1Dans la plupart des villes françaises, la période qui suit la seconde guerre mondiale et qui s’étend jusqu’au milieu de la décennie 1960 se caractérise par un mouvement d’urbanisation sans précédent. De ce mouvement, on a généralement retenu la dimension démographique, l’impact urbanistique, le rôle prépondérant de l’État et l’image des maires-bâtisseurs – encore ces différents aspects n’ont-ils pas toujours été traités simultanément dans les travaux de recherche sur les villes. En revanche, la place du gouvernement de la ville dans l’expansion urbaine a été le plus souvent négligée : ni son évolution, ni son rôle n’ont été analysés.

2Nous allons présenter la manière dont l’expansion urbaine de Besançon a été prise en charge et gérée par un système d’économie mixte réunissant des élus municipaux, des représentants de l’État et des acteurs économiques locaux. Une telle approche permet de réintroduire les élus au cœur des processus de décision qui ont façonné la forme urbaine de Besançon. Elle permet aussi de préciser ce qu’ont été les modalités d’intervention de l’État, dans leur interaction avec un territoire disposant de ses propres ressources économiques, sociales et politiques. Elle n’oublie pas enfin de tenir compte du rôle déterminant des intérêts économiques locaux.

L’expansion urbaine

3Notre étude du gouvernement municipal de Besançon débute avec la formidable poussée démographique que connaît la ville en l’espace de deux décennies, c’est-à-dire sur la période qui s’étend de 1946 à 1968. Il convient de prendre l’exacte mesure de cette poussée, car elle détermine les premières réponses conçues – dans l’urgence – aux problèmes de logements et d’équipements urbains.

La poussée démographique

4La France est un pays d’urbanisation tardive. En 1936, les villes françaises comptent 22 millions d’habitants, soit un taux d’urbanisation de 52 % – contre 70 % en Allemagne et 80 % en Grande-Bretagne. À partir de 1945, elles vont progressivement rattraper leur retard pour atteindre 56 % en 1954, 62 % en 1962 et 70% en 19681.

5La progression est surtout sensible dans la période 1946-1968. Elle touche d’abord les grandes villes, puis s’étend aux villes moyennes et enfin aux petites villes. Trois facteurs permettent de l’expliquer2 : l’excédent des naissances sur les décès ; l’immigration et les rapatriements liés à la décolonisation ; les migrations intérieures. Ces facteurs rendent compte, de manière distincte, de la poussée démographique que connaît Besançon.

6En 1946, la capitale franc-comtoise compte 63 508 habitants. En 1968, ils sont 113 220, soit pratiquement le double. La progression est surtout notable entre 1954 et 1962, puisqu’elle se situe à 38,5 %, soit 4,81 % par an3. Dans cette même période, le taux moyen annuel pour les villes comprises entre 50 000 et 100 000 habitants est de 2,16 %4 (Besançon franchit le seuil des 100 000 en 1962, elle est alors la 32^e commune française par la taille). Entre 1962 et 1968, la progression est de 19 %, soit 3,16 % par an. Dans cette même période, le taux moyen annuel pour les villes comprises entre 100 000 et 200 000 habitants est de 2,31 %.

7Le tableau 2 fait clairement apparaître que si l’excédent naturel demeure à un niveau élevé (le taux de natalité atteint 22‰ en 1954 et 19,6‰ en 1962, pour un taux de mortalité de 7,9‰ cette même année), c’est bien le solde migratoire qui contribue forcément à la poussée démographique.

8Ce solde est particulièrement élevé durant la période 1954-1962. Ce sont 31 981 nouveaux habitants qui s’installent, soit le tiers de la population bisontine en 1962. En outre, ce solde migratoire peut à son tour expliquer l’importance de l’excédent naturel puisque ce sont surtout de jeunes adultes qui viennent habiter en ville. « Le taux de natalité, plus élevé que dans les villes d’importance analogue, peut s’expliquer par la jeunesse de la population, mais il témoigne aussi de l’emprise des mentalités rurales sur les comportements des nouveaux venus à la ville5. » Les immigrants sont en effet, au cours de la période 1954-1962, pour 51 % d’origine franc-comtoise, la plupart issus de zones rurales. Besançon constitue un pôle d’attraction naturel en raison de la faiblesse de l’infrastructure urbaine de la Franche-Comté.

9Le taux d’accroissement diminue entre 1962 et 1968, le bilan migratoire étant à peine supérieur au solde des naissances. Il cache cependant un afflux d’immigrants aussi important que durant la période précédente (parmi lesquels 2 900 rapatriés d’Algérie). Cela signifie que le mouvement d’émigration est devenu plus important, au profit en particulier des communes voisines. Ainsi, si de 1954 à 1962 la population des 57 communes périphériques de Besançon augmente de 200 habitants par an (soit un rythme annuel de 1,1 % dû pour l’essentiel à l’excédent naturel), de 1962 à 1968 elle augmente de 700 personnes par an (soit un rythme annuel de 4,3 %, le solde migratoire étant à lui tout seul responsable de 3,2 %). « Tout se passe donc comme si l’expansion démographique qui avait pu dans un premier temps être contenue dans les limites urbaines éclatait désormais hors de la ville pour essaimer dans les communes rurales périphériques. Les lotissements, les nouveaux quartiers qui transforment l’aspect des anciens villages confirment cette évolution (il faut souligner que les communes dont la population municipale s’est le plus accrue entre 1962 et 1968 sont précisément celles qui comportent des lotissements récents)6. »

10Le poids des étrangers reste, en comparaison avec de nombreuses autres villes françaises, faible : leur part dans la croissance est de 9 % entre 1954 et 1962, de 16 % entre 1962 et 1968. Certes, ils comptent pour 23 % des immigrants de la période 1954-1962 et en 1962 constituent 5 % de la population totale (4874 personnes, dont les deux tiers sont des hommes). Mais leur pourcentage reste stable et en 1968, ils ne constituent que 6 % de la population totale (7 000 personnes). Les plus nombreux sont les Italiens, suivis des Algériens (essentiellement des hommes) et des Espagnols.

11La population bisontine est à cette époque une population jeune, plus jeune encore en 1962 qu’en 1954, en 1968 qu’en 1962, plus jeune que la population des autres villes françaises. En 1962, le pourcentage des moins de 20 ans à Besançon est supérieur à celui d’autres villes comme Grenoble, Nancy, Rennes, Strasbourg, Mulhouse, Colmar et Dijon, tandis que le taux des plus de 65 ans est inférieur. « La forte natalité et l’immigration expliquent la jeunesse de la population. En 1962, elle compte 43,3 % de moins de 25 ans, une proportion très proche de celle du département, mais nettement supérieure à la moyenne française. Parmi ces jeunes, la tranche de 15 à 24 ans grossie par l’immigration, est particulièrement nombreuse, et le sera encore plus en 1968 ; c’est elle qui pose les problèmes les plus aigus en ce qui concerne les emplois et les logements7. » Les problèmes de logement ne datent toutefois pas de la décennie 1960. Il faut remonter une dizaine d’années en arrière pour observer les premières mesures d’urgence visant à gérer un afflux massif de population.

Les premières cités

12L’importance de la poussée démographique que connaissent les villes françaises à partir de 1946 pose immédiatement de graves problèmes en matière de logement et d’équipement. Ces problèmes, dans leur ampleur et leur urgence, appellent à leur tour une adaptation rapide et profonde des gouvernements municipaux. « La première urbanisation française s’était étalée dans le temps. Elle avait été relativement lente, excepté quelques années de forte poussée après 1870. De tels rythmes n’avaient pas induit un développement important des systèmes d’action locaux : collectivités locales, groupes de services urbains. À partir de 1954 il y aura rupture. En quelques années - deux décennies environs - les villes se sont autant développées que pendant les siècles précédents. Certes les lotissements pavillonnaires et les grands ensembles n’éclipsent pas les centres anciens dans l’organisation de la ville. Il n’empêche qu’en nombre de logements, qu’en kilomètres de voirie ou de réseau et plus tard en densité des équipements urbains, on passe à d’autres ordres de grandeur8. »

13À Besançon, face à l’ampleur des besoins, ni le secteur public, ni le secteur privé, ni le secteur coopératif ne sont initialement en mesure d’apporter une réponse au problème du logement. Ils vont s’organiser progressivement à partir du début de la décennie 1950.

14Le secteur public est constitué par deux offices HLM, l’office départemental (ancien office HBM créé en 1919, devenu office HLM en 1951) et l’office municipal (créé en 1952). Le secteur privé comprend d’une part des entreprises de construction, qui « sont sous-équipées et produisent à des prix trop élevés9 », d’autre part le Comité régional du logement (CRL), dirigé par des industriels de Montbéliard et qui s’implante à Besançon en 1953. Enfin, le secteur coopératif se compose de l’Association populaire de construction (« Les Castors ») et du Logis bisontin. Ce dernier a été créé par un industriel de Montbéliard, Lucien Brochet (patron de la fabrique de pains d’épice qui porte son nom) pour faire accéder à la propriété des cadres et des fonctionnaires. On retrouve Lucien Brochet à la tête du CRL. Il incarne, en compagnie d’autres industriels de Montbéliard puis de Besançon, le souci de loger les ouvriers qui affluent dans les villes pour travailler dans les usines, ainsi que les cadres. « L’objectif de l’équipe qui travaille autour de Lucien Brochet est triple. 1) Construire des logements dits sociaux dont le loyer ne soit pas trop supérieur à ceux des vieux immeubles ; 2) profiter des conditions exceptionnelles de crédit offertes par le Crédit Foncier ; 3) par ce moyen restructurer l’industrie du bâtiment et injecter des capitaux dans l’économie régionale10 .»

15La question du financement des opérations est bien évidemment au cœur du problème. D’une part, les terrains proches du centre sont trop chers pour des opérations destinées à la location ou à l’accession de populations à faibles ou moyens revenus ; ces terrains font donc l’objet de programmes d’immeubles en copropriété destinés à une clientèle aisée (la SMCI étant l’un des principaux promoteurs11). La ville est toutefois en mesure d’acquérir des terrains qui se situent à une certaine distance de la Boucle et qu’elle peut ensuite mettre à disposition gratuitement. D’autre part, l’accès au crédit est plus simple pour le CRL que pour les offices HLM, du moins dans un premier temps.

16Les premières opérations se font donc en association entre la ville et le CRL. Elles sont initiées par la municipalité d’Henri Régnier à partir de 1952, puis se prolongent et se développent dans le cadre des relations qui se nouent entre Lucien Brochet et Jean Minjoz, élu maire de Besançon en 1953. Ce dernier propose au conseil municipal dès son élection un plan d’investissement sur quinze ans de cinq milliards de francs, afin de doter Besançon des infrastructures et des équipements qui lui font défaut. Mais plutôt que d’opérer une hausse des impôts locaux, il propose de recourir à des emprunts, solution qui suscite des débats en raison du danger qu’elle représente pour les finances locales. Devant l’urgence du problème, le plan ainsi que son financement sont toutefois acceptés. Un débat similaire se déroule quelques temps plus tard lorsqu’il s’agit d’accorder aux organismes HLM des terrains gratuits et des garanties d’emprunt. Ces dernières suscitent à nouveau des inquiétudes mais le maire parvient à obtenir le soutien de son conseil, une fois de plus en arguant de l’urgence.

17Dès 1952-1953, la ville acquiert ainsi le Polygone de Palente auprès de l’armée ainsi que des terrains à Montrapon, qui présentent l’avantage d’être peu accidentés, et elle les met à la disposition du CRL. Celui-ci obtient de son côté des prêts du Crédit foncier qui sont garantis par la ville et réalise les deux premières « cités » bisontines. « Dans les deux cas, on adopte le parti de mêler des maisons individuelles à des immeubles de quatre étages, les seuls que les entreprises locales peuvent construire, avec des murs en parpaings et des toits traditionnels12. » Le CRL va ensuite réaliser d’autres opérations sur des terrains à Orchamps, proches de Palente, ainsi qu’à la Bouloie, la Baume, les Montboucons et l’Observatoire, à proximité de Montrapon, dont il gérera aussi les logements. (Fig. 2) Il ne s’agit plus alors que d’immeubles collectifs. Leur distance vis-à-vis du centre fournit un contraste avec les zones intermédiaires qui demeurent constituées, pour l’essentiel, de pavillons, d’ateliers et de constructions clairsemées13. Elles se situent le long d’un axe Est-Ouest qui épouse les reliefs du terrain.

Fig. 2. Les premières cités bisontines

18Toutefois, le système mis en place atteint rapidement ses limites face à l’ampleur des besoins à satisfaire, ainsi qu’aux moyens financiers nécessaires — tandis que les coûts des terrains augmentent. En outre, les premiers bâtiments sont de dimension modeste, pour des raisons tenant essentiellement au manque d’expérience et de savoir-faire des entreprises locales dans la réalisation d’immeubles plus importants. Enfin, si la médiocrité architecturale de ces réalisations est justifiée par l’urgence et les contraintes financières pour maintenir un coût réduit et des niveaux de loyers abordables (conditions imposées par le Crédit Foncier pour l’obtention de ses prêts), l’absence de planification d’ensemble pose des problèmes aux autorités de la ville, ne serait-ce que dans la réalisation d’équipements collectifs d’accompagnement et le rattachement de ces nouveaux quartiers au reste de la ville.

19Il convient donc d’envisager un autre système, permettant la réalisation d’opérations sur une plus grande échelle et à moindre coût : ce sera le cas après 1957. Il faut toutefois souligner que le système qui vient d’être décrit, fondé sur un partenariat ville-CRL et le rôle moteur de Lucien Brochet, a permis d’apporter une première réponse spécifiquement locale à un problème aigu. Dans la période 1946-1967, c’est encore en 1956 que l’on construit le plus de logements (1 506). Certes, toutes ces réalisations ne sont pas le fait du partenariat évoqué, il faut aussi inclure les réalisations du secteur privé. Néanmoins, la courbe d’évolution du parc de logements se caractérise par une inflexion importante en 1953 et une croissance soutenue et continue jusqu’en 1967· C’est donc bien ce premier système qui a permis d’enclencher un mouvement, qui s’est ensuite transformé à partir de 1957. Dans cette transformation, on retrouve les deux protagonistes du partenariat CRL-ville, Lucien Brochet et Jean Minjoz. Mais ce dernier joue incontestablement un rôle déterminant qu’il convient de préciser.

Jean Minjoz

20Il peut paraître surprenant d’intercaler dans le récit de l’expansion urbaine de Besançon et l’analyse des réponses apportées, la présentation de celui qui préside aux destinées de la ville entre 1953 et 1977. Ce choix se justifie pourtant en raison de l’évolution qui intervient durant le premier mandat de Jean Minjoz, évolution dans sa carrière – il est nommé secrétaire d’État – qui influe directement sur le système mis en place pour faire face à la poussée démographique. L’homme qui est élu en 1953 ne bénéficie pas encore d’une position solide sur le plan municipal, bien qu’ayant déjà un riche passé politique. En 1959, sa réélection est plus aisée. Entre temps, il a su mettre à profit ses ressources personnelles pour donner une tout autre portée au premier système de gestion de l’expansion urbaine. Il est alors entré sans conteste dans la catégorie des maires-bâtisseurs ou novateurs des décennies 1950-196014.

Apprentissage politique et premières expériences municipales

21Jean Minjoz est né en 1904 à Montmélian, en Savoie. Sa carrière et plus largement son apprentissage politiques débutent durant la décennie 1920.

22L’homme est tout d’abord porteur d’un héritage politique : son père, Louis Minjoz, ancien instituteur devenu avocat, est le candidat du Parti socialiste unifié aux élections législatives de 1914 à Besançon, avant de rejoindre la SFIO dont il devient secrétaire fédéral ; il décède en 1916 à Nancy lors d’un bombardement. Louis Minjoz côtoie des personnalités de la gauche bisontine que l’on retrouve ensuite aux côtés de son fils. Parmi celles-ci, citons Auguste Jouchoux, « rhabilleur-bijoutier, socialiste de longue date, animateur du syndicat unique des horlogers, représente un courant hostile aussi bien au PC et à son « centralisme excessif » qu’à la SFIO devenue une parti » de coopération démocratique et de progrès à petite dose15 » ; et Octave David, ouvrier horloger et syndicaliste.

23Jean Minjoz a fait de brillantes études de lettres et de droit – il est licencié dans ces deux disciplines à la Faculté de Besançon à 19 ans – avant de devenir avocat. Il s’inscrit au Barreau de la Cour d’appel de Besançon en 1924. Il acquiert par la suite la réputation de défendre les « humbles » et il est par ailleurs conseiller juridique de la CGT, dans laquelle il milite depuis 1921. Il est enfin membre de la Ligue des droits de l’homme.

24Sa carrière politique débute au sein des Jeunesses socialistes, avant de rejoindre pendant quelques mois le Groupe communiste bisontin, après la scission du Congrès de Tour. En 1927, il prend la direction du Parti socialiste-communiste (PSC) en compagnie d’Auguste Jouchoux. Les deux hommes entretiennent l’espoir de réunir PC et SFIO et sont en relation étroite avec l’union locale de la CGT, dirigée par Octave David et Albert Jeannin. En 1931, Jean Minjoz devient secrétaire à la fois du Parti de l’unité prolétarienne (PUP), qui a succédé au PSC, et de l’Entente socialiste. En 1934, les « Pupistes » rejoignent la SFIO et Jean Minjoz en devient le secrétaire local. « Antimilitaristes, anticléricaux, anticapitalistes, mais sans doctrine claire, ces groupes sont fortement marqués par l’anarchisme et ils comptent parmi leurs leaders plus de membres des professions libérales, d’enseignants, de petits cadres ou d’ouvriers spécialisés que d’ouvriers de base. Rien d’étonnant si le style de L’Œuvre sociale est de bonne qualité, si elle est une œuvre d’éducation et de culture16 ». Jean Minjoz écrit sous le pseudonyme de Jean Martin dans L’Œuvre sociale, un journal fondé en 1922 par le docteur Maurice Baigue17, Octave David et Auguste Jouchoux lorsque ceux-ci quittent la SFIC (en 1935, ce journal devient La Tribune du Doubs).

25Militant actif, Jean Minjoz se présente pour la première fois aux élections municipales en 1935, puis aux législatives en 1936 où il réalise un bon score au premier tour (23 %) avant de se retirer au second sans donner de consigne de vote à ses électeurs. À la veille de la guerre, Jean Minjoz est la personnalité so cialiste la plus en vue de Besançon, celui en qui la gauche place beaucoup d’espoir en raison de son jeune âge et de ses talents politiques. En témoigne le fait qu’il est encore candidat à l’élection au conseil d’arrondissement en 1937 ainsi qu’à l’élection municipale complémentaire de 1939.

26Lorsque la guerre éclate, Henri Bugnet est maire de Besançon. Avocat, premier adjoint de Charles Siffert, secrétaire parlementaire de Julien Durand (député radical de la ville jusqu’en 1936), notable du Cercle républicain, c’est une personnalité consensuelle et modérée. Mobilisé au début de la guerre, il retrouve son poste fin 1940 et se voit confirmé par un arrêté de l’amiral Darlan du 22 mars 1941. À cette occasion, un nouveau conseil municipal est désigné (par arrêté de l’amiral Darlan en date du 23 mai 1941), lequel comprend des militants socialistes comme Jean Minjoz (lieutenant blessé sur la Somme en 1940 ; il en revient avec la Croix de Guerre et la Légion d’Honneur à titre militaire) et Octave David (décédé en 1942). Par un arrêté du 24 mai 1941, Jean Minjoz est nommé adjoint au maire, chargé des affaires sociales et des transports. Dès 1942, il constitue un premier noyau de militants socialistes qui entre en relation avec le mouvement Libération Nord, créé par Christian Pinaud, avant de se fondre en compagnie d’autres groupes dans ce mouvement en septembre 1943 – après avoir vainement tenté de constituer une organisation militaire. Il écrit par la suite dans le journal Franche-Comté Libération (publié à partir de janvier 1944) sous le pseudonyme de Grandet18. Membre du Comité Départemental de Libération, il est arrêté par la Gestapo en 1944 puis relaché quelques mois après pour raisons de santé, ce qui lui évite la déportation. Il entre ensuite au Comité local de libération. En 1944, Henri Bugnet est accusé de collaboration puis rétabli dans ses pouvoirs à la fin de la même année. Jean Minjoz, quant à lui, se voit chargé de réorganiser la fédération SFIO du Doubs dont il est le chef de file incontestable.

27Lors des élections municipales d’avril 1945, Jean Minjoz conduit une liste d’alliance socialiste-communiste, qui est devancée par la liste d’Administration municipale qui regroupe la droite et le MRP, tandis que les radicaux arrivent loin derrière en troisième position. Jean Minjoz est cependant élu maire à l’unanimité. En juin de la même année, il interdit la procession de la Fête-Dieu ; l’archevêque passe outre et 10 000 personnes défilent dans les rues de Besançon tandis que le maire se voit reprocher de revenir à de vieux antagonismes sans tenir compte des quatre années d’occupation et de luttes communes contre le Nazisme. Jean Minjoz a commis une erreur. L’année suivante, il se voit à nouveau accuser de sectarisme lorsque la municipalité décide de n’octroyer des goûters gratuits qu’aux enfants des écoles publiques. Si son anticléricalisme ne sort pas affaibli de ces deux années de mandat – « Minjoz ne renouvelle plus son erreur de juin en septembre 1945 lors du passage de Notre-Dame de Boulogne à Besançon, [mais] il conserve longtemps ses a priori sur l’école privée (ou libre) ; la question scolaire rend difficile le vote du budget municipal de... 195419 » –, il faut voir dans ces différents événements une double prise de conscience : d’une part, les affrontements du passé doivent être réévalués à l’aune des bouleversements issus de la guerre ; d’autre part, sa fonction de maire lui indique de ne plus rechercher systématiquement les sujets d’affrontement, mais plutôt à priviligier les sujets de rassemblement (à l’image des maires radicaux d’avant-guerre qui avaient autorisé les processions de la Fête-Dieu).

28En octobre 1945, Jean Minjoz est élu à l’Assemblée Constituante. Par suite du rejet de la première constitution en mai 1946, il est réélu à la seconde constituante20. C’est alors un parlementaire actif, plusieurs fois président de la commission de la justice, interpellant sans cesse le gouvernement, et qui fait une brève entrée dans le gouvernement provisoire de Léon Blum (décembre 1946janvier 1947) comme sous-secrétaire d’État au Commerce et à la Distribution.

L’année 1947et ses retombées municipales

29De l’année charnière 1947, nous retiendrons deux éléments qui seront déterminant pour le mode de gouvernement qu’adopte Jean Minjoz à partir de 1953 : la loi municipale du 5 septembre 1947 et l’avènement de la Troisième force21.

30La modification de la loi sur l’organisation municipale du 5 avril 1884 est débattue durant le mois d’août 1947. Le gouvernement de Paul Ramadier propose d’introduire un seuil de 50 000 habitants, au-delà duquel l’élection du conseil municipal se fera dorénavant à la représentation proportionnelle, les autres communes continuant à appliquer le régime électoral prévu par la loi de 1884 (scrutin majoritaire à deux tours). Le débat oppose le MRP, qui souhaite étendre l’application de la représentation proportionnelle aux communes de plus de 3 500 habitants, et le PCF, qui veut l’étendre aux petites communes, à la SFIO et au RGR qui s’y opposent. Finalement, un vote intervient dans la nuit du 13 août 1947 qui retient le seuil de 9 000 habitants (art. 1 de la loi 47-1732), en deçà duquel le mode de scrutin majoritaire à deux tours continue d’être appliqué, et au-delà duquel est introduit un scrutin de liste à un tour avec dépôt de liste complète, représentation proportionnelle et possibilité de panachage et de vote préférentiel. Ne seront représentées au conseil municipal des 448 communes ainsi concernées par cette modification, que les listes qui auront obtenu les suffrages de plus de 5 % des électeurs inscrits (art. 8). Le Parti communiste vote contre cette loi.

31Pour cerner les effets de la loi, qui s’applique pour la première fois lors des élections municipales des 19 et 26 octobre 1947, un détour par le contexte politique national s’avère indispensable. Les élections municipales s’inscrivent dans une recomposition politique qu’elles contribuent à accélérer. L’année 1947 est en effet marquée par deux événements politiques majeurs : la fondation du Rassemblement pour la France en avril par le Général de Gaulle ; la révocation des ministres communistes du gouvernement de Paul Ramadier au mois de mai, qui signale la Fin du tripartisme (SFIO-MRP-PCF). Or, ces deux forces politiques sortent gagnantes du scrutin municipal. Le RPF triomphe, récoltant en moyenne 38,7 % des voix dans les villes de plus de 9 000 habitants et conquérant les treize plus grandes villes du pays, dont Bordeaux, Rennes, Strasbourg et Marseille. De son côté, le Parti communiste réunit 28,9 % des voix dans les villes de plus de 9 000 habitants et maintient ainsi son niveau de 1945. Le tiers restant des voix se répartit entre la SFIO qui progresse légèrement (13,4 %), le MRP qui s’effondre (9,3 %) et les radicaux qui perdent du terrain (5,7 %).

32À l’issue de ces élections se dessine un nouveau rapport de force politique, qui contribue à brouiller les clivages et les alliances antérieurs. À gauche, le divorce est consommé entre les communistes et les socialistes, qui se présentent séparément aux élections, ainsi que les radicaux, le plus souvent alliés au RPF quand ils n’ont pas tout simplement rejoint ses rangs. Au centre et à droite, une grande partie des électeurs apportent leur soutien aux listes du RPF ou aux listes patronnées par lui, qui comptent souvent parmi leurs candidats, outre des radicaux, des modérés et des républicains populaires.

33Dans les semaines qui suivent ces élections, les débats reprennent à l’Assemblée Nationale sur la forme et le contenu d’une nouvelle majorité. Souhaitant éviter des élections législatives anticipées, exigées par le Général de Gaulle, les socialistes et le MRP parviennent à former avec les radicaux et les modérés une coalition de Troisième force. L’enjeu est clairement établi : il s’agit de préserver le régime de la IV^e République contre les tendances centrifuges qu’incarnent le RPF et le Parti communiste (qui à eux deux représentent une majorité d’électeurs dans le pays). Le 22 novembre 1947, Robert Schuman (MRP) devient le premier Président du Conseil d’un gouvernement de Troisième force. D’autres gouvernements suivront, opérant un glissement progressif vers des éléments des droites indépendante et libérale, tout en recueillant systématiquement le soutien des socialistes. Faiblement soudés autour d’une volonté commune de résister aux extrêmes qui cherchent à abattre le régime, les gouvernements qui se succèdent se caractérisent par leur attentisme, leur faiblesse et leur instabilité22.

34Dans les villes qui viennent d’élire une nouvelle majorité, les rapports de force se présentent différemment. La représentation proportionnelle ne permet pas de dégager des majorités claires. La liste arrivée en tête doit donc trouver les soutiens qui lui manquent au sein des autres groupes ; à moins que ces derniers ne se mettent d’accord sur le nom d’un maire issu de leurs propres rangs. En outre, dans les villes qui se donnent un maire RPF, celui-ci doit à la fois gérer une coalition dont l’unité reste souvent à faire tout en négociant le soutien, du moins la neutralité bienveillante, des autres forces politiques représentées en conseil municipal. C’est essentiellement dans les rangs des modérés et de la droite qu’il trouvera ce soutien ou cette neutralité.

35Besançon illustre cette recomposition politique initiée par les élections municipales de 1947.

36Le 19 octobre, la Liste d’Union Républicaine pour le Rassemblement du Peuple Français, qui regroupe le RPF et des radicaux, l’emporte avec 35,4 % des voix et 13 sièges sur 35. Elle devance une liste de coalition entre le MRP, le PRL et des Indépendants (27,7 % des voix et 10 élus), la liste socialiste que dirige Jean Minjoz (21,1 % des voix et 7 sièges) et la liste du Parti communiste (13,7 % des voix et 5 sièges). Ces résultats appellent quelques remarques. Tout d’abord, ils masquent la faiblesse du MRP, qui ne parvient à s’implanter ni à Besançon, ni dans le Doubs, et cela malgré la tradition catholique locale. Après avoir tenté de mettre sur pied une coalition avec les socialistes, le MRP s’allie finalement au PRL et tire parti de la progression de ce parti localement. Les socialistes, qui n’ont pas voulu renouveler l’alliance avec les communistes qui leur avait permis de l’emporter en 1945, devancent largement le PCF, lequel amorce une chute durable sur le plan local. Enfin, les radicaux qui avaient perdu la mairie en 1945 au profit de la SFIO prennent leur revanche : profitant de l’effet d’entraînement de l’union avec le RPF, ils obtiennent 6 sièges grâce au panachage et au vote préférentiel.

37L’alliance entre le RPF et les radicaux ne disposant pas d’une majorité absolue au conseil, c’est avec l’abstention des élus du MRP et du PRL que l’ancien maire radical Henri Bugnet, qui a rejoint le RPF, retrouve son fauteuil de maire. Lorsqu’il meurt en 1950, il est remplacé par son premier adjoint, Henri Régnier, par ailleurs président de la Société des Monts-Jura (et futur président de la Chambre de Commerce du Doubs). C’est donc grâce à la neutralité des républicains populaires et de la droite locale que le RPF gère la ville pendant six ans. Durant cette période, les radicaux sont partagés entre leur appartenance à la majorité et une plus grande proximité idéologique (du moins pour certains d’entre eux) avec les socialistes.

38La recomposition politique se poursuit lors des élections municipales de 1953 : les socialistes et les communistes présentent à nouveau des listes séparées, mais affrontent cette fois-ci une liste entièrement radicale et une alliance RPF-Indépendants-MRP emmenée par Henri Régnier. Une telle configuration de centre-droite n’est pas inédite mais ne constitue qu’une des multiples combinaisons constatée entre les partis modérés, du centre et de droite à l’occasion de ces élections23. Car derrière la diversité des combinaisons se joue l’inscription du RPF dans le champ politique local, le plus souvent au centre ou à droite. À l’issue de six années de mandat, les élus du RPF se rapprochent naturellement des forces politiques dont ils étaient issus ou avec lesquelles ils se reconnaissent des affinités idéologiques : indépendants et républicains populaires à Besançon, mais aussi Nantes, Vannes, Épinal et Chartres ; indépendants, radicaux et républicains populaires à Bordeaux, Blois et Soissons ; radicaux et indépendants à Lille, Le Havre et Rennes ; ou encore républicains populaires à Sedan, Lorient et Rouen. Si le mouvement gaulliste conserve des villes comme Bordeaux, Lille et Angers, il perd Versailles, Strasbourg et Saint-Etienne, du moins virtuellement dans la mesure où le maire ne change pas mais abandonne son étiquette RPF.

39Face à cette recomposition au centre et à droite dans laquelle se fond le RPF, les autres forces en présence adoptent des stratégies diverses. Dans les villes d’une certaine importance, le MRP présente des listes homogènes, ce qui lui permet d’emporter Brest, Rennes, Quimper et Saint-Brieuc et d’une manière générale d’améliorer ses résultats par rapport à 1947. Ailleurs, sa faiblesse l’oblige à s’allier à des forces mieux implantées ou plus structurées, comme à Besançon. Les socialistes partent le plus souvent seuls et ne s’allient que rarement avec les radicaux, plus rarement encore avec les communistes. Ils progressent eux aussi sur le plan national et emportent, outre Besançon, Marseille, Toulon et Mulhouse. Les radicaux connaissent quant à eux une progression en s’alliant tantôt avec le RPF, tantôt avec les socialistes, quand ils ne partent pas seuls. Les communistes, enfin, se maintiennent à leur niveau de 1947 et préservent leurs bastions dans les départements de la Seine et de la Seine-et-Oise.

40Toutefois, il convient une fois de plus de ne pas s’arrêter aux stratégies électorales mais d’observer la manière dont la recomposition se poursuit une fois le conseil municipal élu, dès lors qu’aucune liste ne détient la majorité absolue en raison du mode de scrutin. Des alliances se nouent et se dénouent au moment de l’élection du maire, qui sont l’occasion pour ce dernier de définir les forces politiques avec lesquelles il entend gouverner. À Besançon, l’alliance RPF-Indépendants-MRP obtient 17 sièges, contre 12 socialistes, 3 radicaux et 3 communistes. Un accord est trouvé entre les trois forces de gauche pour élire Jean Minjoz. Mais lorsqu’il s’agit de désigner un adjoint communiste, les 15 voix socialistes et radicales lui font défaut et il n’est pas élu. Le PCF dénonce immédiatement l’accord initial mais il est trop tard pour revenir sur l’élection du maire. Un épisode comparable était intervenu six ans plus tôt à Arras lorsqu’une fois élu maire, Guy Mollet n’avait pas tenu son engagement vis-à-vis des communistes et avait noué une alliance avec le MRP. Ici au profit des démocrates-chrétiens, là des radicaux, la recomposition autour du maire se fait dans les deux cas au détriment des communistes qui se retrouvent exclus du pouvoir municipal pour de nombreuses années. Dès lors, la vie municipale s’organise autour des alliances nouées par le maire, que cristalliseront les élections municipales de 1959 via le nouveau mode de scrutin appliqué à cette occasion.

41Sur les bases ainsi posées vont s’ériger dans un certain nombre de villes des municipalités de Troisième force : Arras et Besançon, mais aussi Lille, Marseille et Nantes. Nous reviendrons sur les effets du régime électoral appliqué à partir de 1959, notamment sur la formation de ces coalitions, mais il est important de garder à l’esprit que celles-ci plongent souvent leurs racines dans les jeux politiques municipaux résultant de l’application de la loi de 1947. Celle-ci a notamment permis à la SFIO de prendre ses distances vis-à-vis du Parti communiste, et de jeter ainsi les bases d’une alliance au centre avec des radicaux, des démocrates-chrétiens et la droite modérée. Les hommes qui prennent la tête de ces coalitions, qu’ils soient socialistes, radicaux ou centristes, ont fréquemment apporté leur soutien, voire appartenu, à des gouvernements de Troisième force lorsqu’ils étaient députés. C’est souvent à cette occasion qu’ils ont pris leurs distances vis-à-vis des communistes et des élus RPF, une attitude qu’ils ont ensuite reproduite à l’échelle communale. Cependant, à la différence des gouvernements de Troisième force caractérisés par une précarité et l’absence de tout projet politique commun, les municipalités du même nom ont fait preuve d’une plus grande stabilité jointe à une longévité parfois remarquable. On peut émettre l’hypothèse que le fonctionnement des institutions municipales s’avère mieux adapté à ce type de coalition, dans la mesure en particulier où un maire est plus difficile à révoquer qu’un Président du Conseil. Il en résulte que le temps du mandat permet à ces coalitions de s’inscrire dans la durée et ce faisant d’influer sur le fonctionnement des institutions municipales.

42Pour analyser la forme et le contenu que donne Jean Minjoz au gouvernement de sa ville à partir de 1953, il était donc nécessaire de revenir sur le rôle des événements de l’année 1947 dans les recompositions politiques qui interviennent jusqu’en 1959. À cette date, la France est entrée dans la V^e République. Mais des maires comme Jean Minjoz à Besançon, Guy Mollet à Arras, Gaston Defferre à Marseille, Augustin Laurent à Lille ou encore André Morice à Nantes sont clairement des hommes de la IV^e République. C’est ce décalage que nous privilégierons pour analyser l’action de Jean Minjoz.

Maire de Besançon : un règne de 24 ans

43Battu en 1947, Jean Minjoz n’en siège pas moins au conseil municipal durant les six années du mandat, mais il est surtout actif à l’Assemblée Nationale. Il participe étroitement à l’élaboration de la loi de 1948 sur les loyers et il est l’auteur de la loi du 24 juin 1950, dite « loi Minjoz », qui permet aux Caisses d’Épargne de placer une partie de leurs excédents auprès des collectivités locales, en particulier pour financer des travaux d’intérêt public. Réélu député en 1951, il est un des membres les plus actifs de l’Assemblée Nationale.

44Nous avons vu de quelle manière Jean Minjoz avait repris la mairie en 1953. En raison de l’absence d’une majorité absolue, les six années de son mandat sont une suite d’exercices d’équilibrisme, en particulier lors du vote du budget, mais elles permettent à Jean Minjoz d’asseoir son autorité sur la ville. Elles marquent aussi sa rupture définitive avec les communistes. Il avait déjà commencé à prendre ses distances dès la Libération, lorsque la presse communiste l’avait accusé de collaboration en tant qu’adjoint au maire. Mais cet anticommunisme (qui lui vient probablement aussi de son passage par le PSC puis le PUP, ainsi que de son expérience de député) s’avère d’autant plus payant qu’il se situe en pleine période de Guerre Froide, avec un PC localement très faible – pour des raisons qui tiennent en particulier à la nature de l’industrie locale, à l’influence du catholicisme et à l’absence de personnalités communistes issues de la Résistance.

45En 1956, Jean Minjoz est réélu député et il effectue à cette occasion son deuxième passage ministériel comme secrétaire d’État au Travail et à la Sécurité Sociale dans les gouvernements de Guy Mollet et de Maurice Bourgès-Maunoury (février 1956-novembre 1957)24. Il travaille étroitement avec Albert Gazier, dont on retient notamment de son passage au ministère des Affaires Sociales la troisième semaine de congés payés et la création du Fonds National de Solidarité en faveur des personnes âgées. Son entrée au gouvernement traduit surtout une proximité avec Guy Mollet qui ne se démentit pas dans le traitement de la guerre d’Algérie : Jean Minjoz fait en effet partie de ceux qui soutiennent le Président du Conseil (il siège au comité directeur de la SFIO de 1958 à 1963). Les débats suscités au sein de la SFIO par l’attitude de Guy Mollet se retrouvent jusque dans les rangs des élus municipaux bisontins.

46Avec l’avènement de la V^e République et le renforcement de la bipolarisation, Jean Minjoz est battu aux législatives de 1958 par Jacques Weinman. Celui-ci conservera son mandat de député jusqu’en 1977 mais ne parviendra jamais à prendre la mairie. Jean Minjoz, de son côté, ne dispose plus d’aucun mandat national mais conserve la mairie (tableau 3). Parallèlement, le maire de Besançon poursuit sa carrière professionnelle : il est nommé conseiller à la cour d’appel de Paris en 1958 et président de la chambre sociale de 1967 à 1971, date à laquelle il prend sa retraite.

47Lors des élections municipales de 1959, Jean Minjoz arrive largement en tête au 1^er tour : il propose aux autres listes de constituer une liste à la stricte proportionnelle pour le second tour, de manière à contourner l’ordonnance de février 1959 qui institue un mode de scrutin majoritaire dans les communes de moins de 120 000 habitants. Mais le MRP, les Indépendants, l’UNR et le PC refusent. En revanche, M^e Albert-Maxime Kohler, radical « mendésiste », adjoint au maire depuis 1953, convainc son parti divisé en deux tendances (entre partisans de Pierre Mendès-France et partisans d’Edgar Faure) de s’unir et de s’allier avec la SFIO contre une droite alliée au MRP. Au 2^e tour, la liste de Jean Minjoz obtient le majorité relative et, conséquence du nouveau mode de scrutin, la totalité des sièges. Les radicaux, avec moins de 2 000 voix au premier tour, obtiennent 14 sièges.

48Le nouveau mode de scrutin aboutit par conséquent à cristalliser la coalition qui s’était dégagée à la suite des élections municipales de 1953. On observée le même phénomène à Arras, où Guy Mollet préside un conseil municipal qui comprend 17 socialistes et 14 MRP. Dans les deux cas, le mode de scrutin favorise un parti politique qui ne pèse que d’un poids tout relatif en lui accordant un nombre de sièges qu’il n’aurait jamais pu espérer obtenir seul.

49Le deuxième mandat de Jean Minjoz est l’occasion pour lui d’affermir sa position politique, malgré sa nouvelle défaite aux élections législatives de 1962. Il entreprend de se rapprocher des démocrates-chrétiens, qui peuvent lui apporter l’appoint nécessaire pour battre la droite sans s’allier avec le Parti communiste. Le MRP, qui fait aussi l’objet de sollicitations de la part de l’UNR, opte finalement pour la liste socialiste en raison notamment des orientations de son nouveau secrétaire de fédération, André Régani, plus proche de la gauche. Jean Minjoz est élu dès le 1^er tour et son autorité politique sur la ville est incontestable. Elle repose sur une base électorale très large ainsi que sur une image de maire fort. On retrouve une situation similaire dans d’autres villes gouvernées par une coalition de Troisième force : à Lille, Augustin Laurent refuse toute alliance avec les communistes et fait liste commune avec le MRP et les Indépendants ; à Marseille, Gaston Defferre emmène une liste comprenant des socialistes, des Indépendants et des modérés ; à Arras, Guy Mollet maintient son alliance avec le MRP ; à Nantes, André Morice prend la mairie à la tête d’une liste composée de la SFIO, de représentants du Rassemblement démocratique (Centre républicain et Parti radical-socialiste) et d’Indépendants (dont certains sont proches de l’extrême-droite)29.

50Poussons plus loin la comparaison avec ces deux derniers maires.

51Avec Jean Minjoz et Guy Mollet, tout d’abord, nous avons affaire dans les deux cas à un maire qui, en apparence, tient solidement sa ville puisque tous les deux sont réélus dès le 1^er tour en 1965, puis à nouveau en 1971. Il importe toutefois de relativiser cette appréciation30.

52Premièrement, cette réélection doit beaucoup à la coalition que le maire sortant est capable de bâtir. Ni Guy Mollet, ni Jean Minjoz ne détient seul une autorité suffisante pour l’emporter, ne serait-ce qu’en raison de la sociologie électorale de sa ville. « Il faut [...] noter que les batailles électorales n’ont jamais été gagnées facilement par Guy Mollet. Les succès du maire d’Arras n’ont nullement pris l’allure de plébiscites. L’audience personnelle de Guy Mollet sous la IV^e République parmi les électeurs de la ville a oscillé entre 32,4 % (premier tour, 1945), 43,2 % (1947), 33,1 % (1953), 39,1 % (premier tour, 1959). À Arras, point de vainqueur triomphant et de vaincu écrasé31. » Le maire d’Arras est en effet régulièrement devancé lors des scrutins qui ont lieu en 1947 et 1953, ce qui l’oblige à passer des alliances au sein du conseil municipal pour être élu. À partir de 1959, la nouvelle loi électorale ne permet plus de distinguer son influence personnelle de celle des autres membres de sa liste, mais elle l’incite à construire des alliances : avant le 2^e tour en 1959, dès le 1^er tour en 1965 et 1971. Dans le cas de Jean Minjoz, l’alliance de Troisième force constitue une nécessité : à partir de 1958, et jusqu’en 1977, il doit en effet composer avec un député gaulliste, et plus largement asseoir son autorité sur une ville qui vote à droite lors des scrutins nationaux. C’est ainsi que sur les six référendums organisés entre 1958 et 1972, Besançon donne des pourcentages de ‘oui’ toujours très nettement supérieurs à ceux de la France entière. De même, lors des trois élections présidentielles de 1965, 1969 et 1974, le candidat de la droite obtient toujours au second tour un soutien nettement plus marqué à Besançon (entre 4 et 6 points de plus que le résultat national). Besançon fait ainsi partie de ces villes qui, accordant leurs suffrages à la majorité de droite au plan national, maintiennent leur confiance à un maire de gauche.

53Deuxièmement, et dans la continuité de ce qui précède, la géographie électorale des deux hommes présente des similitudes que l’on peut résumer ainsi : large soutien dans les nouveaux quartiers périphériques ; bonne implantation dans les vieux quartiers centraux. Cette dernière est assurée par l’alliance avec le MRP. Jean Minjoz comme Guy Mollet ont su se constituer une base électorale hétérogène et large, qui leur a permis de bénéficier durant la période d’expansion urbaine d’une véritable stabilité politique. L’arrivée massive de nouveaux habitants n’a de ce fait pas eu de conséquence immédiate sur le plan électoral. On peut émettre l’hypothèse que cette situation a favorisé l’élaboration et la conception d’une vaste politique d’accueil et d’intégration des nouveaux venus sur le plan matériel tout au long des décennies 1950-1960. C’est en cela aussi, comme nous l’avons signalé, que les coalitions de Troisième force qui gouvernent ces villes sont plus que de simples alliances électorales : elles constituent un facteur de stabilité politique et trouvent une traduction concrète dans les politiques menées par les municipalités successives.

54La comparaison entre Jean Minjoz et André Morice est tout aussi intéressante, dans la mesure où, au-delà de leurs différences politiques, leur parcours municipal présente quelques similitudes. L’un comme l’autre ont acquis une bonne connaissance de leur ville, qui leur permet de construire une base électorale élargie. À travers son parcours politique, ainsi que ses activités professionnelles, André Morice a su nouer suffisamment de liens pour s’imposer à la mairie en 196532. Proche de la gauche locale, il entretient aussi des contacts avec les francs-maçons ainsi que les milieux économiques locaux. Il dispose enfin à travers L’Éclair d’un support important pour préparer son élection. En 1965, sa liste l’emporte sur une liste gaulliste et une alliance PCF-PSU – une configuration très proche de celle que l’on observe à Besançon. Les différentes composantes de la liste que mène André Morice se retrouvent, au-delà de leurs différences, dans une opposition farouche au Général de Gaulle, un phénomène qui caractérise aussi l’équipe que dirige Jean Minjoz. La défiance à l’égard du PC est, en revanche, moins nette à Nantes qu’à Besançon, Lille, Marseille ou encore Arras33.

55Lors des élections municipales de 1971, Jean Minjoz comme André Morice sont réélus dès le 1^er tour, le premier à la tête d’une liste comprenant des socialistes, des radicaux de gauche et des centristes, le second des socialistes (qui ont obtenu l’accord d’Alain Savary pour participer à cette liste de Troisième force), des « moriciens » et des CDS34. À cette occasion, le maire de Besançon ignore les consignes du nouveau Parti socialiste qui prône des alliances locales avec le Parti communiste et préserve sa coalition de Troisième force. La ressemblance entre les deux listes n’en est que plus frappante. Dans les deux cas, le maire sortant est en mesure de bâtir une coalition entre des forces politiques qui se retrouvent dans leur opposition au pouvoir central, d’une part, au PC, de l’autre. Cette coalition s’appuie sur des traditions politiques locales profondément ancrées, lesquelles se sont parfois structurées en opposition les unes par rapport aux autres : dans les deux villes, l’alliance comprend des cléricaux et des anti-cléricaux ; à Nantes, des républicains face à des monarchistes, des socialistes face à des hommes d’extrême-droite. La ville de Marseille sous Gaston Defferre présente un cas de figure similaire35 : dans les trois cas, ce sont les élections municipales de 1977 qui mettent fin aux coalitions de Troisième force36.

56Les alliances électorales que noue Jean Minjoz, à l’image d’autres maires, s’inscrivent donc dans un double contexte : sociologique et politique. La confiance dont il jouie au sein de l’électorat s’adresse tant à l’homme et son action, qu’à sa capacité à féderer des forces et des individus qui représentent différents courants de pensée, différentes sensibilités et traditions locales, différents groupes locaux. Cette coalition est toutefois plus qu’un ensemble d’alliances électorales : elle est un véritable mode de gouvernement qui répond par ailleurs à des enjeux immédiats liés à de l’expansion urbaine.

La mise en place d’un système d’économie mixte

57Le passage de Jean Minjoz au gouvernement est capital pour comprendre la transformation des premières initiatives entreprises dans le domaine du logement à partir de 1952 en un véritable système qui repose sur l’articulation entre des normes et des ressources centrales et les acteurs politiques et économiques locaux. 1957 constitue une année charnière : les dispositifs conçus à l’échelon national pour faire face aux besoins en matière de logement sont rapidement mis en œuvre au plan local. Le système qui se dessine relève de l’économie mixte dans la mesure où il s’appuie sur des SEM (sociétés d’économie mixte) et plus largement reproduit l’esprit qui sous-tend leur développement.

L’appel à l’État dans un cadre concerté

58Le manque de logements qui résulte de l’urbanisation accélérée de la France débouche sur toute une série de mesures nationales à partir de la seconde moitié de la décennie 1950. En 1956, Bernard Chochoy, ministre de Guy Mollet, fait voter une loi-cadre sur le logement qui permet de « lancer 320 000 constructions en 1956, tente d’industrialiser et d’assainir les professions du bâtiment, facilite la construction de groupe et donne priorité aux HLM et au logement social sur les appartements de luxe et l’accession à la propriété37 ». C’est sur cette base qu’à partir de 1957, l’Office Municipal HLM prend la relève du CRL et réalise plusieurs grandes opérations de logements à Fontaine Argent, la cité Brulard (les 408), Fontaine Écu (les 316) et aux Clairs-Soleils (les 304). (Fig. 3) À nouveau, les contraintes du relief et les coûts des terrains obligent les autorités municipales à situer ces opérations à une certaine distance du centre-ville. L’Office fait appel à des prêts du Crédit Foncier, de la Caisse d’Épargne (grâce à la loi Minjoz) et de la Caisse des Dépôts et Consignations. Cette dernière vient compléter l’intervention directe de l’État et elle joue un rôle considérable dans l’aménagement de Besançon, comme dans tant d’autres villes. Elle permet à l’État d’avoir un oeil sur l’urbanisation du pays tout en offrant aux communes des moyens financiers et techniques ainsi que des savoir-faire nouveaux en matière de construction et d’aménagement. Son arrivée à Besançon est le résultat des efforts de Lucien Brochet, qui a su attirer sur la ville les ressources nécessaires à la réalisation de grandes opérations d’urbanisme à partir de la fin de la décennie 1950.

59« C’est ainsi que se constitue le « second Besançon ». Son visage est extrêmement composite, tant par les types des constructions que par leur insertion dans le tissu urbain. Au départ, les « cités » de Palente-les Orchamps et de Montrapon ont associé les immeubles de quatre étages et les pavillons individuels. Par la suite, le grand immeuble l’a emporté sur tous les autres types, tour ou bloc allongé abritant 50 à 300 appartements38 ».

60Le tableau 4 fait apparaître la montée en puissance observable dans la construction de logements sociaux. Sur la base des logements existants en 1982, il apparaît qu’un tiers a été construit entre 1949 et 1961, notamment par le premier système mis en place autour de Jean Minjoz et Lucien Brochet. Le changement d’échelle est ensuite perceptible dans l’accélération du rythme de construction à partir de 1962 : dans les douze années qui suivent sont construits plus de 40 % des logements sociaux existants en 1982. Pour analyser ce phénomène, outre l’intervention croissante de l’État, il convient d’évoquer l’inscription de cette intervention dans un cadre contractuel et planifié.

61Une étape supplémentaire est en effet franchie lorsqu’à partir de 1958-1959 le Commissariat au Plan et Besançon négocient un plan de modernisation et d’équipement (1961-1963) qui définit une liste de projets d’aménagement auxquels l’État apporte son concours financier et technique : zones d’habitation, industrielles, universitaires, sportives, ainsi que des boulevards et des équipements techniques et sociaux. Si l’ambition de ce plan est d’organiser l’espace urbain et de rendre la circulation plus fluide, il aboutit surtout à définir les rapports entre l’État et la ville en matière de développement urbain. Sur cette base, il assure la participation de l’État dans un cadre concerté qui tient compte des spécificités de Besançon. C’est un conseiller municipal délégué, Jacques Gagey, qui suit pour le compte du maire la négociation du plan, en étroite relation avec Lucien Brochet.

Fig. 3. Les grandes opérations d’urbanisme

Jacques Gagey est originaire de Besançon. Enseignant à Vesoul, où il est conseiller municipal, et par ailleurs secrétaire fédéral de la SFIO en Haute-Saône, il est muté en 1959 dans un collège d’enseignement général à Besançon. Jean Minjoz l’inscrit sur sa liste aux élections, et à la faveur des votes préférentiels (il appartient à une famille dont le nom est connu à Besançon), il réalise un bon résultat. Le maire ne peut lui confier un poste d’adjoint, sa municipalité étant déjà complète, mais il lui propose un poste de conseiller municipal délégué. Jacques Gagey accepte et prend en charge le développement économique et le logement. Il connaît bien les questions de logement : il a été secrétaire fondateur d’une association d’aide au logement en Haute-Saône et a participé à diverses structures traitant de ces problèmes (CIL de Peugeot à Montbéliard, coopérative de reconstruction). Il a par ailleurs occupé les fonctions de secrétaire du Comité d’Expansion Économique de la Haute-Saône. En 1965, il devient adjoint au maire, responsable de la même délégation, avant de quitter Besançon en 1968 pour Paris où il est nommé professeur à la Sorbonne. Il entretient des relations amicales, teintées de respect, avec Jean Minjoz, mais les deux hommes n’ont pas les mêmes centres d’intérêt sur le plan intellectuel – ce qui contribue à maintenir une distance entre eux.

62Si le plan de modernisation n’a pas été mené à bien intégralement39, il a néanmoins permis la réalisation du Boulevard Nord (achevé en 1964) et d’une partie du Boulevard Ouest, la réalisation de la zone industrielle de Trépillot et surtout le lancement de la ZUP de Planoise40. Celle-ci constitue la décision la plus structurante dans le développement de Besançon et elle frappe par des objectifs qui apparaissent aujourd’hui démesurés, car reposant sur des projections démographiques qui ne se sont jamais réalisées.

Planoise

63La ZUP (Zone d’Urbanisation Prioritaire) de Planoise répond à plusieurs objectifs. Il s’agit d’abord de maîtriser le développement de la ville en créant à plusieurs kilomètres du centre ancien une nouvelle ville dotée de tous les équipements et infrastructures nécessaires. Il est ainsi mis fin à la réalisation au coup par coup de cités HLM qui nécessitent ensuite d’être raccordées au reste de la ville. Un deuxième objectif est de pouvoir continuer à accueillir les nouveaux arrivants toujours plus nombreux et qui posent des problèmes tant aux autorités de la ville qu’aux industriels qui doivent loger leur personnel. Enfin, le CRL ne trouve plus de terrains à bas prix pour ses opérations. Or, le choix du site pour la nouvelle ZUP répond tant à des critères géographiques qu’à des considérations économiques : « il s’agit en effet d’une zone basse, sise au pied de la colline qui donne désormais son nom à l’ensemble, à proximité de la route de Dôle – l’un des grands axes de développement de Besançon – et de la zone industrielle de Trépillot. Au départ, le secteur était à peu près exclusivement rural, ce qui simplifia les problèmes d’appropriation des terrains41. » Les faibles coûts d’appropriation permettent ainsi des montages compatibles avec les contraintes financières qui pèsent sur le CRL. Mais le choix du lieu d’implantation résulte aussi des conditions énoncées par la Caisse des Dépôts, laquelle n’accepte de participer au financement de cette opération qu’à la condition qu’il y ait plus de 10 000 logements – cela en prévision d’une poussée démographique continue. Or, la géographie bisontine n’offre pas d’autre espace disponible que Planoise, à la fois peu accidenté et suffisamment vaste pour accueillir un projet d’une telle ampleur.

64Planoise illustre parfaitement la capacité du système mis en place par le maire à mobiliser des acteurs et des ressources autour d’un projet ambitieux. Elle s’appuie d’abord sur une mesure gouvernementale, la Charte des ZUP élaborée en 1958. La municipalité en 1959 puis le conseil municipal en 1960 approuvent le projet de ZUP qui leur est présenté42. Sont concernées la Caisse des Dépôts et Consignations, ses filiales, des sociétés d’économie mixte mais surtout la toute nouvelle Société d’Équipement du Doubs (SED, devenue plus tard la S.E. du Département du Doubs). Cette SED est créée par Lucien Brochet, qui en prend la présidence tout en demeurant directeur du CRL. Jacques Gagey en fait aussi partie et il succède quelques années plus tard à Lucien Brochet. La SED regroupe une filiale de la Caisse des Dépôts, la SCET43, les villes de Besançon et Montbéliard, le département du Doubs et une faible participation de Peugeot. Elle s’approprie le foncier, le viabilise puis le rétrocède aux organismes constructeurs (Office Municipal HLM et CRL) et parallèlement réalise des équipements publics.

65La SED réalise aussi le Boulevard Nord et la zone industrielle de Trépillot dans le cadre du plan de modernisation et d’équipement. (Fig. 4)

66Le projet initial prévoit l’aménagement de 128 hectares pour 13500 logements et 40 000 habitants. La ZUP est acceptée par le Ministère de la Construction en 1962, qui désigne un architecte accepté par la ville, Maurice Novarina. Celui-ci conçoit un plan directeur comprenant quatre quartiers de taille inégale (Châteaufarine, Louvière, Bousserote, Époisses) organisés autour d’un quartier central. Des équipements scolaires, sportifs, sociaux et administratifs sont aussi prévus. Les travaux commencent en 1963 et les premiers logements (572 logements HLM) livrés en 1968. Le financement des logements est assuré par une autre société d’économie mixte, la SAIEM-B (Société Anonyme Immobilière d’Économie Mixte de Besançon) créée en 1965, dans le capital de laquelle on retrouve à hauteur de 51 % la Caisse des Dépôts, le solde appartenant à la ville. Le montant de ce capital permet de financer 40 % du premier programme de logements, le complément provenant de prêts du Crédit Foncier et de la CDC. La SAIEM-B est présidée par un adjoint au maire et elle confie la gestion des logements à une autre filiale de la Caisse des Dépôts, la SCIC (Société Centrale Immobilière de la CDC)44. Ainsi, la Caisse demeure présente tout au long de la réalisation de Planoise.

67L’ensemble de la politique de développement urbain trouve son unité à travers le système d’acteurs qui la conçoit et la met en œuvre, lequel partage un double objectif : le développement urbain comme facteur de développement économique (avant d’être un projet à vocation sociale) ; transformer Besançon en une véritable capitale régionale. Jacques Gagey comme Lucien Brochet incarnent ce double objectif. À leurs yeux, les grands projets d’urbanisme servent avant tout de multiplicateur économique pour l’industrie locale. Quant au renforcement du poids de Besançon, il ne peut qu’accroître la capacité de la ville à devenir un pôle économique et décisionnel, susceptible d’attirer des investissements supplémentaires. En revanche, il n’est pas certain que cette politique ait été, au moment de sa conception, réellement comprise par l’ensemble des élus municipaux. Par sa démesure, elle sortait à l’époque du concevable. Jean Minjoz et surtout Jacques Gagey n’en étaient que plus libres pour engager la ville dans des décisions structurantes pour son avenir.

68Cette politique a posé néanmoins des problèmes de cohérence dans son articulation avec les quartiers centraux, plus anciens, situés dans et aux alentours de la Boucle et elle n’a pas empêché la poursuite d’une urbanisation diffuse ainsi que la construction d’un quartier, les Clairs-Soleils, à contre-courant des grandes options prises par les autorités. Ces problèmes incitent en 1965 la Direction Départementale de l’Équipement, en accord avec le maire, à demander à l’urbaniste Maurice Rotival d’élaborer une réflexion d’ensemble et des propositions pour le développement futur de Besançon.

Fig. 4. Planoise

69Maurice Rotival est installé aux États-Unis où il dirige un cabinet d’ingénieurs-urbanistes dont la clientèle s’étend dans le monde entier. Il est l’un des acteurs de la politique de rénovation urbaine que lance le maire Richard Lee à New-Haven dans les années 1950 et qui deviendra un exemple de réussite fréquemment cité en matière d’urbanisme45. Quatre années sont nécessaires à Maurice Rotival pour mener à bien sa mission, au terme de laquelle il propose quatre options : 1. laisser-faire. dispersion, qui consiste à faire du centre un musée historique et à laisser le développement anarchique se poursuivre ; 2. affirmation de l’axe est-ouest, avec le renforcement de Planoise et Palente ; 3. évitement, par la réalisation d’axes routiers de contournement ; 4. concentration, avec en particulier « un centre directionnel, version moderne du Forum antique, lien géométrique des activités urbaines, [qui] s’établit à la rencontre des communications de toute nature : la gare, à proximité immédiate de la Boucle, centre actuel. » C’est cette dernière option qui est retenue par les autorités de la ville mais elle ne sera jamais appliquée : outre les remous que suscite parmi les habitants un plan qui implique de nombreux bouleversements, les services de l’Équipement s’y opposent ; enfin, Planoise ne se remplit pas aussi rapidement que prévu et n’attire pas les investisseurs privés.

70En 1968, le projet de la ZUP est revu à la baisse, en raison d’un taux de remplissage qui n’est pas satisfaisant et des difficultés de financement qui résultent d’une restriction des crédits. La ZUP est transformée en une « Zone opérationnelle Nord » de 107 hectares, qui ne compte plus désormais que deux quartiers. Dès lors, l’achèvement de la ZUP devient le principal souci des autorités et à cet effet elles créent un atelier d’urbanisme qui permet à la ville de disposer de ses propres moyens d’expertise et doit à terme se transformer en service municipal d’urbanisme. Pendant plusieurs années, les relations entre ce service d’urbanisme de la ville et la SEDD sont tendues, le conflit de compétences techniques recouvrant des enjeux plus importants concernant les choix d’aménagements à venir. Il traduit aussi le glissement progressif d’un urbanisme maîtrisé en grande partie par l’État vers un urbanisme communal.

71En 1975, Planoise compte 4099 logements et 13 473 habitants (soit un bisontin sur huit) ; en 1982, 7 600 logements et 20 400 habitants (un bisontin sur six). On est loin des 13 500 logements et des 40 000 habitants qui avaient été initialement prévus.

Les adjoints-entrepreneurs

72Dans ce système d’économie mixte, il convient de s’attarder sur le rôle des adjoints au maire, aux côtés du maire et des acteurs économiques locaux. Ceux-ci occupent une place essentielle dans le système qui se met en place autour de Jean Minjoz. D’une part, ils inscrivent leur action dans le cadre défini par le maire, cadre qui se compose de ressources et de normes émanant de l’État, que les adjoints entreprennent d’articuler avec des intérêts locaux. D’autre part, ils sortent de la mairie et d’une définition juridique de la délégation de fonction qui leur a été confiée, pour concevoir une politique dans le secteur d’activité dont ils ont la charge. Véritables entrepreneurs, ils sont à l’origine de réalisations dans les domaines de l’urbanisme, des écoles, de la voirie-circulation, des sports, des affaires sociales et de la culture, réalisations qui se situent dans le prolongement de programmes d’action nationaux ou constituent de véritables innovations.

Profil des adjoints au maire dans la période 1953-1977

73Dès 1953, Jean Minjoz s’entoure d’une équipe d’adjoints qui augmente régulièrement au fil de ses réélections. Les conditions dans lesquelles ces dernières se déroulent expliquent en partie l’augmentation de l’équipe municipale, mais en partie seulement car il convient de tenir compte de l’autonomie que leur accorde le maire et qui leur permet de participer activement à son système de gouvernement.

74À la lecture du tableau 5, on observe une augmentation puis une stabilisation du nombre d’adjoints. Une première explication de l’augmentation observée implique de tenir compte des seuils définis par le Ministère de l’Intérieur concernant le nombre de conseillers municipaux (fixé en fonction de la population bisontine) et des adjoints. Jusqu’en 1947, et conformément à une circulaire du 6 mai 1925, Besançon avait droit à trois adjoints ordinaires et deux adjoints supplémentaires, soit au total cinq adjoints (les municipalités élues en 1945 et 1947 ont toutes deux compté cinq adjoints). À partir d’une circulaire du 6 août 1948, qui s’applique pour la première fois à Besançon en 1950 lors du changement de maire (suite au décès d’Henri Bugnet), la ville dispose dorénavant de quatre adjoints ordinaires et de deux adjoints supplémentaires. Cette règle, toujours valable en 1953, semble cependant avoir été partiellement contournée, puisque dans un premier temps quatre adjoints ordinaires sont élus, suivis quelques temps plus tard non pas de deux adjoints supplémentaires mais de trois adjoints délégués47. En 1959, le nombre de sièges de conseillers municipaux à pourvoir passe à 37, sur lesquels la ville est en droit de désigner cinq adjoints ordinaires et trois adjoints supplémentaires, ce qu’elle fait48. En 1965, le nombre d’adjoints ordinaires est porté à six, les adjoints supplémentaires demeurant limités à trois. En 1971, les adjoints ordinaires sont au nombre de sept, contre deux adjoints supplémentaires. Ainsi, tout au long de la période, les autorités bisontines se sont dotées du nombre maximum d’adjoints auquel elles avaient droit49.

75Une deuxième explication de ces augmentations tient aux changements de lois électorales. La loi du 5 septembre 1947, en rendant pratiquement impossible l’obtention par une seule liste de la majorité absolue des sièges au conseil municipal, suscite des négociations entre les forces en présence : en échange de son soutien pour l’élection du maire, un groupe reçoit un ou plusieurs poste(s) d’adjoint – si tant est que le maire une fois élu respecte ses engagements. C’est ainsi qu’en 1953, Albert-Maxime Kohler, radical mendésiste, devient adjoint au maire et reçoit une délégation de fonction – tandis que les communistes n’obtiennent pas le poste d’adjoint promis. Avec le changement de régime électoral introduit par l’ordonnance de février 1959 puis la loi du 27 juin 1964, le maire est incité à construire des coalitions aussi larges que possible pour assurer sa victoire : au 2^e tour en 1959, dès le 1^er tour en 1965. Ces réformes incitent le maire à nouer des alliances avec des partis sans l’appui desquels il n’est pas certain de l’emporter. En échange de leur soutien, il leur confie un ou plusieurs postes d’adjoint. C’est ainsi qu’en 1965, Jean Minjoz confie un poste d’adjoint et une délégation de fonction à André Régani, scellant ainsi l’accord négocié avec le MRP50.

76En 1971, le maire renforce sa coalition de Troisième force et confie un second poste d’adjoint à Georges Gaudot. Il est significatif qu’à cette date, alors que le nombre d’adjoints demeure stable, le poids des socialistes diminue – un phénomène qui fait écho à une situation nouvelle au sein du conseil municipal, dans lequel les socialistes ne sont plus majoritaires. Ces différents éléments soulignent l’autonomie croissante prise par le maire vis-à-vis de son parti.

77Durant toutes ces années, le processus de croissance de la municipalité bisontine demeure maîtrisé par le maire. Il ouvre progressivement ses coalitions et distribue les postes d’adjoints de manière incrémentale. La municipalité et le conseil municipal n’ont de sens dans leur composition que rapportés au maire ; celui-ci ne préserve son mandat que par les alliances nouées avec les radicaux et les centristes. Ces alliances ne correspondent à aucune consigne nationale, elles leur contreviennent même à partir de 1971. Besançon affirme ainsi une autonomie politique et simultanément illustre le caractère contingent des alliances passées entre le maire et ses alliés. Ces deux éléments sont liés puisque l’autorité du maire tient autant à ces alliances qu’à l’autonomie politique qu’elles lui procurent, localement et nationalement.

78La croissance du nombre des adjoints ne s’explique toutefois pas uniquement par des raisons électorales. Il faut aussi tenir compte du rôle que remplissent ces élus aux côtés du maire. À ce titre, l’autonomie que ce dernier leur reconnaît est significative tant de la confiance qu’il leur accorde que de la mission qu’il leur confie.

79Les adjoints de Jean Minjoz se caractérisent par une grande homogénéité professionnelle, la plupart étant enseignants ou avocats. Ils appartiennent à une élite intellectuelle dans laquelle le maire s’est toujours inscrit politiquement. En revanche, aucun n’a été choisi pour sa représentativité sociale ou géographique – ce qui les distingue des simples conseillers municipaux. Ils sont choisis pour leur capacité à concevoir et mettre en œuvre des actions innovantes dans le contexte de l’expansion urbaine ; leur disponibilité professionnelle ainsi que leur jeune âge d’entrée dans la municipalité les aident dans cette tâche.

80Le maire entretient des rapports individuels avec eux pour suivre leurs actions. Une fois qu’il a donné son accord sur un projet, il ne les désavoue jamais ni ne revient sur sa décision. Il défend ses adjoints en conseil municipal mais c’est à eux de faire leurs preuves. La plupart de cès élus n’ont initialement aucune compétence dans le champ d’activité municipale qui leur est confié, mais ils bénéficient d’une stabilité à leur poste qui leur permet de maîtriser progressivement les différentes dimensions de leur délégation. Le fait que plusieurs d’entre eux aient commencé leur carrière municipale jeune renforce le caractère d’apprentissage que revêt leur relation avec le maire. Il en résulte une très grande fidélité jointe à une forte dépendance à son égard.

81Quelques portraits d’adjoints vont nous permettre de mieux cerner leur profil.

Le premier est l’un des plus proches adjoints de Jean Minjoz - par certains aspects son alter-ego. Raymond Vauthier (1905-1987), membre de la SFIO, est d’abord maire de Pontarlier de 1935 à 1940 puis de 1944 à 1945. Professeur de lycée, il est muté à Besançon à la fin de la guerre et on le retrouve en 1947 sur la liste de Jean Minjoz pour les élections municipales. Lorsque ce dernier l’emporte en 1953, Raymond Vauthier devient 1^er adjoint, fonction qu’il assure jusqu’en 1971. Il suit les affaires municipales lorsque Jean Minjoz est à Paris. Tout comme le maire, c’est une forte personnalité et les deux hommes partagent les mêmes convictions (l’anticléricalisme) et positions politiques (sur la guerre d’Algérie). Lorsque Jean Minjoz ne souhaite pas se présenter aux élections législatives de 1967, c’est son 1^er adjoint qu’il envoie au devant d’une défaite assurée.
Henri Huot est né en 1913. Après avoir fait de la résistance, il entre à la SFIO en 1944. Enseignant en lycée, il est élu un peu contre son gré au conseil municipal en 1953 à la faveur du panachage. Il se passionne tout de suite pour la gestion municipale et suit assidûment tant les séances du conseil que les commissions (à l’exception de la commission... famille et bienfaisance). Lorsqu’en 1959, l’adjointe en charge du bureau de bienfaisance et de la famille (plus le bureau d’hygiène et le lavoir municipal) décide de se retirer, elle suggère au maire de nommer Henri Huot à sa place. Ce dernier devient ainsi adjoint aux affaires sociales, poste qu’il conservera durant 18 ans (1959-1977). Issu d’une tradition anticléricale, il n’éprouve cependant aucune difficulté à travailler avec les milieux catholiques. Personnalité attachante, profondément humaine, Henri Huot est à l’origine de la politique sociale de Besançon.
« Je ne savais pas où j’allais, je n’avais pas demandé cette délégation. J’ai fait connaissance avec le problème des vieux. Minjoz m’a dit, « occupez-vous des vieux. » Ils posaient un problème essentiel. [...] La pauvreté et la misère étaient répandues. J’ignorais le problème de la vieillesse urbaine, j’étais fils de paysans, la pauvreté était différente, laborieuse, digne, à La campagne. Cette misère a été pour moi un choc extraordinaire : c’était des gens de la génération de mes parents, ils tendaient la main pour vivre, ils n’avaient plus de dignité. Ça été le choc initial. Cette délégation m’est apparue comme une mission importante : changer quelque chose à l’existant. » (Henri Huot)
Jean Defrasne est né en 1924. Élève de l’École Normale Supérieure, il est agrégé d’histoire. Nommé pour son premier poste à Besançon en 1948, il fera toute sa carrière en lycée (première et khâgne) jusqu’à sa retraite en 1966. Parallèlement, il rédige plusieurs ouvrages, dont cinq Que sais-je ? et un livre sur Besançon (Histoire d’une ville. Besançon. Le temps retrouvé). Sur le plan politique, il est d’abord proche du Parti communiste : durant la guerre, il participe à la résistance au sein du groupe Action, puis il fonde aux côtés de Louis Althusser la cellule PC de l’École Normale Supérieure ; il quitte le Parti communiste lors des grandes grèves de 1946. Arrivé à Besançon, il écrit entre 1950 et 1958 des articles pour le Comtois, un journal local de gauche. En 1952, il adhère à la SFIO où il demeure longtemps parmi les minoritaires : opposé à la CED, à la guerre d’Indochine puis à la guerre d’Algérie, il est mendésiste, defferriste puis finalement savaryste. Nous sommes alors dans les années 1960 et Jean Defrasne est proche d’André Boulloche (député-maire de Montbéliard) et d’Alain Savary (qui a succédé à Guy Mollet à la tête de la SFIO). De 1967 à 1971, Jean Defrasne est premier secrétaire de la fédération du Doubs, jusqu’à la reprise en main du PS par François Mitterrand51. Dès lors, il ne s’intéresse plus qu’aux affaires locales et suit le déroulement de l’affaire Lip. Adjoint au maire Jean Minjoz pendant 18 ans, il a en charge la délégation aux sports, puis aux sports et à l’enseignement.
« J’avais un cas particulier : j’étais le plus jeune adjoint, 35 ans, c’était jeune à l’époque. J’ai été un petit garçon par rapport à Minjoz. Je ressentais vis-à-vis de lui une piété quasi-filiale. On a été proches.
C’était un maire rigoureux et exigeant et surtout, et c’est assez rare surtout chez les socialistes de son époque, une très grande ouverture d’esprit : ce n’était pas le cas de ses contemporains socialistes. » (Jean Defrasne)

82Cette proximité entre les deux hommes est d’autant plus remarquable qu’ils ne partagent pas les mêmes positions politiques, en particulier vis-à-vis de Guy Mollet et sur la guerre d’Algérie. Mais elle témoigne de la nature des relations personnelles que Jean Minjoz a su nouer avec ses adjoints.

83Le maire de Besançon donne à ses adjoints les moyens d’agir dans leur délégation et la possibilité d’associer ainsi leur nom à une réalisation. La relation d’interdépendance qui se tisse ainsi présente deux avantages pour Jean Minjoz. D’une part, elle lui assure le soutien électoral de ses adjoints et, au-delà, du parti dont ils sont issus. D’autre part, cette relation permet au maire de démultiplier ses moyens d’action. Les adjoints dans leur délégation sont autant de relais qui assurent le fonctionnement du système mis en place autour de l’articulation concertée avec l’État. En outre, ces relais ne se contentent pas d’appliquer les normes centrales mais ils les adaptent, les complètent et dans certains cas les devancent en innovant dans un domaine encore mal pris en charge par l’État. Ils constituent par conséquent des facteurs de souplesse et d’adaptation irremplaçables pour un maire confronté aux problèmes toujours plus urgents et nombreux de l’expansion urbaine.

84Le tableau 6 présente les intitulés des délégations confiées aux adjoints sur la période 1959-1971. Ce sont d’excellents indicateurs des problèmes que rencontrent et que sont amenées à résoudre les autorités bisontines durant ces 18 années –problèmes dont la mise sur agenda est révélatrice d’un choix politique. Mais ils sont tout aussi révélateurs des réponses et des outils à leur disposition pour ce faire. Relevons ainsi en 1959 « enseignement, bourse, legs d’études » : le rôle des autorités locales consiste alors à aider ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir une scolarité normale. En 1965, le problème s’est élargi : « enseignement, personnel enseignant ; construction scolaire ; cantines, colonies ; caisse des écoles ; équipements sportifs » ; il s’agit désormais de répondre à l’augmentation rapide des jeunes en âge d’aller à école (due à l’afflux de nouveaux habitants et à un taux de natalité élevé) par des équipements et des services appropriés. En 1971, l’adjoint en charge de la délégation « enseignement ; équipements scolaires et universitaires ; œuvres péri ou post-scolaires » se doit de poursuivre l’effort en matière d’équipements, tout en le complétant en aval (l’université). D’autres intitulés sont tout aussi significatifs : en 1965, « problème jeunesse et maison pour tous » – le problème et sa solution paraissent réunis dans le même intitulé ; en 1971, « développement économique (emploi et industrialisation) », un thème nouveau dans les villes à cette époque.

85Le maire répond donc aux défis de l’expansion urbaine par l’intermédiaire de ses adjoints. Ces élus se situent à l’articulation de différentes dimensions qui se complètent, pour en faire des alliés précieux du maire. Leur intervention dans les dimensions politique, administrative et urbaine du gouvernement de la ville leur procure non seulement des ressources mais aussi des marges de manœuvre dans le cadre de leur délégation. Ils renforcent le poids du maire par un soutien au moment des élections mais aussi par des actions et réalisations qui rejaillissent sur l’ensemble de l’institution et en premier lieu son maire52.

86Cependant, malgré l’influence qu’ils exercent sur les projets qui concernent leur domaine de délégation ou plus généralement les décisions adoptées en municipalité, et malgré une visibilité importante pour certains d’entre eux, il ne fait de doute pour personne que c’est bien le maire qui intègre l’ensemble municipal. Il convient donc de dissocier ce qui est du domaine de l’impulsion, de l’affirmation de priorités, de la conception d’une politique, qui est du ressort tant du premier magistrat de la commune que de ses adjoints, de la question de la responsabilité politique, qui appartient in fine au seul maire.

Des réalisations innovantes

87L’adjoint-entrepreneur situe son action dans la politique de développement de Jean Minjoz. La définition des problèmes à traiter peut venir du maire (c’est le cas pour les actions en faveur des personnes âgées), d’une prise de conscience traduite et portée par un adjoint (plan de circulation) ou d’un projet politique plus personnel (culture). Il peut s’agir d’un problème inscrit (aide aux personnes âgées) ou en cours d’inscription (politique de circulation) sur l’agenda politique national. Il peut enfin s’agir de relayer sur le terrain un effort, une politique ou un ensemble de mesures nationales, en l’adaptant et en trouvant localement des ressources complémentaires (écoles, logements, équipements sportifs). Quant aux ressources et normes d’action que l’adjoint utilise, la plupart émanent de l’État mais c’est dans la mise en relation avec des acteurs locaux qu’il en assure l’application.

88Plusieurs adjoints de Besançon ont ainsi participé activement à la politique d’expansion. Raymond Vauthier a suivi de près les premières actions entreprises entre 1953 et 1959 en matière de logement. Jacques Gagey, conseiller municipal délégué de 1959 à 1965 puis adjoint à l’urbanisme de 1965 à 1968, a négocié le plan de modernisation et d’équipement et a été en charge de la réalisation de la ZUP de Planoise ; il appartient à la SED, créée par Lucien Brochet. Jean Defrasne a contribué à l’effort d’équipement de Besançon en matière sportive (Palais des Sports, première piscine couverte à Besançon, nombreuses salles de gymnastique) et scolaire. Georges Gaudot, syndicaliste chrétien, professeur de sciences économiques à l’université, fait son entrée à la municipalité en 1971 et fonde le Centre municipal de promotion et de développement économique.

89Τrois cas de politiques innovantes permettent de mieux cerner le rôle des adjoints durant cette période.

Le Plan de Circulation d’André Régani (1965-1977)

90Le plan de modernisation et d’équipement de 1961-1963 avait assuré la réalisation de grands boulevards pour désenclaver les cités HLM, mais ces boulevards avaient rapidement été saturés par des poids lourds cherchant à contourner le centre-ville. Parallèlement, la difficulté pour la Compagnie des Transports Bisontins (CTB) de s’adapter à l’expansion urbaine et le nombre sans cesse croissant d’automobiles individuelles avaient fini par provoquer un engorgement des quartiers centraux.

91C’est un nouvel adjoint entré à la municipalité en 1965 au titre du MRP, André Régani, qui prend en 1968 les premières mesures coercitives, dont une modification des sens de circulation et surtout l’installation de parcmètres ainsi que l’interdiction de stationner dans les rues centrales. À la même époque, la ville renégocie son contrat d’affermage avec la CTB (qui appartient au groupe Transexel) et l’incite à multiplier le nombre de bus et de lignes. Mais ces mesures ne suffisent pas pour stopper le flux continu de voitures en centre-ville.

André Régani, originaire de Besançon, est technico-commercial à la Compagnie des Compteurs de Schlumberger. Après avoir milité à la Jeunesse ouvrière chrétienne puis à la CFTC, il rejoint en 1955 le MRP dont il devient durant la décennie 1960 responsable de la fédération. C’est à ce titre qu’il négocie en 1965 le ralliement de son parti à la liste conduite par Jean Minjoz, contre huit sièges au conseil municipal et un poste d’adjoint. Le maire, tout d’abord méfiant à son encontre, lui confie une délégation peu intéressante (abattoirs, foires et marchés ; transport en commun, funiculaire, taxi ; état civil ; pompes funèbres ; bains douches, lavoirs). Mais les relations s’améliorent rapidement entre les deux hommes - bien qu’ils n’appartiennent pas aux mêmes traditions politiques – et en 1971, il parvient à convaincre Jean Minjoz de lui confier une grande délégation regroupant les transports, la voirie et la circulation. En 1976, il se présente aux élections cantonales où il est battu par Robert Schwint. En 1977, il quitte Besançon après avoir décidé de ne pas présenter de liste centriste, éprouvé aussi par les critiques dont il a fait l’objet à l’occasion du plan de circulation.

92André Régani profite alors de la situation de blocage qui apparaît et d’une opportunité au niveau du Secrétariat d’État aux Transports, à la recherche d’une ville-pilote pour lancer une réflexion globale en ce domaine. Il s’entoure d’un nouvel ingénieur qui vient d’entrer au service voirie de la ville (et qui voit là une occasion inespérée de créer quelque chose dans un domaine habitué au coup par coup)53, de la Direction Départementale de l’Équipement, qui accepte de coopérer pour la voirie nationale (et qui y voit la possibilité de participer à une action d’envergure), de la Chambre de Commerce (afin de vaincre les résistances des commerçants et hôteliers), de la CTB et du Secrétariat d’État aux Transports. La réflexion est menée rapidement pour éviter un blocage de la part des groupes qui en 19671968 ont déjà protesté vivement contre des mesures jugées restrictives à l’encontre des voitures.

93Durant la phase d’étude, l’adjoint et plusieurs cadres municipaux, dont l’ingénieur voirie, voyagent à l’étranger pour étudier les plans d’autres villes et c’est entre eux que se définit le plan de circulation. Ce plan, qui est une première en France, comporte la création d’espaces piétonniers, la modification de la circulation automobile (avec la suppression de la circulation de transit à travers le centre, la division de la Boucle en quatre secteurs entre lesquels la circulation est rendue impossible et l’aménagement d’une rocade) et la restructuration du réseau de transports en commun (l’objectif étant de passer de 15 % à 30 % des déplacements assurés par les transports collectifs). Parallèlement, une politique de stationnement vient compléter le dispositif (construction de parkings autour du centre). L’originalité de sa démarche tient à une approche globale des problèmes de transports, de circulation et de voirie. Lancée en 1971, l’étude est présentée à Jean Minjoz qui l’approuve puis au conseil municipal le 26 janvier 1973 avec un schéma d’organisation de la circulation et de restructuration des transports en commun. Le coût total de l’opération se monte à 44 MF, le quart supporté par l’État (Secrétariat d’État aux Transports, Ministère de l’Équipement, Ministère de l’Intérieur, FLANE, FIAT)54, le reste par la ville (pour une charge moyenne annuelle par habitant de 26 F). Une fois voté, le plan est présenté aux associations qui défendent l’automobile, dont les commerçants, dans un souci d’information mais sans volonté d’aboutir à un consensus. Une violente campagne de presse éclate contre l’adjoint, mais le plan est mené à bien avec l’appui du maire. En outre, ce dernier a accepté de déléguer ses pouvoirs de police à André Régani, tout en conservant la signature des arrêtés préparés par son adjoint.

94La division de la Boucle entre en vigueur dans la nuit du 7 au 8 juillet 1974 tandis que la piétonnisation se fait plus progressivement. Mais le succès le plus spectaculaire concerne les transports en commun qui voient leur fréquentation tripler entre 1974 et 1981. Besançon devient la première ville en France par le nombre d’habitants qui empruntent régulièrement le bus.

95Cette politique sera poursuivie après 1977 mais certaines mesures ne sont plus appliquées avec la même fermeté. Il s’agit pour le nouveau maire, Robert Schwint, de rassurer les commerçants et hôteliers du centre-ville – dont certains ont soutenu sa candidature en 1977 – qui ont vivement réagi au plan, et de modérer une action jugée trop autoritaire dans sa réalisation. Néanmoins, ce plan demeure structurant pour l’urbanisme bisontin jusqu’à la fin de la décennie 1980. À cette date, la circulation est redevenue difficile en centre-ville tandis que la fréquentation des transports en commun plafonne. Quant à la rocade, elle est n’achevée qu’au milieu de la décennie 1990 lorsqu’un tunnel sous la citadelle est percé.

96Dans le cas d’André Régani comme dans celui de Jacques Gagey, on retrouve les mêmes partenaires : l’État (Caisse des Dépôts et Consignations pour l’un ; Secrétariat d’État aux Transports pour l’autre), des intérêts économiques (Lucien Brochet ; la Chambre de Commerce et d’Industrie), des outils paramunicipaux (Office municipal HLM ; CTB) dont certains sont créés pour l’occasion (SAIEMB ; SED) et des moyens techniques (SED ; service voirie). Le rôle de l’adjoint se situe d’abord dans la réunion de l’ensemble de ces partenaires et dans sa capacité à coordonner leur intervention. Il consiste aussi à fixer lui-même certaines options, donc à marquer personnellement son action en lui donnant un contenu politique – avec le risque d’être directement pris à partie par ceux qui contestent les choix ainsi faits.

La politique sociale d’Henri Huot (1959-1977)

97Le mandat que confie Jean Minjoz au nouvel adjoint en charge de la bienfaisance est simple : « occupez-vous des vieux. » Le problème des personnes âgées est en effet urgent mais il est aussi nouveau : le minimum de la Sécurité Sociale est de 115 000 AF par an, les retraites contributives sont réduites, la Caisse Nationale est récente, beaucoup de gens n’y sont pas inscrits. L’activité principale du Bureau de Bienfaisance de la ville consiste à distribuer des bons pour la nourriture et le bois, à organiser des soupes populaires et à abriter les plus pauvres durant l’hiver. Ce service de quinze personnes est alors financé par la taxe sur les spectacles et les droits de concessions dans les cimetières.

98C’est sous le gouvernement de Guy Mollet qu’est créé le Fonds National de Solidarité qui verse au départ 31 200 AF par an aux vieillards nécessiteux, infirmes, grands malades et invalides. Ce fonds est financé en grande partie par la toute nouvelle vignette automobile et il fait l’objet d’âpres débats au Parlement, le texte étant défendu par Jean Minjoz, alors secrétaire d’État, et son ministre, Albert Gazier55. Par conséquent, il s’agit d’un problème inscrit sur l’agenda politique national lors du passage du maire de Besançon au gouvernement, problème qu’il inscrit ensuite sur l’agenda municipal en 1959. Cette deuxième inscription permet dès lors à la commune de compléter puis de devancer la politique nationale en direction des personnes âgées, avec en point d’orgue l’instauration d’un Minimum Social Garanti en 1968.

99Le premier souci du nouvel adjoint est de former une équipe motivée et de mettre en place des structures adaptées. Le décret de 1953 instituant les Bureaux d’Aide Sociale (BAS) n’étant pas appliqué à Besançon, Henri Huot crée en 1965 avec l’aide d’un chef de service entré à la mairie en 1959 un BAS autonome financièrement et administrativement, qui compte déjà 48 employés. Entre les deux hommes, l’entente est parfaite et ne se démentira pas tout au long des 18 années passées ensemble. En 1966, le second devient chef de bureau du BAS, s’occupant plus particulièrement du bureau de bienfaisance. Mais il ne devient directeur de ce qui est devenu entre-temps le Centre Communal d’Action Sociale qu’en 1977, l’année où Henri Huot devient 1^er adjoint de Robert Schwint et échange les affaires sociales pour l’urbanisme. Entre 1959 et 1977, ce sont deux hommes nouveaux dans le domaine social qui mettent en mouvement une nouvelle conception du travail social, de nouvelles méthodes et structures. En 1970, le Bureau d’Aide Sociale atteint un effectif de 94 personnes. En 1972, la commission administrative en modifie la dénomination pour en faire un Centre Communal d’Action Sociale, dénomination qui sera reprise par d’autres villes françaises et reconnue officiellement de façon tardive par la loi du 6 janvier 1986. En 1977, le CCAS compte plus de 500 agents.

100Durant les premières années, l’adjoint œuvre à la fois en amont et en aval. En amont, il rend visite aux personnes en difficulté pour se rendre compte de l’étendue de leurs problèmes qu’il transmet ensuite au service. En aval, il défend ses projets devant le maire puis devant ses collègues élus. Entre les deux, le chef de bureau se charge des montages financiers, juridiques, techniques permettant d’apporter une réponse aux demandes de l’élu ; parallèlement, il adapte en permanence les structures du service pour tenir compte des nouvelles prestations offertes.

101Mais pour lancer la machine, il faut des financements. À partir de 1959, l’adjoint profite d’une situation financière favorable. L’expansion économique et démographique de Besançon fournit à la ville, par le biais de la taxe locale, des masses budgétaires importantes et en croissance permanente. Malgré les difficultés à faire accepter certains investissements par ses collègues, l’adjoint ne grève pas le budget municipal. En outre, une fois les premières actions lancées, les agents du Bureau d’Aide Sociale (puis du CCAS) ont cherché à l’extérieur de nouveaux financements qui venaient d’abord compléter puis plus tard initier les financements municipaux. La multiplication des services offerts ne faisait qu’augmenter la crédibilité et les besoins des services sociaux, donc légitimer les financements qu’ils recevaient de toutes parts. C’est ainsi que le CCAS s’est appuyé dans son action sur la Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales, la Caisse Primaire d’Assurance Maladie et la Caisse d’Allocations Familiales. Par sa présence sur le terrain, l’importance de ses moyens et sa capacité à monter des projets, le CCAS constituait un partenaire intéressant pour ces organismes sociaux à la recherche de débouchés et de réalisations. À leurs yeux, Besançon présentait un formidable laboratoire et l’occasion d’accroître leur rôle à la fois au plan local et national. Le reste du département étant essentiellement rural, à l’exception du pays de Montbéliard, Besançon offrait une masse critique suffisante pour lancer des actions innovantes.

102Peu à peu, la dynamique de croissance s’est institutionnalisée dans le CCAS et le rôle des deux acteurs principaux s’est atténué. La fonction en amont de l’adjoint s’est réduite au profit des travailleurs sociaux sur le terrain, plus à même d’identifier et de faire remonter les nouveaux problèmes. Tandis que sa fonction en aval a été grandement facilitée par le consensus politique concernant l’effort social de Besançon. Quant aux fonctions remplies par le directeur, elles ont été relayées par la structure mise en place, sa mission consistant essentiellement à en préserver la capacité d’innovation.

103Sur le fond, l’action d’Henri Huot a pris deux directions : le lancement d’un programme de logements-foyers pour personnes âgées à partir de 1964 qui se traduit par la construction de 450 appartements en treize ans ; le remplacement des dons en nature par des dons en argent qui débouche en 1968 sur la création d’un Minimum Social Garanti. Ce MSG nécessite la mise en place d’un nouveau mode de fonctionnement interne au service ainsi que le changement des conceptions qu’avaient les agents du Bureau de Bienfaisance de leur travail, jusque-là plutôt portés vers une action de nature caritative.

104L’action sur le logement n’est pas fortuite. Elle s’appuie sur un besoin perçu par l’adjoint dès le départ mais découle aussi du système d’action du maire, qui permet d’articuler les textes sur le logement pour les jeunes et les personnes âgées votés en 1958 et les possibilités offertes par la loi Minjoz (utilisation des fonds déposés dans les caisses d’épargne pour le financement d’opérations HLM). Ces textes, et les ressources qui les accompagnent, deviennent la base de l’action de l’adjoint aux affaires sociales de Besançon. Il crée d’abord le Centre d’Amélioration du Logement en 1962, dont l’action porte initialement sur les personnes âgées et s’étend par la suite aux familles en difficulté : il s’agit d’une structure parallèle qui pallie les insuffisances des services sociaux de la ville et permet de répondre de manière souple et dans l’urgence aux problèmes de logements insalubres. Puis il lance son programme de logement-foyer par étapes successives (36 en 1964, 88 en 1965-1966, 71 en 1970, 80 en 1972, 80 en 1975, 40 en 1976 et 85 en 1977) en y greffant des restaurants pour personnes âgées ou des clubs du troisième âge. C’est ainsi que se définit le premier axe et que des services apparaissent à la périphérie de l’action sur le logement, mais portés par celle-ci.

105Le second axe est animé par le souci de responsabiliser et de redonner une certaine autonomie aux personnes âgées en leur laissant la liberté d’utiliser une somme d’argent, puis en créant un droit à une aide financière leur permettant de maintenir un « seuil de dignité ». Il s’agit de substituer au système des bons, jugé humiliant par l’élu, une aide financière. Durant la décennie 1960, un ensemble de réflexions est lancé au plan national sur l’aide aux personnes âgées, dont la Commission Laroque (1962) qui propose que ces personnes aient droit à 75 % du SMIG, suivie de rapports remis par Lionel Stoléru et Jacques Delors. C’est sur la base de ces études et du travail déjà effectué à Besançon qu’est étudiée la mise en place d’un revenu minimum. Le 22 novembre 1967, la commission administrative du Bureau d’Aide Sociale décide la création d’une allocation régulière aux personnes âgées destinée à « remplacer les distributions de secours en nature [...] par l’attribution périodique d’une allocation en espèces destinée à compenser la différence existant entre les ressources des assistés et un plafond à déterminer par rapport au SMIG. » L’argumentation est simple et reprend la philosophie défendue par l’adjoint : « Le but réel visé par la décision [...] étant la suppression de la gêne que peut éprouver l’assisté à présenter son ‘bon’ au vu des autres clients... » Mis en place en 1968, il assure un revenu de 2600 F par an (le SMIG étant à 4 200 F par an), 2 200 F correspondant au minimum servi par l’État, le reste étant complété par la ville, pour qui le tout revenait à 90 000 F la première année56.

106Ces deux axes de la politique sociale bisontine s’étendent par la suite à d’autres populations. En 1969, des cités-transit sont construites sur le même modèle que les logements-foyer, grâce à l’expérience et aux savoir-faire acquis par les agents du Bureau d’Aide Sociale dans les montages d’opérations. En 1974, le MSG est accordé aux femmes seules et, dès l’année suivante, étendu aux familles en difficulté. Il permet à ces familles de toucher 60 % du SMIC, pourcentage qui monte régulièrement jusqu’à 71,5 % (l’objectif de 75 % ne sera jamais atteint), au fur et à mesure des engagements ponctuels du conseil municipal obtenus par l’adjoint aux affaires sociales. Il argumente ainsi sa demande le 26 novembre 1976 : pour les prévisions budgétaires de 1976, le CCAS avait « estimé qu’avec l’important accroissement des dépenses de première nécessité qui privent tout particulièrement les petits budgets, un minimum de ressources égal à 60 % du SMIC ne représentait plus le seuil de dignité et qu’en conséquence, il devrait être porté, comme le montrent certaines études réalisées pour le VI^e Plan, à 75 % de cette même base. Une première étape ayant été décidée en 1976 avec la fixation de la base à 65 % du SMIC, une seconde de 5 % pourrait être franchie en 1977, ce qui porterait le minimum pour une personne à 70 % du SMIC, soit 956 F/mois. »

107Cette citation est particulièrement significative : référence à un « seuil de dignité » fixé par le CCAS en fonction de ses propres critères mais qui garde une valeur symbolique en ce sens qu’il résume toute la philosophie de l’action de l’adjoint et lui sert de fil conducteur ; référence aux études du VI^e Plan dont on ne saurait remettre en cause le bien-fondé et qui permettent d’invoquer une rationalité supérieure ; référence, enfin, à la décision prise l’année précédente qui a valeur d’engagement pour les conseillers municipaux. On a là les trois éléments qui ont nourri la dynamique de développement du MSG et plus généralement la politique sociale d’Henri Huot : évaluation des besoins de la population par le CCAS à partir de contacts sur le terrain en fonction d’un cadre idéologique fixé par l’adjoint ; études réalisées au plan national par des commissions, hauts fonctionnaires ou organismes dont tout le monde s’accorde à reconnaître le sérieux et qui engagent une légitimité incontestable – la défense de l’intérêt général ; engagements au coup par coup des élus qui sont ensuite contraints à poursuivre l’effort engagé, avec une référence permanente à la cohérence de la politique sociale menée par la ville.

108Le MSG constitue une innovation reprise par la suite dans d’autres villes françaises, l’Union Nationale des Bureau d’Aide Sociale puis des CCAS, dans laquelle la ville de Besançon est active, servant de lieu de diffusion. Puis l’État prend le relais, d’abord avec les relèvements du minimum vieillesse de 1974 à 1982, puis par la création de l’Aide aux Personnes. Isolées en 1976 et enfin par le Revenu Minimum d’Insertion en 1988. Mais lorsque l’État reprend à son compte une aide initiée localement, la ville de Besançon poursuit son effort et transfère les fonds ainsi économisés à d’autres populations ou d’autres formes d’aide. Ainsi en 1989, les fonds consacrés au MSG sont transformés en une Aide Municipale à l’Insertion par le Logement qui vient compléter le RMI. Cette logique étant inscrite dans le fonctionnement même du CCAS, elle perdure alors qu’Henri Huot n’est plus en fonction.

109En outre, les deux axes de la politique sociale qui viennent d’être évoqués convergent rapidement vers un troisième pôle : le maintien à domicile. Dès 1969 apparaît un service d’aide-ménagère et en 1971 les repas à domicile sont généralisés à l’ensemble de la ville. Peu à peu de nouveaux services viennent s’ajouter en faveur des personnes âgées : service d’auxiliaire de vie, télé-alarme, SOS Petits-Dépannages, service d’ergothérapie à domicile, amélioration de la restauration à domicile. L’innovation est permanente, elle est aussi incrémentale, les nouveaux services venant compléter les aides et services existants.

110Lorsqu’en 1977 Henri Huot change de fonction au sein de la municipalité, il laisse derrière lui une politique mais surtout un outil qui continuent de se développer de façon exponentielle pour atteindre en 1989 900 agents et un budget de 213 MF. Son successeur aux affaires sociales met l’accent sur la petite enfance (crèches, halte-garderies...) et l’adjoint désigné en 1989 relance la politique sociale en faisant expressément référence à l’action d’Henri Huot et en s’appuyant sur les capacités d’innovation du CCAS telles que son directeur les a préservées. Le social fait partie aujourd’hui des traditions bisontines mises en avant par les autorités de la ville lorsqu’elles présentent les points forts de leur action. Cette tradition, finalement récente, structure en effet une partie de l’action municipale par son poids budgétaire, par la taille du CCAS, par la référence qu’elle constitue pour les adjoints de tous horizons.

Le Centre Pierre Bayle d’Albert-Maxime Kohler (1953-1977)

111La vie culturelle dans une ville de province durant la décennie 1950 passait par des associations locales, une bourgeoisie éclairée, du bénévolat et une faible implication des autorités locales. En 1953, Albert-Maxime Kohler prend en charge cette délégation : avocat d’affaires, radical et franc-maçon, il a été élevé dans la tradition républicaine et anticléricale, et pour lui la culture, comme l’éducation, doit être inculquée aux jeunes avec un souci permanent d’excellence. En 1959, la culture est scindée entre le théâtre, l’école nationale de musique et la bibliothèque populaire, confiés à M^e Jacques Lorach, et les beaux arts et les musées, ainsi que la jeunesse, qui reviennent à M^e Albert-Maxime Kohler. L’action de ce dernier consiste dans un premier temps à renforcer les structures existantes via le recrutement d’enseignants et d’agents qualifiés (conservatoire, école des Beaux-Arts...) et à lancer la construction de Maisons des Jeunes et de la Culture puis de Maisons Pour Tous dans les différents quartiers de la ville. Il s’inscrit ainsi d’emblée dans le cadre du système mis en place par Jean Minjoz, mobilisant ressources centrales et locales pour mener à bien l’équipement des quartiers au fur et à mesure qu’ils se développement et se remplissent. En 1970, le budget culturel de la ville s’élève à 7 % du budget de fonctionnement. C’est l’un des plus importants de France à l’époque.

112Mais c’est avec le Centre Pierre Bayle qu’il parvient à marquer son action du sceau de l’originalité. L’idée de ce centre vient de l’adjoint lui-même. Constatant que tout ce qui est du domaine artistique est bien assuré à Besançon par le biais des écoles, festivals, associations ou institutions culturels, Albert-Maxime Kohler décide de créer une structure d’information qui aidera les citoyens à s’orienter dans un monde en pleine évolution, à se faire une opinion sur les questions d’actualité et à se confronter aux différents points de vue sur un sujet brûlant. Il n’a aucun mal à convaincre ses collègues, ceux-ci cernant mal une idée qui par ailleurs ne cesse d’évoluer au fur et à mesure de sa mise en œuvre. Il n’existe aucun autre exemple en France de ce qui va devenir le Centre de Recherche et d’Information (CRI) de Besançon. Le projet est élaboré par l’adjoint et la responsable du service culturel (qui en est aussi l’unique agent) à partir de 1970. Le centre est installé dans les locaux de l’ancienne caserne et son ouverture a lieu en 1973.

113Trois équipes en assurent le fonctionnement. La première suit l’actualité, offre une gamme importante de journaux et revues européennes, constitue des dossiers de presse et de petites expositions sur un sujet d’actualité permettant de mieux l’appréhender et de saisir les différences de point de vue. Les deux autres organisent des expositions à tour de rôle sur un sujet dont l’adjoint est fréquemment à l’origine et qui suscitent rapidement des débats sur le plan local. Si certains sujets sont en effet plus neutres dans leurs implications (la santé, la construction automobile), d’autres cherchent directement à déranger. C’est le cas d’une exposition sur les comptes et les bilans de toutes les sociétés bisontines, présentés sous une forme originale (des orgues de rouleaux, un rouleau par société) et simple (commentaires écrits par un expert-comptable et points essentiels mis en avant) : les industriels qui souhaitent participer peuvent donner leur point de vue à côté de ces données, mais la plupart réagissent violemment contre ce qu’ils considèrent être une provocation. Une autre exposition concerne les médaillés et les inanités de la vie quotidienne en brocardant la manière dont les notables perdent leur temps (coupure de rubans, visite aux personnes âgées...). Ces expositions suscitent de vives réactions, tant parmi les acteurs locaux que sur le plan politique, y compris dans les rangs du conseil municipal. Albert-Maxime Kohler défend le CRI contre toutes les attaques et critiques, protège le personnel et convainc le maire lorsque celui-ci doute.

114Mais aux tensions externes viennent se greffer des conflits internes au sein du personnel du centre : fonctionnant selon un mode autogestionnaire, à l’enthousiasme initial succèdent des conflits entre un noyau dur qui souhaite préserver le principe d’un fonctionnement libre et ouvert à toutes les opinions, et ceux qui doutent de la maturité des citoyens. Lorsqu’en 1977 Albert-Maxime Kohler est amené à abandonner la culture pour prendre en charge l’économie, sous la pression d’élus qui veulent mettre fin à une politique culturelle avant-gardiste et dérangeante, son départ accélère le processus de décomposition. En 1978, le noyau dur du centre démissionne tandis que le personnel restant transforme le CRI en un centre de documentation, puis quelques années plus tard lorsque la vogue des médiathèques s’abat sur la France en un équipement offrant les mêmes services que toutes les autres villes.

115Durant ses années d’existence en tant que CRI, de nombreuses municipalités de la région parisienne, elles aussi saturées sur le plan artistique et cherchant d’autres réalisations, sont venues visiter Pierre Bayle mais aucune n’en a repris l’idée devant les risques de violence physique d’un tel lieu. À Besançon, la violence est toujours restée verbale mais elle a fini par emporter un adjoint et son équipe qui étaient les garants d’un non recours aux débordements physiques. En même temps, l’adjoint occupait une position intermédiaire qui faisait de lui le seul porte-parole à l’extérieur de ce centre et à l’intérieur le seul garant d’un respect des objectifs fondamentaux de ce lieu.

***

116Il existe par conséquent une confiance réciproque entre le maire et ses adjoints. Jean Minjoz laisse faire des élus comme Jean Defrasne, André Régani ou Albert-Maxime Kohler, avec lesquels il n’a parfois que peu d’affinités politiques ou personnelles, de la même manière qu’il s’appuie sur Jacques Gagey, Henri Huot ou Raymond Vauthier, avec lesquels les points de convergence sont plus nombreux. Certes il peut exprimer des doutes sur les actions menées – par exemple en matière culturelle – mais ces doutes s’évanouissent devant la force de conviction, le dynamisme et l’investissement personnel des adjoints qui portent ces actions. La confiance qu’il leur porte individuellement, et que lui rendent ces élus, sert de limite à tout débordement de la part des adjoints, à toute velléité centralisatrice de la part du maire. C’est à l’intérieur d’une situation d’interdépendance avouée que se développe un système de gouvernement particulièrement propice à une gestion de l’expansion urbaine.

117Toutefois, les élections municipales de 1977 marquent une inflexion dans ce schéma. Celle-ci ne concerne pas tant l’autonomie accordée aux adjoints, qui demeure importante, que le type de problèmes que ces élus sont amenés à traiter, leurs profil et parcours, et par conséquent leurs modes d’intervention.

Fin d’un système de gouvernement

118Le système de gouvernement instauré par Jean Minjoz pour gérer l’expansion et ses effets atteint ses limites durant la première moitié la décennie 1970. Le changement de maire en 1977 est plus qu’un changement d’homme ou de style : ces élections municipales marquent le début d’un nouveau système de gouvernement qui entend répondre aux principales faiblesses apparues durant le dernier mandat de Jean Minjoz.

Retournements économiques et démographiques

119Dès la deuxième moitié de la décennie 1960, une série de retournements sur le plan démographique puis économique affaiblit les postulats sur lesquels était érigé le système d’économie mixte.

120Les résultats du recensement de 1968 font en effet apparaître une croissance démographique plus rapide des communes de la périphérie que de la ville-centre. Ces résultats se confirment les années suivantes : si Besançon gagne 7 000 habitants (+ 6 %) entre 1968 et 1975, les communes environnantes en gagnent 11 500 (+ 48 %). A partir de 1975, on constate une baisse de population dans la ville-centre, tandis que les communes périphériques connaissent une hausse constante. En réalité, tout laisse à penser que Besançon commence à se vider dès le début de la décennie 1970 : « entre 1968 et 1975, la ville n’a gagné que 7 095 habitants alors que l’accroissement naturel, à lui seul, en a fourni 11 896. Force est bien de conclure que, durant ces sept années, les départs l’ont emporté largement sur les arrivées ; le solde migratoire négatif atteint pour cette période au moins 4 800 personnes, soit en moyenne quelque 700 unités par an. Des sondages partiels confirment qu’un très grand nombre de ces migrants ex-bisontins sont allés s’installer dans les villages de la couronne urbaine. Mais comme ces villages ont eux-mêmes progressé de près de 12 000 habitants, leur accroissement naturel et l’émigration bisontine ne suffisent pas pour tout expliquer ; plusieurs milliers de personnes, venant d’ailleurs que de Besançon, sont arrivées directement dans ces communes sans passer préalablement par la ville-centre57. »

121Parmi les explications qui éclairent ces phénomènes, on peut évoquer l’attrait qu’exercent les zones pavillonnaires auprès des nouvelles classes moyennes, que ce soit en termes d’espace, de qualité de vie, d’accession à la propriété ou de niveaux d’imposition. À ce titre, il convient de souligner le contraste entre ces zones et le nouveau quartier de Planoise. « Planoise apparaissait déjà en 1969 comme un grand ensemble de structure compacte et verticale, sans aucune construction individuelle, alors que les lotissements s’étirent sur de vastes superficies livrées aux pavillons, sans qu’aucun plan d’ensemble n’ait été adopté pour la zone d’aménagement58. »

122Besançon, comme tant d’autres villes, connaît donc dès la fin de la décennie 1960 un mouvement de suburbanisation. Celui-ci se fait au profit, non de villes plus petites mais de communes rurales. Comme nous l’avons déjà signalé, Besançon ne possède pas d’agglomération proprement dite, ce qui ne facilite pas les relations entre la ville-centre et les communes périphériques en raison des écarts de taille et d’importance économique.

123À côté de ce retournement démographique, dont les autorités de la ville ne prennent réellement conscience qu’à l’occasion du changement de municipalité en 1977, un retournement économique s’esquisse dès le début de la décennie 1970. Car si la crise économique, consécutive au premier choc pétrolier de 1973, ne touche la France qu’à partir de 1975, Besançon en ressent déjà les premiers effets à travers la crise de l’industrie horlogère qui débute quelques années plus tôt. Lip en est le symbole, bien qu’atypique tant en comparaison avec les autres fabricants de montres (plus petits et adoptant encore des méthodes de travail faiblement standardisées) qu’avec l’autre grande usine horlogère de la ville, Kelton (qui fabrique des montres bon marché). Cet atypisme servira dans un premier temps à expliquer les difficultés que traverse l’entreprise, jusqu’à ce que les acteurs économiques et politiques locaux prennent conscience de l’ampleur de la crise.

124À partir de 1975, l’ensemble des secteurs économiques locaux est touché par la crise et les grandes entreprises réduisent leurs effectifs. Ce phénomène est accentué par le fait que bon nombre de sociétés bisontines appartiennent à des groupes nationaux, voire internationaux, ou passent sous leur contrôle. Entre 1972 et 1982, le nombre de travailleurs de l’industrie baisse ainsi de 30 % (de 23 000 à 16 500), surtout dans l’horlogerie (Lip, Kelton), le textile (Rhône-Poulenc-Textiles, qui ferme en 1982 ; Weil) et le BTP (Lhéritier, racheté par Bouygues en 1978).

125Les deux composantes de l’expansion – la croissance économique et la poussée démographique – disparaissent donc progressivement durant la décennie 1970. En revanche, le système mis en place par Jean Minjoz pour gérer l’expansion se maintient jusqu’en 1977 et produit certaines décisions structurantes qui constitueront autant de faiblesses lorsque les autorités bisontines entendront lutter contre la fuite des habitants et des entreprises de la ville. Pour appréhender ce décalage, il faut cependant tenir compte d’autres traits caractéristiques de ce système de gouvernement.

La méfiance à l’égard des associations

126Pendant le mandat de Jean Minjoz, les associations n’ont qu’un rôle réduit aux côtés des acteurs qui participent au gouvernement de la ville (maire, représentants de l’État, adjoints, acteurs économiques). Tant dans le domaine social que sportif, le maire demande à ses adjoints de garder la maîtrise des activités qui relèvent de leur délégation. Cela se traduit par une faiblesse des structures associatives dans le secteur social au profit d’un CCAS puissant, qui s’entoure de structures-satellites lorsque cela s’avère nécessaire : Centre d’Amélioration du Logement (1961), Office pour les Retraités et Personnes Âgées de Besançon (1972) qui fédère les clubs de troisième âge. Le contraste est notable avec d’autres villes qui se caractérisent par une prédominance des associations sociales au détriment des structures municipales (Nancy, par exemple). En matière sportive, le maire n’a pas souhaité la création d’un Office Municipal des Sports (OMS) de manière à conserver un contrôle plus étroit des fonds distribués aux sociétés sportives. L’adjoint a donc mis sur pied une commission municipale des sports comprenant des élus et des représentants de sociétés sportives, ressemblant par certains côtés à un OMS sans en avoir l’indépendance (théorique). Pareille méfiance vis-à-vis des associations témoigne tant d’une volonté de défendre l’intérêt général face à des intérêts particularistes, que d’un souci de conserver la haute main sur les champs d’intervention qui relèvent d’une compétence municipale. À ce titre, elle renvoie à une tradition de gestion des services municipaux en régie bien ancrée à Besançon.

Anciennes élites et nouvelles classes moyennes

127Un autre trait du décalage entre le système de gouvernement mis en place par Jean Minjoz et la société urbaine bisontine concerne le contraste entre le profil sociologique des nouveaux habitants et celui des groupes plus anciens.

128« Le développement des villes a entraîné un conflit entre les bourgeoisies locales au sein desquelles se recrutaient les notables et s’opéraient les dosages entre les différents intérêts représentés dans les conseils municipaux et les nouveaux citadins représentants des couches sociales différentes, étrangers aux jeux notabiliaires, habitants des grandes quartiers périphériques. Ces nouvelles couches urbaines ont constitué le point de départ des initiatives qui, tout au long des années soixante, se sont structurées autour de :

a. la gestion des grands ensembles intégrés mis en place pendant les années cinquante par la Caisse des dépôts et des filiales [...] ou des équipements collectifs des villes nouvelles qui ont pris leur suite [...] ;
b. la recherche d’une structuration représentative du niveau infracommunal avec la création ou la réanimation de comités de quartiers [...] ;
c. la création d’associations de défense lors de la définition de projets localisés d’aménagement (autoroute, rénovation, etc.).

129Bien que de natures fort différentes, plusieurs de ces initiatives non seulement témoignaient d’une inadaptation du régime de représentation, mais mettaient ouvertement en question le système notabiliaire comme système de pouvoir. [...] Mais les tentatives d’institutionnalisation de nouvelles formules de représentation dans les villes ont à peu près toutes échoué. Toutes ces initiatives se sont heurtées à la méfiance ou à l’hostilité des élus municipaux. Beaucoup d’entre elles ont, par ailleurs, témoigné de l’hésitation dans la définition d’une ligne d’action. Les réticences des élus les ont amenés à tenter d’utiliser les nouvelles procédures de planification urbaines définies par l’État pour accroître leur influence. Mais ils n’ont pas rencontré du côté de l’État plus de succès que du côté des municipalités urbaines et ils se sont heurtés à toutes les contradictions des associations volontaires qui ont cherché à faire un bout de chemin avec une administration se voulant agent de changement59. »

130Les nouvelles classes moyennes ne se reconnaissent pas forcément dans un mode de gouvernement et une ligne politique qui n’accordent qu’une place réduite à leurs attentes, besoins et demandes, que ce soit sur la forme ou sur le fond. Engagées dans des associations, leur action ne trouve pas d’écho du côté des autorités municipales. On retrouve ici la méfiance relevée ci-dessus à l’égard des associations, commune à bon nombre de villes qui à la même époque sont encore gouvernées par des « élites traditionnelles ». Ni celles-ci, ni leur partenaires au sein de l’État, ne sont en mesure d’entendre les demandes qui leur sont adressées (que ce soit pour plus de participation ou pour des actions précises) ; le sont-elles qu’elles ne sont pas en mesure de les traiter60. Ainsi se dessine progressivement, soit une zone d’affrontement, soit au mieux une zone d’incompréhension.

Le SDAU

131Un troisième trait concerne le cadre intellectuel d’un tel système. Ce cadre renvoie à son tour au contexte de croissance qui caractérise cette période. Le SDAU illustre clairement ce cadre intellectuel et ses limites.

132« L’image de la croissance suggère des visions de l’action évoquant la simplicité relative des phénomènes et créant des sentiments de contrôle de l’incertitude. En particulier, la conviction d’une croissance durable permet d’éprouver des sentiments de stabilité et de pouvoir faire face, ou mieux, de résoudre les problèmes sans trop d’embarras.

133Ces certitudes semblent d’autant plus assurées que l’idée de croissance se confond souvent avec celle de la croissance économique dont les réussites sont visibles par tous. Dans ce cadre, l’action publique est conçue en termes macro-économiques, quantitatifs et sous l’angle d’un mécanisme d’effets multiplicateurs. [...]

134Ces représentations s’accordent avec la situation d’un État central fort possédant des ressources d’autorité, des moyens financiers et des compétences techniques. L’action publique urbaine correspond à un modèle d’exécution : le centre fait exécuter ses décisions par la périphérie. Mais cette volonté bien qu’elle soit autoritaire ne doit pas être perçue comme arbitraire. L’État revendique d’être le porteur de l’intérêt général et à cet effet des principes essentiels comme ceux de l’universalisme (par exemple, le respect de l’égalité de tous) et du formalisme (hiérarchie, conformité des actes juridiques) encadrent son action61. »

135Le système mis en place par et autour de Jean Minjoz repose sur l’idée d’une simplicité des problèmes, qui renvoie à l’application de normes et de procédures standardisées. Simplicité ne signifie pas que le traitement de ces problèmes soit aisé : le terme indique plutôt une faible complexité des besoins et des demandes. Il indique aussi une capacité à comprendre, analyser et interpréter les problèmes en des termes relativement simples. Il s’agit de construire en peu de temps des logements, équipements et infrastructures qui répondent aux attentes des habitants et des nouveaux venus, sans tenter de les différencier (du moins initialement). D’où une réponse standardisée, qui se traduit par une grande uniformité architecturale dans les réalisations, et dans laquelle l’État occupe une position dominante. Il convient toutefois de nuancer fortement la citation ci-dessus : l’action publique urbaine n’est pas un simple modèle d’exécution. Le cas de Besançon souligne en effet le rôle essentiel que remplissent les acteurs locaux, qui apportent plus que des ressources : ils expriment aussi des demandes et sont porteurs d’une légitimité qui contribuent à la réussite de la politique d’expansion.

136Dans ce système, la position du maire est déterminante. En premier lieu, il fédère autour de sa personne les individus et les institutions qui vont participer au développement de Besançon62. En second lieu, Jean Minjoz est porteur d’une conception de l’intérêt général qui rejoint celle(s) des représentants de l’État - d’où vraisemblablement sa méfiance vis-à-vis des associations. Son profil et son parcours politique témoignent d’une forme de jacobinisme que l’on retrouve chez la plupart des grands maires-bâtisseurs de cette époque63. Jean Minjoz ne conçoit l’intérêt général de sa ville qu’en tant que composante d’un intérêt général supérieur, non en opposition avec ce dernier. Il ne cherche pas à défendre les intérêts de sa ville contre l’État, il conçoit au contraire l’intérêt général qu’incarne ce dernier comme essentiellement supérieur et devant ensuite être décliné en autant d’intérêts locaux. Par cette proximité idéologique, il est en mesure de traduire et de transférer les normes centrales au plan local, à charge ensuite pour ses adjoints de les concrétiser. De la même manière, il appréhende les problèmes locaux à travers les grands thèmes inscrits sur l’agenda national. Autrement dit, le cadre intellectuel dans lequel s’inscrit Jean Minjoz pour analyser les problèmes de sa ville et leur apporter une réponse, demeure dans son essence jacobin. Il partage les mêmes valeurs et références que les représentants de l’État avec lesquels il traite. Il n’y a là aucune détermination par l’État mais au contraire le partage d’un même cadre cognitif et normatif64.

137Toutefois, à partir de la deuxième moitié de la décennie 1960, on observe une diversification, une hétérogénéisation, une complexification des demandes adressées aux élus locaux – sans que ces phénomènes ne trouvent de réponse dans le système mis en place par Jean Minjoz. Ce système, destiné à gérer l’expansion, s’avère inopérant dès lors que ses principaux fondements s’évanouissent : à la croissance économique succède la crise, à la poussée démographique la fuite des habitants, à une relative simplicité des problèmes et uniformité des demandes une complexification des enjeux, une hétérogénéisation des besoins, une diversification des demandes. En outre, alors même que ces phénomènes sont perceptibles pour certains dès le début de la décennie 1970, le système de gouvernement de Jean Minjoz est incapable de les prendre en compte et de les traiter. Ce système tend au contraire à produire des décisions qui accentuent le décalage avec ces phénomènes. Ce décalage est lui-même l’expression d’un désalignement entre le maire, son agenda, ses réseaux et la ville.

138L’acceptation du SDAU (Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme) par le dernier conseil municipal présidé par Jean Minjoz en 1977 constitue l’ultime décision que l’on peut imputer au système qui a permis de gérer le développement de Besançon65. Ce schéma est révélateur de la logique de croissance continue dans laquelle se placent ses auteurs. Préparé au début de la décennie 1970, alors que Besançon commence à perdre des habitants (mais les chiffres ne sont pas encore disponibles), les projections pour 1985-1990 font apparaître une aire urbaine de 215 000 habitants, 300 000 en 2000-2010, ce qui implique de limiter la population de la ville-centre à 200 000 habitants et de renforcer les communes voisines. À cet effet, une « ceinture verte » est inscrite dans le SDAU, qui aboutit à geler de grandes portions du territoire de la ville de Besançon (les espaces urbanisés n’occupent qu’un cinquième de l’ensemble de ce territoire, le reste étant composé pour l’essentiel de forêts et de terrains agricoles). (Fig. 5) Cette ceinture verte a plusieurs conséquences : elle isole Besançon des communes voisines ; elle empêche toute réalisation de zones pavillonnaires ; elle ne permet pas d’offrir aux entreprises qui souhaitent s’agrandir ou qui veulent s’implanter des terrains appropriés, de manière à mieux répartir les activités économiques sur l’ensemble du territoire de l’aire urbaine. Dans ce schéma, ce sont les communes situées notamment au Nord et à l’Ouest qui bénéficient des retombées économiques et démographiques, via les nouvelles zones pavillonnaires, commerciales et industrielles dont la création est autorisée.

Fig. 5. La ceinture verte

139La décision d’inscrire cette ceinture verte dans le SDAU est prise par Jean Minjoz et son adjoint à l’urbanisme, en accord avec les services de l’Équipement. Ils souhaitent par cette décision, en prévision d’une croissance continue, protéger l’espace communal d’une urbanisation totale. Mais dès lors que l’on change de paradigme, la priorité étant désormais accordée au maintien de populations et d’activités économiques sur le territoire bisontin, cette décision perd tout son sens.

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140Jean Minjoz se retire sur cette ultime décision, laissant à son successeur et à son équipe le soin d’en gérer les conséquences. Ayant annoncé dès 1971 qu’il entamait son dernier mandat, il a tout loisir pour préparer sa succession avec des élus socialistes du département. Celle-ci est une réussite : elle permet à Jean Minjoz de se retirer avec les honneurs à 73 ans tout en assurant l’ancrage à gauche de Besançon66.

141L’année suivante, sa seconde femme meurt accidentellement. On le dit « effondré, seul. S’il a encore une correspondance très fournie, son état de santé diminue progressivement. Il entre à l’hôpital vers 1985, et se laisse « peu à peu glisser vers la mort ». Jean Minjoz s’éteint le 18 novembre 198767 », soit dix ans après avoir quitté la vie municipale.

142Homme de la IV^e République, il aura donc gouverné Besançon sous la V^e République à la tête d’une municipalité de Troisième force. Sa retraite politique marque la fin d’un système de gouvernement qui lui aura permis de gérer l’expansion urbaine de sa ville. Ce système se caractérisait par : un mode de gouvernement, un relation particulière à la société urbaine et un rapport concerté avec l’État.

143Le mode de gouvernement reprenait certains traits des alliances parlementaires de la IV^e République, tout en y ajoutant une dimension de stabilité et de confiance qui leur avait tant fait défaut. Avec le départ de Jean Minjoz, tous ces éléments ne disparaissent pas. Inscrits dans les structures, les modes de fonctionnement et les répertoires d’action de l’institution municipale bisontine, ils constituent un legs précieux sur lequel le nouveau maire construit en l’adaptant son propre mode de gouvernement.

144Le rapport à la société urbaine tenait compte du contexte particulier de l’après-seconde guerre mondiale, avec son vaste mouvement migratoire des campagnes vers les villes. Les comportements collectifs présentaient alors des caractéristiques relativement simples à identifier et à gérer. Toutefois, à partir de la décennie 1960, la montée en puissance des nouvelles couches moyennes vient modifier cette situation68. Les comportements évoluent, les attentes se diversifient, les demandes se font plus revendicatives et se politisent. Il en résulte une transformation de la société urbaine sur laquelle le système mis en place par Jean Minjoz n’a progressivement plus de prise.

145Cette transformation sonne enfin le glas de la planification urbaine concertée (telle qu’elle est présentée dans le cadre du V^e Plan). La course vers le pavillonnaire et le mouvement de suburbanisation invalident les efforts entrepris depuis la décennie 1960 pour parvenir à un développement harmonieux et maîtrisé des villes. D’un coup, la relation privilégiée qu’entretenaient les élus municipaux avec l’État se vide de son contenu et perd toute pertinence. L’État en est réduit à expérimenter ou à laisser-faire, quand il ne s’érige pas tout simplement en obstacle devant les efforts entrepris localement pour gérer les effets d’une expansion trop rapide et souvent désordonnée – notamment en prenant la défense des communes périphériques contre la ville-centre69.