1L’approche buissonnière des sociabilités musicales que propose Antoine Hennion, en invitant à prêter attention et sympathie à la figure de l’amateur peut aussi se lire comme une invite à la réflexion sur le rapport à la musique que développent les sciences sociales, mais aussi sur ce rapport chez... — Comment le nommer ? Consommateur connote le passif, mélomane fait justement trop légitime, amoureux suggère un investissement affectif qui n’est pas de toutes les écoutes - [...] chez celui que nous nommerons l’amateur non pratiquant, celui pour qui le rapport à la musique est avant tout fait d’écoute et non de pratique de l’instrument ou du chant.

2L’hypothèse centrale d’Hennion peut aider à mettre en perspective les textes rassemblés ici. Retenons en un argument central qui pourrait s’identifier comme le risque de routinisation des perceptions, spécialement du côté du commentaire savant. Celui-ci serait en quelque sorte polarisé sur deux grilles de lecture qui pour être fécondes aboutiraient à brider l’imagination sociologique.

3D’un côté, une tradition plus ancienne approche les musiques à travers une interrogation sur leur légitimité, leur statut social. Cette question de la légitimité opère une forme de grand partage entre les musiques que l’on désigne comme « grandes », « classiques », « savantes », seules dignes du statut d’œuvre d’art, contre la superficialité et l’éphémère associés aux musiques « modernes », à la « variété », à l’« ethnique » pour reprendre un américanisme en voie de francisation.

4De l’autre côté, une approche qu’il serait prématuré d’associer à la notion de tradition privilégie un regard sur les musiques comme vecteurs de construction identitaire. Comme le montrent les textes mis en perspective par Alain Darré dans la seconde partie de ce recueil, il conviendrait en quelque sorte d’ajouter à la trilogie « Carte, recensement, musée » mise en évidence par Benedict Anderson1, la mobilisation des musiques comme outil culturel central de construction des identités collectives. L’inspiration prise par Sibelius dans le Kalevala pour mettre en musique une mythologie nationale et lui donner par là un rayonnement accru, le recours au legs des musiques populaires par Bartok ou Dvorak, la réinvention des traditions bretonnes par des folkeux des années soixante-dix, puisant dans le Barzaz Breizh un répertoire de chants et de thématiques « remis en musique » dans la veine régionaliste, communautaire et anti-institutionnelle du moment pourraient illustrer la force de cette hypothèse.

5On pourra certes objecter à Hennion bien des réserves. Ces deux problématiques qu’il présente comme une sorte de « pince multiprise » conceptuelle sont en fait plus dans un rapport de succession chronologique que de simultanéité. Si l’on s’en tient au cas français, la lecture identitaire n’occupe guère une place significative dans les préoccupations de la communauté savante que depuis quelques années, souvent par importation de problématiques venues de l’étude des « aires culturelles », des cultural studies anglo-saxonnes. On peut aussi objecter que porter attention à la façon dont une pratique musicale s’inscrit dans un travail de construction ou d’invention identitaire suppose au moins une suspension provisoire de la question de la légitimité des pratiques, ou sa reformulation en termes de gestion d’un stigmate éventuel, ce qui suggère là encore que les deux démarches évoquées ici sont plus souvent alternatives que cumulatives.

6Et cependant, ces réserves ne viennent pas à bout de la position d’Hennion. Si les chantiers conceptuels de la légitimité et de l’identité appliqués au matériau musical peuvent relever de moments, de chercheurs, de parti-pris disciplinaires différents, une forme de connivence intellectuelle les relie souterrainement. Penser les pratiques culturelles, et donc la musique, en termes de légitimité, de statut d’œuvre d’art renvoie à des schèmes de classement du bon et du mauvais goût, de la culture d’élite et de la culture populaire, du distingué et du vulgaire. Cette cartographie sociale des pratiques culturelles et musicales n’a guère de peine à s’articuler à une prise en compte des identités. Ces typologies ont, au départ, été presque uniquement pensées en termes d’identités de classe, et plus tard de principes générationnels, ethniques, résidentiels. Même si en pratique les mêmes auteurs croisent rarement les deux approches, on voit ici la force du point de vue d’Hennion. Associer les sociabilités et genres musicaux à des groupes sociaux - quels qu’en soient les principes de définition - c’est associer des musiques et des identités, au risque de réduire une sociologie de la musique à une forme de ping-pong allant de la construction d’un espace hiérarchisé des musiques légitimes à celui des identités correspondantes, et retour, le discours de l’identité pouvant être la version ethnographisée ou new-look de celui de la légitimité. Ces remarques ne visent nullement à disqualifier les travaux inspirés de ces deux problématiques, souvent pionniers en leur temps, encore féconds lorsqu’ils sont mis en œuvre avec rigueur. Mais puisque selon le mot de Bachelard « Toute lumière crée des ombres », il convient aussi - et le détour par le personnage de l’amateur y aide grandement — d’être attentif à ce que n’éclairent que partiellement les deux grandes problématiques suggérées jusqu’ici.

7Le pouvoir objectivant des problématiques de l’identité ou de la légitimité comporte au premier chef le risque de se payer d’un refoulement du rapport vécu aux pratiques musicales, des univers de sens et de sociabilité qu’elles alimentent.

8L’observation est évidente pour les démarches qui œuvrent à objectiver avec l’appui de données chiffrées les associations entre goûts et pratiques musicales d’une part, catégories sociales et formes de consécration de l’autre. Non que cet exercice soit vain ou improductif, bien au contraire, mais parce qu’il met par définition le projecteur sur des cohérences, des régularités statistiques et ne cherche que trop peu souvent à rentrer dans une microanalyse du rapport vécu à la consommation artistique, à la pratique de l’instrument, du concert.

9L’approche identitaire devrait échapper à ce risque puisqu’elle s’interroge en principe sur un rapport vécu, une expérience de construction du moi et de l’appartenance au nous par le truchement du matériau musical. Force est de constater - et les difficultés pratiques y sont pour beaucoup — que le travail sur l’identité passe souvent par l’étude de corpus de textes, une approche souvent encore très « macro » et généralisante de certaines pratiques (Fêtes, Carnavals, Concerts) et qu’il emprunte moins souvent qu’on ne pourrait l’espérer au parti-pris ethnographique2, à la façon dont des individus ou groupes singuliers s’approprient les musiques, prêtent attention à leurs significations, les détournent, les retraduisent. Bref, et l’invite d’Hennion est ici pleinement convaincante, la question du rapport vécu aux sociabilités musicales, de la production d’univers de sens reste trop souvent une « boîte noire » de la recherche. En évoquant joliment la notion de « cérémonies du plaisir », le texte d’Hennion renvoie aux pages pertinentes d’Armand et Michèle Mattelart sur le plaisir comme impensé de trop d’études sur les médias3.

10C’est donc toute une dimension de l’expérience vécue de la musique, de la subjectivité, des modes d’intériorisation des expériences de la musique qui attend le chercheur, invité à prendre au sérieux le mot d’ordre d’une sociologie compréhensive. C’est en cette direction que se redéploie actuellement une recherche sur les musiques qui n’entend pas se limiter à la déclinaison sur de nouveaux objets de problématiques fécondes mais routinisées. Un premier jeu de contributions en témoigne.

11La contribution de Patrick Mignon s’inscrit résolument dans cette voie. Derrière les chiffres objectifs et massifs sur la diffusion du rock, il reconstitue la diversité des pratiques et des relations à la musique et propose un mouvement de balancier de l’analyse, (faut-il y voir une résonance au rythme binaire du Rock ?). D’une part, cerner la construction du rock par un faisceau de pratiques et d’acteurs, mais aussi, simultanément, rechercher les significations, les rêves, les désirs sociaux investis dans ces pratiques. Se déclinent alors les rôles d’emblématisation, de distinction, de mobilisation, de protestation occupés par la musique rock pour une, des générations. On y retiendra en particulier le rapprochement fait entre la participation à l’univers rock et le registre de l’action collective.

12Apportant dans cette polyphonie l’intervention de la psychologie sociale, Béatrice Madiot illustre pour sa part ces rapports vécus à la pratique musicale à partir d’une enquête sur les musiciens de l’Orchestre National de Jazz. Bien que cet article soit sans doute le plus objectivant du recueil puisqu’il repose sur une enquête et son traitement statistique, l’auteur réussit précisément à construire sa grille d’enquête, à en travailler les résultats pour en tirer de précieuses informations sur la gestion vécue du « rôle » de musicien de Jazz, dans une structure presque « officielle ». Le trait fédérateur des réactions des musiciens est de produire une forme de résistance à l’institution, au rôle, d’aménager tant leur représentation de l’orchestre que leur insertion dans le collectif, pour préserver ce qu’ils tiennent pour les formes d’autonomie inhérentes à une pratique créative du Jazz.

13L’approche de Jean-François Dutertre se situe, elle, à la charnière des deux déplacements de problématique que veut évoquer cette présentation. À travers une série d’éclairages historiques et de comparaisons entre sociétés, c’est le travail incessant de recyclage des musiques traditionnelles, le déplacement constant des usages et adaptations des répertoires traditionnels qui ressort. Les musiques traditionnelles que l’adjectif semble assigner à la fixité, se révèlent alors comme éminemment mobiles, objets de réinventions, de braconnages incessants où se superposent comme dans un millefeuille des strates de significations, d’expériences, d’investissements affectifs et idéologiques qui donnent par sédimentation une consistance croissante à l’objet. Mais l’exemple du mouvement folkeux des années soixante-huit vient aussi expliciter une seconde facette de l’univers des musiques traditionnelles. Si la tradition est héritage, elle est aussi invention, construction par les effets conjugués d’une démarche « archéologique » (le collectage), d’attentes sociales (le besoin de racines et de territorialité). Et le mouvement de redécouverte et d’« Invention de la tradition » se prolonge bientôt en processus d’institutionnalisation lorsque le rapport militant, passionné aux musiques d’antan ouvre des espaces de professionnalisation (ethnomusicologues), cristallise des associations, des commissions officielles. Mais nous sommes déjà sur l’autre versant des renouvellements de problématique que proposent ces textes...

14À côté de ce que l’on pourrait désigner par l’en-dedans, l’expérience subjective des pratiques de la musique, un second domaine d’investigation demeure largement ouvert, propice au renouveau des analyses. Il pourrait être désigné par la métaphore de l’amont. Pour le formuler brutalement, trop de commentaires ou de travaux sur les pratiques culturelles, qui, à grand renfort de « distinction », d’« invention », de « légitimité » ou de « construction » se revendiquent des problématiques constructivistes ou de la sociologie de la culture telle que Pierre Bourdieu a pu la promouvoir, font le travail à moitié. Ils sollicitent de façon bien paresseuse les apports d’auteurs et courants qu’ils mobilisent plus sur le mode du clin d’oeil pour les pages culturelles du « Nouvel Obs » que d’une investigation sérieuse. De quoi s agit-il ? D être cohérent dans le parti-pris constructiviste ou la réflexion sur les processus par lesquels des genres musicaux se légitiment, des œuvres ou des artistes accèdent à la consécration ou simplement à la popularité. L’abus du raccourci consiste ici à aller droit au résultat final, à l’objectivé encore... pour constater - souvent avec d’excellents arguments - que telle musique est associée à tel type d’auditeurs, que tel répertoire (on peut songer au baroque) acquiert une reconnaissance qu’il est possible de démontrer par un jeu d’indices objectifs à travers la production discographique, les programmes des salles de concert. C’est oublier en chemin tout ce que Berger et Luckman4 - pour citer une référence inévitable - associent à la notion d’institutionnalisation : procédures de typification, invention d’une tradition, construction de rôles, de systèmes d’attentes. Ce n’est pas le moindre mérite du travail d’Alain Darré que d’avoir su placer au cœur des problématiques du colloque rennais « Musiques et Société » la prise en compte de ces questions. Les univers musicaux se construisent, se durcissent aussi à travers des institutions qui se nomment critique musicale, revues spécialisées, maisons de disques, politiques publiques développées par l’État ou les collectivités locales.

15Le texte de Philippe Gumplowicz restitue ainsi avec force - les pages sur Hugues Panassié sont particulièrement stimulantes - tout le travail de la critique de Jazz pour produire une légitimation du Jazz, en faire une « musique » et non une curiosité ou une production exotique. En déplaçant l’éclairage du monde de la critique à celui des interventions du ministère de la Culture, Philippe Teillet permet de comprendre comment les politiques culturelles vinrent au Rock. Une des leçons de ces contributions, et de celle d’Emmanuel Négrier sur le Festival de Radio-France à Montpellier, est aussi de montrer à quel point les mécanismes sociaux qui aboutissent à consacrer des pratiques musicales, à leur donner des formes diverses de dignité sociale, sont complexes, parfois imprévisibles. L’intégration du rock dans la panoplie des politiques culturelles doit à bien des arrière-pensées étrangères aux considérations esthétiques. Soutenir le rock peut être pensé comme une composante des politiques de prévention dans les quartiers « à risques », comme un élément d’une politique de la jeunesse et de ses loisirs plus que comme un choix entre des registres artistiques. Un festival musical peut, lui, s’insérer dans des stratégies complexes de rivalités entre collectivités locales, contribuer au travail d’image d’une métropole, constituer un rouage dans le processus d’émergence d’un monde de professionnels du culturel et du musical. La diversité des processus qui contribuent à cette construction des systèmes de pratiques musicales est enfin illustrée par Jean Louis Capitolin à travers l’évocation d’activités du SERMAC de Fort-de-France. Ici l’action volontariste des collectivités locales aboutit à faire naître, à travers le soutien aux musiques antillaises, une véritable institution de maintenance identitaire grâce à la culture.

16De ce second jeu de contributions deux leçons peuvent être dégagées. La première porte sur l’extrême complexité des médiations et interactions que risque de masquer la référence à une « politique publique de la musique », si celle-ci est pensée comme action cohérente visant la démocratisation culturelle ou le soutien à la création artistique. Dans sa contribution au Traité de science politique5, Guy Saez relevait voici dix ans l’« incertitude » qui pesait sur les rapports entre culture et politiques publiques. Cette incertitude venait originellement des interrogations et critiques liées au bien-fondé de l’intervention même de l’État sur un domaine associé au sacré par les clercs6. Les contributions rassemblées ici contribuent à l’approfondissement des enquêtes et savoirs sur la genèse souvent tortueuse de ces politiques publiques. Elles aboutissent aussi, en mettant en lumière le labyrinthe des déterminants et acteurs, à expliciter une autre dimension de cette incertitude puisque l’enfantement des politiques culturelles semble parfois devoir bien peu à une réflexion ou à une stratégie centrée sur leur objet apparent. Une seconde leçon - mais n’émerge-t-elle pas de l’ensemble des textes ? - pourrait mener vers la centralité prise par les productions culturelles dans les sociétés contemporaines. Peut-être, faut-il avec David Chaney s’interroger sur l’idée d’un Cultural turn7 ? Sur la validité du binôme culture et société lorsque « la culture n’apporte plus le sens de l’expérience mais devient les termes de cette expérience » par le jeu conjugué de l’esthétisation de l’ensemble des pratiques sociales, de la marchandisation des biens culturels, de leur intégration à la dynamique de l’action publique ?