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La violence politique et son deuil

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Isabelle Sommier

Troisième partie. Étapes du désengagement

7. Destins du radicalisme politique

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Géographique :

France

Texte intégral

1Une fois désinvesti le terrain de la violence, on voit peu à peu tomber toutes les certitudes et « vérités » d’hier : le primat de la classe ouvrière est battu en brèche par l’émergence des « subjectivités » ; l’objectif politique classique de la révolution cède la place à une « révolutionnarisation » éclatée dans les rapports interpersonnels ; le mouvement et la révolte tournent à la routinisation ; le militantisme même est accusé de faire obstacle à l’épanouissement individuel… Ce phénomène de désengagement/désenchantement se traduit par la crise des organisations d’extrême gauche et la défection croissante de leurs militants.

2Dès lors, l’espace contestataire, déjà traversé sur la question de la violence par une fracture plus ou moins explicite, se scinde en deux suivant un mouvement parallèle de contraction.

3D’un côté, se trouvent ceux qui, par des voies fort diverses, suivent le chemin du retour à des comportements politiques conventionnels. Ce processus se fait au prix d’une érosion drastique des rangs gauchistes, rongés à la fois par le nouvel attrait pour les formations politiques traditionnelles et, surtout, par l’abandon de l’activisme politique. Bien qu’empruntée au modèle d’Albert Hirschman, notre analyse des « voies de l’intégration » s’en écarte donc en regroupant l’exit (la défection) et la loyalty. Il nous semble, en effet, que la « sortie » est un mode de résorption de la violence contestataire, et s’avère donc, in fine, participer du soutien passif au système, dans la mesure où le retrait des anciens membres d’extrême gauche dans la sphère privée ne représente plus une menace à son égard.

4De l’autre côté, certains militants poursuivent leur « carrière » déviante, qui s’accentue sous l’effet de leur criminalisation et de leur stigmatisation à laquelle participent les premiers, selon une gradation toute en nuances allant du silence désapprobateur à la mise au pilori, en passant par une mise à l’index.

Les voies de l’intégration

Les groupes entre sabordage et institutionnalisation

5Quelques dates apparaissent déterminantes pour l’évolution de tous les groupes d’extrême gauche français et italiens. Si la période 1971-1972 avait été marquée par une radicalisation généralisée, les années 1973-1975 sont, de toute évidence, celles de la crise. À cette périodisation, président des raisons structurelles. Sur le plan économique, la crise et les stratégies patronales de riposte à la combativité ouvrière viennent ébranler le socle à la fois théorique et pratique sur lequel s’étaient assises les organisations gauchistes, puisqu’elles se traduisent à la fois par le reflux – moindre en Italie – des conflits industriels et la perte de centralité de l’ouvrier-masse au profit de figures sociales émergentes (les femmes notamment). Mais l’assurance des groupes se heurte également à de nouvelles configurations politiques, intérieures comme extérieures, qui appellent de leur part une réponse d’autant plus malaisée qu’elle est décisive pour l’avenir. Elles sont commandées par les stratégies d’accès au pouvoir de la gauche ou par des événements internationaux dont le plus saillant est le coup d’État chilien qui avive la délicate question de la « force ».

6Face à ces défis communs, les groupes hésitent entre la résistance, l’adaptation et la démission et finissent par emprunter des voies divergentes. L’une d’elles est l’auto-dissolution de l’organisation, qui sanctionne soit les divergences apparues en son sein, soit la « fin d’une époque » décrétée par le groupe dirigeant. Le premier cas renvoie à l’expérience de PotOp. Le Congrès de Rosolina, convoqué en mai 1973 dans le but de régler le débat qui l’agite depuis plusieurs mois sur l’opportunité de poursuivre la lutte dans la clandestinité, se conclut par la scission de la branche majoritaire de Padoue (autour de Toni Negri). Cette dissolution de fait sera officiellement entérinée au tout début de l’année 1975. Le second cas est illustré par la GP. Trois épisodes lui auraient donné le coup de grâce, après la paralysie dans laquelle elle se trouve plongée depuis l’enlèvement de Robert Nogrette : 1° l’attentat palestinien aux Jeux Olympiques de Munich en septembre 1972, qui l’amène à se désolidariser de la cause palestinienne en provoquant les critiques acerbes d’une partie de ses militants immigrés ; 2° surtout, en septembre de l’année suivante, le coup d’État chilien qui apporterait la preuve que les masses ne vaincront pas militairement ; 3° et le conflit Lip durant la même année. La Cause du Peuple sort son dernier numéro le 13 septembre 1973 et la décision de l’auto-dissolution est prise par le noyau dirigeant en novembre. Les Cahiers Prolétariens l’annoncent en janvier 1974, dans un numéro intitulé de façon significative : « Mai 68-Lip 73. Et maintenant ? »

  • 1 Cahiers prolétariens, n° 2, janvier 1974, p. 1.

« Un cycle de luttes de classe s’achève. Ne faut-il pas transformer de fond en comble le mouvement révolutionnaire ? Est-il inévitable qu’il demeure dans cet état de division, usé, rongé par l’esprit de secte ? Les textes qui composent ce cahier donnent une réponse à ces questions qui est soumise à la discussion dans le mouvement mao, dans tout le mouvement révolutionnaire. Un point est désormais acquis pour les maos et a fait l’objet d’une décision qui les engage : s’il ressort du débat que le mouvement mao doit être mis en question pour que renaisse une organisation révolutionnaire, autre, plus vivante, le mouvement mao le fera, fidèle à sa tradition radicale.1 »

7En réalité, aucun débat n’eut lieu : l’Union Nationale des Comités de Lutte d’Ateliers (UNCLA), liée à la GP, est dissoute de façon autoritaire, comme du reste toute l’organisation.

  • 2 Cahiers prolétariens, n° 2, janvier 1974, p. 33.

« La pratique autonome des masses n’a pas à l’heure actuelle de centre totalisateur. Cette illusion d’être le centre, le noyau dirigeant de la cause du peuple, bref l’embryon du futur parti, nous n’y avons pas échappé […]. C’est un indice qui ne trompe pas de bureaucratisation que de voir se développer cette illusion […].
Ce genre d’organisation [la NRP] présente beaucoup d’analogies avec un ordre religieux qui se veut, comme chacun sait, l’avant-garde spirituelle : munie comme lui de délégations de pouvoir mystérieuses pour le reste de l’humanité, étrangère aux souffrances réelles du monde, mais parlant en son nom.2 »

8L’autre voie de « sortie du gauchisme » consiste, pour la JCR en France et LC en Italie, à routiniser leur activité politique, voire à s’institutionnaliser en rompant avec les pratiques anciennes. Dans les deux cas, le changement de ligne suit la critique des pratiques violentes. Il est amorcé à la JCR après les affrontements du 21 juin 1973 qui ont abouti à la mise hors-la-loi de l’organisation. Toutefois, d’après un responsable, il s’agit d’un élément catalyseur mais non pas décisif :

« C’est pas ça qui clôt une période de la JCR. Il y a coïncidence de dates, mais c’est parce qu’en même temps on entre dans une période de grandes déchirures, de reflux. C’est la période d’échec de toute une série de révolutions dans le monde : le Cambodge, le Portugal, etc. En France, c’est la signature du Programme Commun qui enterre à sa façon Mai 68 ; il crée un grand espoir dans la population, nous on le critique, on est complètement minoritaires, les gens comprennent pas. » (Alain, JCR)

9La JCR cherche alors à se rapprocher du PSU, mais les négociations tournent définitivement court en 1975. L’espoir se reporte ensuite sur une possible victoire de l’union de la gauche en 1978. Quand celle-ci survient trois ans après, « il est trop tard », la dynamique des conflits sociaux qui aurait permis de radicaliser la rupture politique s’étant essoufflée en chemin. Cette institutionnalisation se traduit également par une évolution vis-à-vis des échéances électorales, qui sont désormais prises au sérieux.

10À LC, la « parenthèse militariste », ouverte à Rimini au printemps 1972, ne dure que quelques mois, puisqu’elle est liquidée en octobre de la même année lors d’une réunion du comité national.

« Elle dure peu parce que nous nous sommes rendu compte que des mots d’ordre de ce genre avaient eu pour effet ou de déclencher directement le terrorisme, ou d’alimenter une déviation interne, une mentalité militariste et non plus politique. » (Guido, LC)

  • 3 Luigi Bobbio, Storia di Lotta continua, Milano, Feltrinelli, 1988, p. 116.
  • 4 Lotta Continua, 13 octobre 1973.
  • 5 « La lezione cilena », document interne repris in Luigi Bobbio, op. cit., p. 127.

11S’ouvre alors la période dite « Lotta Continua force politique ». Pour répondre à une « contre-offensive bourgeoise qui se fait plus centralisée3 », le groupe dirigeant s’engage vers une structuration croissante de l’organisation, qui se conforme ainsi à celle d’un parti politique classique : cellules, sections territoriales, fédérations urbaines, comité directeur, secrétariat national, statut et inscriptions. Il s’oriente aussi vers une stratégie de réconciliation avec le mouvement ouvrier traditionnel : sur le plan syndical, les délégués d’usine sont reconnus et, avec eux, le principe de la représentation ouvrière ; sur le plan politique, l’idée du « PCI au gouvernement » fait son chemin. La perspective d’une alliance avec le parti communiste se renforce au lendemain du coup d’État chilien. De cet événement, LC tire deux leçons : la première, qu’elle partage avec la JCR, interprète l’échec d’Allende comme une sanction de son incapacité à concevoir une « direction révolutionnaire de la force armée prolétarienne4 » ; la seconde est plus originale qui reconnaît au Gouvernement d’Unité Populaire le mérite d’avoir permis le développement du processus révolutionnaire au Chili5. L’idée d’un « usage ouvrier du PCI », pour le radicaliser une fois arrivé au pouvoir, amène LC, aux élections administratives (régionales, provinciales et municipales) de juin 1975, à préférer s’allier avec lui plutôt que de rejoindre le « cartel électoral » de Democrazia Proletaria (AO, PdUP et MLS). Désormais,

  • 6 Le tesi. Le relazione politiche. Lo statuto, Roma, ed. Lotta Continua, 1975, p. 153.

« Lotta Continua travaille pour organiser en parti les prolétaires d’avant-garde qui se battent pour la conquête de la majorité du prolétariat à la révolution communiste.6 »

  • 7 La loi Reale du 22 mai 1975 a pour effet principal d’augmenter considérablement les pouvoirs de la (...)

12Cette stratégie d’institutionnalisation va pourtant bientôt échouer. L’alliance avec le PCI s’avère fragile, au cours même de la campagne électorale, quand le Parlement approuve la loi d’exception, dite Reale7, sans susciter la désapprobation des députés communistes. Elle est abandonnée quelques mois plus tard. LC demande alors à rejoindre les listes de Democrazia Proletaria en vue des législatives du 20 juin 1976, qui se soldent par un échec cuisant : 555 000 voix seulement (1,5 % des suffrages exprimés), soit six députés, mais aucun élu pour LC.

  • 8 150 militants, pour la plupart ouvriers, de la banlieue populaire de Milan Sesto San Giovani, quit (...)

13La question de la survie de l’organisation est d’autant plus posée que le changement de stratégie avait déjà provoqué le départ de nombreux militants, souvent ouvriers, qui ont conflué dans « l’aire de l’Autonomie » ou dans les groupes armés. C’est le cas, notamment, de la commission « prison » et d’une partie du groupe des « Damnés de la terre » qui vont fonder les NAP (Nuclei Armati Proletari) en 1974, mais aussi, la même année, de la scission dite de la Corrente, dont les membres se partageront entre l’Autonomie et Prima Linea8.

  • 9 Lotta Continua, Il secondo congresso di Lotta continua, Roma, ed. Lotta Continua, 1976, p. 200.

14Le Congrès de Rimini, convoqué fin 1976, marque la fragmentation de l’organisation, attaquée de trois points de vue : 1° pour son fonctionnement centralisé et autoritaire, dénoncé par l’ensemble de la base ; 2° pour le « machisme » de son service d’ordre, remis en cause par les féministes ; 3° enfin pour sa tiédeur, que lui reprochent globalement les ouvriers, alliés au service d’ordre, dont le responsable appelle à « la nécessité de fournir aux prolétaires une image d’irréductible combativité », en estimant qu’« un parti révolutionnaire sans service d’ordre est un parti déserteur.9 » L’histoire de LC se termine ainsi, malgré la poursuite du journal jusqu’en 1982, chacun de ces groupes vivant dès lors une histoire parallèle.

« Lotta Continua avait un sens entre 1969 et 1972, c’est tout. Après, elle est devenue un petit parti comme un autre, avec des leaders, un comité central… parce que la phase historique était finie, c’est-à-dire que la période d’offensive de la classe ouvrière était finie. » (Lucio, LC)

15Malgré des parcours divergents, on trouve quelques constantes aux crises que traversent les organisations d’extrême gauche. Parmi elles, la critique de leur routinisation (hormis, semble-t-il, à la JCR), qui les aurait détournées de leurs objectifs premiers en les vidant de sens, sauf à accepter de s’assumer clairement en tant que parti. Elle se joint à une dénonciation de leur fonctionnement interne et de l’autoritarisme de leur direction, comme l’explique Jean-Claude (GP) :

  • 10 « Ricominciare da capo non significa tornare indietro », paru dans le dernier numéro de Potere Ope (...)

« Une des raisons qui ont fait l’auto-dissolution de la GP, c’est quand on a vu que commençaient à se construire à l’intérieur de l’organisation des mécanismes de type autoritaire de type PCF… Il était hors de question de construire un nouveau parti politique. »
« Les groupes ne sont aujourd’hui extra-parlementaires que de nom ; en réalité, tous leurs engagements ont fini par être parlementaires et institutionnels, et chaque structure a fini par répéter les modèles obsolètes de la représentation politique, de la délégation, de la tradition de la IIIe Internationale.10 »

16Mais la solution pour dépasser ces limites n’est jamais vraiment tranchée sur le moment. Elle s’esquisse douloureusement, par tâtonnements et signes contradictoires, qui témoignent de la difficulté à clore l’expérience. À PotOp, la dissolution s’accompagne d’une invitation à construire une organisation plus fidèle à ses principes, mais elle met plusieurs mois avant de s’officialiser. À LC et à la GP, elle se fait sur la promesse de poursuivre ensemble un débat qui n’aura jamais lieu ; dans le dernier groupe, elle est décidée exclusivement par le groupe dirigeant dont les méthodes absolutistes font, en même temps, l’objet de critiques.

17Pour comprendre, dans ces circonstances, la docilité de la base à accepter le fait accompli, il faut prendre en compte la fatigue militante qui assaille le gauchiste, dont la foi est déjà fragilisée par des doutes, après des années d’engagement total sans grands résultats. Mais à la fatigue et aux aspirations à « vivre sa vie », qui ne sont certainement pas étrangères à un « effet d’âge », se mêle également la peur du vide : peur de ce que l’on va faire, du monde que l’on retrouve, peur de perdre une communauté… Car le militantisme d’extrême gauche induit, entre les membres de base et les leaders, des relations très affectives rendant le désengagement douloureux et culpabilisant. Pour ceux qui choisissent eux-mêmes de mettre fin à cette partie de leur histoire, comme Romain (JCR), l’angoisse est apprivoisée par un départ progressif :

« Le départ ne se passait pas du jour au lendemain. On quittait la Ligue Communiste comme ça, de manière effilochée, à travers un boulot, une rencontre amoureuse… »

18D’autres essaient de se convaincre que « tout n’est pas fini ». Mais pour beaucoup, « c’était un trou terrible. C’était notre vie, quoi ! » (Antoine, GP).

« Pour nous, la question d’arrêter la politique ne s’était jamais posée. Quand il a bien fallu se rendre à l’évidence que l’action s’arrêtait, c’était la vie toute entière qui s’arrêtait. » (Christian, GP)

L’investissement militant dans les appareils traditionnels

19La reconversion des groupes d’extrême gauche en partis classiques jouant périodiquement la carte électorale ne fut donc jamais couronnée de succès. Certains ex-militants se sont ainsi tournés individuellement vers les partis traditionnels, socialiste et communiste. Mais le sens de leur démarche diffère notablement en France et en Italie, en raison des perspectives politiques offertes.

  • 11 Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la Fondatio (...)
  • 12 Elisabeth Salvaresi, Mai en héritage, Paris, Syros, 1988, p. 15.
  • 13 Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Éd. de Minuit, 1979, p. 513.

20En France, on peut décomposer ce mouvement en deux temps. C’est d’abord, à partir de 1972, la signature du programme commun de gouvernement qui amène au PCF des adhésions d’un type nouveau. Si le parti stagne électoralement, il voit ses effectifs augmenter, puisqu’il passe de 380 000 inscrits en 1969 à 520 000 en 197811. La seconde étape bénéficie au PS après son accession au pouvoir en 1981, qui donne à certains leaders l’occasion de carrières spectaculaires. Pour exemple, citons Henri Weber, conseiller de Laurent Fabius, Alain Geismar, directeur du cabinet d’André Laignel, ou Roland Castro, promoteur du projet « Banlieues 89 ». Toutefois, il apparaît excessif de dire que « nourri par le gauchisme à la fois en idées et en hommes, le PS a fait mieux que récupérer 68 : il l’a avalé.12 » Certes, le parti né au congrès d’Épinay a habilement recouvré des accents révolutionnaires et utopiques, dont le slogan emprunté à Rimbaud : « Changer la vie », témoigne avec éclat. Mais les conversions de quelques-uns ne signifient pas une adhésion en masse des « soixante-huitards ». En fait, ceux d’entre eux qui entendirent poursuivre le militantisme furent plus attirés par l’engagement humanitaire ou marginal de type écologiste. L’écologie attire alors principalement cette « nouvelle petite-bourgeoisie intellectuelle » à laquelle elle permet de se situer encore dans un « ailleurs » politique et d’affirmer des valeurs libérales dans le domaine culturel13.

  • 14 Paolo Giovannini, « Generazione e mutamento politico in Italia », in Rivista italiana di scienza p (...)
  • 15 Paolo Giovannini, « Génération et changement politique : le cas italien », in Jean Crête et Pierre (...)
  • 16 Paolo Giovannini, « Generazione e mutamento politico in Italia », in Rivista italiana di scienza p (...)
  • 17 Marzio Bardagli et Piergiorgio Corbetta, qui font une analyse très instructive sur la corrélation (...)

21En Italie, la souplesse dont fit initialement preuve le PCI à l’égard de la contestation lui permet de recueillir un léger succès auprès des jeunes de moins de vingt-cinq ans qui, entre 1969 et 1974, passent de 122 766 à 147 896, soit, en pourcentage du total d’adhérents, de 8,2 % à 8,9 %14. Mais ces soutiens étaient fragiles. Ils s’effondrent, en effet, au fur et à mesure que s’affirme la stratégie du compromis historique, en particulier durant les gouvernements de solidarité nationale, entre l’été 1976 et janvier 1979, où le PCI se fait le plus ardent défenseur de l’ordre public. En 1982, le taux des inscrits de moins de vingt-cinq ans est tombé à 5,2 %, tandis qu’une enquête d’opinion, conduite en 1979, révèle que ce sont les jeunes de dix-huit à trente-quatre ans qui manifestent les attitudes les plus négatives à son égard15. Hostilité qui profite, d’un côté, à l’extrême gauche institutionnelle : Democrazia Proletaria et Parti Radical, de l’autre au PSI, où les inscrits de moins de vingt-cinq ans passent de 5,3 % à 9,1 %16. Une analyse approfondie de ces vagues de flux et de reflux au sein du parti communiste les rend plus intelligibles, puisqu’il apparaît que sa croissance au cours des années soixante-dix n’est due que très marginalement aux « catégories sociales centrales du mouvement » – jeunes, femmes et ouvriers ; c’est en outre dans les régions industrielles du nord-ouest les plus touchées par la révolte que l’on observe la crise de défiance la plus aiguë17. L’apport de la contestation au PCI est donc tout relatif.

La sortie du système : contre-culture et évasion

22Orphelins d’un militantisme révolutionnaire exigeant souvent l’abnégation totale de soi, les anciens militants furent peu tentés de renouveler l’expérience de l’engagement et se retrouvèrent donc acculés à renouer avec la « vie civile » sans pour autant vouloir embrasser une société qui les laissait insatisfaits. Le retour fut, dans la plupart des cas, douloureux et délicat. Certains optèrent alors pour une « vie alternative », « ailleurs », « en marge » de la société bourgeoise à laquelle ils entendaient échapper par des modalités diverses : l’abstraction mentale par le repli introspectif sur soi, à travers la méditation religieuse et la drogue notamment ; ou l’abstraction effective, par la constitution de communautés ou par le voyage. C’est ce que nous appelons la tentation de l’« escapisme ».

23Rétrospectivement, ce choix s’apparente à plus d’un titre à une stratégie de transition, non pas seulement en raison de sa brièveté, qui lui confère le caractère d’une simple parenthèse biographique, mais aussi et surtout en raison des significations qu’il revêt. Il a d’abord les vertus apaisantes nécessaires au passage, qu’il retarde et dont il adoucit de la sorte les effets, entre l’utopie et la réalité. C’est, pourrait-on dire, un remède homéopathique, individuel dans le cas du voyage, collectif dans celui des communautés. L’« escapisme » ne se limite pas à servir de stratégie pratique de transition ; il est aussi révélateur et instrument d’un besoin psychologique de transition, en ce qu’il représente un compromis entre l’identité passée du militant dévoué à la cause des opprimés et l’identité virtuelle de l’individu narcissique. Toutes ses modalités peuvent, en effet, se parer momentanément de qualités altruistes : le voyage est rencontre de l’autre en vue d’une compréhension réciproque et d’un échange sur des bases égalitaires ; la communauté, apprentissage d’un mode de vie humble et naturel ; l’introspection, le parcours douloureux de la sagesse et de la révolution de soi avant de prétendre « révolutionnariser » autrui, etc. D’un côté, l’aspiration millénariste est d’une certaine manière poursuivie. De l’autre, l’estime de soi est ménagée par cet apprivoisement progressif d’un autre moi qui évite de se sentir brutalement étranger voire, au pire, traître à soi-même, en croyant poursuivre une mission par des voies certes plus individuelles, mais une mission tout de même, jusqu’au jour où, après « avoir tout essayé », on peut enfin s’assumer en tant que simple individu, sans cause ni mission. Au bout du chemin : l’individualisme narcissique, ou le « no future » des années quatre-vingt.

24La transition est enfin assurée par le fait que ces expériences ne sont pas dépourvues de liens avec la contestation mais s’insèrent au contraire dans son histoire. Leurs bases culturelles la précèdent même, et donnent lieu à de premiers balbutiements avec le mouvement beat, suivi des hippies puis des yippies qui cherchent à les politiser. La révolte étudiante a d’abord hérité de cette tradition avant que certains ne l’occultent en relançant le mythe révolutionnaire. Là aussi, l’« escapisme » préserve le sentiment de continuité biographique : il est instrument de rationalisation, de « digestion » de l’échec antérieur en même temps qu’il offre à l’ancien militant des voies réputées « défier » le système, lui permettant ainsi de continuer à se considérer comme un « subversif », un « rebelle ». Ces sorties du système peuvent en effet tenir lieu de « prise de parole » silencieuse, voire être entrecoupées par des « prises de parole » effectives.

  • 18 Gérard Mauger et Claude Fossé, La vie buissonnière, Paris, Maspero, 1977, p. 28. Voir également l’ (...)
  • 19 Alberto Melucci, « Movimenti sociali negli anni ‘80 : alla ricerca di un oggetto perduto ? », in S (...)

25Le vernis révolutionnaire s’étant écaillé sous les coups de l’épuisement du sujet et du projet révolutionnaires, la transmutation de la contestation s’opère dans deux directions successives. La première rend compte de l’évolution des représentations de soi : le contestataire a d’abord rompu avec ses origines bourgeoises en se prolétarisant – idéologiquement ou réellement ; délesté du référent ouvrier mais toujours rebelle, « il découvre qu’au fond il est nu18 », et refait le chemin de ses prédécesseurs en actualisant les références-fétiches. Il s’ensuit de nouveaux investissements militants : le retour au « corps », où s’inscrirait l’oppression du système, devient, de ce fait, le premier enjeu de libération (Foucault) ; le « désir » se fait moteur de la lutte (Deleuze-Guattari) ; le thème de la « nature » bienfaitrice revient en force… Ces représentations de soi et du monde servent également de support à des mouvements sociaux doublement ambivalents, selon Alberto Melucci. Dans leur dynamique d’abord, où apparaît une tension entre la nécessité d’exprimer des objectifs à portée collective et l’exigence de vivre personnellement la transformation. Dans leurs objets ensuite, dans la mesure où le déplacement du terrain vers le sens, la vie quotidienne, les relations inter-personnelles, comporte un risque de fragmentation et d’atomisation des acteurs19.

  • 20 Primo Moroni, « Dal “no future” al “cyberspace” », in Iter, n° 2-3, mai-décembre 1991, p. 50.

26En dépit de leur apparente continuité avec la contestation précédente, les voies de l’escapisme s’avèrent assez fonctionnelles pour le système. En s’en abstrayant, les anciens gauchistes transfèrent leur révolte dans la sphère privée, ou s’enferment volontairement dans des « espaces (ghettos) séparés20 ». Lors même que prend forme un « nouveau » mouvement social, sa charge de dangerosité est fortement atténuée dans la mesure où, explique Alberto Melucci,

  • 21 Alberto Melucci, L’invenzione del presente, Bologna, Il Mulino, 1982, p. 248

« […] les conflits n’ont plus de vainqueurs, mais ils peuvent produire innovations, modernisations, réformes. Du point de vue des parcours individuels, ce type de mobilisation comporte une différence importante par rapport au passé. La figure du militant à vie était liée à une condition objective et à une culture de classe. Le commitment des “aires de mouvement” est au contraire à terme ; chacun est mobilisé seulement pour un temps défini et pour certains aspects de sa vie.21 »

  • 22 Luca Ricolfi et Loredana Sciolla, Senza padri né maestri, Bari, De Donato, 1980, p. 152.

27De toute évidence, « l’idée que changer la société signifie avant tout lutter contre les institutions22 » a été enterrée.

28Il faut noter enfin ce qui, sur cette question, distingue de façon majeure le cas italien du cas français. D’une part, le phénomène contre-culturel se déploie, en Italie, à la fois parallèlement et dans le cadre du mouvement autonome dont une partie est très politisée ; une telle jonction entre radicalisme culturel et radicalisme politique lui permet de n’être pas déconnecté de la lutte « révolutionnaire » poursuivie depuis la fin des années soixante. D’autre part, « la sortie du gauchisme » y prend des voies beaucoup plus dramatiques, ce qui s’explique aisément par la durée et l’intensité du conflit, mais aussi à la lumière des réponses étatiques à la contestation étudiées auparavant. Les militants des groupes ont reflué soit dans le privé, soit dans l’Autonomie, soit, pour une minorité, dans les organisations armées. John Fraser résume leur parcours d’une boutade :

  • 23 John Fraser, « Il contesto della violenza », in La critica sociologica, n° 62, été 1982, p. 17.

« Des trois frères de 68, l’un est devenu un administrateur communiste, le second un intellectuel – un sceptique de profession –, tandis que le troisième a assuré le rôle des deux premiers – organisateur, intellectuel – mais a également conservé l’utopie, avec pessimisme pourtant, et a organisé la lutte armée.23 »

  • 24 Alberto Melucci analyse également le développement du néo-mysticisme comme une « voie de crise des (...)
  • 25 Analyse de Franco Momigliano, reprise par Roberto Guiducci, « Il ‘68 come rivoluzione mancata », i (...)

29Pour les plus jeunes, arrivés dans l’Autonomie par le biais de la révolte au moment même où sa dimension ludique s’évanouissait pour ne laisser place qu’au choc frontal avec l’État, l’alternative s’est souvent présentée sous un jour également glissant : le terrorisme ou la drogue. De fait, la coïncidence entre les phases de crise du mouvement et le développement de la toxico-dépendance a été relevée à la fois empiriquement par les militants et scientifiquement par des études24. Elle amène certains à interpréter les deux voies : la lutte armée et l’héroïne, comme une égale tentation suicidaire. La seconde, qu’une expression de l’époque qualifiait de moyen d’accès à « l’urgence du bonheur immédiat », relèverait d’un phénomène d’« auto-malthusianisme », « c’est-à-dire d’une auto-élimination que le système malade favorise pour se libérer des marginaux25 ». La première s’apparenterait à un « mécanisme de suicide obligé » provoqué soit par solidarité avec des amis déjà impliqués, soit par le sentiment de devoir « témoigner d’une appartenance » pour « ne pas se rendre » (Sergio, Autonome).

  • 26 Primo Moroni et Nanni Balestrini, L’orda d’oro, Milano, SugarCo edizioni, 1988, p. 307.

30D’après Primo Moroni et Nanni Balestrini, une différence majeure oppose ainsi 1968 et 1977 : « 68 fut contestataire, 77 fut radicalement alternatif. Pour cela, la version “officielle” définit 68 comme bon et 77 comme mauvais ; en fait, 68 a été récupéré alors que 77 a été anéanti.26 »

Les voies de la déviance politique

  • 27 Howard S. Becker, Outsiders, (1963), trad. Paris, Métailié, 1985, p. 171.
  • 28 C’est Jean-Pierre Le Dantec qui voit chez Marx et dans l’idée de révolution « une propension congé (...)

31La « fin du gauchisme » ne s’arrête pas à l’échec des groupes, mais trouve son achèvement, particulièrement en France, dans la conversion de certains de leurs anciens membres les plus intellectuels en « entrepreneurs de morale27 », qui semblent se donner une nouvelle mission : éradiquer de la société démocratique les germes totalitaires que l’espoir révolutionnaire porterait « congénitalement »28. Dans cet esprit, ils vont, d’une part, s’employer à dénoncer le marxisme et à fustiger ceux qui demeurent militants communistes, accusés d’être des « petits Staline » en puissance ; d’autre part, participer à la stigmatisation du « déviant accompli ».

Le mea-culpa des anciens gauchistes

  • 29 François Dosse, « Mai 68, mai 88 : les ruses de la raison », in Espaces-temps, n° 38-39, 1988, p. (...)
  • 30 François Dosse, « Mai 68, mai 88 : les ruses de la raison », op. cit., p. 48.

32Les années 1979-1980 semblent sonner le glas d’une époque. Elles sont marquées par la reviviscence de l’idéologie libérale, tandis que s’accentue « la crise du marxisme ». La mutation prend, pour le sujet qui nous préoccupe, deux directions. Elle se déploie dans une relecture de Mai 68 qui, d’événement-rupture, se fait « moment d’adaptation de la modernité d’un capitalisme longtemps en sommeil, moment d’autorégulation […] [qui] aurait permis d’accomplir par une révolte douce, soft, le passage de la bourgeoisie d’État autoritaire à la nouvelle bourgeoisie financière, libérale et moderne.29 » Elle se traduit ensuite par l’accession de nouveaux clercs qui, venus de l’extrême gauche mais en rupture de banc avec elle, investissent les médias pour combattre la domination qu’exerçait l’idéologie communiste sur l’intelligentsia. Comme le résume avec ironie François Dosse, « nombreux sont les acteurs de Mai qui se sont alors pressés au confessionnal pour se soulager de leurs péchés.30 »

  • 31 In Patrick Rotman et Hervé Hamon, Génération, Paris, Seuil, tome 2, 1988, p. 640.

33Par une « ruse de l’histoire », le gauchisme aurait, selon eux, contribué à achever la cause pour laquelle il se serait battu. Ce parcours du désenchantement a suivi plusieurs étapes. Il effleure d’abord dans la systématicité avec laquelle les anciens militants d’extrême gauche français se flattent d’avoir servi à la faillite du PCF, entreprise saluée comme étant le « grand acquis de notre histoire » par Alain Geismar, ou « ce qu’on a fait de mieux » selon Jean-Pierre Le Dantec31. Le désenchantement se poursuit dans la crise de l’idée révolutionnaire qui, si elle n’est pas purement et simplement rejetée pour contenir en soi la terreur, demeure acceptée sur le strict plan de l’utopie, faute de trouver un modèle alternatif à celui du marxisme-léninisme :

« Comme idée, je ne la renie pas, mais si vous me dites les formes politiques de la révolution telles que le marxisme les a constituées, je crois qu’elles sont mortes. Mais ça, c’est nous aussi qui l’avions annoncé. Le gauchisme a fait l’expérience aux extrêmes limites de ce que pouvait être la politique marxiste non pacifique. » (Christian, GP)

34Loin d’emprunter une voie originale, les organisations d’extrême gauche seraient à leur tour inéluctablement tombées dans les écueils auxquels elles pensaient échapper.

« Nous avions pensé en 1968 que les révolutions auraient été différentes du modèle stalinien, un modèle de révolution libertaire. À la fin, nous avons fini par prendre acte que les révolutions étaient celles-ci : violences, hégémonie, dictature du prolétariat… » (Attilio, Avanguardia Operaia)

  • 32 Propos d’Emma, militante NRP, recueillis par Hervé Hamon et Patrick Rotman, op. cit., p. 649. Voir (...)
  • 33 Edgar Morin, « Mai 68 : complexité et ambiguïté », in Mai 68 : la brèche, Paris, Éd. complexe, 198 (...)

35Après avoir délégitimé ce qu’ils érigeaient en gage de sincérité révolutionnaire : la violence, certains gauchistes accentuent leur remise en cause. Ne serait-ce pas la prétention même du marxisme au renversement radical de l’ordre social qui contiendrait des germes totalitaires ? De cette interrogation, découlent conjointement une désacralisation définitive du projet révolutionnaire, qui ne serait plus « ni possible, ni souhaitable » (Pierre, GP), et une réhabilitation des règles du jeu démocratique. Et c’est finalement le marxisme qui se serait écroulé en s’avérant une « folie »32 sous le coup de la destruction des mythes chinois, vietnamien, cambodgien, cubain, où les gauchistes avaient cru trouver un visage humain au socialisme. En somme, « la décomposition du salut terrestre entraîne le collapse du marxisme.33 »

  • 34 Louis Pinto, « La doxa intellectuelle », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 90, déc (...)
  • 35 Cf. Bernard Henri-Lévy, Le diable en tête, Paris, Grasset, 1984 et Daniel Rondeau, Les tambours du (...)

36Si elle peut sérieusement prêter à discussions, l’hypothèse du gauchisme « vecteur du déclin du marxisme » nous intéresse essentiellement ici en tant que « doxa intellectuelle », forgée dès la seconde moitié des années soixante-dix à l’initiative de certains « ex » qui, par ce biais, vont acquérir – à la veille du dixième anniversaire de 68 – une visibilité médiatique tapageuse et, en même temps, lancer une campagne d’exorcisation d’un passé devenu gênant. Cette nouvelle « parole prophétique, suspendue entre le constatatif et le performatif, est à la fois description du monde nouveau et prescription pour rendre le monde conforme à ce qu’en dit la description proposée.34 » Tout l’édifice de la foi ancienne va alors subir les assauts des nouveaux clercs avec l’arrogance (elle, coutumière) que confère la certitude de dire le vrai et d’annoncer la parole salvatrice ; l’observateur sceptique étant impitoyablement pourfendu comme une espèce paléontologique mais dangereuse pour le système démocratique. En refusant de battre sa coulpe et de chasser le « petit Staline » que chaque « révolutionnaire » porterait en lui, il serait en puissance le terroriste dont certains romans d’anciens maoïstes dressent le portrait fantasmatique35.

  • 36 Sous forme de démythification de son expérience avec Jean-François Bizot, Les déclassés, Paris, Sa (...)
  • 37 Ainsi André Glucksmann, dans l’article déjà cité, persiste à asséner à ses hôtes italiens les amab (...)
  • 38 Henri Weber, Vingt ans après, que reste-t-il de 68, Paris, Seuil, 1988, p. 187. Insatisfait de ces (...)
  • 39 Cette entreprise de relecture de 68 est analysée dans notre article « Mai 68 : sous les pavés d’un (...)

37L’heure est au repentir et à la désacralisation des maîtres d’hier. En un an, le livre d’André Glucksmann, La cuisinière et le mangeur d’hommes (1975) est vendu à 20 000 exemplaires ; celui, fort hermétique, de Christian Jambet et Guy Lardreau, L’ange. Ontologie de la révolution, à 15 000 en 1976. Autour du dixième anniversaire, ce nouveau type de production intellectuelle se multiplie36. Quelles sont les étapes d’un tel chemin de Damas ? À les en croire, la conjonction de deux événements aurait levé le voile sur la monstruosité de l’idéologie marxiste, les gauchistes français faisant preuve, semble-t-il, d’une perspicacité que n’avaient pas eue leurs aînés, et que n’eurent pas non plus leurs voisins italiens37. D’un côté, « l’avalanche des tragédies dans les sociétés “post-révolutionnaires” », de l’autre, les révélations des dissidents soviétiques38. Il fallait enfin immoler la dernière idole. Bernard Henri-Lévy s’en chargera en 1977 avec La barbarie à visage humain : Marx est tenu pour le premier responsable, sa philosophie ayant accouché d’une postérité d’assassins39.

Le processus de stigmatisation du violent

  • 40 Propos d’Hervé Hamon et de Patrick Rotman, op. cit., p. 628.
  • 41 Cf. Pierre Saint-Germain, « Libération, mon amour ? », in Les révoltes logiques, n° spécial, févri (...)
  • 42 Hervé Hamon et Patrick Rotman, op. cit., p. 630.
  • 43 « Notes sur les années 70 », in supplément à Libération n° 1180, 1977, p. 128.

38Le cadre interprétatif dominant de ces années détruit, l’interprétation historique de la contestation revue et corrigée, il n’en reste pas moins quelques survivances à propos desquelles la nouvelle intelligentsia ex-gauchiste s’estime le devoir d’intervenir. L’occasion se présente en France, en octobre 1977, sur fond d’« affaire allemande ». Jusque-là, le journal Libération, dont l’histoire est une « chronique de la destruction du gauchisme40 », s’était gardé d’adopter une position officielle face aux actes terroristes d’extrême gauche, quoiqu’il ait fait montre, à l’égard des épisodes allemands, d’une indulgence évidente. Une inflexion se dessine au lendemain de l’assassinat de Jean-Antoine Tramoni, responsable de la mort de Pierre Overney en 1972, par les NAPAP : il présente alors des points de vue majoritairement hostiles et renvoie la poursuite du débat au courrier des lecteurs41. La rupture est définitivement consommée avec l’enlèvement, par la RAF, de Hans-Martin Schleyer (6 septembre 1977), suivi du détournement pour Mogadiscio d’un boeing de la Lufthansa le 13 octobre. Avant d’avoir connaissance du suicide, rendu public quelques heures après, d’Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe, Libération titre : « RAF-RFA : la guerre des monstres ». Ses articles, jugés fort consensuels et prudents, suscitent la colère d’une partie de l’extrême gauche, en particulier des Autonomes qui occupent le journal le 24 octobre en l’accusant de trahison et en menaçant Serge July de représailles. L’épisode n’a rien d’anecdotique. Comme le soulignent Hervé Hamon et Patrick Rotman, il « ponctue l’histoire de Libé d’une brisure que July résume alors d’une phrase : “Dans le comportement révolutionnaire, il y a une terreur que je refuse”.42 » Et dans son article concluant le dossier spécial consacré à « l’affaire allemande », le directeur du quotidien juge « par essence oppressive » toute « tentative de langage qui utilise la violence pour s’exprimer43 ».

  • 44 Entretien avec Sergio Zavoli, in La notte della Repubblica, Milano, Mondadori, 1992, p. 253.
  • 45 Propos de Giorgio Amendola, historien communiste, qui fut chargé par son parti de mettre en demeur (...)
  • 46 Sur cette législation, voir Anne Schimel, « Face au terrorisme, des lois spéciales à l’italienne » (...)
  • 47 Daniel Clément, « Mouvement syndical et système politique dans les années 70 », in Pouvoirs, n° 18 (...)

39Bien que plus difficile à s’engager, plus sinueux, et plus tardif, le processus est identique en Italie, à la différence près qu’il est lancé par le PCI, et non pas par les groupes extra-parlementaires. Il passe d’abord par un appel à la « mobilisation générale », au sens militaire du terme, qui vise à éradiquer le « bouillon de culture » favorable à la violence et à soustraire aux organisations clandestines la couverture passive de la population, en particulier ouvrière. Fer de lance de la guerre psychologique, le PCI commence sa campagne auprès de la classe ouvrière, avec l’appui de la CGIL. À côté des mesures négatives visant à vider certains modes d’action traditionnels de leur substance offensive (piquet de grève), voire à les abandonner (cortège interne), les discussions sur l’inutilité de la violence sont multipliées dans les réunions syndicales, ainsi que les manifestations antiterroristes. De même, est organisé un contrôle accru des responsables syndicaux et des formes de lutte, jusqu’à envisager des « rondes de vigilance » à l’intérieur des usines et demander parfois aux postulants syndicalistes de signer une déclaration de condamnation du terrorisme avant leur entrée en fonction. Certaines sections d’entreprise, comme celle de la Magneti-Marelli de Milan, sont même fermées afin, dira plus tard le secrétaire général de la CGIL de l’époque, Luciano Lama, d’« isoler [les terroristes] pour empêcher que la maladie ne se répande.44 » Le PCI se tourne ensuite vers les intellectuels « de gauche », dont le fréquent refus de participation est fustigé comme étant la marque d’une indifférence coupable ou d’un manque de « courage civique45 ». Le principe consiste donc à sommer chacun de prendre explicitement position contre la violence, le silence étant assimilé à une approbation tacite du terrorisme, dans une période où les lois d’urgence ont mis sur pied le nouveau délit de « concours moral46 » : « S’identifier [à l’État] ou être assimilé aux [Brigades Rouges] par contiguïté (subversion armée, violence diffuse, formes de lutte hétérodoxes, conflictualité sociale), telle est l’alternative.47 » Ainsi, lorsque le groupe d’extrême gauche Democrazia Proletaria invente en mars 1978 le slogan « Ni avec l’État, ni avec les BR », cherchant de la sorte à tracer une troisième voie caractérisée par le refus conjoint du terrorisme et de la défense de l’État, il soulève une levée de boucliers des deux côtés. Pour le PCI :

  • 48 Achille Occhetto, A dieci anni del’ 68, Roma, Riuniti, 1978, p. 117.

« [La formule] signifie exécuter immédiatement un des objectifs du terrorisme : faire le large autour du champ de lutte d’où serait exclu le peuple. Les masses resteraient ainsi au balcon à regarder l’État, privé du soutien de la classe ouvrière, glisser sur la pente coercitive et répressive, et les BR tirer à la folie sur tout objectif.48 »

40Pour lutter contre l’émergence de cette « troisième voie », le secrétaire général de la CGIL, Luciano Lama, proposera d’ailleurs l’exclusion des syndicats qui reprendraient le slogan. Mais celui-ci provoque aussi une première fracture au sein du mouvement, dont une partie dénonce le manquement à la solidarité avec des « camarades », même si ces camarades « se trompent », manquement qui ne pourrait que profiter, quoi qu’en dise DP, à l’ennemi étatique.

  • 49 Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panic. The Creation of Mods and Rockers, New York, St Martin’ (...)

41La confrontation du cas français et du cas italien illustre le double processus par lequel se clôt une période – et, avec elle, notre sujet. Dans un premier temps, le violent est isolé par la désolidarisation de ses anciens camarades, qui le rejettent ainsi de leur histoire et le projettent par là même dans une histoire autre, résolument déviante. Dans un second temps, sa stigmatisation se réalise par ce que Stanley Cohen a appelé la création d’un nouveau type de « folk-devil », dont l’image se construit dans les interactions entre les « myth-makers » (les mass-médias) et les « rule enforcers » (les agents du contrôle social) avec la participation des aspirants49. Car inciter le plus grand nombre à prendre la mesure du danger en adoptant un comportement actif de soutien au système n’aurait guère d’effets si l’opération ne s’accompagnait d’une stigmatisation visant à la fois à isoler la « gangrène » dont est atteinte une partie de la population, par un processus de qualification réductrice du phénomène, et à décourager les postulants par un processus de qualification péjorante des protagonistes. Si, dans ce mécanisme, les partis communistes, particulièrement le PCI, sont les plus prolixes, les anciens gauchistes ne sont pas en reste, quoiqu’ils fassent montre, en général, de plus de sobriété dans l’étiquetage, préférant, par exemple, qualifier les Autonomes de « casseurs » plutôt que de « provocateurs » en souvenir, peut-être, du traitement qu’ils reçurent en leur temps par les PC.

  • 50 Anselm Strauss, Miroirs et masques, (1989), trad. Paris, Métailié, 1992, p. 18.
  • 51 Pour des exemples, se référer à Primo Moroni et Nanni Balestrini, L’orda d’oro, Milano, SugarCo Ed (...)
  • 52 Avanti !, 13 décembre 1973.

42Deux figures répulsives vont être distinguées suivant une définition pathologique de la déviance assimilant l’anomalie statistique à l’anormalité. Car, ainsi que le souligne Anselm Strauss, « un nom est un vase dans lequel celui qui nomme verse ses évaluations conscientes ou inconscientes.50 » Les Autonomes seront globalement renvoyés, en Italie comme en France, dans la frange la moins noble de la délinquance de droit commun : il s’agirait de « provocateurs », de « vandales » et de « voyous » qui, à la différence de leurs aînés de 68, réhabilités pour l’occasion, ne seraient motivés que par l’« instinct de destruction51 ». Quant aux autres, le qualificatif de « terroristes » ne saurait leur conférer une quelconque dignité politique : « faux », « pseudo- », « soi-disants » révolutionnaires, ils seraient en réalité soit des provocateurs agents du patronat ou à la solde d’une puissance étrangère – OAS ( !), CIA, KGB ou autres –, soit des fascistes. Entre les deux, il y aurait une collusion objective, aux effets dramatiques : les Autonomes peuvent s’avérer de véritables « fascistes » lorsqu’ils attaquent les « légitimes représentants du mouvement ouvrier », comme le responsable de la CGIL Luciano Lama en février 1977, et les terroristes joindre l’indignité morale à l’indignité politique. Le journal Avanti ! parle ainsi, pour ces derniers, « d’environ 250 personnes en grande partie délinquants communs, certains déjà remarqués pour leur passé de voleurs52 ». Et Diego Novelli, maire communiste de Turin, tente une analyse psychologique en vertu de laquelle les BR seraient :

  • 53 L’Unità, 16 décembre 1973.

« Un cercle plutôt trouble, avec la présence de personnes cliniquement malades (d’un point de vue psychique) et adonnées à l’usage de stupéfiants.53 »

  • 54 Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, (1963), Paris, trad. Éd. de Minuit, 19 (...)
  • 55 Ibid., p. 12.

43Erving Goffman avait clairement décrit le processus : « De l’intérieur comme de l’extérieur de son groupe, l’individu stigmatisé se voit donc présenter une identité pour soi, en termes essentiellement politiques dans le premier cas, psychiatriques dans le second.54 » L’« identité sociale virtuelle », prêtée à une personne, s’oppose ainsi à l’« identité sociale réelle » qu’elle s’attribue55.

  • 56 Propos très critiques parus dans « L’Autonomie », in Spartacus. Cahiers mensuels, n° 90, mars-avri (...)
  • 57 Jacques Mesrine exerce une fascination certaine dans la « mouvance autonome », comme le note Laure (...)
  • 58 Paolo Virno, « Do you remember revolution ? », in Il Manifesto des 20 et 22 février 1983.

44Toutefois, le traitement réservé à ces deux « cas » sera distingué et hiérarchisé, puisqu’il s’attaque d’abord aux premiers, les « casseurs », avec le risque d’en entraîner une partie dans les rangs des organisations armées ou de la délinquance, ce qui ne manquera pas d’arriver. En France, l’on observe en effet combien les Autonomes se conforment rapidement à l’image qui leur est renvoyée par l’extérieur. Dans un premier temps, leur activisme finit par se réduire à l’accusation que leur adressent les « gauchistes » : l’exercice, au cours des manifestations, d’une violence tournant à vide, d’« un type d’affrontement ostentatoire56 ». Dans un second temps, vite décimés par la répression entre 1979 et 1980, certains se tournent vers la délinquance de droit commun ou Action Directe57. Le phénomène d’accentuation de la déviance se vérifie également en Italie, quand les tentatives d’agrégation du pôle autonome échouent définitivement lors du congrès contre la répression qui se tient en septembre 1977 à Bologne. Combien d’Autonomes poursuivront-ils ainsi leur « carrière » déviante en se spécialisant dans des braquages de banque tout individuels, mais encore revendiqués sur un mode politique ; en se réfugiant dans la drogue ou en rejoignant définitivement le « déviant social » qu’est le « terroriste » ? L’évolution du nombre des organisations clandestines de gauche et de leurs attentats donne la mesure du phénomène : entre 1977 et 1979, une multitude de groupes apparaissent, beaucoup se calquant par mimétisme sur le modèle des « guérilleros historiques, les BR58 ».

Tableau 7. Nombre d’organisations d’extrême gauche ayant revendiqué un attentat et nombre d’attentats revendiqués par elles (Italie, 1969-1980)

Tableau 7. Nombre d’organisations d’extrême gauche ayant revendiqué un attentat et nombre d’attentats revendiqués par elles (Italie, 1969-1980)

Source : Mauro Galleni, Rapporto sul terrorismo, Milano, Rizzoli, 1981.

  • 59 Howard S. Becker, Outsiders, (1963), Paris, trad. Métailié, 1985, p. 54.

45On voit comment, aidée par la répression, l’apposition d’un stigmate non reconnu par l’individu ainsi étiqueté peut constituer la déviance. Pour reprendre Howard S. Becker, « être pris et publiquement désigné comme déviant constitue probablement l’une des phases les plus cruciales du processus de formation d’un mode de comportement déviant stable.59 »

  • 60 Expression donnée en Italie à partir du nom du magistrat, Calogero, qui a instruit le procès du 7 (...)

46La « carrière terroriste » des Autonomes subit un premier frein avec l’arrestation de plusieurs de leurs leaders le 7 avril 1979, accusés, suivant le « théorème Calogero60 » de n’être que la façade légale des BR, ce qui était pour le moins simplificateur. Quatre ans plus tard, la Cour d’assises de Rome condamnera Toni Negri à trente ans d’emprisonnement, Oreste Scalzone à vingt ans pour, notamment, association subversive et constitution de bande armée. Au total, les « années de plomb » feront quelque 20 000 inculpés et 5 000 détenus pour « délit de subversion » à la charnière des années quatre-vingt.

47L’appui d’une partie du mouvement dans la construction du folk devil qui, en France, s’était très vite affirmé, trouve alors matière à se renforcer en Italie à l’initiative même de certains leaders autonomes, au premier rang desquels se trouve Toni Negri. Alors que l’État, par le décret-loi Cossiga n° 625 du 15 décembre 1979 (converti en loi l’année suivante) puis par la loi n° 304 du 29 mai 1982, prend l’initiative de créer la figure juridique du « repenti » qui, en échange d’informations sur son organisation, voit sa peine fortement réduite, voire, dans certains cas, « oubliée », l’ex-leader autonome invente la « dissociation » en 1982. Sans dénoncer explicitement ses anciens camarades, le postulant négocie une remise de peine, d’un côté, par la reconnaissance de tous les délits qui lui sont imputés, de l’autre, par l’engagement à renoncer à l’utilisation de la violence comme moyen de lutte politique. Le moins que l’on puisse dire est que l’initiative de la dissociation épargnera bien des soucis à l’État italien, en résolvant, d’une part, le problème de la surpopulation carcérale, d’autre part, en réduisant les effets négatifs, vis-à-vis de ses partenaires européens, d’un nombre trop élevé, pour un pays démocratique, de détenus politiques. Ainsi, en 1988, sur 442 détenus politiques d’extrême gauche, 34 sont repentis et 170 dissociés. Sergio, autonome, résume cette évolution de nombre d’Autonomes :

« Les paroles d’ordre de l’Autonomie milanaise ont été au nombre de quatre, de sa naissance à l’après-Moro : au début, les militants des BR étaient définis comme des “camarades qui se trompent” – ce sont des camarades, comme nous, contre l’État – ; durant l’enlèvement Moro, le slogan était : “Contre l’État, mais d’une manière différente” ; immédiatement après, avec le 7 avril : “Ni avec l’État, ni avec les BR” ; dans la dernière phase, le slogan a assumé, avec la dissociation, le ton “Avec l’État, contre les BR”. Tout cela a été dit. »

  • 61 Article paru dans Il Manifesto du 23 mars 1981. On le trouve en français dans l’ouvrage de Toni Ne (...)

48Le texte fondateur de la dissociation, intitulé « Terrorismus ? Nein, danke », ne cache pas, en effet, que l’initiative est dirigée contre les BR et repose sur une dichotomie des détenus politiques, divisés entre « terroristes » – c’est-à-dire les militants des BR et des autres « Organisations Communistes Combattantes » – et les autres, victimes de leur « stalinisme »61. L’objectif est également déclaré :

  • 62 Ibid., p. 116.

« Il faut battre le terrorisme […]. Le seul moyen de battre le terrorisme consiste à intervenir sur les mécanismes qui le reproduisent en ayant la légitimité politique de le faire. Et on ne peut avoir cette légitimité que lorsque l’on parle de l’intérieur du mouvement de classe.62 »

49Dans cette ultime étape, une partie de la communauté déviante exprime donc son refus de l’étiquette en l’apposant à l’autre et en se présentant comme la mieux armée pour la combattre.

  • 63 Propos de Toni Negri tenus à Sergio Zavoli, La notte della Repubblica, Milano, Mondadori, 1992, p. (...)

« La différence fondamentale entre Autonomie et Brigades Rouges est que les Brigades Rouges étaient une organisation terroriste, au sens traditionnel, alors qu’au contraire, Autonomie ne le fut jamais. Autonomie fut un large mouvement d’association politique également violente, mais qui n’a rien à voir avec le terrorisme, pas même avec le terrorisme de tradition. C’est donc là que passait la différence fondamentale, qui était une différence d’organisation, de stratégie, de formes de lutte, d’identification des sujets sociaux, d’idéologie, etc. C’est une différence comme entre le jour et la nuit.63 »

50Le processus de stigmatisation du militant violent s’effectue donc, en Italie, à travers plusieurs stades : 1° la mobilisation des organisations traditionnelles contre tout type de « violent » ; 2° la prise de distance des groupes extra-parlementaires issus de 1968 contre l’Autonomie ; 3° la différenciation des Autonomes par rapport aux organisations clandestines ; 4° la scission entre militants incarcérés, dissociés et non dissociés. Le consensus forcé qui s’est progressivement formé autour des institutions conduit aujourd’hui certains gauchistes à imputer aux « Organisations Clandestines Combattantes » une large part de responsabilité dans la « relégitimation de l’État » en cours à la charnière des années soixante-dix et quatre-vingt.

« Le problème, ce n’est pas les BR, mais l’utilisation que l’État a fait des BR pour terroriser la population. » (Franco, PotOp puis Autonomie)
« Je ne crois pas que le terrorisme était guidé par l’État ou une chose de ce genre. Eux ne s’en sont pas rendu compte, mais l’État l’a utilisé. Qu’ils aient été utilisés et qu’ils aient par conséquent scié les jambes au mouvement ouvrier, ça c’est vrai. Il y avait la peur en Italie et cela a permis une certaine réaction. » (Vincenzo, LC)

Les militants maoïstes à l’épreuve de la réalité

Les militants maoïstes à l’épreuve de la réalité

Tract 11 : Isabelle Sommier, tract distribué à Flins le 10 mars 1972.
Ce tract, distribué par les ouvriers d’extrême gauche de Flins, marque leur rupture avec la direction de la Gauche Prolétarienne, qui vient d’enlever Robert Nogrette, cadre de Renault-Billancourt, en riposte au meurtre de Pierre Overney, puis de le relâcher. « Arrêtons de frimer », disent-ils pour rappeler l’organisation à la réalité et dénoncer la séquestration. Quelques mois plus tard, la Gauche Prolétarienne s’auto-dissout.

La mise à l’index du violent par l’extrême gauche

La mise à l’index du violent par l’extrême gauche

Tract 12 : Isabelle Sommier, tract de Democrazia Proletaria du 22 mars 1978.
Par ce slogan : « Ni avec l’État, ni avec les B. R. », le groupe d’extrême gauche Democrazia Proletaria cherche à ouvrir une troisième voie : se désolidariser des groupes armés clandestins sans pour autant participer à la mobilisation en faveur de l’État. C’est la première manifestation publique réelle de dis-sociation des protestataires.

Notes

1 Cahiers prolétariens, n° 2, janvier 1974, p. 1.

2 Cahiers prolétariens, n° 2, janvier 1974, p. 33.

3 Luigi Bobbio, Storia di Lotta continua, Milano, Feltrinelli, 1988, p. 116.

4 Lotta Continua, 13 octobre 1973.

5 « La lezione cilena », document interne repris in Luigi Bobbio, op. cit., p. 127.

6 Le tesi. Le relazione politiche. Lo statuto, Roma, ed. Lotta Continua, 1975, p. 153.

7 La loi Reale du 22 mai 1975 a pour effet principal d’augmenter considérablement les pouvoirs de la police, au point de lui conférer un rôle privilégié au détriment des autorités judiciaires : elle l’autorise notamment à « arrêter une personne soupçonnée d’avoir commis en délit » (article 3), donc sur intime conviction et sans mandat du juge d’instruction, à perquisitionner sans mandat (article 4), à tirer « pour empêcher la constitution de crimes graves » ; enfin elle interdit aux manifestants l’usage des foulards ou des casques. Elle inaugure la législation d’exception, renforcée ensuite par la loi Cossiga du 15 décembre 1979.

8 150 militants, pour la plupart ouvriers, de la banlieue populaire de Milan Sesto San Giovani, quittent LC en 1974 à partir d’un document dénonçant l’abandon de la violence. Ce document se trouve dans son intégralité à l’Istituto romano per la storia d’Italia (fond Guido Crainz, carton 9) et, en partie, dans l’ouvrage des Comitati Autonomi Operai di Roma, Autonomia operaia, Roma, Savelli, 1976, p. 103-107.

9 Lotta Continua, Il secondo congresso di Lotta continua, Roma, ed. Lotta Continua, 1976, p. 200.

10 « Ricominciare da capo non significa tornare indietro », paru dans le dernier numéro de Potere Operaio, annonçant sa dissolution, en novembre 1973.

11 Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1989, p. 294.

12 Elisabeth Salvaresi, Mai en héritage, Paris, Syros, 1988, p. 15.

13 Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Éd. de Minuit, 1979, p. 513.

14 Paolo Giovannini, « Generazione e mutamento politico in Italia », in Rivista italiana di scienza politica, Anno XVIII, n° 3, décembre 1988, p. 498.

15 Paolo Giovannini, « Génération et changement politique : le cas italien », in Jean Crête et Pierre Favre (dir.), Générations et politique, Economica, 1989, p. 276.

16 Paolo Giovannini, « Generazione e mutamento politico in Italia », in Rivista italiana di scienza politica, Anno XVIII, n° 3, décembre 1988, p. 506.

17 Marzio Bardagli et Piergiorgio Corbetta, qui font une analyse très instructive sur la corrélation négative existant entre le niveau de conflictualité ouvrier et la croissance des adhésions au PCI : « Partito e movimento : aspetti e rinnovamento del PCI », in Inchiesta, Anno VIII, n° 31, janvier-février 1978, p. 15 sqq. Voir également l’enquête menée en 1979 par Enrico Ercole, Peter Lange et Sidney Tarrow auprès des cadres du parti : « I movimenti nel PCI », in Politica ed economia, Anno XVI, n° 12, 1985, p. 33 sqq.

18 Gérard Mauger et Claude Fossé, La vie buissonnière, Paris, Maspero, 1977, p. 28. Voir également l’article de Gérard Mauger, « Du gauchisme à la contre-culture (1965-1975) », in Contradictions, n° 38, hiver 1983-1984, en particulier p. 49 sqq.

19 Alberto Melucci, « Movimenti sociali negli anni ‘80 : alla ricerca di un oggetto perduto ? », in Stato e mercato, n° 14, août 1985, p. 245-246.

20 Primo Moroni, « Dal “no future” al “cyberspace” », in Iter, n° 2-3, mai-décembre 1991, p. 50.

21 Alberto Melucci, L’invenzione del presente, Bologna, Il Mulino, 1982, p. 248

22 Luca Ricolfi et Loredana Sciolla, Senza padri né maestri, Bari, De Donato, 1980, p. 152.

23 John Fraser, « Il contesto della violenza », in La critica sociologica, n° 62, été 1982, p. 17.

24 Alberto Melucci analyse également le développement du néo-mysticisme comme une « voie de crise des mouvements ». S’agissant de la drogue, il donne les chiffres suivants : augmentation de la consommation de 71,9 % en 1978 par rapport à l’année précédente, et de 95,4 % en 1979 (in L’invenzione del presente, Bologna, Il Mulino, 1982, p. 123). Sur ce thème, voir également Gianni Borgna, « I giovani », in Dal’68 a oggi […], Bari, Laterza, 1979, p. 41 et Mino Monicelli, L’ultrasinistra in Italia, Bari, Laterza, 1978, p. 91.

25 Analyse de Franco Momigliano, reprise par Roberto Guiducci, « Il ‘68 come rivoluzione mancata », in Mondoperaio, Anno XXXI, n° 6, juin 1978 p. 88. Son interprétation pose toutefois problème, notamment pour son usage incontrôlé de certains thèmes freudiens comme « l’instinct de mort ».

26 Primo Moroni et Nanni Balestrini, L’orda d’oro, Milano, SugarCo edizioni, 1988, p. 307.

27 Howard S. Becker, Outsiders, (1963), trad. Paris, Métailié, 1985, p. 171.

28 C’est Jean-Pierre Le Dantec qui voit chez Marx et dans l’idée de révolution « une propension congénitale à la terreur », in Les dangers du soleil, op. cit., p. 279.

29 François Dosse, « Mai 68, mai 88 : les ruses de la raison », in Espaces-temps, n° 38-39, 1988, p. 48. Cette relecture de Mai 68 est notamment celle d’Alain Minc, qui parle de « capitalisme soixante-huitard », in L’avenir en face, Paris, Seuil, 1984 ; de Gilles Lipovetsky, qui y voit l’avancée de l’individualisme narcissique, in L’ère du vide, Paris, Gallimard, 1983 et de la thèse de « la réforme réussie » développée par Henri Weber, Vingt ans après, Paris, Seuil, 1988.

30 François Dosse, « Mai 68, mai 88 : les ruses de la raison », op. cit., p. 48.

31 In Patrick Rotman et Hervé Hamon, Génération, Paris, Seuil, tome 2, 1988, p. 640.

32 Propos d’Emma, militante NRP, recueillis par Hervé Hamon et Patrick Rotman, op. cit., p. 649. Voir l’article « fondateur » de ce courant : André Glucksmann, « Le marxisme rend sourd », in Le nouvel observateur, 4 mars 1974, p. 80.

33 Edgar Morin, « Mai 68 : complexité et ambiguïté », in Mai 68 : la brèche, Paris, Éd. complexe, 1988, p. 177.

34 Louis Pinto, « La doxa intellectuelle », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 90, décembre 1991, p. 98.

35 Cf. Bernard Henri-Lévy, Le diable en tête, Paris, Grasset, 1984 et Daniel Rondeau, Les tambours du monde, Paris, Grasset, 1989.

36 Sous forme de démythification de son expérience avec Jean-François Bizot, Les déclassés, Paris, Sagittaire, 1976 ; Jacques Paugam, Génération perdue, Paris, Laffont, 1977. Sur ce phénomène, voir Pascal Ory L’entre-deux-Mai. Histoire culturelle de la France mai 1968-mai 1981, Paris, Seuil, 1983, p. 230-231.

37 Ainsi André Glucksmann, dans l’article déjà cité, persiste à asséner à ses hôtes italiens les amabilités suivantes : « L’unique “maître à penser”, chez vous, c’était le parti communiste. Nous, en France, nous étions fondamentalement anti-communistes. Les communistes étaient nos ennemis […]. Les Italiens n’avaient pas lu Soljenitsyne. » (Corriere della sera, 17 mai 1993, p. 15) Sur ce dernier point, il faut lui reconnaître une certaine justesse de vue. Sur le faible écho de L’archipel du goulag en Italie, voir Lucio Colletti, Le déclin du marxisme (1980), Paris, trad. PUF, 1984, p. 68.

38 Henri Weber, Vingt ans après, que reste-t-il de 68, Paris, Seuil, 1988, p. 187. Insatisfait de ces hypothèses, dont il fait remarquer à juste titre qu’elles ne résolvent pas le problème en n’expliquant pas pourquoi ces déceptions, qui ont des précédents, ont un effet cette fois-ci, Jean-Claude Guillebaud en avance une autre : « Nous sommes sortis durant ces dix années-là de trois grandes périodes manichéennes : fin de l’après-guerre, fin du “péché” colonial, fin de l’affrontement bipolaire entre l’est et l’ouest. » (Les années orphelines 1968-1978, Paris, Seuil, 1978, p. 88).

39 Cette entreprise de relecture de 68 est analysée dans notre article « Mai 68 : sous les pavés d’une page officielle », in Sociétés contemporaines, n° 20, 1994, p. 63-82.

40 Propos d’Hervé Hamon et de Patrick Rotman, op. cit., p. 628.

41 Cf. Pierre Saint-Germain, « Libération, mon amour ? », in Les révoltes logiques, n° spécial, février 1978, p. 66.

42 Hervé Hamon et Patrick Rotman, op. cit., p. 630.

43 « Notes sur les années 70 », in supplément à Libération n° 1180, 1977, p. 128.

44 Entretien avec Sergio Zavoli, in La notte della Repubblica, Milano, Mondadori, 1992, p. 253.

45 Propos de Giorgio Amendola, historien communiste, qui fut chargé par son parti de mettre en demeure ses collègues de se prononcer explicitement et n’hésita pas à faire le parallèle avec la complicité que les intellectuels italiens auraient manifesté, toujours par manque de courage, à l’égard du fascisme. In Fabrizio Calvi, Italie 77 : le mouvement, les intellectuels, Paris, Seuil, 1977, p. 172. Alberto Moravia s’estima en effet « étranger » aux événements que connaissait son pays autour de l’affaire Moro, tandis que Leonardo Sciascia et Norberto Bobbio se déclarèrent « indifférents » à ce qu’ils qualifièrent de « mélodrame d’amour pour l’État » (in Esprit, n° 10, octobre-novembre 1984, p. 161).

46 Sur cette législation, voir Anne Schimel, « Face au terrorisme, des lois spéciales à l’italienne », in Sociologie du travail, n° 28, avril 1986, p. 527-547 et Isabelle Sommier, De la criminalisation politique à l’intégration politique, Mémoire de DEA de sociologie politique sous la direction de Philippe Braud, Paris I, 1988, p. 90-106.

47 Daniel Clément, « Mouvement syndical et système politique dans les années 70 », in Pouvoirs, n° 18, 1981, p. 119.

48 Achille Occhetto, A dieci anni del’ 68, Roma, Riuniti, 1978, p. 117.

49 Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panic. The Creation of Mods and Rockers, New York, St Martin’s press, 1972.

50 Anselm Strauss, Miroirs et masques, (1989), trad. Paris, Métailié, 1992, p. 18.

51 Pour des exemples, se référer à Primo Moroni et Nanni Balestrini, L’orda d’oro, Milano, SugarCo Edizioni, 1988, p. 306 sqq.

52 Avanti !, 13 décembre 1973.

53 L’Unità, 16 décembre 1973.

54 Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, (1963), Paris, trad. Éd. de Minuit, 1985, p. 146.

55 Ibid., p. 12.

56 Propos très critiques parus dans « L’Autonomie », in Spartacus. Cahiers mensuels, n° 90, mars-avril 1978, p. 27. Les auteurs estiment que l’activisme autonome repose sur deux principes : 1° « Les manifestants “offensifs” attendent du pouvoir qu’il respecte une convention tacite, celle de ne pas faire usage des armes qu’il possède et qu’il déploie, qu’il en reste au niveau de la démonstration. » (p. 27) ; 2° « [Ils] ne manifestent plus que pour eux-mêmes et pour le pouvoir, c’est-à-dire pour les media : en plein narcissisme politique. » (p. 28).

57 Jacques Mesrine exerce une fascination certaine dans la « mouvance autonome », comme le note Laurent Greilsamer, « Les autonomes : un label de ralliement », in Les révolutions minuscules, op. cit., p. 148.

58 Paolo Virno, « Do you remember revolution ? », in Il Manifesto des 20 et 22 février 1983.

59 Howard S. Becker, Outsiders, (1963), Paris, trad. Métailié, 1985, p. 54.

60 Expression donnée en Italie à partir du nom du magistrat, Calogero, qui a instruit le procès du 7 avril et a construit une « théorie » suivant laquelle l’Autonomie serait organisationnellement liée aux BR.

61 Article paru dans Il Manifesto du 23 mars 1981. On le trouve en français dans l’ouvrage de Toni Negri, Italie rouge et noire, Paris, Hachette, 1985, p. 111 sqq.

62 Ibid., p. 116.

63 Propos de Toni Negri tenus à Sergio Zavoli, La notte della Repubblica, Milano, Mondadori, 1992, p. 264. Les Autonomes, y compris dissociés, ne partagent pas tous cette opinion. Un aperçu des débats qui se déroulèrent sur cette position au sein des prisons est donné par l’article « Seminario di Rebibbia. Dal terrorismo al riformismo », in Micromega, n° 1, 1987, p. 83-114.

Table des illustrations

Titre Tableau 7. Nombre d’organisations d’extrême gauche ayant revendiqué un attentat et nombre d’attentats revendiqués par elles (Italie, 1969-1980)
Légende Source : Mauro Galleni, Rapporto sul terrorismo, Milano, Rizzoli, 1981.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/24647/img-1.jpg
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Titre Les militants maoïstes à l’épreuve de la réalité
Légende Tract 11 : Isabelle Sommier, tract distribué à Flins le 10 mars 1972.Ce tract, distribué par les ouvriers d’extrême gauche de Flins, marque leur rupture avec la direction de la Gauche Prolétarienne, qui vient d’enlever Robert Nogrette, cadre de Renault-Billancourt, en riposte au meurtre de Pierre Overney, puis de le relâcher. « Arrêtons de frimer », disent-ils pour rappeler l’organisation à la réalité et dénoncer la séquestration. Quelques mois plus tard, la Gauche Prolétarienne s’auto-dissout.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/24647/img-2.jpg
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Titre La mise à l’index du violent par l’extrême gauche
Légende Tract 12 : Isabelle Sommier, tract de Democrazia Proletaria du 22 mars 1978.Par ce slogan : « Ni avec l’État, ni avec les B. R. », le groupe d’extrême gauche Democrazia Proletaria cherche à ouvrir une troisième voie : se désolidariser des groupes armés clandestins sans pour autant participer à la mobilisation en faveur de l’État. C’est la première manifestation publique réelle de dis-sociation des protestataires.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/24647/img-3.jpg
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