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La violence politique et son deuil

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Isabelle Sommier

Conclusion

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité (1966), trad. Paris, Méridi (...)

1L’histoire des années 68 manie les paradoxes. On a vu le désordre nourrir l’ordre, les contestataires participer à la relégitimation de l’État, soit directement et activement par certaines reconversions spectaculaires, soit indirectement ou plutôt réactivement en radicalisant une lutte qui finit par les ghettoïser. La relative tolérance du « système » à leur égard a permis d’enclencher une mécanique implacable de canalisation, dépérissement, marginalisation et, finalement, d’anesthésie de la révolte. Le tout sans heurts majeurs ni drames, sans produire ni ressentiment ni réflexes désespérés trop importants. Réduite à une peau de chagrin, la révolte allait dès lors refluer dans le privé ou dans des espaces si restreints qu’elle en devenait insignifiante. Contractée, elle pouvait aussi, comme en Italie, s’engager dans une autre voie, celle du « choc frontal » avec l’État, qui se trouvait ainsi autorisé à déployer une riposte lourdement répressive. De ce point de vue, la gestion des « années 68 » a successivement expérimenté les trois réponses possibles qu’un ordre social, confronté à une « conceptualisation potentiellement rivale de l’univers » peut emprunter pour assurer sa pérennité : l’intégration, la ségrégation et, in fine, la destruction1.

2Ce processus de retour apaisé à la norm(al)e se vérifie à la fois dans la dynamique de l’histoire contestataire et dans sa relecture, ou son évaluation rétrospective. Dans sa dynamique tout d’abord, marquée par les vagues de retrait des postulants, puis leur participation à la déconstruction de la Cause et à la délégitimation de ceux qui poursuivent leur lutte ou tout simplement leurs rêves. Dans sa relecture ensuite, singulièrement aplanie. Il est aujourd’hui de bon ton de railler les accents révolutionnaires de l’époque, d’en accentuer à outrance et jusqu’à la caricature, les excès ou les naïvetés. Certains ex – eux-mêmes semblent jeter un regard honteux sur leur passé, tandis que d’autres se sentent obligés de l’excuser par leur jeunesse d’alors. Il en est enfin qui n’hésitent pas à s’ériger en juges impitoyables de toute la période, y compris de ses espoirs, jugeant sans doute que le simple retrait ne suffit pas à expier une expérience non assumée… Quels qu’aient été les contradictions, les errements, les échecs du mouvement de contestation issu de 68, ils ne sauraient faire oublier pour autant les idéaux de ses protagonistes, la générosité et l’indignation morale qui les animaient. Ne serait-ce qu’en mémoire de ceux qui n’ont pas survécu au désenchantement, aux illusions succombées ou à l’étreinte des « années de plomb »…

3Dans un contexte international de luttes révolutionnaires et d’effervescence estudiantine, l’entrée en scène des ouvriers pouvait sembler augurer l’amorce d’une nouvelle phase pour le mouvement de contestation. Non seulement le « sujet révolutionnaire » par excellence : la Classe ouvrière, que certains avaient hâtivement enterrée, paraissait se réveiller, mais elle se manifestait brutalement, parfois même violemment. Cependant, la résurgence de la violence dans les conflits du travail n’était pas sans ambivalence. S’agissait-il d’un sursaut identitaire, d’une revendication séparatiste par le fait, ou d’un appel à l’intégration lancé avec les seuls moyens concevables face à la cécité de l’ordre politique et social ?

  • 2 Howard S. Becker, Outsiders (1963), Paris, trad. Métailié, 1985, p. 25.

4Équivoque, elle autorise deux lectures… et deux usages : du côté des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier (syndicats et partis communistes), c’est son aspect « colérique » qui est souligné pour soutenir un plaidoyer en faveur d’une accélération du processus d’institutionnalisation. L’extrême gauche, en revanche, voudra y voir une marque sécessionniste, le signal lancé – ou annoncé – d’une relance du mouvement révolutionnaire. Ces divergences d’appréciation, qui ont des implications pratiques opposées, renvoient au double sens de l’outsider évoqué par Howard S. Becker2.

5Dans le premier cas, l’ouvrier est considéré comme un étranger-prétendant au groupe, étranger pour avoir transgressé une norme, mais prétendant dans la mesure où sa transgression ne serait qu’un accident de parcours, dû à une intégration insuffisante à la société globale qui doit en conséquence être comblée, faute de quoi le geste de rébellion sera réitéré. La violence, dans cette perspective, devient un argument de marchandage d’autant plus efficace qu’elle est surtout agitée comme une virtualité dont la responsabilité repose sur les tiers ; et, lorsqu’elle advient, elle sera soigneusement codifiée de façon à rester circonscrite dans des limites négociables.

  • 3 Par exemple Alain Geismar, Serge July et Erlyn Morane, Vers la guerre civile, Paris, Éd. et public (...)

6Dans le second cas, l’ouvrier, sciemment ou non, réfuterait par son geste une norme étrangère à son univers, niant ainsi toute légitimité à ses censeurs. Le recours à la violence revêt alors la dimension d’une propédeutique nécessaire pour se libérer de la peur et de la soumission, mais aussi pour se réapproprier un droit arbitrairement confisqué par le système, sous la houlette des organisations traditionnelles. Aussi l’extrême gauche cherchera-t-elle à radicaliser ces comportements ; par la propagande et « l’action exemplaire », elle invitera la classe ouvrière à affirmer par le fait, en pratique, son extériorité au système et son altérité. Certains groupes iront même jusqu’à revendiquer, au nom de la « Classe Ouvrière » ou à son service, mais pour leur propre compte, le qualificatif péjoratif de « barbares3 ». L’objectif de retournement du stigmate est clair, de même que la tentative pour réactiver, en s’y inscrivant, un certain courant du mouvement ouvrier. Enfin, l’usage du terme légitimait en soi le principe de la rupture violente.

7Fonctionnant en partie avec des schèmes hérités du siècle passé, les « gauchistes » ont sans doute été victimes d’une illusion d’optique consistant à voir dans toute violence ouvrière le signe d’une conscience de classe et d’une adhésion spontanée à l’idéologie révolutionnaire. Il est pourtant facile d’opposer à ce volontarisme le contre-exemple américain ou de rappeler la coexistence, dans les conflits sociaux du XIXe siècle, entre violence et demande de conciliation. Le malentendu est à son comble dans le cas français, lorsque des étudiants issus de formations supérieures prestigieuses « s’établissent » dans les usines quand les ouvriers ne rêvent que d’en échapper.

8Avec des rythmes et des degrés différents en France et en Italie, l’alliance ouvriers/intellectuels montre son incomplétude et ses limites dans le temps comme dans sa signification. À la limite, on pourrait renverser l’accusation d’« instrumentalisation de la classe ouvrière », souvent lancée par les confédérations syndicales à l’encontre des organisations d’extrême gauche, et dire que, si instrumentalisation de l’un des groupes par l’autre il y eut – évidemment non planifiée –, elle aura peut-être été plus le fait des ouvriers eux-mêmes : ils auraient « saisi » la présence de la gauche extra-parlementaire comme une opportunité de radicalisation des syndicats, les obligeant, par le « jeu de la concurrence » en quelque sorte, à actualiser leur répertoire d’actions et à s’ouvrir à de nouvelles revendications. Cet usage peut également être décelé dans les réactions débonnaires de nombre d’ouvriers de la Fiat aux premières actions armées dans l’entreprise qui, vues du balcon, jouissent de la sympathie populaire pour le bandit-justicier redresseur de torts.

9Au fur et à mesure que s’éloigne la fonction toute pragmatique des organisations d’extrême gauche et que se routinise la dynamique des conflits sociaux, un double mouvement de divorce se dessine entre les deux populations : tandis que les « gauchistes » s’enferment peu à peu dans une représentation en roue libre de « ce qu’il faudrait faire », ils se voient de plus en plus stigmatisés comme « éléments extérieurs », « individus incontrôlés », voire « provocateurs » par les ouvriers eux-mêmes, qui reprennent ainsi à leur compte le vocabulaire disqualifiant officiel des syndicats. C’est le premier temps de « réduction des marges », des « étrangers » ou outsiders de notre société : la proscription.

  • 4 Sidney Tarrow, « Violenza e istituzionalizzazione dopo il ciclo di protesta », in Raimondo Catanza (...)

10La violence se développe alors, selon l’expression de Sidney Tarrow, suivant « un processus concurrentiel d’innovations tactiques à l’intérieur du secteur des mouvements sociaux » qui, en Italie, « amène certains à entrer dans le parti de la lutte armée, mais contraint d’autres à la repousser et à s’unir au système institutionnel.4 » Elle s’accentue au gré du mouvement de différenciation par radicalisation des groupes, décourageant les uns, entraînant les autres. La plus grande disponibilité transalpine à la violence tient à des raisons tant structurelles que conjoncturelles qui se sont mutuellement appuyées. Les premières renvoient pour beaucoup aux conditions historiques de formation de l’État, mais aussi aux caractéristiques socio-culturelles du pays en cette période charnière que constituent les années 1960-1970. Les secondes doivent être trouvées à la fois dans la stratégie répressive, qui actualise une donnée de fond propre à l’État italien, et dans la particularité du mouvement contestataire, unique en Europe par sa densité et sa longévité.

  • 5 Expressions reprises à des personnes interviewées.

11Le refus du « passage à l’acte » s’exprime d’abord dans les vagues de défection des militants qui, soit rejoignent les partis traditionnels et les « nouveaux mouvements sociaux », soit cessent tout activisme politique. Mais il se traduit également par la construction d’une double figure-repoussoir qui sert, en partie, à justifier a posteriori l’inachèvement de la carrière déviante au nom d’une altérité radicale avec les « terroristes », ces « enfants monstrueux » des gauchistes, ou les « casseurs » qui « aiment le désordre pour le désordre5 ». Si, pour des raisons conjoncturelles, les premiers sont plus fréquemment évoqués en Italie, et les seconds en France, ils ont ceci en commun d’être également privés, aux yeux des autres, de dignité politique, leur « cas » étant interprété en termes pathologiques et/ou traité sous l’angle exclusif de l’ordre public. C’est le second temps de « réduction des marges » : la dépolitisation de la violence au profit de sa pathologisation progressive.

Notes

1 Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité (1966), trad. Paris, Méridiens-Klincksieck, 1992, p. 166.

2 Howard S. Becker, Outsiders (1963), Paris, trad. Métailié, 1985, p. 25.

3 Par exemple Alain Geismar, Serge July et Erlyn Morane, Vers la guerre civile, Paris, Éd. et publications premières, 1969, p. 183 et Michel-Antoine Burnier et Bernard Kouchner, La France sauvage, Paris, Éd. et publications premières, 1970, qui en faisaient le titre de leur troisième chapitre, p. 146 sqq.

4 Sidney Tarrow, « Violenza e istituzionalizzazione dopo il ciclo di protesta », in Raimondo Catanzaro (dir.), Ideologie, movimenti, terrorismo, Bologna, Il Mulino, 1990, p. 49. Souligné par l’auteur.

5 Expressions reprises à des personnes interviewées.

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