Musique et politique
|Deuxième partie. Identités en musique
13. La double identité du Flamenco
Texte intégral
1Le fait d’ouvrir la session consacrée aux musiques régionales, devant la Bretagne et la Corse, m’inspire un petit préambule. En fait, le sujet que je vais traiter ici est celui du Flamenco et des problèmes d’identité qu’il pose vis-à-vis des communautés qui s’en réclament et je ne vais pratiquement pas parler de la musique traditionnelle de la région concernée, autrement dit du folklore andalou, qui est riche, varié, vivace, et qui fait, lui aussi, l’objet d’attentions et d’études, avec un peu de retard, il est vrai ! (Je participais, il y a un mois, au Ve congrès de folklore andalou, à Malaga, alors que celui de Flamenco, qui s’est déroulé non loin de là, au mois d’août, était le XXIIe). J’aurais pu m’étendre davantage sur les rapports entre folklore et Flamenco en Andalousie ou évoquer les manifestations actuelles du premier; cependant, le titre général du colloque, Musiques et société, ainsi que le sous-titre Musiques et identité, m’ont amené à me limiter aux problèmes complexes qui concernent l’identité ou les identités du Flamenco.
2Le Flamenco est-il andalou ? ; est-il gitan ? La question peut paraître oiseuse et l’on est tenté de répondre d’emblée qu’il est évidemment les deux à la fois, puisqu’il est né sur le sol andalou, apparemment au sein de quelques familles gitanes bien intégrées, et il n’est peut-être pas inutile de rappeler, à ce sujet, que le mot flamenco s’est appliqué au Gitan lui-même avant de désigner la musique en question et le milieu dans lequel elle se produit. Toute recherche approfondie sur les origines de cet art singulier ne peut qu’aboutir à une conclusion de ce type : sans Gitans, point de Flamenco, sans Andalousie non plus ! Pour étayer le premier point, on peut s’appuyer sur les données historiques : jusqu’au milieu du XIXe siècle, tous les chanteurs connus sont gitans ; et plus encore sur les données musicologiques : au moment où le Flamenco apparaît, au début du XIXe siècle, seuls les Gitans étaient susceptibles de détenir des échelles modales et des structures rythmiques totalement inexistantes dans le folklore andalou. Pour le second point, les partisans du Flamenco non gitan n’ont pas manqué de faire observer, avec raison, d’ailleurs, qu’il y a des Gitans, ou des Tsiganes, dans le monde entier, mais que le Flamenco n’est apparu qu’en Andalousie, même s’il a eu tendance à s’étendre, par la suite, bien au-delà des frontières de sa région natale. Comment oublier, à ce sujet, qu’une partie non négligeable du répertoire flamenco est issue des fandangos folkloriques du sud de l’Espagne, habilement transformés par des chanteurs payos (entendez : non gitans) de génie, comme Juan Breva, Cayetano Muriel et, surtout, Don Antonio Chacon.
3Ainsi posé, le problème paraît simple, mais ce n’est qu’une apparence. Longtemps méprisé en raison de ses basses origines populaires - et surtout gitanes-, vilipendé par les intellectuels de la génération de 1898, perverti par les spectacles de cabaret, édulcoré par la tentation de rivaliser, sur les planches, avec un opéra décadent, souvent malmené, malgré la tentative de réhabilitation lancée à Grenade, en 1922, par Manuel de Falla et Federico Garcia Lorca, transformé, sous Franco, en pacotille folklorique, le Flamenco semblait de plus en plus moribond, jusqu’au moment où, vers la fin des années cinquante, il paraît, comme Phoenix, renaître de ses cendres. Les premiers signes de cette renaissance sont le Concours National d’Art Flamenco organisé à Cordoue en 1956, la création de la « Chaire de Flamencologie » de Jerez, en 1958, l’essor des clubs spécialisés appelés peñas flamencas et l’ouvrage intitulé Mundo y formas del Cante flamenco, publié en 1963.
4C’est ce livre, rédigé par un poète cordouan, Ricardo Molina, et le grand chanteur gitan Antonio Mairena, qui va réveiller la polémique. En dépit de certaines précautions oratoires, il fait, évidemment, la part belle au chant gitan et fixe le dogme. La classification proposée a le mérite d’être claire et précise : il y a les chants de base - tous gitans - et le reste (c’est-à-dire les dérivés des premiers, les dérivés du fandango andalou et les chants d’origines diverses). Le berceau de l’Art Flamenco est délimité géographiquement de façon non moins précise : il s’inscrit dans le triangle tracé entre Triana (quartier gitan de Séville), Cadix et Ronda, et qui inclut, bien entendu, Jerez et les ports voisins. Au moment même où lespeñas se multiplient un peu partout et où chaque province cherche à légitimer son répertoire et ses artistes, le reste de l’Andalousie va se sentir exclu ; d’où une double réaction, de la périphérie vis-à-vis de la région - la Basse Andalousie — qui prétend être le centre et de cercles d’aficionados, généralement payos, vis-à-vis du chant gitan.
5Brusquement, tout le monde se dispute cette musique autrefois maudite, d’autant plus que son audience internationale ne cesse de s’élargir et qu’elle est en train de devenir un art noble, universellement reconnu et admiré. Chacun la veut pour soi, de façon trop souvent exclusive, et les querelles tribales ne tardent pas à se déchaîner. Pour les Gitans, qui se sont transmis cet héritage du passé dans l’intimité des familles, comme une marque d’identité, le Flamenco est devenu, en quelque sorte, leur musique ethnique, dans laquelle tous se reconnaissent, même ceux qui sont nés loin du berceau andalou. Pour les Andalous, qui ont anobli, grâce au Flamenco, leur patrimoine traditionnel, cette musique a également une fonction d’identification. Ainsi, chaque province cultive les styles qui lui sont propres et rend un culte à ses artistes célèbres. Bien entendu, les différences sont grandes entre la région que certains ont baptisée « le triangle classique », essentiellement comprise entre Séville et Cadix, où les grands interprètes sont en majorité gitans et où les styles cultivés sont, de préférence, ceux dits « de base », et, d’autre part, les provinces de la périphérie - Almeria, Cordoue, Grenade, Huelva, Jaén et Malaga —, où les artistes sont, le plus souvent, payos et où les spécialités locales sont issues, presque toujours, des fandangos folkloriques.
6Pour bien comprendre le problème, il n’est pas inutile de faire un bref rappel historique. Lorsque le Flamenco fait son apparition, dans la première moitié du XIXe siècle, ses interprètes sont tous gitans et le plus célèbre d’entre eux, Francisco Ortega, de Puerto-Real, surnommé « El Fillo », possède cette voix rauque, cassée, typiquement gitane, qu’on a baptisée aujourd’hui, en souvenir de lui, la voix afillâ. Depuis leur arrivée en Espagne, au XVe siècle, les Gitans ont été, comme dans tous les autres pays européens, musiciens professionnels, et ils ont interprété pour leurs clients le folklore ou la musique populaire autochtone — les romances, les séguedilles, les villancicos-, ainsi que les danses à la mode : polvico, sarabande, chaconne, etc. À la suite des persécutions menées contre eux, qui culminent, au milieu du XVIIIe siècle, par une arrestation générale et l’emprisonnement de tous les hommes valides dans les arsenaux transformés en bagnes, ces activités musicales disparaissent momentanément. Toutefois, les Gitans continuent à cultiver, pour leur usage privé, ce répertoire hispanique, qu’ils vont transformer notablement en le réinterprétant selon leurs propres traditions musicales d’origine orientale. Le passage d’une interprétation de type professionnel à un usage privé et familial va entraîner, bien sûr, un changement radical d’esthétique. Non seulement, sur le plan technique, les modalités orientales - aspect modal, microtonalisme, séquences rythmico-mélodiques à douze temps, etc. - se substituent à celles de la musique locale - chant mesuré, syllabique, gammes occidentales majeure et mineure, mesures binaires ou, le plus souvent, ternaires —, mais, de plus, les interprètes se laissent aller à l’expression ancestrale de la peine ou de la joie, sans se soucier de flatter le goût d’un public dont on attend une rémunération. Les choses en sont là lorsque quelques amateurs curieux découvrent les fêtes intimes des Gitans et jusqu’au moment où certains Payos décident d’imiter le chant gitan.
7L’apparition des cafés de cante, vers le milieu du XIXe siècle, va bouleverser totalement cette situation. Il s’agit, en fait, de cafés-concert ou de cabarets, où l’on présentait des attractions très diverses, des danses académiques de l’école dite bolera, des variétés étrangères, un peu de folklore et, pourquoi pas, un peu de chant gitan. C’est à partir de cette époque, disons concrètement dans la deuxième moitié du XIXe siècle, que va s’opérer une évolution spectaculaire. Certains artistes non gitans - comme Chacôn, dont la voix est à l’opposé de celle de « El Fillo » et qui se trouve, par conséquent, plutôt mal à l’aise dans les styles de base — vont introduire dans le répertoire flamenco des chants issus des fandangos locaux et, en particulier, la malagueña, en laissant de côté certains aspects du Flamenco des origines - en particulier les séquences rythmiques complexes et en créant, à l’intérieur du genre, une esthétique tout à fait nouvelle. Ils vont cultiver des voix relativement aiguës, parfois voisines du fausset, plus aptes aux arabesques savantes et aux fioritures qu’au cri rude, pathétiquement écorché, du cantaor gitan. Le passage de l’intimité gitane au public andalou, l’apparition d’un répertoire nouveau issu de folklore, l’influence des musiques à la mode et, en particulier, de l’opéra, tout cela va provoquer, en fait, une véritable révolution au sein du genre flamenco, qui va désormais se développer avec deux catégories d’interprètes, deux types de répertoire et deux esthétiques distinctes, l’une plus brillante, plus virtuose et plus plastique, l’autre plus abrupte, plus expressive et plus naturelle.
8Il ne faut pas imaginer, pour autant, que nous avons affaire à des cloisonnements étanches et systématiques. Issu de la rencontre d’interprètes orientaux avec des musiques péninsulaires, le Flamenco est, dès l’origine, une musique métissée, dans laquelle deux conceptions esthétiques opposées tentent de fusionner. Son appropriation par des interprètes et un public andalou montre bien à quel point une osmose culturelle s’est établie entre les deux communautés qui le revendiquent aujourd’hui. Le phénomène est tel que certains interprètes payos « sonnent » incroyablement gitan, alors que certains Gitans sont parfois très proches d’une esthétique paya. En ce qui concerne le répertoire, bien que chaque communauté ait ses préférences ou ses affinités, tout chanteur qui se veut complet doit être capable de passer de l’un à l’autre sans aucune difficulté. En somme, tout pourrait se résumer à une affaire de goût si le débat n’avait pris un caractère nettement idéologique.
9Marque d’identité, le Flamenco l’est à plusieurs niveaux. Pour les Gitans comme pour les Andalous, il peut être à la fois l’élément qui rassemble et celui qui divise. Les Gitans de Jerez affirment, par exemple, qu’ils détiennent le secret d’une forme de bulerias qui n’appartient qu’à eux. Pour eux, celui qui n’est pas de Jerez, qu’il soit gitan ou payo, se trahit immédiatement parce qu’il est incapable d’interpréter de la même façon qu’eux ce rythme compliqué. La division va plus loin encore, puisque les deux quartiers gitans de Jerez, San Miguel et Santiago, utilisent le Flamenco comme critère de différenciation. Pourtant, très loin de Jerez et même des frontières de l’Fispagne, des Gitans ont communié dans la gitanité à travers ce phénomène inclassable qu’était Camaron de la Isla. Grâce au même Camaron, ou même à un interprète payo comme Paco de Lucia, des jeunes Gitans de Marseille, issus de familles andalouses exilées en Afrique du Nord et rapatriées en 1962 avec les Pieds-Noirs, ont renoué brusquement avec les traditions de leurs ancêtres et se sont mis à chanter ou à jouer de la guitare. L’un d’entre eux, Jean-Luc (devenu Juan) Carmona, n’a pas hésité à aller vivre à Jerez pour y recevoir la consécration officielle. Qu’ils soient de Jerez ou d’ailleurs, les Gitans sont unanimes à considérer que leur Flamenco n’a pas grand chose à voir avec celui des Payos. Le guitariste Pedro Peña, auteur du spectacle Cien anos de Flamenco, disait à ce propos, en évoquant la seguiriya :
10« On sait exprimer quand on traîne derrière soi une peine de plusieurs siècles. Alors, le Gitan qui sait exprimer tient ça de sa famille, de son sang. C’est le seul qui peut faire bien ce chant. Le Payo peut le chanter avec une meilleure voix, une voix brillante, des facultés extraordinaires, merveilleuses, mais le Gitan l’exprime parce qu’il le vit, parce qu’il est en train de le vivre, de le sentir. Ce sont des choses vécues qui se sont accumulées sur son dos. Le Payo le chante parce qu’il reproduit la mélodie comme il faut; le Gitan le souffre, le vit..., il se souvient de ses ancêtres ».
11Côté andalou, le combat peut se livrer globalement, communauté contre communauté. Dans ce cas, si l’on admet — assez souvent, mais pas toujours — la qualité des interprètes gitans, on leur refuse, en bloc, toute participation au processus d’élaboration du Flamenco. Dans les pires des cas, les polémiques racistes ont amené certains auteurs assez loin dans la falsification des données historiques. Devant la présence incontournable de ces familles gitanes de la Basse Andalousie parmi lesquelles le Flamenco est apparu, au début du siècle dernier, l’un d’entre eux a tenté de démontrer qu’il ne s’agissait, finalement, que de descendants de Morisques qui s’étaient déguisés en Gitans pour échapper à l’expulsion de 1610, estimant, sans doute, qu’il valait mieux donner aux Arabes disparus que prêter aux Gitans toujours présents. Le plus souvent, les escarmouches se produisent à l’intérieur du camp andalou et prennent la forme, on l’a vu, d’une lutte entre le centre et la périphérie. Les provinces les plus excentriques, comme Almeria ou Jaén, se sentent injustement oubliées. Parfois, elles sont obligées de se disputer âprement la paternité de quelques cantes qu’elles cultivent en commun. Cordoue, pour sa part, a développé un Flamenco original, essentiellement payo, et se trouve amenée à défendre un tempérament et une esthétique qui lui sont propres. Dans ce cas, l’opposition entre chant andalou et chant gitan se confond avec celle qui met face à face la calme et sévère Cordoue d’un côté, les exubérantes Séville et Cadix de l’autre. Grenade, Malaga et Huelva ne manquent pas d’arguments pour défendre leur originalité, sans pour autant masquer totalement leur complexe vis-à-vis des deux provinces « matrices », encore une fois Séville et Cadix. Hors des frontières de l’Andalousie, plusieurs provinces revendiquent le droit de faire partie de la grande famille flamenca. Badajoz, en Extrémadure, en est réduite à défendre le particularisme de ses tangos et de ses jaleos, qu’il ne faut pas confondre avec des chants similaires d’autres régions. Ciudad Real a quelques arguments, mais guère d’aficionados·, quant à Murcie, elle organise, depuis 1961, à La Uniôn, un festival annuel doublé d’un concours destiné à la promotion des chants de cette région du Levant. Le cas le plus étonnant est, sans doute, celui de Barcelone et de sa proche banlieue - en particulier Santa Coloma et L’Hospitalet-. Parfois baptisée plaisamment « la 9e province », en raison du nombre très élevé de ses immigrés andalous, Barcelone a accueilli pour la deuxième fois, en 1995, le Congrès National d’Art Flamenco et se révèle, depuis quelques années, comme une véritable pépinière de jeunes artistes flamencos.
12Enfin, pour conclure, comment ne pas rappeler que le Flamenco n’est pas qu’une musique, mais que c’est aussi un état d’esprit, une façon de se comporter, une vision du monde, une philosophie, en somme. Il est évident que cet ensemble de valeurs idéales, regroupées autour des notions de courage, de générosité, de désintéressement absolu, de vie intense dans l’instant présent, a plutôt tendance à s’estomper au fur et à mesure que nous nous éloignons des conditions de vie précaires qui furent celles des populations marginales de l’Andalousie du XIXe siècle pour nous installer dans le confort technique et bourgeois de cette fin du XXe siècle. Les prouesses gastronomiques des congrès d’Art Flamenco font mentir chaque année le vieil adage selon lequel los flamencos no comen (les Flamencos ne mangent pas) et la bonne chère étouffe un peu la nostalgie d’une époque plus authentique et plus impitoyable. Cependant, on continue à célébrer ceux qui rayonnent non seulement en tant qu’artistes mais aussi en tant qu’individus, les vrais flamencos. Être ou ne pas être flamenco, en définitive telle est la question et l’on se plaît à répéter à satiété, lors de chaque réunion numériquement importante, que no estân todos los que son, ni son todos los que estan (Tous ceux qui le sont ne sont pas là et tous ceux qui sont là ne le sont pas). À travers ces réactions sentimentales qui tendent à préserver des valeurs humaines aux côtés des valeurs artistiques, tout comme à travers les rivalités et les jalousies locales ou tribales, on peut constater qu’aujourd’hui encore, même chez les Payos, le Flamenco reste une histoire de famille.
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.