestation s’impose aux journalistes. On sait trop bien que le terrorisme est l’arme qui permet aux groupes ultra-minoritaires, et tendanciellement à une seule personne, d’obtenir ce même résultat : sauf censure ou cas rares d’autocensure, aucun média ne peut faire silence, dans un pays pluraliste où existe une concurrence des moyens d’informations, sur l’attentat de la rue des Rosiers ou celui de la station Saint Michel.
29Lorsque la manifestation s’ordonne en un événement, annoncé, attendu, scruté, les médias sont en mesure d’en assurer la couverture dans des conditions optimales. Mais il est aussi des situations passionnantes où les événements saturent les médias. Ainsi lorsque, face à un nombre trop grand d’initiatives, la presse en vient à recourir à des formules vagues : « Dans de nombreuses villes de notre région, les agriculteurs ont multiplié les actions… ». On voit d’ailleurs apparaître, dans des situations du même ordre, des technologies spécifiques pour contourner cette saturation : on trouve dans les journaux, à la fin du mouvement social de novembre et décembre 1995, des cartes sur lesquelles sont reportées les manifestations des diverses villes françaises. Plus généralement, nos recherches nous ont amené à prendre la mesure des cas, plus nombreux qu’on le croirait, où les instances de l’appareil d’État chargées de l’observation et du comptage sont elles-mêmes saturées. Les Renseignements généraux, au moment de la Guerre du Golfe, s’essoufflent à recenser l’ensemble des mobilisations pacifistes et les saisissent à travers des catégories de plus en plus générales (du type Paris/Province, ou « à l’appel de diverses organisations pacifistes »). Lors des mouvements étudiants et lycéens, la main courante de la Préfecture de police de Paris baisse les bras (si l’on se permet cette image hardie) et se borne à signaler que « de nombreux cortèges sillonnent la capitale »…
30On objectera à juste raison que dans ces situations, les médias gardent le pouvoir de dire le sens de la mobilisation. Mais il ne faut pas exagérer la latitude de ce « pouvoir ». D’une part, on ne peut pas faire dire n’importe quoi à une action collective qui se barde elle-même d’explications et qui a des représentants prompts à remettre les choses au point10. D’autre part, les médias ne monopolisent pas – contrairement à ce que l’on croit souvent – la transmission d’informations dans l’espace public : les autorités de l’État, par exemple, lisent évidemment la presse, mais elles ne s’en contentent pas et des données leur arrivent par de multiples autres canaux (RG, corps préfectoral, élus, militants, etc.). On oublie trop souvent que, soit par voie directe (du directeur départemental de la police nationale à la direction centrale), soit par l’intermédiaire du préfet, l’existence de manifestations même très ponctuelles est connue des ministères concernés et d’ailleurs exploitée par les Renseignements généraux à différents niveaux. Même certains événements minuscules (une initiative d’un élu local, un incident judiciaire provoqué par un militant) dont le fonctionnaire de police pense qu’il peut être indicateur d’une évolution ou annonciateur d’un mouvement susceptible de prendre de l’ampleur, fait l’objet parfois instantanément d’une communication à Paris. Le « public » n’est pas de son côté docile aux médias, il les décrypte au travers de cadres cognitifs différenciés. Et dans le cas des mouvements sociaux de grande ampleur, la plupart des citoyens ont une connaissance directe des mobilisations, au moins à travers leurs effets (et à ce seul titre, les mouvements des mois de novembre et décembre 1995 méritent une étude).
31C’est d’ailleurs dans des cas de ce type que les médias sont tentés de faire appel aux sciences sociales pour les aider à « dire le sens » de l’événement. Citons simplement deux exemples. Celui d’abord de la manifestation du 16 janvier 1994 au cours de laquelle l’IFOP a effectué, à la demande de Libération, un sondage dont le journal s’autorise pour interpréter la mobilisation. Le journaliste, Éric Dupin, multiplie affirmations et dénégations : « Ce n’est pas “le peuple” dans sa diversité qui a battu le pavé parisien », « ce n’est pas le célèbre “peuple de gauche” qui a manifesté », la manifestation « n’a pas été véritablement le théâtre d’un “réveil des consciences” autour des valeurs républicaines », la manifestation a eu « une coloration finalement plus syndicale que véritablement politique »11. On voit que le sondage donne toute l’assurance requise au journaliste pour dire ce qu’est et ce que n’est pas la manifestation. Cette manière de faire à toutes chances de se routiniser, et l’on peut prédire sans risques que les grandes manifestations à venir, dès lors qu’elles seront annoncées et attendues, appelleront les enquêtes de ce type. La manifestation parisienne contre le projet de loi Debré sur l’immigration du 22 février 1997 a fait ainsi l’objet d’un sondage IFOP dont les résultats ont été publiés dans Le Monde du 25 février. Le journaliste Gérard Courtois s’appuie sur les données du sondage pour dire qui a manifesté (des « parisiens, jeunes, intellectuels ») et donner le sens de leur action : « Les dizaines de milliers de personnes qui ont défilé à Paris samedi reprochaient au Parti communiste, aux Verts et surtout au Parti socialiste de ne pas s’être suffisamment mobilisés contre le projet Debré ». Le mouvement de novembre et décembre 1995 offre un second exemple : La Croix, face à l’incertitude d’un mouvement qui ne paraissait plus devoir finir et dont la signification échappait, a fait appel à divers spécialistes des sciences sociales pour « expliquer les disparités géographiques de la mobilisation » et dire « pourquoi les manifestations ont pris plus d’ampleur en province qu’à Paris au cours des dernières semaines ». L’explication proposée tient à plusieurs facteurs : des traditions historiques, le refus du centralisme parisien, les disparités économiques, le poids du secteur public, le poids du chômage, et surtout la persistance du « clivage de Maastricht », la carte des manifestations semblant identique à la carte du « non » de 1992. Le mouvement social est donc celui de la « France de la crispation », de la France en déclin, pessimiste, mal préparée aux défis de l’internationalisation…12.
32Les manifestations ne s’inscrivent donc pas dans le schéma linéaire où certains ont cru pouvoir les enfermer. À l’une des extrémités du continuum des manifestations, les démonstrations de rue ouvrent des espaces publics partiels, alimentent des espaces singuliers de prise de parole, débouchent sur des espaces locaux de négociations ; à l’autre extrémité, les immenses cortèges inversent le rapport aux médias un temps balayés par leur déferlante. Il n’est donc pas sûr qu’il faille d’abord penser l’espace public sous l’angle de la communication.
Thèses 3 et 4
33Jusqu’à présent, nous avons supposé qu’existait un espace public et nous avons borné notre réflexion aux rapports de la manifestation à ce supposé espace public. Il nous faut maintenant déplacer le problème vers cet espace public lui-même et nous demander si la configuration de l’espace public que nous avions supposée et les propriétés que nous lui avions attribuées jusque là doivent ou non être acceptées. Le fragment de réalité sociale qui nous a servi de référent empirique au long de cette réflexion nous impose sa réponse : à l’aune des actions collectives, il n’est pas possible d’admettre qu’existe un espace public unifié. On est tenté de dire que le processus d’unification des enjeux et des espaces n’est jamais achevé et ne peut pas, constitutivement, l’être. D’où notre thèse 3 : « Il y a peu d’enjeux collectifs dans nos sociétés, et donc guère d’espace public unifié en dehors de périodes exceptionnelles ; il y a des espaces publics sectoriels, il y a des médiations dispersées (et donc des médiateurs multiples) et des compilations toujours partielles d’éléments indépendants ».
34Il n’est pas nécessaire de documenter longuement le fait qu’il existe dans notre société de multiples espaces publics sectoriels. On sait qu’il y a chaque année en France de 8 000 à 10 000 démonstrations de rue : rassemblements, manifestations, sit in, meetings en plein air, occupations de locaux, etc. La plupart de ces démonstrations s’inscrivent dans un espace « local ». Sur les 3 500 manifestations qui se sont déroulées à Marseille entre 1980 et 1989 et à Nantes de 1979 et 1989, qu’Olivier Fillieule (1997, p. 194-195) recense et analyse, plus de 600 concernent des problèmes liés à l’emploi, plus de 500 concernent des problèmes scolaires, 350 des revendications salariales et un nombre équivalent des problèmes corporatifs ou de défense des droits syndicaux. Si l’on y ajoute les mobilisations sur le logement, les manifestations de soutien lors de procès ou « contre la répression policière », ou encore des actions conduites à l’occasion de grèves (qui sont d’ailleurs en nombre égal des actions de soutien aux grévistes et d’hostilité aux grèves), on voit que l’action sociale a normalement pour site un micro-espace public. Cet espace public se restreint aux citoyens mobilisés et à leurs proches, aux « autorités » mises en cause (recteur, patron, préfet, juge, propriétaire, etc.), aux spectateurs de hasard ou « captifs » (les fonctionnaires du maintien de l’ordre, les huissiers de la préfecture, etc.) et au journaliste localier s’il est là. Qu’il s’agisse dans beaucoup de cas de micro-mobilisations ne doit pas faire conclure à leur insignifiance : dix mille de ces actions chaque année fabriquent un tissu social serré et continu.
35Peut-on mettre en vis-à-vis de ces « espaces publics locaux » un espace national unifié dont les producteurs seraient les titulaires des fonctions centrales « au sommet de l’État », les journalistes de la télévision et de la presse nationale, les responsables des instituts de sondages et les spécialistes des sciences sociales les plus sollicités dans les médias ? Ma conviction est qu’en dehors de périodes rares où se produit ce que Michel Dobry (1986, p. 143) appelle la « dé-spécification des enjeux », l’espace national n’est jamais longtemps unifié et ne traite pas réellement d’enjeux collectifs. L’unification des enjeux ne paraît pouvoir se réaliser ni dans le temps ni dans l’espace. Dans le temps, car les médias sont comme les ardoises magiques de mon enfance : ce qui s’y écrit est perpétuellement effacé pour permettre de repartir sur une page blanche. Si unification il y a dans les médias, c’est rarement pour plus de quelques jours, ce qui n’est pas le temps du traitement administratif, politique et social d’un enjeu13. Quant au champ politique, on l’a défini ailleurs par quatre caractéristiques (Favre, 1992) : il s’agit d’un champ perpétuellement saturé, qui doit donc continuellement gérer cette saturation ; il s’agit d’un champ soumis à de fortes contraintes externes, lui imposant d’accueillir les problèmes de manière quasi-immédiate mais de s’en dégager tout aussi rapidement ; il s’agit d’un champ d’acteurs en forte compétition, ce qui est parfois un facteur momentané d’unification (tous doivent prendre position sur la question qui émerge) mais souvent un facteur de dispersion (chacun se saisit de ce qui lui est utile); c’est un champ « transmutateur » des problèmes, l’homme politique par position constamment les redéfinit et les déplace. Tout cela ne permet pas de tracer la figure d’un espace national durablement unifié. Mais l’unification ne se réalise pas plus du « bas » au « haut » de l’espace social. Bruno Latour (1994) alertait récemment sur le fait que les sommations perpétuelles qui se font dans la société sont toutes « localisées », « cadrées » sans qu’il y ait « dans ce travail de compilation de quoi faire une structure sociale ». Toute réflexion sur les niveaux « macro » (macroéconomique, macrosociologique) et « micro » (microéconomique, microsociologique) du social doit admettre pareillement que si la plupart des décisions de politique publique se fondent sur des propositions macrosociologiques, les indicateurs utilisés, parce qu’ils sont des agrégats, cessent de plus en plus d’être fiables à mesure que l’on s’éloigne du micro pour s’approcher du macro (Cherkaoui, 1997) : là encore, le travail de compilation peine à atteindre (et à notre sens ne peut atteindre) le niveau du système social. L’unification d’enjeux au sein d’un espace public unifié n’est donc le plus souvent qu’apparence superficielle.
36Ce n’est évidemment pas le lieu de définir le statut de cet espace national qui ne saurait être un simple espace « public ». Mais il est cependant nécessaire de prolonger l’interrogation sur un point central au regard du concept fédérateur de ce livre. Il ne faut pas perdre de vue une des interrogations fondatrices de la conception habermassienne de l’espace public, celle qui concerne l’usage collectif de la raison, le recours public aux armes de la critique. Comme le note à juste titre Érik Neveu (1995), il faut se garder de l’affirmation paresseuse que l’espace public est « atteint d’un processus de dégénérescence irréversible » et que la « confrontation des arguments » et les « joutes argumentées » ont disparues de notre horizon. Là comme ailleurs, il nous semble que rien ne peut se dire sans distinguer entre les situations. À titre exploratoire, nous proposons la thèse 4 : « Ce qui subsiste d’espace public national au sens d’Habermas a régressé au profit d’un espace médiatico-symbolique. Par contre, les sites de la raison se multiplient dans le corps social au détriment de la pensée symbolique ».
37Cette thèse repose, on le voit, sur l’hypothèse d’une opposition dans la société entre l’espace national et des espaces locaux, ce terme de « local » étant pris ici dans son seul sens physique (est local ce qui affecte une portion réduite de l’espace). En accentuant les contrastes, on suppose qu’il existe, sans doute aux deux extrêmes d’un continuum, des espaces publics locaux où sont possibles des débats argumentés et un espace public national où le débat ne peut plus être que médiaticosymbolique. On ne peut qu’esquisser dans ces pages cette opposition.
38Les espaces publics locaux nous paraissent pouvoir se caractériser, du point de vue des problèmes qu’on tente de circonscrire ici, par deux faits : on y est d’une part dans une sphère d’intelligibilité des problèmes, et d’autre part la communication directe reste possible. Intelligibilité ? On veut dire qu’il demeure possible pour les parties en présence de s’accorder sur une description de la situation (ou de s’accorder sur l’impossibilité d’une description unique de la situation) et de désigner les maux qui sont perçus et les remèdes envisageables. En d’autres termes, les débats qui s’y déroulent finissent par se faire « en raison ». Il faut expliquer, raisonner, entraîner la conviction par la démonstration, donc user d’arguments rationnels, ces arguments restant de référence commune entre la plupart de ceux qui se trouvent opposés dans un débat14. Après tout, la durée des études s’accroît constamment, le modèle scolaire de la résolution des problèmes et de la dissertation devient de référence commune, et cela ne peut être sans effets sociaux (Sperber, 1979). Comme, de surcroît, ces espaces locaux autorisent la communication directe (on peut se réunir autour d’une table pour discuter), ils ouvrent un espace public de discussion. Chacun y parle en public, sous le regard des autres et des siens. La structure d’interaction conduit habituellement à admettre la supériorité de l’argument sur l’affirmation. Concrètement, il apparaît qu’il y a dans la société de multiples sites locaux où « des individus faisant usage de leur raison », pour reprendre les formules classiques d’Habermas, sont en mesure de mener une critique contre l’autorité par le moyen de « l’usage public du raisonnement » : assemblées générales tenues au cours de mobilisations, réunions syndicales, rencontres entre représentants de l’administration et représentants des usagers, commissions paritaires, instances consultatives, etc. Beaucoup de micromobilisations donnent elles-mêmes l’exemple de la constitution de tels espaces publics locaux : quelques dizaines de citoyens débattent d’un problème, organisent une action, désignent l’autorité qui peut prendre la décision souhaitée, préparent les arguments de leur délégation, et se sentent investis de la responsabilité de faire progresser par l’action raisonnable et une conviction motivée un segment problématique des rapports sociaux. Le schéma qu’on vient de donner est si linéaire qu’il confine évidemment à la caricature, mais les petits groupes se calent effectivement sur un tel modèle : il est des cas où la rationalité naît des débats et de la réalisation pratique des projets.
39À mesure que l’on s’éloigne d’un espace local au sens donné ici, la possibilité de débats « en raison » s’estompe jusqu’à disparaître et il n’y a plus de place que pour le débat médiatico-symbolique. Il y a deux causes centrales à ce changement de nature lié à un changement d’échelle. D’une part, les données possibles du débat cessent d’être communément intelligibles. L’élucidation de la réalité (quelles sont les causes du chômage, quels sont les effets d’un changement de fiscalité, quels sont les effets de la réduction du temps de travail, quelle part attribuer au transport par canaux et au transport par fer, etc.) ne peut plus être opérée par la personne faisant simplement usage de sa raison. Le recours à la pensée symbolique devient inévitable, le mot « symbolique » étant pris dans son sens ethnologique : l’acteur social est contraint de recourir à la pensée symbolique lorsqu’il doit interpréter un monde qu’il ne peut pas connaître par les moyens de la pensée rationnelle, parce que ce monde est trop complexe et qu’il est constitué partiellement de forces invisibles, qu’il est donc opaque, non maîtrisable, imprévisible15. D’autre part, on sort là de la structure d’interaction où chacun voit les autres et est vu des autres : la communication est nécessairement médiatisée, par la radio, la télévision, la presse. On ne peut plus être là dans l’espace public habermassien du débat. Ces caractéristiques permettent de préciser les traits qu’on a attribués plus haut au champ politique. L’espace public national est un espace occupé par un certain nombre d’acteurs (le haut personnel d’État, les « grands journalistes », les leaders des partis et des syndicats, etc.) qui doivent intervenir, par la parole et par l’action, mais dans un monde par nature peu accessible à la pensée rationnelle. La somme des informations à traiter, des paramètres à prendre en compte, des connaissances à articuler excèdent à la fois le système cognitif individuel et les instruments de compilation dont l’État dispose (on retrouve ici la thèse 3). Le propre de l’homme politique, et sa dignité, est d’agir dans un monde inconnaissable et imprévisible, mais le prix qu’il paye est son impossibilité d’y tenir un discours cohérent. Il est contraint d’argumenter, de démontrer, de chiffrer, de faire mine d’adopter le mode rationnel légitime de débat public, alors que son rapport au monde est de l’ordre du symbolique.
40La prise en compte des manifestations comme mode d’accès à l’espace public confère finalement à cet espace public un statut différent de celui qu’on pouvait attendre : espace poreux ouvert sur le monde social par des canaux multiples et parfois inattendus, espace-mosaïque, espace sollicité par des mobilisations proliférantes, mais aussi espace relativement indépendant des médias et même espace envers qui l’on peut rester indifférent. Ces « transformations structurelles de l’espace public » seraient donc, si on les déchiffre du point de vue du sociologue des mobilisations, quelque peu paradoxales. Elles se caractériseraient par l’apparition d’une relative insensibilité aux médias et par l’éclatement d’un espace unifié en une multitude d’espace différenciés et indépendants. Il n’est pas sûr que la notion d’espace public soit assez ductile pour accepter de telles variations de sens.
Notes de bas de page
1 Les sondages ont été effectués lors de la manifestation « anti-raciste » du 5 février 1994, du défilé organisé par la CGT sur le thème de l’emploi le 12 mars 1994 et du cortège parisien qui concluait la marche des chômeurs à l’appel du comité « Agir ensemble contre le chômage et les exclusions » le 28 mai de la même année. On donne ici, par souci de lisibilité, la moyenne des réponses aux trois sondages, ce qui est statistiquement constestable. On pourra trouver les données « à plat » dans P. Favre et O. Fillieule, Une enquête par sondages dans les manifestations de rue, Résultats bruts des trois vagues d’interviews réalisés les 5 février, 12 mars et 28 mai 1994, recherche co-financée par l’IHESI, l’École doctorale de l’IEP de Paris et le CEVI-POF, ronéoté, février 1995.
2 Sondage Louis-Harris IHESI IEP CEVIPOF, Enquête qualitative, transcription dactylographiée, 34 p., 1994 (cité désormais « Enquête qualitative »).
3 C’est sur ce sentiment que se fondent les organisations syndicales qui réalisent et diffusent des cassettes vidéo permettant à ceux qui le souhaitent de revoir la manifestation, d’en retrouver l’ambiance, de regarder à nouveau ses mises en scène… et de réentendre les prises de position des organisateurs (cf. Le Centre national des professions de santé propose « manifestement vôtre », témoignage de la manifestation du 11 juin 1991, Euro santé vidéo production, 1991, et Le Centre national des professions de santé vous invite à participer à « La manif des manifs », témoignage de la manifestation du 17 novembre 1991, Euro santé vidéo production, 1991). Ces cassettes paraissent avoir le même statut que des souvenirs de vacances ou le résumé d’un spectacle auquel on a assisté, l’essentiel de ces vidéos étant constitué d’images des défilés.
4 Johanna Siméant (1995) montre dans sa thèse d’une manière saisissante et à l’inverse des idées reçues qu’il y a des cas où l’engagement politique peut provoquer un déclassement social.
5 Les totaux sont supérieurs à 100, les personnes interrogées pouvant donner plusieurs réponses (les militants d’une organisation peuvent être aussi des copains…).
6 Érik Neveu faisait remarquer, dans son compte rendu de La manifestation, que Patrick Champagne « à en juger par le jeu des références chez ses co-auteurs, voyait ses problématiques largement reconnues » (Revue française de science politique, décembre 1990, p. 922).
7 Les guillemets sont destinés non à prendre une distance à l’égard des typologies, mais à attirer l’attention sur le fait qu’esquisser une distinction en types n’est pas construire une typologie. N’en déplaise aux détracteurs du « typologisme », face à un fait social multiforme et dont l’échelle des variations morphologiques va de quelques participants au million de participants, il faut bien distinguer en sous-espèces. Le contraire d’une pensée typologique est souvent une pensée dogmatique, qui ne s’arrête qu’à un aspect des phénomènes et ne s’encombre pas des autres.
8 On est, on le voit, aux antipodes des formulations de P. Champagne (1990b, p. 342), pour qui « il est aujourd’hui plus que jamais très difficile de dissocier les faits et le compte rendu des faits… parce que la plupart des actions manifestantes sont désormais explicitement conçues et mises en scène pour produire des comptes rendus dans la presse et pour produire un maximum d’effets sur les différents médias ».
9 Il est d’ailleurs significatif que la manifestation étudiée en 1982 par P. Champagne soit une journée nationale d’action à l’appel de la FNSEA et du CNJA.
10 Il serait fécond de transposer ici les résultats des études sur la réception des textes par les lecteurs ou des émissions de télévision par leurs spectateurs. Les journalistes face à une manifestation sont comme les lecteurs par rapport à un texte : ni bien sûr entièrement soumis au sens voulu par les producteurs (de la manifestation ou du texte) ni libres d’attribuer arbitrairement le sens qui leur convient. La manifestation comme le texte ou l’émission de télévision est dotée d’un sens partiellement clos qui limite le nombre des interprétations socialement possibles (les interprétations aberrantes restant confinées à des individus). Sur ces questions classiques, cf. par exemple Livingstone, 1990.
11 Libération, 18 janvier 1994, p. 2. La Une porte le titre « Mais qui a défilé ? » suivi de ce portrait : « Homme, de gauche, instituteur ou professeur, quadragénaire, sans religion : voilà le portrait type du manifestant de dimanche, établi par un sondage exclusif IFOP-Libération. Il a défilé pour l’école publique, contre le financement de l’école privée par l’État. Sans trop d’arrière-pensées politiques. Même s’il a voté majoritairement socialiste aux élections législatives de mars 1993 ».
12 La Croix, 16 décembre 1995, p. 2-3. Faut-il préciser que la démonstration n’emprunte que les atours de la scientificité ? La Croix produit trois cartes (l’ampleur des manifestations, le taux de chômage, le vote « non » à Maastricht) et conclut que « des correspondances apparaissent assez nettement ». Or, si l’on compare systématiquement les cartes, on constate que seules deux régions sur 21 (Ile de France et Alsace) sont trois fois dans la même catégorie inférieure (faible % de manifestants par rapport à la population, chômage inférieur à la moyenne, vote « oui » à Maastricht) et trois régions sur 21 (Provence-Alpes-Côte d’Azur, Languedoc-Roussillon et Haute Normandie) dans la même catégorie supérieure (fort pourcentage de manifestants, chômage important, vote non à Maastricht). La simple comparaison visuelle des cartes montre d’ailleurs qu’elles ont peu de rapport entre elles. Il est de surcroît évident que des cartes par région ne peuvent guère répondre au problème posé.
13 S’y ajoute le fait que les médias sont davantage soucieux de la forme que du fond. Qui a déjà travaillé pour la radio ou la télévision sait que le journaliste est constamment attentif non pas à la thèse que défend son interlocuteur, à la solidité de ses arguments ou à l’originalité du propos, mais à la manière dont « tourne » l’émission : il lui suffit que le rythme soit bon, la parole compréhensible, les temps morts absents.
14 Ce qui définit les limites de ces espaces publics locaux : le débat argumenté cesse d’être possible si l’une des parties en présence récuse la référence à la raison universalisante, par exemple en vertu d’un engagement religieux ou au nom d’une suprématie irréfragable de la satisfaction individuelle.
15 Cf. par exemple la théorie du « numineux » de Rudolf Otto. On a conscience de la rapidité de notre propos sur le symbolique, sur lequel on ne peut que renvoyer à un article en préparation.
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