1Le mode de gouvernement de Besançon fait l’objet d’un processus d’institutionnalisation qui s’étale sur plus de 30 ans. Impulsé par Jean Minjoz à l’occasion de son accession à la mairie en 1953, il ne cesse de se développer au fur et à mesure que le nombre des adjoints augmente. Robert Schwint s’inscrit à partir de 1977 dans cette dynamique, tout en renforçant l’autonomie reconnue aux adjoints. Il s’agit pour lui d’assurer la gestion d’un système qui s’étend et se complexifie.

2La relation que nouent le maire et ses adjoints est constitutive de ce processus. Ses principales caractéristiques évoluent peu, au-delà des différences de style entre les deux hommes qui se succèdent au poste de maire. Jean Minjoz et Robert Schwint s’entourent d’un nombre croissant d’adjoints qui établissent, confortent et relayent l’autorité du maire. Une fois élus, ces adjoints bénéficient d’une autonomie dans leur délégation. Ils organisent celle-ci en s’entourant d’outils de gestion et d’intervention, selon un processus de sédimentation continu. Services municipaux, équipements paramunicipaux, mais aussi sociétés d’économie mixte et associations viennent ainsi étoffer un secteur public communal en croissance permanente. Simultanément, entre le maire et ses adjoints d’une part, entre ceux-ci et les différentes composantes du gouvernement de la ville, d’autre part, se définissent des pratiques et des répertoires d’action, qui s’étendent sur plusieurs décennies. En contrepartie, ces pratiques et répertoires contraignent les marges de manœuvre des élus. À ce titre, elles assurent la stabilité et la continuité d’un mode de gouvernement, qui ne sont pas à chercher du côté des alliances politiques ou symboliques que le maire noue avec les différents milieux locaux, mais dans l’institutionnalisation d’un mode tout à fait particulier de relation entre les différentes dimensions du gouvernement municipal.

3Plusieurs indicateurs permettent de rendre compte de ce processus d’institutionnalisation. Outre la montée en puissance des adjoints au maire sur trente ans, il s’agit de la croissance et du développement des services municipaux, et de l’évolution budgétaire. Ces indicateurs permettent de cerner les formes qu’adopte ce mode de gouvernement ainsi que la dynamique qui les sous-tend. Au-delà des changements qui interviennent dans le système de gouvernement de Besançon à partir de 1977, une continuité est ainsi clairement perceptible dans ses mécanismes de régulation.

La montée en puissance des adjoints au maire

4Le graphique 1 permet de visualiser de manière synthétique l’augmentation du nombre des adjoints. L’année 1953 sert d’année de référence : elle marque le début du « règne » de Jean Minjoz ; le nombre des adjoints à cette date est identique à ce qu’il était en 1919. C’est à partir de 1959 que le phénomène de croissance de la municipalité commence.

5Nous avons déjà évoqué les différentes explications permettant de rendre compte de cette croissance. Rappelons qu’elles résultent tant de facteurs réglementaires - la taille du conseil municipal, les réformes dans le mode de scrutin, le nombre maximum d’adjoints – que politiques – la nécessité pour le maire de construire des coalitions, sa capacité à asseoir son autorité sur ses alliés. Ces éléments sont en outre interdépendants.

6L’inflexion qui apparaît en 1977 est toutefois plus qu’une simple accélération. Elle concerne aussi le type de représentativité dont sont porteurs les adjoints ainsi que la nature de leur délégation. Ces deux élément expliquent à leur tour la croissance du nombre des membres de la municipalité.

7La représentativité des adjoints résulte des négociations engagées avant les élections entre le futur maire et les représentants d’intérêts locaux. Ces intérêts recouvrent un vaste ensemble d’éléments, qui vont d’intérêts stricto sensu (professionnels, de quartier, d’association, de syndicat) à des traditions plus anciennes (religieuse ou anticléricale, par exemple), voire des groupes sociaux résultant de « recompositions » qui recouvrent un double phénomène : « celui de la constitution de fractions de classes sociales (au-delà des groupes actifs) et celui d’alliance entre ces fractions pour constituer des groupes dominants1. » Tout adjoint, bien qu’issu d’un parti, est porteur des besoins et des demandes d’intérêts organisés locaux. Mais il peut aussi ne pas être inscrit à un parti et être issu d’une composante de la société urbaine qui ne s’est pas organisée mais que le maire estime essentielle à la représentativité de sa municipalité et qu’il « reconnaît », un acte par lequel il institue cette composante. Dans tous les cas, l’accession à la municipalité s’apparente à une reconnaissance, ou plus précisément encore à un processus de cooptation informelle. Une fois désignés, les adjoints demeurent les représentants d’intérêts locaux dont on attend qu’ils se fassent les porte-parole à l’intérieur de la mairie et qu’ils infléchissent les processus de décision en leur faveur.

8Le maire contribue donc à la représentativité de ses adjoints en leur reconnaissant un statut de porte-parole. Autrement dit, la représentativé est le résultat d’un double processus : l’accumulation par un élu d’un capital social ; la reconnaissance par le maire de ce capital ainsi que de sa pertinence pour sa propre représentativité.

9La représentativité du maire dépend en effet de sa capacité à s’entourer d’adjoints qui personnifient différentes sensibilités politiques et des intérêts locaux variés. Un maire n’est plus en mesure de parler toutes les langues de sa ville, à supposer qu’il l’ait jamais été – ne serait-ce que parce que le nombre et la variété de ces langues n’ont cessé de croître. Il lui faut donc s’entourer de traducteurs, qui serviront de canaux d’information entre le maire et les différents groupes sociaux. Mais ces traducteurs feront plus que cela : ils établiront aussi son autorité en assurant sa représentativité, en contribuant à sa légitimité élective et en lui imputant l’ensemble des décisions qui sont prises dans le cadre du gouvernement de la ville.

10La prise de conscience en 1977 par les nouvelles autorités municipales d’une complexification croissante de la société urbaine incite par conséquent le maire à multiplier autour de lui les porte-parole, qui serviront à la fois de relais et de traducteur entre la société urbaine et l’institution municipale.

11Ce statut de porte-parole se trouve ensuite conforté par la délégation de fonction que le maire accorde à chacun de ses adjoints, sur un champ d’activité municipal. La définition de ce champ appartient au maire au moment des élections : elle concerne un problème, une priorité ou un thème que le maire entend traiter ou, plus précisément, sur lequel il entend montrer à ses concitoyens sa volonté d’agir. La délégation constitue avant tout un message politique par affichage, délivré par le maire et incarné par un adjoint. L’agenda municipal peut se lire, pour l’essentiel, dans l’intitulé des délégations confiées aux adjoints. Plus le nombre des adjoints est important, plus le maire est en mesure d’instituer des représentants de son autorité sur une large palette de problèmes – dit autrement, de diversifier son offre de services politiques.

12Les adjoints sont ainsi porteurs d’une double représentativité qui contribue à l’autorité et à la légitimité du maire et au-delà de l’institution municipale dans son ensemble, ainsi que d’une double légitimité : élective et déléguée par le maire.

13La municipalité remplit donc une fonction essentielle dans le gouvernement des villes en France : par le biais de la relation entre le maire et ses adjoints, elle assure une médiation entre la société urbaine et l’institution municipale. Elle constitue de ce fait un facteur de stabilité politique qui renvoie elle-même au nécessaire maintien de l’ordre public à l’échelle communale. Les demandes, besoins et attentes des différentes composantes de la société urbaine accèdent à la représentation et à une prise en compte politiques, à travers la relation nouée par le maire avec chacun de ses adjoints.

14Il en résulte que les changements qui interviennent dans la société urbaine se répercutent au sein de l’institution municipale par les deux processus de cooptation informelle et de délégation. Dans cette configuration, c’est bien le maire qui, en fin de compte, détient la capacité d’opérer un alignement entre lui-même, son agenda, ses réseaux et la ville. L’image de l’alignement ne doit toutefois pas laisser penser qu’il y a cohérence entre et au sein des différents éléments cités. Le maire est en mesure de s’entourer de multiples intérêts locaux, dont certains antagonistes, de la même manière qu’il peut afficher des thèmes sur lesquels il entend agir via ses adjoints, sans se soucier d’éventuels chevauchements entre délégations. La multiplication des adjoints lui permet de se démultiplier, quitte parfois à introduire des contradictions.

15Dans ce mode de gouvernement, les processus de cooptation et de délégation s’inscrivent dans des registres d’action et d’intervention qui s’institutionnalisent progressivement. Deux autres processus en assurent l’efficacité : l’intermédiation et l’imputation.

16Les adjoints se présentent toujours dans leur délégation comme les représentants du maire. Vis-à-vis de leurs interlocuteurs, ils mettent en avant leur accès privilégié au maire et leur capacité à intercéder en leur faveur auprès de ce dernier. Plus généralement, l’adjoint est celui qui, une fois un accord trouvé avec ses partenaires, ira le défendre devant le maire pour obtenir sa décision. En raison de la délégation qui lui a été confiée et de la confiance qu’exprime le maire à son égard, l’adjoint constitue un intermédiaire essentiel entre les différentes dimensions du gouvernement municipal et le maire.

17L’intermédiation est complétée par l’imputation de toutes les décisions prises dans le système de gouvernement au maire – y compris lorsqu’il s’avère, dans les faits, que l’adjoint (ou un proche collaborateur du maire) en est l’auteur. Dans ce mode de gouvernement, seul le maire est politiquement responsable et dispose de l’autorité pour décider. Toute revendication par un adjoint de la paternité d’une décision serait à la fois incongrue, inconvenante et inconcevable car elle reviendrait à briser la relation d’interdépendance qui le lie au maire. La confiance que le maire témoigne à ses adjoints implique en contrepartie de la part de ses derniers de reconnaître l’autorité du premier en toute circonstance, de se référer à sa personne et à son action dans le cadre des politiques qu’ils engagent, de lui attribuer l’ensemble des décisions qu’ils peuvent être amenés à prendre.

18Les adjoints acceptent cette situation car elle est constitutive de leur pouvoir ainsi que de leur capacité d’action. Le premier résulte de leur accès privilégié au maire comme lieu d’autorité et de décision, ou plus précisément de la conviction qu’ont leurs interlocuteurs de la réalité d’un tel accès. La seconde repose sur l’autonomie qui leur est reconnue dans le cadre de leur délégation, dès lors qu’ils respectent l’accord implicite qui les lie au maire et se montrent dignes de sa confiance.

19Le mode de gouvernement s’organise par conséquent autour de l’accès au maire. Il mobilise des répertoires d’action et des registres argumentaires qui contribuent à l’autorité et à la centralité du premier. Ces répertoires et ces registres sont constitutifs en retour des capacités d’intervention des adjoints, notamment dans leurs rapports avec les services municipaux et les intervenants à l’extérieur de la mairie. Leur institutionnalisation est le résultat des pratiques sédimentées qui se développent dans ces différentes occasions.

Croissance et développement des services municipaux

20À l’instar des autres villes françaises, Besançon voit son administration municipale se développer à partir de la décennie 1960. Plusieurs explications sont habituellement avancées à cet égard.

21Une première approche consiste à établir un lien de causalité entre le développement démographique des décennies 1950-1960, les besoins nouveaux qu’il suscite en matière de logements, d’équipements et de services publics, et l’extension de l’administration municipale2. Autrement dit, à l’accroissement de la demande répond un développement de l’offre. Si une telle explication est pertinente pour analyser l’administration bisontine, elle ne suffit pas à rendre compte de l’ampleur prise par le développement des services. Une deuxième approche renvoie à la volonté affichée par les autorités municipales de se doter de moyens de gestion et d’expertise comparables à ceux de l’État, du moins suffisants pour répondre aux problèmes qu’elles rencontrent sans dépendre des moyens de l’État3. Cette explication s’avère aussi pertinente, sans toutefois suffire à rendre compte de la croissance des services bisontins dans certains domaines qui relèvent explicitement d’une compétence de l’État. Une troisième approche impute la croissance des effectifs aux pratiques clientélistes des élus municipaux. Sans rejeter entièrement cette explication, elle semble toutefois trop réductrice de l’influence qu’exerce la sphère politique sur le développement des services municipaux et elle crée en outre une confusion entre les recrutements à des fins sociales (personnes inadaptées à un travail en entreprise, chômeurs) et les recrutements purement politiques (achat de soutiens).

22Le cas de Besançon illustre en revanche l’existence de trois autres facteurs qui paraissent plus pertinents pour compléter les deux premières explications avancées ci-dessus : la tradition de gestion des services municipaux en régie ; la stabilité politique ; l’influence des adjoints au maire. Il en résulte des modalités particulières de relations entre adjoints et chefs de service, qui varient d’un secteur d’intervention à l’autre.

23Avant d’aborder ces différentes explications, nous allons présenter le développement de l’administration municipale bisontine.

La croissance des effectifs municipaux

24Le graphique 2 permet de visualiser l’augmentation des effectifs municipaux sur plusieurs décennies. D’abord lente, cette augmentation s’accélère à partir de la décennie 1970. Les travaux sur les villes de plus de 30 000 habitants confirment cette tendance : début d’un mouvement de croissance durant la décennie 1960, accélération de ce mouvement à partir du milieu de la décennie suivante jusqu’au milieu de la décennie 19804.

25Le graphique 3, en ne retenant que les données concernant le personnel municipal hors-CCAS et en se centrant sur cette dernière période, permet d’affiner l’évolution des effectifs durant les deux premiers mandats de Robert Schwint.

26Pour analyser cette « montée en puissance des villes », Dominique Lorrain distingue trois phénomènes intimement liés : « la démographie urbaine, la production de logement puis d’équipements, la croissance des services municipaux. Ils ne se superposent pas car il y a des temps de réponses, des inerties. Nous serions tentés de dire qu’en moyenne le temps d’adaptation a été de l’ordre d’une décennie. [...] Mais il ne s’agit là que d’une moyenne. Ensuite, les résultats locaux peuvent être assez différents. L’évolution des services municipaux va dépendre, ville par ville, de ce qui se passe à chaque étage : la démographie dans la commune centre, le temps de réponse du système de production du logement, l’attitude des édiles locaux pour renforcer leurs services. Dans certaines villes tous les facteurs peuvent se conjuguer : une démographie forte en début de période, une réponse rapide du système de production du logement et des élus qui jouent un rôle de précurseur et qui développent leurs services. Dans ce cas une croissance des services municipaux apparaît dès 1962, bien avant la moyenne5. » Telle est la situation de Besançon.

27En 1990, l’administration municipale de Besançon compte 3 239 agents, dont 2446 à la ville et 793 au Centre Communal d’Action Sociale. Une étude effectuée par un cabinet privé, le CREFI, dénombre quant à elle en avril 1989 2 811 agents travaillant plus de 50 %, dont 246 catégories A (8,75 %), 338 Β (12,02 %) et 2227 C (79,23 %). En outre, sur ces 2811, 14,2 % ont été embauchés avant 1969, 33 % entre 1969 et 1976, 52,8 % depuis 19776.

28Rapporté à la population globale de Besançon, le nombre d’agents donne un ratio de 1,73 % en 1975, 2,70 % en 1990. Ces résultats placent Besançon au-dessus de la moyenne des communes françaises de plus de 100 000 habitants puisque le rapport pour celles-ci est de 1,17 % en 1974 et de 1,94 % en 19867. Si l’on retient la catégorie des communes ayant une population comprise entre 100 000 et 150 000 habitants, ce ratio est de 2,3 %, soit encore un rapport inférieur à celui observé à Besançon. C’est en réalité plus vers les communes entrant dans la catégorie 150 000-200 000 habitants qu’il faut se tourner, avec un ratio de 2,6 %8. Il s’agit donc d’une administration importante par sa taille. Il faut remarquer que les nombres de cadres A et Β donnés plus haut se situent eux aussi au-dessus de la moyenne des villes françaises de taille identique.

29Avant d’aborder les facteurs politiques permettant de rendre compte de ces résultats, il faut considérer la situation particulière de Besançon. Ville-centre d’une aire urbaine qui ne comprend aucune autre ville de taille même moyenne, les équipements et un certain nombre de services offerts par les autorités bisontines profitent aussi aux populations des communes voisines – avec les problèmes évidents de coûts que cela suppose. Les ratios donnés ci-dessus prennent de ce fait plus de sens, rapportés à la taille de l’agglomération bisontine.

Des services gérés en régie

30Depuis Jean Minjoz, Besançon a une tradition de gestion de ses services en régie. Qu’il s’agisse de l’assainissement, de l’eau, des travaux d’entretien des voiries et ouvrages d’art, de l’entretien des bâtiments ou du ramassage des déchets urbains, toutes ces tâches sont assumées par la ville, soit sur son budget général, soit sur des budgets annexes (assainissement, eau, forêts, soins à domicile). Rares sont les services qui ont été mis en concession (les gros travaux d’entretien et de construction, l’usine d’incinération, le stationnement et les pompes funèbres ont été confiés à des entreprises privées ou à des sociétés d’économie mixte), une situation qui ne semble pas avoir été au détriment de la qualité des services rendus puisque l’eau et l’assainissement, par exemple, constituent des secteurs particulièrement développés sur le plan technique et excédentaires financièrement (d’où leur attrait pour des grands groupes de services urbains). Cette tradition se traduit par le maintien d’effectifs importants : en 1990, le service des eaux comptait 87 agents, l’assainissement 58. Cette même année, on dénombrait au sein de la mairie une centaine de métiers différents, répartis entre plus de trois cents fonctions, sur deux cents points de travail.

31Cette situation fait de Besançon un cas à part dans le paysage urbain des décennies 1980-1990. Rares sont en effet les villes qui n’ont pas délégué à des groupes privés, ou leurs filiales, la gestion de l’eau, de l’assainissement, des transports, de la collecte et du traitement des ordures ménagères, des cantines scolaires, du chauffage urbain, pour ne prendre que quelques exemples9. Cette délégation s’explique tant par des raisons budgétaires (trouver de nouvelles marges de manœuvre) que d’image (la gestion par le privé est supposée amener une plus grande efficacité et qualité de service, à un meilleur coût) et de souplesse (résultant de la fragmentation des opérateurs publics et privés locaux). Elle s’insère dans une légitimité de type managérial revendiquée par les élus municipaux à la suite des lois de décentralisation. En outre, conjointement à la gestion de services publics, ces groupes sont à même d’intervenir dans la réalisation de grandes opérations immobilières sur la base d’une prestation globale qui inclu « la construction comme par le passé, les études préalables, les études de faisabilité, le suivi, le montage financier et parfois l’exploitation10. » La Compagnie Générale des Eaux, Lyonnaise des Eaux-Dumez, Bouygues-SAUR, constituent des acteurs essentiels de la gestion urbaine. Ils assurent une intégration horizontale à l’échelle d’une commune mais surtout sur des espaces de plus en plus vastes (et qui ne se limitent pas au territoire national), qui font d’eux un vecteur de standardisation. Par certains aspects, ils rappellent le rôle joué par la Caisse des Dépôts et Consignations durant les décennies 1960-1970 dans l’aménagement et l’équipement des villes.

32Pour l’instant, Besançon a su résister aux offres de ces grands groupes, intéressés notamment par la gestion de l’eau et de l’assainissement. Lors d’un débat au sujet de leur mise en concession au début de la décennie 1990, il est apparu qu’au-delà d’une question financière et de « bonne gestion », l’enjeu était éminemment politique. Outre les risques de réactions syndicales – risques d’autant plus élevés que la municipalité Schwint tient à entretenir des relations étroites avec les syndicats –, l’enjeu était politique à deux titres : dans la référence à une tradition profondément ancrée localement, source d’identité pour un certain nombre d’élus et de militants politiques ; dans les alliances passées par le maire avec ces derniers. Ces alliances sont plus que de simples accords électoraux car elles reposent une même conception de ce que doivent être la gestion d’une ville, les services offerts aux habitants, les principes qui sous-tendent cette gestion et cette offre.

33Cet conception est aussi partagée par un certain nombre de fonctionnaires municipaux ayant effectué toute leur carrière à la mairie de Besançon. Elle est de ce fait constitutive d’une communauté de valeurs entre agents et élus.

« C’est une volonté politique, on exploite pratiquement toutes nos activités en régie : ça permet de montrer qu’on peut le faire et d’apporter une touche sociale. Et il y a une volonté administrative de gérer tout le monde de la même façon, avec la même rigueur. Il y a le souci de montrer que la ville peut le faire et le souci d’une bonne gestion rigoureuse. » (cadre municipal)

34Cette tradition de gestion en régie rejoint enfin un des traits caractéristiques de la période Minjoz, qui perdure d’une certaine manière sous Robert Schwint : la faiblesse des structures paramunicipales.

« On a un souci de transparence. Il faut une grande vigilance avec les organismes paramunicipaux, pour éviter les dérives et dysfonctionnements. On préfère que ça reste dans le giron municipal. On a fait rentrer les activités des Maisons Pour Tous dans le giron des services : c’est contraignant pour les services de raisonner en ordonnateur-comptable, le système de la comptabilité publique est compliqué. On essaie d’être le plus souple possible et le trésorier municipal nous aide. » (cadre municipal)

35Ainsi, l’importance accordée aux réseaux associatifs à partir de 1977 ne semble pas avoir entamé au sein de la mairie une habitude à gérer soi-même l’essentiel des services offerts à la population. Ce constat permet de relier la tradition de gestion en régie avec la stabilité politique que connaît Besançon depuis 1953.

Une stabilité politique, source de continuité

36Les services municipaux n’ont jamais connu depuis 1953 de rupture brutale due à une alternance politique. Cela se traduit tout d’abord par une stabilité chez certains cadres, qui n’a pratiquement pas d’équivalent parmi les élus. Le secrétaire général, entré à la mairie en 1959, est passé successivement par le service financier, le centre technique (qui regroupait alors les bâtiments et le parc automobile), le secrétariat général où il devient secrétaire général adjoint en 1977 avant de prendre le poste qu’il occupe actuellement en 1983. Son prédécesseur avait d’abord été chef du service financier avant d’être nommé secrétaire général en 1980 à trois ans de la retraite. La secrétaire générale adjointe est elle aussi entrée à la mairie en 1959 mais elle a fait toute sa carrière au secrétariat général, devenant chef de bureau en 1966 puis directeur du personnel en 1976. Les services administratifs comptent plusieurs chefs de service entrés à la mairie dans les années 1960. Du côté des services techniques, le directeur général est entré au service voirie au début de la décennie 1970 tandis que la plupart de ses cadres ont été recrutés durant les années qui ont suivi. C’est l’époque où les villes renforcent leurs compétences techniques en recrutant des ingénieurs diplômés11. Une telle situation illustre bien la stabilité qui caractérise l’administration bisontine, par opposition à d’autres villes de taille comparable qui sont habituées depuis la décennie 1980 à changer fréquemment leurs cadres dirigeants.

37Cette situation vient renforcer le tropisme bisontin déjà esquissé dans la tradition de gestion des services en régie évoquée précédemment. L’une des transformations les plus importantes des décennies 1980-1990 dans la gestion municipale a été le développement d’un marché des cadres supérieurs. Les carrières professionnelles ne se déroulent plus au sein d’une même collectivité, mais au gré d’une mobilité géographique qui voit ces cadres occuper des postes dans des collectivités d’importance croissante12. En outre, de « nouvelles générations de fonctionnaires arrivent sur le marché de l’administration territoriale sans avoir connu de responsabilités avant 1982. S’ils inscrivent une partie de leurs actions dans la tradition nationale des missions de service public, ils se réfèrent aussi à des normes de métier inspirées du monde de l’entreprise et des recompositions territoriales en cours (progression du niveau régional, expérimentations sur le niveau intercommunal, consolidation du pouvoir urbain)13. » Ce développement d’un marché constitue un important vecteur de standardisation, car chaque cadre se constitue au gré des fonctions successives une « boîte à outils » qu’il emporte avec lui lors de chaque changement14. Cette boîte se compose à la fois de solutions qu’il a dû inventer pour résoudre des problèmes nouveaux, d’idées collectées au gré de ses observations, de convictions qu’il a tirées au fil de ses expériences, de réponses fournies par un cabinet de consultant avec lequel il a pu être amené à travailler.

38Parallèlement au développement de ce marché des cadres supérieurs, on observe la montée en puissance des associations professionnelles de fonctionnaires municipaux, qui deviennent de véritables lieux d’échanges d’idées, de savoir-faire, de solutions, en même temps qu’elles servent de groupes de pression pour défendre les intérêts de leurs membres. Elles assurent à leur tour une forme de standardisation entre les communes en relayant des initiatives (elles sont aidées en cela par la presse professionnelle, mais aussi par les cabinets de consultants) et en participant à la constitution d’un corpus de références, de doctrines, de modèles susceptibles de répondre aux problèmes rencontrés par les cadres municipaux dans la gestion des villes15.

39L’ensemble de ces transformations ne touche que partiellement Besançon. Quelques cadres appartiennent à des associations nationales de défense des intérêts professionnels, et certains y occupent même des responsabilités : le secrétaire général de la ville est le président de l’Association Nationale des Secrétaires Généraux et des Directeurs Généraux des Collectivités Territoriales, tandis que plusieurs chefs de service ont des responsabilités au sein de l’Association des Ingénieurs des Villes Françaises, en particulier au sein des groupes thématiques qui la composent. Cependant, les cadres bisontins se caractérisent avant tout par leur remarquable stabilité. Ayant pour la plupart fait toute leur carrière au sein de la mairie de Besançon, les phénomènes de standardisation évoqués plus haut n’ont pas le même impact qu’ailleurs. Les réformes internes demeurent timides, leurs effets marginaux et l’incrémentalisme de mise. Point de grandes réorganisations comme on a pu l’observer dans d’autres villes (sans préjuger de leur impact) ; point de bouleversement dans les modes de gestion dû à l’introduction de nouveaux outils. Quant aux actions menées par tel ou tel service technique, s’il leur arrive de s’appuyer sur des expériences menées ailleurs, elles n’en demeurent pas moins fortement contingentes au contexte bisontin.

40Une telle situation vient à l’appui de l’argument de la stabilité politique comme élément déterminant la situation et l’évolution de l’administration municipale. Cette administration est, peut-être plus que d’autres aujourd’hui, le produit d’une interdépendance étroite avec la sphère politique, qui s’étend en amont sur plusieurs décennies.

41Cette stabilité se traduit ensuite par le développement de certains services qui, sur une période plus ou moins longue, ont bénéficié des conditions favorables pour étendre leurs activités, lancer de grands projets, éventuellement entreprendre une autonomisation partielle. Il en est ainsi de l’assainissement (dont le responsable est dans ce service depuis la fin de la décennie 1960), par exemple, ou plus récemment du service hygiène et santé. Dans ces deux cas, le rôle du chef de service est déterminant.

« Il y a le contexte particulier de Besançon, une double continuité, ce qui fait la différence avec l’État et les autres collectivités, sur le plan politique et technique. Sur le plan politique, j’ai eu la chance d’avoir des municipalités qui sont restées sur la même trajectoire dans [mon] domaine [...] Sur plusieurs mandats, ça permet de voir venir, même s’il y a des hauts et des bas en cours de mandat. Sur le plan technique, il y a une continuité dans les hommes : moi, je suis là depuis 20 ans, tout ce qui existe, on l’a fait avec les hommes et les équipes sans discontinuité dans l’approche technique. [...] Avec la continuité, on ne peut arriver qu’à un résultat dans ce cadre. » (chef de service)
« En 10 ans, on est passé de la phase 19^e siècle à un service d’hygiène et de santé avec toutes les dynamiques propres pour positionner une ville (bruit, tabac...). Les actions sont venues des fonctionnaires de l’équipe. Après, une fois le mouvement lancé, il continue. » (secrétaire général)

42Prenons l’exemple du service hygiène et santé. Son action s’inscrit dans le cadre d’un arrêté de 1962, reprécisé en 1983 et qui fixe les compétences des communes dans ce domaine. Le SHS s’est d’abord développé en partant des missions obligatoires de toute commune dans le domaine de l’hygiène, en tout premier lieu les vaccinations et la salubrité des immeubles. C’est ainsi qu’à partir du traitement des plaintes en salubrité des bâtiments, une Mission Bruit a été créee en 1983 (dans le cadre d’un contrat ville-pilote avec le Ministère de l’Environnement) puis en 1985-1986 un réseau de surveillance de l’air. Ce dernier prenait la suite d’une association créée en 1964 par le directeur du SHS, l’Association de Surveillance pour la Qualité de l’Air dans l’Agglomération Bisontine, que l’on retrouve aujourd’hui avec le SHS au sein d’une Agence pour la Qualité de l’Air. Parallèlement, l’éducation pour la santé est apparue en 1980 et constitue actuellement un des secteurs les plus visibles de ce service au travers de campagnes menées localement (par exemple, contre le tabac) et dont certaines ont eu un écho national. D’autres secteurs sont le fruit d’une opportunité : en 1979, la ville saisit l’occasion qui lui est offerte de prendre le contrôle d’un centre de soins infirmiers. Toujours la même année, un secteur consacré à la médecine professionnelle est créé. Enfin, en 1983 le SSADPA (Service de Soins à Domicile pour Personnes Âgées) voit le jour, en bénéficiant d’un budget annexe. En 1989, le SEIS occupe 53 agents (dont 26 à temps complet) pour un budget qui avoisine 5 millions de francs (sans compter le budget du SSADPA, entièrement financé par la Caisse Primaire d’Assurance Maladie). Partagé entre plusieurs adjoints, et plusieurs chapitres budgétaires distincts, ce service et son directeur ont su bénéficier d’un réseau de relations extérieures important, tant au sein du secteur libéral qu’auprès des représentants de l’État et des acteurs des domaines social, mutualiste et associatif. Ce réseau leur a offert des relais et, à partir de 1984 lorsque l’État n’a plus pris en charge (à hauteur de 81 %) les missions imposées par l’arrêté de 1962, des partenaires privilégiés pour continuer à mener ses actions. Le SHS se caractérise par conséquent par une continuité dans son développement et sa capacité d’innovation, qui tient tant au profil de ses directeurs successifs, qu’à une relative autonomie au sein de la mairie. Celle-ci résulte d’une situation financière favorable jusqu’en 1984, ainsi que d’une absence de remise en cause de la part des différentes équipes politiques qui se sont succédées.

43Par certains aspects, le service hygiène et santé rappelle le CCAS. Il illustre un dernier aspect de cette continuité qui résulte de la stabilité politique : la continuité dans les politiques conçues et mises en œuvre dans différents secteurs. Bien qu’il faille se méfier de toute continuité apparente, qui derrière la référence à une tradition cacherait de profondes inflexions, on peut toutefois noter que des thèmes demeurent prioritaires sur l’agenda municipal durant des décennies et constituent à ce titre des références. Plus significatif encore, des actions engagées à une époque contraignent par la suite les équipes qui se succèdent – à quelques exceptions notables près, comme la culture – ou ne font tout simplement pas l’objet d’une remise en cause.

44Toutefois, pour revenir à la comparaison entre le service hygiène et santé et le CCAS, une différence existe : elle réside dans le rôle moteur joué par Henri Huot, lorsqu’il fut adjoint aux affaires sociales de 1959 à 1977, un rôle qui n’a pas d’équivalent en matière d’hygiène et de santé.

Volontarisme politique, multiplication des adjoints et développement des services

45L’exemple d’Henri Huot est en effet le plus illustratif quant à l’influence qu’ont pu exercer les adjoints sur le développement des services municipaux. Mais il n’éclaire qu’un aspect de la question : l’impact d’un engagement politique soutenu sur la forme et le contenu d’un service public municipal. Il convient aussi de tenir compte de la multiplication des adjoints et des délégations qui leur sont attribuées.

46En 1965, le Bureau d’Aide Sociale compte 48 employés, en 1977 le CCAS emploie plus de 500 agents, en 1989, 900. Développement considérable, qui tient tant aux efforts d’Henri Huot que de sa collaboration avec le directeur du CCAS. Par la suite, la dynamique impulsée par ce dernier et qui vise à préserver les capacités d’innovation d’une structure aussi importante, ainsi que le soutien des élus qui se sont succédé au poste d’adjoint aux affaires sociales, ont entretenu un mouvement de croissance et de diversification continu. Au point de se transformer en une « tradition » à laquelle se réfèrent avec fierté les élus bisontins. On retrouve l’élément de continuité évoqué ci-dessus en matière de politique.

« Je suis héritier d’une grande et noble lignée, je ne dois pas seulement consolider, mais développer, rester fidèle à la tradition. » (adjoint aux affaires sociales)

47D’autres services ont bénéficié tout autant du dynamisme de leur adjoint. D’une manière plus générale, la contribution directe des adjoints à la gestion de l’expansion urbaine sous Jean Minjoz, puis au développement de Besançon sous Robert Schwint, se répercute dans la taille de l’administration municipale.

48Cette administration connaît ensuite un développement endogène, sur lequel viennent se greffer successivement des processus de professionnalisation (recrutements de cadres diplômés), de rationalisation (réorganisations) et de modernisation (informatisation) qui relèvent d’une volonté politique des élus de renforcer les moyens de gestion et d’expertise à leur disposition. Prenons l’exemple de la liste des emplois permanents votée par le conseil municipal en 1978 : elle est intéressante car elle est l’œuvre de la nouvelle municipalité et elle organise le passage d’une administration dominée par les services techniques à une administration gestionnaire. Cette liste prévoit en particulier :

– création d’une division du personnel, qui regroupe les tâches de gestion (assurées jusque-là par le secrétariat général), les rémunérations et prestations sociales (assurées auparavant par les finances) et tout ce qui concerne le recrutement et la formation ;
– le regroupement de toutes les activités financières traditionnelles et le rattachement du service central d’achat ;
– le développement d’une activité administrative au sein de la direction générale des services techniques afin de remplir une fonction de coordination ;
– une scission qui permet au service espaces verts-sports-forêts de voir le jour aux côtés du service voirie-nettoiement ;
– la création d’une division des affaires culturelles pour assurer la liaison entre l’administration et les équipements culturels.

49Plus généralement, la désignation de nouveaux adjoints et/ou la définition de nouvelles délégations s’accompagne(nt) le plus souvent de la création d’un nouveau service, soit par division, soit par autonomisation, soit par une création ex nihilo. C’est ainsi qu’en 1990, le tourisme, les relations extérieures et l’administration générale prennent leur autonomie par rapport au secrétariat général pour devenir des services à part entière, les deux premiers revenant à des adjoints en charge de nouvelles délégations. Parallèlement, le service des sports est séparé des affaires scolaires. Enfin, un service animation-prévention-formation est créé à partir du service de développement économique et du service culturel. Ces deux services sont attribués à de nouveaux adjoints. Quant au nouvel élu en charge du logement, il obtient la nomination d’un chargé de mission rattaché au service d’urbanisme mais qui tend à se constituer en service à part entière.

50Ainsi, la volonté du maire de répondre, à travers les intitulés des délégations qu’il confie à ses adjoints, aux problèmes et exigences qu’il perçoit au sein de la population de la ville, se prolonge au sein de l’administration municipale avec la création de nouveaux services qui sont attribués à de nouveaux adjoints ou à de nouvelles délégations. Ce qui signifie que le mouvement de différenciation observé sur le plan politique à travers la multiplication des adjoints et des délégations, se répercute sur l’administration de la ville. En outre, ce mouvement de développement et de différenciation des services municipaux, qu’il résulte de la désignation d’un nouvel adjoint, d’une volonté municipale de renforcer tel secteur ou d’une dynamique ancienne de développement, appelle à son tour la création de nouvelles fonctions pour assurer une coordination d’ensemble.

51La conséquence de ce développement est visible dans la forme de l’administration municipale : en 1977, celle-ci (non compris le CCAS) comprenait 22 services, un nombre qui passe à 32 douze ans plus tard. Dans ce mouvement de différenciation, les disparitions de services sont quasi-inexistantes. « La formation des grandes organisations publiques locales se fait par ajouts successifs, rarement par retrait. Elles se développent par sédimentation, couche après couche, comme les coquillages16. »

52Au-delà des multiples réglementations nationales qui régissent les administrations municipales, le rôle des élus municipaux n’est donc pas négligeable dans la forme spécifique qu’adoptent celles-ci dans leurs communes respectives. Ce rôle participe plus largement d’un mécanisme d’adaptation des administrations municipales à un environnement en mutation qui a été trop longtemps sous-estimé – et qui vient compléter les formes de « régulation au quotidien » opérées par les agents municipaux17. Cependant, l’étroite imbrication entre strates politiques et administratives qui caractérise l’institution municipale bisontine, ne se réduit pas uniquement à des éléments formels mais concerne aussi le fonctionnement même de l’institution.

Des relations différenciées entre élus et chefs de service

53Les études sur les relations entre politique et administration au niveau local en France ont souvent cherché à établir le degré d’imbrication entre ces deux sphères18. A une exception près, ces travaux ont conclu à l’existence d’une séparation plus ou moins étanche entre deux mondes qui cohabitent, éventuellement débordent leur champ de compétence (« l’adjoint-chef de service », « le chef de service-politique »), mais n’entretiennent que des rapports ténus au regard des enjeux respectifs des élus et des fonctionnaires. Dans ces différents travaux, l’aune à laquelle se mesurent ces relations demeure la définition weberienne des rapports entre le politique et le fonctionnaire – le premier commande et le second exécute19. L’exception concerne l’analyse par Stéphane Dion de cinq mairies de gauche de la banlieue parisienne, dans laquelle l’auteur montre l’existence d’une double filière hiérarchique (politique et administrative), qui favorise l’émergence de stratégies différenciées de remontée des dossiers (en particulier, la possibilité pour les chefs de service de faire « appel à l’élu »). Toutefois, l’analyse qu’il propose des adjoints omet les éléments qui participent de leur représentativité à l’intérieur et à l’extérieur de la mairie, et ne retient de leur participation à celle-ci qu’une activité de gestionnaire. Nous voudrions au contraire réintroduire dans l’analyse des relations entre élus et chefs de service la dimension plus strictement politique du rôle des adjoints.

54Il convient de distinguer trois familles d’activité dans une mairie : administration, technique, animation. Cette distinction permet de tenir compte à la fois des missions que remplissent les services, autrement dit ce qu’ils offrent et produisent, et des évolutions qu’ils sont amenés à gérer tant dans les attentes et les demandes des citoyens que sur le plan technologique. Le secteur administratif est confronté à l’introduction de nouvelles techniques de gestion et de management qui remettent en cause des pratiques parfois anciennes mais qui nécessitent aussi un nouveau partage des rôles entre les agents et les élus ; le tout dans un contexte de réduction des dépenses et des effectifs, avec une attente forte de la part des citoyens pour une gestion plus rigoureuse des finances publiques. Le secteur technique est confronté à de nouvelles exigences en matière de protection de l’environnement, de maîtrise de l’énergie et de nouvelles technologies, avec la menace toujours latente d’une mise en concession au profit d’un grand groupe de services urbains (Lyonnaise des Eaux, Générale des Eaux, SAUR). Le secteur animation, enfin, est directement en prise avec les problèmes de plus en plus complexes que doivent gérer les villes en terme de qualité de vie des habitants, de réhabilitation des quartiers dégradés, de prise en compte des besoins d’une population en butte à des difficultés croissantes sur le plan économique, sanitaire et social.

55Ces changements impliquent l’apprentissage de nouveaux savoir-faire, la remise en cause de pratiques parfois anciennes, une ouverture plus importante sur la ville dans sa diversité. Les élus mais aussi les cadres sont directement concernés par ces changements. Lorsqu’ils ne sont pas porteurs de nouvelles priorités ou de nouvelles compétences, ils doivent trouver au sein ou à l’extérieur de l’administration des ressources qui leur permettront de gérer l’ensemble des demandes et besoins qui leur sont adressés. C’est donc dans cette double perspective d’une administration municipale produisant et délivrant un nombre croissant de biens et de services, lesquels sont soumis à des attentes et des évolutions distinctes, que les relations entre adjoints et chefs de service doivent être appréhendées.

56Les adjoints s’investissent peu dans l’activité des services administratifs (secrétariat général, police, administration générale, finances, personnel, organisation-informatique, formalités administratives), soit parce qu’il s’agit de missions qui ont un faible contenu politique (tâches routinières, répétitives, fortement réglementées), soit parce ce sont des missions qui font l’objet d’une attention toute particulière de la part du secrétaire général. La seule exception, encore demeure-t-elle ponctuelle, concerne les finances. Certains adjoints aux finances suivent de près l’élaboration du budget, opèrent des arbitrages et en dernier recours manient la hache ; le secrétaire général est présent à leurs côtés, il les sensibilise à certaines données et contraintes, mais il leur laisse le soin de traiter avec les élus. Ce cas de figure exige généralement un adjoint de forte personnalité qui lui permet de résister aux pressions que ne manqueront pas d’exercer sur lui ses collègues, tout en libérant le maire d’une tâche risquée politiquement. Mais il peut aussi arriver que l’adjoint aux finances se tienne plus en retrait et laisse le secrétaire général suivre de près la confection du budget et appliquer les consignes du maire. Il revient alors au secrétaire général de protéger ce dernier en supportant la pression des élus.

57Les adjoints tendent en revanche à s’intéresser de plus près aux services techniques, lorsqu’ils en ont l’opportunité ou les moyens. Sous Jean Minjoz, les grandes réalisations ont souvent permis aux élus de s’impliquer dans les phases de conception, de négociation et de décision, l’ampleur des moyens et la multiplicité des partenaires justifiant la participation d’un représentant de la municipalité. Jacques Gagey s’est ainsi fortement investi dans la négociation puis la réalisation du plan de modernisation et d’équipement au début de la décennie 1960, en s’appuyant sur les services de la SED – les services techniques de la ville n’étant pas encore à même de lui apporter l’expertise nécessaire. Au début de la décennie suivante, André Régani a entrepris de s’extraire de l’emprise de services techniques qui s’étaient entre temps étoffés, pour mener à bien son plan de circulation avec l’aide d’un jeune ingénieur fraîchement entré à la mairie. Par la suite, cependant, la diminution du nombre de grandes opérations a entraîné les services techniques vers des tâches courantes de gestion, d’entretien et de petits travaux, sur lesquelles les élus n’ont aucune prise par manque de compétences en la matière. Quant aux rares décisions d’investissement d’une certaine importance, notamment en matière d’eau et d’assainissement, elles sont demeurées du ressort des techniciens.

58Cependant, deux thèmes ayant récemment acquis une certaine pertinence dans la gestion des villes ont permis aux adjoints de s’intéresser de plus près à l’activité des services techniques et d’introduire dans leur fonctionnement d’autres contraintes que les seuls aspect techniques traditionnellement mis en avant : il s’agit de l’information et de la défense de l’environnement. Dans les deux cas, ces thèmes imposent un changement dans les pratiques et les attitudes des agents, qui sont amenés à sortir d’un registre purement technique pour intégrer des exigences qui renvoient à d’autres modes d’argumentation et de justification. Or, ces modes ne font pas l’objet d’un monopole de la part des agents et ils peuvent tout aussi bien être maîtrisés par les élus, dans la mesure où ils font appel à une légitimité ou à des compétences politiques. En somme, la définition de priorités, mais aussi les arbitrages, peuvent tout autant être assurés par les élus que par les techniciens. Il n’y a donc plus sur ces deux points de « chasse gardée » des services techniques. Ces derniers se trouvent au contraire dépendants de registres d’action qui pour partie leur échappent et autour desquels les élus conçoivent leur intervention.

59Dans le secteur de l’animation, enfin, l’adjoint est amené à jouer un rôle déterminant, notamment en raison de la nature souvent politique des missions que recouvre ce secteur. Dans la définition qu’en propose Stéphane Dion, ce secteur « englobe toutes les activités municipales liées à la régulation des rapports sociaux au sein de la société locale. » Si les autres secteurs « sont surtout concernés par la régulation intra-administrative et l’application fonctionnelle, le secteur d’animation est orienté vers la dimension relationnelle. Il intervient à l’intersection de l’organisation municipale et de la société locale20. » La culture, les affaires sociales, le sport, l’enseignement, la prévention... : autant de domaines d’activité qui se caractérisent par une multiplicité d’interlocuteurs, aux intérêts souvent divergents, dans un contexte de raréfaction des ressources, alors même que les besoins n’ont jamais été aussi nombreux. En outre, le secteur de l’animation est celui qui est le plus en prise avec les difficultés économiques et sociales que rencontre la ville. Il n’est donc pas étonnant que ce soit dans ce secteur que l’on trouve le plus grand nombre de nouveaux services et délégations.

60Une telle complexité dans les interlocuteurs et les intérêts est difficilement gérable par les services municipaux, ne serait-ce qu’en raison des conflits qu’elle suscite immanquablement lorsqu’il s’agit de distribuer des ressources. La nature politique des choix qui doivent être faits constitue pour le chef de service une incertitude que seul le plus souvent, en raison de sa légitimité élective, l’élu est en mesure de gérer. Il revient donc à ce dernier de reconnaître dans le cadre de sa délégation les interlocuteurs pertinents, d’opérer des choix entre les intérêts qu’ils représentent, de fixer des priorités. Le chef de service, quant à lui, assure l’adéquation des décisions ainsi prises avec les règles, les normes et les procédures en vigueur au sein de la mairie. Force est pourtant de constater que par leur action, les adjoints déplacent progressivement le centre de gravité de leur délégation en dehors de la mairie, ne serait-ce qu’en raison du nombre croissant d’intervenants externes qu’ils mobilisent. Dans ce mouvement centrifuge, ils entraînent souvent avec eux les services qui dépendent de leur délégation.

61Les analyses qui mettent en avant le couple maire-secrétaire général, voire la triade maire-secrétaire général-directeur des services techniques, pour analyser le fonctionnement des mairies21, comme les travaux qui ont réintroduit les adjoints comme éléments de régulation interne22, rendent ainsi à nos yeux difficilement compte de l’éclatement croissant d’une mairie en autant d’entités cloisonnées et isolées les unes des autres. Car ce phénomène ne relève pas tant d’une quête des chefs de service de plus d’autonomie dans leur travail, que de l’influence croissante qu’exercent les adjoints sur le contenu même de l’activité des services.

62Dans ce contexte, le secrétaire général éprouve toujours plus de difficultés à assurer l’intégration de son administration. Soucieux de maîtriser un mouvement de différenciation qui lui échappe, il tente de convaincre le maire du bienfondé d’une réduction du nombre des adjoints. Mais il se heurte aux logiques inflationnistes qui incitent le maire à augmenter, après chaque élection, la taille de la municipalité. Il entreprend par ailleurs de réorganiser les services en les regroupant par grandes directions. Toutefois, comme un tel effort n’est pas suivi d’une redéfinition des délégations confiées aux adjoints, ces derniers continuent de s’adresser directement aux chefs de service, sans passer par les directeurs qui se trouvent de facto court-circuités. Il en résulte une complexification de la structure administrative qui bénéficie aux chefs de service plus qu’elle ne permet au secrétaire général de coordonner l’action de ses services. Si celui-ci entend suivre leur activité, il doit à son tour court-circuiter les directeurs qu’il a mis en place.

63Il reste enfin au secrétaire général la maîtrise du budget. Mais son utilisation se révèle délicate dans la mesure où il lui est difficile d’évaluer les besoins des services et les demandes que présentent les adjoints. Le secrétaire général et l’adjoint en charge des finances n’ont souvent comme seule solution que de réduire toutes les demandes dans les mêmes proportions, pour finir par trancher aveuglément au moment des ultimes arbitrages.

« Le problème, c’est qu’on manque de moyens pour voir qui a besoin d’argent et qui est vraiment à l’aise. Tout le monde est réduit de la même manière. C’est insatisfaisant. On n’a pas d’éléments pour savoir ce que font les services. » (chef de service)

64Tous ces efforts aboutissent, paradoxalement, à renforcer l’autonomie dont bénéficient les adjoints et les services avec lesquels ils travaillent - lesquels n’hésitent pas à chercher des ressources à l’extérieur de la mairie pour mener à bien leurs politiques. Toute velléité de renforcement des capacités d’intégration se traduit par un repli des élus sur leurs délégations, entraînant avec eux des cadres et agents municipaux. Dans la mesure où ces délégations ne respectent pas les limites de l’institution municipale mais tendent au contraire à déborder celles-ci, il en résulte un brouillage des frontières. Il est aujourd’hui plus difficile que jamais de définir avec précision les limites de la mairie.

L’évolution budgétaire

65Le développement de l’institution municipale par la multiplication des adjoints et la différenciation des services présente un coût que nous voudrions tenter de cerner. Pour ce faire, nous allons entreprendre une analyse, qui restera sommaire, des comptes de la ville de Besançon sur la période 1959-1989.

66Une telle analyse présente plusieurs difficultés, en raison notamment des évolutions qui interviennent dans la forme même des documents budgétaires. Ces évolutions peuvent être dues à une modification réglementaire introduite à l’échelle nationale : c’est ainsi que Besançon, à l’instar des autres communes de plus de 10 000 habitants, doit se conformer depuis 1967 à l’instruction M 12 pour élaborer son budget et son compte administratif23. Cette modification rend de fait difficile toute comparaison fine des données antérieures et postérieures à 1967. Mais les évolutions peuvent aussi être dues à des modifications propres à Besançon, révélatrices d’un choix de gestion. Il convient de les citer brièvement.

67Une première évolution notable concerne l’autonomisation du Bureau d’Aide Sociale en 1965 qui se traduit par une comptabilité distincte à partir de 1966. Nous avons vu que cette autonomisation résultait d’une volonté de l’adjoint, Henri Huot, de se doter d’un outil d’intervention performant dans son domaine de compétence. Il est intéressant de noter que jusqu’en 1972, le compte administratif du BAS est intégré dans un « compte-rendu d’activité » qui comporte, outre de nombreuses données factuelles sur le fonctionnement du Bureau d’Aide Sociale, un aperçu historique sur l’histoire du Bureau de Bienfaisance, ancêtre du BAS. Une telle présentation tend à donner le sentiment d’une histoire de moyenne durée dans laquelle les efforts entrepris à partir de 1959 ne seraient que le prolongement logique, et pour tout dire naturel, des actions entreprises dès le 19^e siècle. Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer le type d’argumentation utilisé par l’adjoint pour justifier ses demandes de crédits : tout laisse à penser que ces rappels historiques, au demeurant fort précieux du point de vue de la connaissance, participent d’un tel argumentaire. Pour autant, ils ne sauraient s’apparenter à une manipulation. Henri Huot est pleinement convaincu de perpétuer une tradition d’activisme en matière social qui remonte à la mise en place du Bureau de Bienfaisance à Besançon. Le compte-rendu d’activité traduit cette volonté d’ancrer une action pourtant originale dans cette tradition. La présentation des comptes elle-même ne fait que reprendre, initialement, un modèle déjà daté et qui se compose de deux colonnes : recettes et dépenses. Mais à compter de 1972, le compte administratif se standardise et ne comporte plus que des données comptables qui se sont entre temps étoffées.

68La deuxième évolution importante concerne toujours le budget de ce qui est devenu entre temps le Centre Communal d’Action Sociale, budget qui à partir de 1979 se subdivise en budgets annexes pour chacun des services disposant d’une comptabilité distincte : logements-foyers, centre d’hébergement, centre des handicapés au travail (CHAT). En 1981, les logements-foyers et forfaits de soins, le centre d’hébergement et le centre d’accueil des réfugiés du Sud-Est Asiatique, sont regroupés dans le budget annexe des établissements à prix de journée, tandis que le CHAT conserve son propre budget annexe. Jusqu’en 1988, l’ensemble de ces budgets annexes donne lieu à publication de documents distincts des comptes du CCAS. Ce n’est qu’à partir de 1988 qu’ils sont réunis en un même document, les comptes consolidés du CCAS recouvrant le compte principal ainsi que cinq budgets annexes : logements-foyers, service de soins, centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), centre des réfugiés du Sud-Est Asiatique, CHAT. Ces modifications traduisent clairement la montée en puissance du CCAS de Besançon : entre 1979 et 1989, le nombre de services à comptabilité distincte du CCAS passe de trois à cinq. La création de nouveaux services s’appuie fréquemment sur un soutien financier extérieur à la ville, d’où l’obligation de produire un budget annexe faisant apparaître clairement les comptes de ces services – bien qu’il soit souvent dans les faits difficile de séparer ceux-ci du reste du CCAS, en particulier sur le plan humain et matériel. Le développement du principal outil de la politique sociale bisontine s’accompagne donc d’une complexification budgétaire qui traduit elle-même l’importance de la masse budgétaire du CCAS ainsi que la multiplication de ses sources de revenus.

69La troisième évolution notable concerne l’apparition, cette fois-ci dans les comptes de la ville de Besançon, de budgets annexes : deux en 1969, eau et assainissement (la ville est dans l’obligation d’élaborer un budget annexe pour chacun de ces services, dès lors qu’elle les gère en régie), puis trois en 1972 avec les abattoirs (qui disparaît en 1990), quatre en 1982 avec le service de soins à domicile pour personnes âgées (SSDPA), enfin cinq en 1984 avec les forêts communales. Cette évolution traduit à la fois la tradition municipale de gestion en régie d’un certain nombre d’activités, ainsi que la nécessité d’autonomiser des services en raison de la nature de leurs financements.

70Une fois évoquées ces évolutions formelles, comment se présentent les comptes de Besançon sur la période qui nous intéresse24.

71Le graphique 4 donne une première idée de l’évolution des dépenses de la ville et du CCAS entre 1959 et 1989. Cette évolution est continue dans les deux cas, mais autant elle est progressive concernant le CCAS, à l’exception de deux hausses plus importantes en 1984 puis 1988, autant les dépenses de la ville sont plus irrégulières.

Les dépenses de la ville (1959-1989)

72En l’espace de trente ans, les dépenses de la ville de Besançon sont multipliées par cinq (en francs constants). Un tel résultat donne déjà une idée de l’ampleur des besoins et des investissements auxquels ont dû faire face les autorités bisontines durant cette période.

73Pour analyser les dépenses de la ville et leurs fluctuations, il convient cependant de distinguer les dépenses d’investissement et de fonctionnement. Le graphique 5 fait apparaître une progression continue et régulière des dépenses de fonctionnement, tandis que les dépenses d’investissement sont beaucoup plus irrégulières et se trouvent à l’origine des soubresauts de la courbe générale des dépenses. Ce phénomène est particulièrement net à partir de 1967. Auparavant, les dépenses ordinaires et extraordinaires sont relativement proches et évoluent sensiblement dans les mêmes termes. Cela s’explique tant par l’importance des investissements qui sont lancés durant la période de forte expansion urbaine, que par la faiblesse des services municipaux et par voie de conséquences des dépenses de fonctionnement.

74À partir de 1967, le budget de fonctionnement augmente régulièrement : il est en 1989 trois fois et demi supérieur à ce qu’il était en 1968, et il dépasse avec une marge croissante le budget d’investissement. Ce dernier est en revanche sensiblement identique aux deux mêmes dates (1968 et 1989). D’où le fait que durant ces vingt années, les dépenses globales ne sont multipliées « que » par deux. Ce résultat est à comparer à la hausse des dépenses durant les huit précédentes années (1959-1966) : celles-ci sont multipliées par trois, les seuls dépenses extraordinaires étant pratiquement multipliées par quatre. L’accélération que l’on constate notamment à partir de 1962 s’inscrit dans le cadre du premier plan de modernisation et d’équipement (1961-1963). Une fois de plus, il faut être prudent dans les enseignements que l’on pourrait tirer de cette comparaison avant et après 1967 : les classifications retenues ne concernent pas forcément les mêmes dépenses. Elle vient néanmoins à l’appui d’une argumentation qui distingue une rupture dès le milieu de la décennie 1960 dans l’expansion urbaine : bien que les investissements demeurent importants, comme nous allons pouvoir le constater, les mairies sont entrées dans l’ère de la gestion de l’expansion, qui concerne tant la gestion des équipements et des infrastructures réalisées, que la gestion des conséquences de l’expansion (avec la création en particulier d’un atelier d’urbanisme) et l’offre de biens et de services nouveaux à une population jeune.

75Durant les vingt années qui séparent 1968 de 1989, les dépenses d’investissement, bien qu’elles se situent au même niveau au début et à la fin de la période, connaissent en réalité de brusques secousses sur lesquelles il est intéressant de s’attarder. Sans toutefois en exagérer la portée : les « pointes » observées concernent souvent des investissements très importants, qui s’étalent sur plusieurs années.

76Première hausse significative des investissements : 1970. On la doit surtout à la relance des investissements sur le quartier de Planoise, qui absorbe à 13 % des dépenses d’investissement à titre principal, ainsi vraisemblablement que d’autres dépenses en matière de voirie et d’équipement scolaire et culturel – ces deux domaines connaissant eux aussi des hausses sensibles. D’une manière générale, les dépenses d’investissement concernant la ZUP se caractérisent par des fluctuations parfois importantes d’une année sur l’autre au gré des décisions prises en matière d’aménagement et de construction, et des aides de l’État.

77Deuxième hausse significative : 1973-1974. Autant Planoise permet de rendre compte de l’évolution en 1973, autant il faut faire appel à la mise en œuvre du plan de circulation pour appréhender la hausse qui survient en 1974. Cette année-là, les chapitres voirie et transports absorbent à eux seuls 50 % des dépenses d’investissement. Les années suivantes, le chapitre transports demeure à un niveau élevé (en raison des investissements nécessaires au sein de la Compagnie des Transports Bisontins) tandis que la ZUP n’attire plus la majorité des dépenses qui relèvent du chapitre urbanisme et habitation, lesquelles sont aussi consacrées à d’autres opérations d’aménagement (dans le cadre du deuxième plan de modernisation et d’équipement). En outre, l’importance de l’effort fourni en matière de transports se répercute dès 1976 sur les dépenses de fonctionnement dans le domaine des « services agricoles, industriels et commerciaux, gérés directement, concédés ou affermés », chapitre dans lequel on trouve la participation de la ville à la Compagnie des Transports Bisontins.

78En 1980 puis en 1984, on observe des inflexions plutôt que des hausses significatives. En 1980, les augmentations de dépenses concernent l’ensemble des chapitres et des postes, en particulier voirie, équipement culturel, abattoirs et autres opérations d’aménagement que la ZUP. En 1984, on retrouve la voirie et les abattoirs, ainsi que les transports.

79Dernière hausse significative : 1986. Outre des augmentations importantes dans différents domaines (voirie, scolaire, eaux, assainissement), il convient de tenir compte du remboursement de la dette (en capital) qui à elle seule représente plus de la moitié des dépenses d’investissement.

80Un point important mérite d’être souligné au sujet des différentes hausses évoquées : il n’existe en apparence aucun rapport de causalité simple entre celles-ci et les années électorales. Rappelons qu’il est convenu qu’une nouvelle municipalité lance de grands investissements en début de mandat, lorsqu’il est encore possible d’augmenter les impôts et de faire passer des projets susceptibles d’être contestés ; tandis que la fin du mandat « doit » être consacrée à une maîtrise des impôts et l’achèvement des investissements, en vue de favoriser la réélection de l’équipe sortante. Dans le cas de Besançon, on observe bien une hausse des investissements en 1973-1974, soit deux ans après les élections municipales de 1971, puis une nouvelle hausse à la suite des élections de 1983 (1984 et surtout 1986, encore s’agit-il essentiellement, comme nous l’avons remarqué, de rembourser des dettes) – hausse suivie à chaque fois d’une baisse des investissements durant les trois années qui mènent aux élections. Mais on relève aussi une augmentation significative et continue de 1962 à 1965, nonobstant les élections de 1965, puis à nouveau en 1970, à un an des élections. À l’inverse, les années qui suivent les élections municipales de 1977 ne se caractérisent par aucun effort particulier en matière d’investissement. Il n’existe donc pas de lien de causalité simple entre ces deux phénomènes. Comment peut-on expliquer cette absence ?

81On peut tout d’abord émettre l’hypothèse que le succès de Jean Minjoz reposait sur sa capacité à répondre aux problèmes urgents de la ville, tandis qu’il ne nourrissait aucune inquiétude concernant sa réélection en 1965 et en 1971. En revanche, dans la perspective des élections de 1977 marquées par sa succession, il lui fallait adopter une démarche plus prudente : d’où des investissements importants en 1964 et 1970 et en revanche une maîtrise des dépenses à partir de 1975. Durant son premier mandat, Robert Schwint n’a pas entrepris de projet susceptible de causer des perturbations en ville : les débats suscités par le plan de circulation et le Centre Pierre Bayle durant la précédente mandature ne sont en effet pas encore retombés et il souhaite avant tout apaiser les esprits. Ce n’est qu’une fois réélu en 1983 qu’il entreprend une action plus volontariste – encore celle-ci reste-t-elle limitée.

82De telles explications semblent toutefois insuffisantes, ne serait-ce que parce qu’elles laissent de côté la nature et l’importance des problèmes auxquels sont confrontées les municipalités successives. À partir du début de la décennie 1970, les problèmes qui se posent aux autorités municipales n’appellent plus forcément de grands investissements – du moins comparables à ceux qui ont été entrepris dans la décennie précédente. Le rôle de l’État, en outre, n’est plus le même et son intervention ne s’inscrit plus dans de vastes plans de modernisation et d’équipement entraînant d’importants investissements de la part de la commune. Les explications avancées plus haut négligent enfin la personnalité des deux maires qui se succèdent - Robert Schwint se montre plus hésitant à lancer de grands investissements qui suscitent forcément des bouleversements - et leur système de gouvernement – le maire élu en 1977 demande à ses adjoints d’être à l’écoute des demandes des habitants dans le cadre de leurs délégations, plus qu’il ne leur demande de concevoir une politique d’ensemble à l’image des réalisations lancées par les adjoints de Jean Minjoz (ce qui ne signifie pas que certains ne soient pas tentés précisément par une telle perspective).

83Sur ce dernier point, une autre hypothèse mériterait peut-être plus d’attention, qui consisterait à établir un lien entre l’augmentation sensible du nombre des adjoints à partir de 1977 et, d’une part la hausse continue des dépenses de fonctionnement, d’autre part la stagnation des dépenses d’investissement. Dès lors, en effet, que Robert Schwint s’entoure d’élus auxquels il confie non seulement une délégation mais aussi une marge de manœuvre conséquente, il doit leur donner les moyens d’intervenir, principalement sous la forme d’un budget de fonctionnement (personnel, moyens techniques, subventions...). La croissance du nombre d’adjoints entraîne automatiquement une croissance des dépenses de fonctionnement. En revanche, les dépenses d’investissement sont réparties entre les adjoints sans que l’un d’entre eux ne soit en mesure de concevoir une opération majeure. C’est la contrepartie de l’autonomie accordée aux adjoints : aucune réalisation spectaculaire n’est entreprise, pas même à l’initiative du maire. Par opposition, la période précédente se caractérisait déjà par une hausse continue des dépenses de fonctionnement, mais jointe à des investissements marquants.

84Le style de gouvernement de Robert Schwint se veut ainsi moins spectaculaire et volontariste, et soucieux à partir de la décennie 1980 d’une maîtrise des dépenses, soucieux aussi de maintenir un équilibre entre les adjoints. À ce titre, 1986 constitue un cap : la ville renégocie et rembourse ses dettes, d’où une hausse importante des dépenses d’investissement ; tandis que ses dépenses de fonctionnement se stabilisent, après des années de hausses continues. Peut-on dire pour autant que le schéma inflationniste qui sous-tend le mode de gouvernement de la ville – caractérisé par une augmentation concomitante du nombre des adjoints, des agents et des services municipaux - est maîtrisé ? La réponse est positive si l’on se place d’un strict point de vue comptable ; elle doit être plus nuancée si l’on analyse la logique même du système de gouvernement et la méthode des choix budgétaires. Il apparaît en effet que ces choix sont opérés de manière aveugle, l’objectif étant de maîtriser tant les dépenses que les effectifs, sans pour autant remettre en cause l’un des facteurs de leur augmentation : la taille de la municipalité. À cet effet, toutes les demandes de crédits sont réduites dans des proportions comparables et/ou sur la base des dépenses des années précédentes, ce qui évite d’avoir à faire des choix plus politiques concernant la pertinence de telle activité ou la priorité à accorder à telle dépense sur telle autre (autrement dit à tel adjoint par rapport à tel autre). Il est, dans ce contexte, significatif que le secrétaire général ait cessé, durant le mandat 1983-1989, de participer aux réunions de la municipalité, las d’être pris à partie par les adjoints sur les consignes budgétaires fixées par le maire mais concrétisées par lui. Il y participe à nouveau à partir de 1989, lorsque le maire nomme un adjoint aux finances disposant d’une autorité personnelle suffisante pour imposer ces consignes à ses collègues et opérer les ultimes arbitrages budgétaires en « commission de la hache ». Mais ces décisions demeurent pour l’essentiel aveugles et ne font que rarement référence à des principes ou des priorités contenus dans un programme.

85Le graphique 6 permet de suivre l’évolution des dépenses d’investissement dans cinq grands domaines (investissements qui ne concernent que le budget principal, non les budgets annexes)25. Il s’agit de pourcentages qui traduisent les fluctuations au sein de la section d’investissement. Ces fluctuations sont particulièrement significatives avant 1977, où l’on observe que selon les années l’effort ne porte pas sur les mêmes domaines. Après 1977, les évolutions se font sur plusieurs années et sont moins tranchées. On relève même des situations paradoxales : ainsi les investissements dans le domaine scolaire, culturel et sportif diminuent à partir de 1983, alors que les communes viennent de se voir confier la gestion des établissements d’enseignement primaire.

86Par opposition, le graphique 7 illustre la plus grande stabilité de la section de fonctionnement26. Ici aussi, une forme de stabilisation opère à partir de 1977.

87L’analyse des dépenses donne par conséquent un aperçu supplémentaire des changements qui interviennent en 1977 dans le mode de gouvernement de Besançon. Elle permet en particulier de souligner le décalage constaté entre les dépenses de fonctionnement, qui augmentent régulièrement jusqu’en 1986, et les dépenses d’investissement, qui se stabilisent et ne connaissent plus de hausses brutales liées à une opération de grande envergure à partir de 1977. Ce décalage nous incite à nuancer la dimension de continuité institutionnelle entre les municipalités Minjoz et Schwint, puisqu’à côté des éléments de continuité que sont la montée en puissance des adjoints et des services municipaux, il existe des inflexions plus profondes, notamment l’arrêt des grands investissements. Mais il y a changement d’époque (les problèmes à traiter ne sont plus les mêmes), changement de personnalité à la tête de la ville, changement enfin de style de gouvernement, qui privilégie les grands équilibres (dans tous les sens, tant financier que social et politique) à des actions structurantes.

Les recettes de la ville (1959-1989)

88Jusqu’en 1967, les recettes de la section extraordinaire représentent fréquemment le tiers des recettes globales de la ville et proviennent essentiellement d’emprunts. Quant aux recettes de la section ordinaire, elles sont constituées pour l’essentiel d’impôts et de taxes.

89À partir de 1968, les recettes d’investissement ne représentent plus, en moyenne, que 20 % des recettes globales. Constituée essentiellement d’emprunts, la part des dotations et des subventions (essentiellement en provenance de l’État) est variable (graphique 8).

90Les recettes de fonctionnement, de leur côté, affichent une relative stabilité dans les proportions respectives des impôts et taxes, des dotations de l’État (taxe sur les salaires, puis versement représentatif de la taxe sur les salaires et enfin dotation globale de fonctionnement) et des produits d’exploitation (graphique 9). Les recettes de fonctionnement par habitant s’élèvent en 1989 à un peu moins de 7 500 francs, soit un montant supérieur à la moyenne des communes de plus de 100 000 habitants.

Les comptes de l’action sociale (1966-1989)

91Le premier budget du Bureau d’Aide Sociale en 1966 comporte deux colonnes seulement : dépenses et recettes. Il s’élève à 1 222 407 francs (6 808 807 en francs 1990). Au titre des dépenses, on relève le poids des frais de personnel (42 %), tandis que les recettes proviennent essentiellement de la taxe sur les spectacles (29 %) et des loyers que perçoit le BAS (27 %). À partir de 1968, apparaît une subvention municipale qui devient immédiatement la recette la plus importante (officiellement, il ne s’agit que d’une subvention d’équilibre). Toutefois, les dépenses de l’aide sociale ne progressent sensiblement qu’à partir de 1971, en raison notamment de la montée en puissance du programme de logements-foyers, des premières réalisations de cités-transit, du développement du minimum social garanti, de la mise en place du service d’aide-ménagère et de la généralisation des repas à domicile. Par la suite, la création de nouveaux services participe de l’augmentation régulière du budget du CCAS.

92En 1976, soit dix ans après le premier budget de l’aide sociale, les comptes du CCAS se présentent de la manière suivante : un budget total de 15 306821 francs (41 940690 en francs 1990), soit plus de 6 fois le budget de 1966 en francs constants. Les dépenses de personnel s’élèvent à 41 % des dépenses globales ; les principales recettes proviennent de la ville (27 %), des produits domaniaux (22 %) et de la taxe sur les spectacles (8 %).

93Effectuons un nouveau saut de dix ans. En 1986, après une augmentation significative en 1984, le budget consolidé du CCAS s’élève à 126253258 francs (143 928 714 en francs 1990), soit pratiquement 3 fois et demi le budget de 1976, 21 fois le budget de 1966 ! Les dépenses de personnel représentent 45 % du total, tandis que les recettes se répartissent entre les produits d’exploitation (18 %), les produits domaniaux (12 %) et la subvention de la ville (10 %). Les budgets annexes (logements-foyers et forfaits de soins, centre d’hébergement, centre d’accueil des réfugiés du Sud-Est Asiatique, CHAT) représentent le quart du budget consolidé.

94Enfin, en 1989, après une nouvelle hausse importante en 1988, le budget consolidé du CCAS représente 32 fois le budget de 1966 (graphique 10). À lui seul, ce nombre souligne l’importance de l’effort fourni en matière sociale depuis les années 1960.

95Il est intéressant de souligner que les deux hausses intervenues durant le deuxième mandat de Robert Schwint viennent à la suite des lois de décentralisation qui confient pourtant l’action sociale... aux départements. Il ne faut sûrement voir aucun lien de causalité entre ces deux éléments. Il n’en demeure pas moins que ces lois ne perturbent en rien la dynamique de croissance du CCAS, lequel sait parfaitement marquer son territoire vis-à-vis du Conseil Général et perpétuer sa tradition d’innovation.

96Il convient aussi de remarquer qu’aucune rupture n’intervient en 1977. L’augmentation des dépenses se poursuit au contraire de manière continue et connaît même deux accélérations. C’est bien la traduction d’un double phénomène : la dynamique de croissance du CCAS est à ce point institutionnalisée qu’elle ne peut que difficilement être remise en cause (le coût organisationnel serait très élevé) ; la tradition d’activisme et d’innovation dans le domaine social fait partie des principaux référents dans l’action des autorités bisontines (le coût politique de sa remise en cause serait trop élevé).

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97L’analyse budgétaire de la période 1959-1989, bien que sommaire, laisse toutefois apparaître à la fois des éléments de continuité et de rupture, en particulier entre les municipalités qui se succèdent en 1977. Continuité dans l’augmentation des dépenses de fonctionnement, dans l’origine des recettes ainsi que dans la politique sociale ; rupture en matière d’investissement. Cette dernière ne signifie pas que les municipalités de Robert Schwint n’engagent plus d’actions significatives. Simplement, celles-ci ne font pas l’objet d’un effort financier extraordinaire et fonctionnent plus selon un principe d’équilibre, tant en municipalité qu’au sein de la société urbaine. De ce point de vue, l’analyse budgétaire corrobore des hypothèses formulées dans les autres chapitres en même temps qu’elle sert de révélateur d’une dérive dans les dépenses de fonctionnement sur laquelle le maire et son secrétaire général entreprennent de travailler à partir de 1986. Mais leur effort ne porte pas tant sur les causes de cette dérive que sur ses effets : la limitation des dépenses (qui entend aussi répondre à une promesse faite par le maire en 1983 de maintenir l’augmentation des impôts au même niveau que l’inflation, promesse renouvelée en 1989) et des effectifs vise à stabiliser les dépenses de fonctionnement, en les répartissant entre un nombre d’adjoints et de services qui ne cesse, quant à lui, de croître.

98L’analyse budgétaire permet ainsi de souligner la position contrainte dans laquelle se trouvent tant le maire que le secrétaire général, surtout lorsqu’on la complète avec l’analyse des effectifs. Le maire doit multiplier le nombre de ses adjoints et conseillers municipaux délégués de manière à conforter son assise politique et son autorité sur la ville. Mais il s’engage aussi à ne pas augmenter la pression fiscale, à la fois pour des raisons électorales (les élections municipales de 1983 et de 1989 se jouent au deuxième tour et à la majorité relative dans les deux cas) et parce qu’il s’agit du seul moyen efficace à sa disposition pour éviter une dérive trop importante des dépenses communales.

99Le secrétaire général doit de son côté mettre en œuvre cette promesse, ce qui implique à la fois de réduire fortement les demandes de crédits que lui adressent les chefs de service et de réduire les effectifs municipaux – dans un contexte d’augmentation continue du nombre d’adjoints et de conseillers municipaux délégués. Ce faisant, il se heurte aux adjoints qui défendent leur service et plus fondamentalement à la logique qui sous-tend le mode de gouvernement de la ville. La régulation par les finances permet de maîtriser les augmentations les plus significatives sans pour autant remettre en cause leurs facteurs explicatifs.

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100Les éléments de continuité institutionnelle l’emportent, dans ce qui précède, sur les éléments de rupture. L’image qui ressort d’une analyse longitudinale de la municipalité, de la taille et de la forme de l’administration municipale et des volumes budgétaires, est celle d’un mouvement incrémental permanent, marqué par de brèves secousses, quelques accélérations et autant de ruptures. L’institution municipale ne cesse durant ces trente années de s’étoffer et de se complexifier, suivant une dynamique marquée d’une empreinte politique. La stabilité politique de Besançon et, de façon concomitante, le mode de gouvernement adopté par Jean Minjoz puis Robert Schwint, privilégient en effet un développement incrémental qui évolue au gré des problèmes que rencontre Besançon, des alliances politiques que noue le maire, des transformations qui interviennent dans le système de gouvernement de la ville (notamment les relations avec l’État d’une part, la société urbaine d’autre part). Ce mode de développement se traduit en outre par une autonomisation relative des différents composants de l’institution municipale, suivant une dynamique qui leur est propre.

101Il en résulte que les différents services et délégations n’évoluent pas tous dans les mêmes termes, suivant les mêmes logiques, ni à la même vitesse. Chacun s’inscrit au contraire dans une temporalité qui lui est propre et qui lui permet de marquer sa différence et son unicité, donc son identité, vis-à-vis des autres composants de l’institution. Cette temporalité recouvre à la fois une référence à l’histoire du service et un rythme de développement qui lui est propre dans sa gestion du temps et des projets qu’il est amené à concevoir et mettre en œuvre. L’institution municipale apparaît ainsi comme un ensemble de structures inscrites dans des temporalités distinctes, auxquelles elle impose ses propres références temporelles, à savoir le principe de l’annualité budgétaire et les élections municipales tous les six ans, qui s’apparentent plus à une mise en forme qu’à une réelle contrainte sur le fond.

102Cette institution sécrète ensuite, autour de ces mises en forme, des pratiques et des répertoires d’action surtout destinés à en assurer la continuité. Leur inscription dans le temps renforce leur dimension institutionnelle en les transformant en routines et en catégories cognitives, qui participent autant à la stabilité de ce mode de gouvernement qu’elles en bénéficient. Toutefois, les transformations qui interviennent à partir de la décennie 1980 dans le système de gouvernement de Besançon, nous amènent à reconsidérer l’efficacité d’un tel mode de gouvernement.