1Fait social total, la musique entretient des rapports complexes avec l’univers social. Elle occupe en effet une position devenue centrale au sein des éléments qui structurent notre perception du monde, l’entendu rivalisant plus que jamais avec le vu ou le lu. Si l’analyste peut pointer les « règles de l’art » musical, il se trouve vite submergé par son absence d’autonomie : la musique pénètre partout, son domaine ne saurait être circonscrit et surtout elle n’est en aucun cas réductible à un système de signes ordinaires1. Langage « indéfiniment connoté2 », l’énoncé musical excelle dans la métamorphose et dans la polysémie, brouille les codes, trouble les azimuts, affole les boussoles. Or, selon Alexis Philonenko, ambitionner d’« écrire sur la musique, c’est vouloir écrire sur un moment supérieur à toute écriture3 ». Est-ce à dire que tout discours sur la musique relève de circonvolutions hasardeuses ? Les contributions qui suivent devraient infirmer cette hypothèse. Si « dans l’œuvre la sensibilité au monde transcende la conscience du monde4 », il demeure néanmoins que « la musique inscrit dans son temps le temps où elle est inscrite5 » et qu’à ce titre, elle appelle l’exploration sociologique.

2Le social est en effet au cœur des processus de production et de réception du musical. Il en détermine largement les développements, fonctions, significations. Dans un jeu de miroir permanent, le musical réfléchit, exprime l’espace social qui l’investit à son tour en lui insufflant de nouveaux sens. « Bien culturel » générateur de « pratiques culturelles » l’objet musical n’est pas de l’ordre du donné mais du construit, produit d’un « ici et maintenant » où s’enchevêtrent codes, normes, valeurs, stratégies d’innovation-reproduction. Or la contraction de l’espace temps qu’autorise la médiation et la technique contribue simultanément à une sorte de mise à distance des marqueurs sociaux de la productivité musicale et à une opération de lecture recontextualisée productrice de nouveaux liens sociaux. Le réinvestissement de l’objet musical par le récepteur est ainsi souvent fondé sur l’oubli, le détournement ou l’appropriation de ses conditions de production et de son sens incorporé. Ce processus repose sur la plasticité des figures symboliques comme le montre par exemple le cas du Rap lorsqu’il intègre des extraits de chant grégorien ou lorsque, par un effet de congruence entre symbole et réalité, des lycéens de Soweto en Afrique du Sud se mobilisent en scandant les paroles de «the Wall » de Pink Floyd. La musique agit bien selon la formule de G. Balandier comme un « révélateur social » générateur d’affects, de symboles, de sentiments dont l’importance n’est plus à démontrer dans le domaine politique. Par l’amplification des atmosphères de sociabilité, par la démultiplication des capacités motrices des symboles que rend possible l’ensemble du dispositif de production-réception de la chaîne musicale, on atteint la structure même du lien social, sa dimension mobilisatrice et les conditions de l’exercice de l’influence.

3Au fil des chapitres, la musique nous apparaîtra simultanément comme enjeu de pouvoir et vecteur de pouvoir.

4Tout d’abord car la musique se conjuguant au pluriel, les catégories de perception du monde musical sont elles-mêmes l’objet de stratégies de luttes de classement pour l’imposition de normes de qualification et de définition des genres musicaux. Le travail opéré autour de la définition du jazz mais aussi du flamenco ou des musiques « traditionnelles » illustre bien ces processus de division du monde musical en « lieux dits » ou s affrontent donneurs de sens et prescripteurs d’identité. En brisant la naturalité des dénominations, l’entreprise de désobjectivation des catégories musicales ouvre des voies généalogiques fécondes pour le sociologue : celle de l’analyse des modalités de production des labellisations musicales, de leur réappropriation par les récepteurs via l’affirmation de goûts musicaux, celle des logiques de légitimation qui y sont à l’œuvre dans un champ social soumis à une forte division du travail.

5En tant que bien culturel, la musique est aussi objet de politiques publiques. L’intervention de l’État en faveur du rock sous les ministères Lang témoigne de l’évolution des référentiels de l’intervention publique en matière culturelle. De même, au niveau local, la compétition inter urbaine et les politiques d’image peuvent-elles s’articuler en partie autour de ressources culturelles, notamment musicales. Rennes et les Transmusicales, Belfort et les Eurockéennes, Montpellier et le festival de Radio France s’inscrivent dans cette perspective.

6La musique est en outre soumise aux lois du marché et annexée, sous certaines de ses formes, à la symbolique d’État. La logique commerciale insère aujourd’hui pleinement les produits musicaux dans le courant des flux économiques internationaux. Relayées par les médias du monde entier, les grandes firmes de l’industrie de la musique s’appuient sur un public transnational porteur d’un goût dominant pouvant à terme induire dévitalisation et alignement des logiques créatrices sur des normes « musically correct ». Mory Kanté, King Sunny Adé, Salif Keita par exemple n’ont-ils pas « blanchi » leur musique originelle trop peu conforme aux règles esthétiques des consommateurs occidentaux ? S’ouvre ici l’immense champ d’une économie des relations inter culturelles, des processus d’acculturation qui y sont à l’œuvre et des forces sous tendant la standardisation - réelle ou supposée - des imaginaires. Quant à l’usage des référents identitaires par la symbolique d’État, le phénomène est bien connu, même si l’on insiste généralement assez peu sur la puissance des emblèmes musicaux. Chants révolutionnaires, hymnes patriotiques et marches militaires sont pourtant au cœur du dispositif scénographique du pouvoir et des luttes pour sa conquête. Que l’on songe au destin chaotique de la Marseillaise entre 1795 et 1879 ou à celui de l’Internationale. Que dire de l’annexion par le troisième reich de Wagner et de Richard Strauss ou plus récemment, sur un registre différent, des fastueuses célébrations où un État « retrouve » son génie : Bach et la RDA en 1985, Mozart et l’Autriche en 1991...

7La musique est enfin un support privilégié pour des formes d’engagement collectif qui s’inscrivent fréquemment sur un mode de résistance à la domination culturelle ou/et politique. Il peut s’agir de lutter pour la survie et la dignité de l’Homme contre la barbarie comme dans le camp de Terézin, près de Prague, où périrent trente mille Juifs et où les déportés jouaient et chantaient des auteurs interdits comme Mahler ou Schoenberg. En d’autres temps et d’autres lieux, les esclaves noirs avaient su trouver dans les chants religieux une issue à leur déshumanisation et, par de subtiles métaphores, un moyen de conscientisation politique. Ici, « le rôle de l’art n’est pas de critiquer la réalité mais de la changer6 » et le musicien ou le chanteur se fait militant, en première ligne du combat pour la liberté. Les engagements de la Pop music contre la guerre du Viêt-Nam, les prises de position musicales de Cheb Khaled en faveur du raï algérien après l’assassinat de Cheb Hasni, celles de Matoub Lounés en Kabylie, de Cui Jian, rocker chinois de l’après Tien an Men, ou de Johnny Clegg et Tracy Chapman contre l’apartheid témoignent de la persistance de ce mode populaire d’action politique et de sa puissance emblématique. On n’oubliera pas la présence de Barbara Hendricks à Dubrovnik, ni celle de Rostropovitch et de son violoncelle au pied d’un mur de Berlin chancelant. Action et situation se conjuguent alors dans une alchimie à fort « potentiel évocateur », le symbole pouvant contribuer à modifier les représentations, voire à structurer de nouvelles pratiques sociales. C’est aussi le cas des musiques explicitement identitaires, constitutives de groupes sociaux, raciaux ou culturels qu’elles tendent à instituer : Blues, Reggae, Rap, musique cajun, polyphonies corses, morna cap verdienne, en constituent de bons exemples.

8De manière apparemment paradoxale, plus la musique est planétaire plus elle devient communautaire. C’est qu’il en est des musiques comme des identités : elles ne réfèrent pas à des réalités closes, rigides, mais à des processus dynamiques en perpétuelle construction. De ce point de vue, les musiciens apparaissent comme les médiateurs privilégiés des échanges inter-culturels car on ne rencontre pas de tradition musicale pure. Seul existe le métissage et le syncrétisme se révèle fécond. On atteint là un des paradoxes de la musique, à la fois langage codé, situé et verbe universel, transculturel, happé par l’altérité.

9Schopenhauer écrivait que « la musique est un exercice de métaphysique inconscient dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie7 ». C’est à une modeste tentative de décryptage de cette philosophie que nous invite cet ouvrage sans oublier que, si la démarche sociologique produit parfois un effet de désenchantement à l’égard de son objet, elle peut aussi nous amener à considérer avec Nietzsche que « la vie sans musique serait une erreur » et nous convier au plaisir de goûter la musique, « ce ciel de rêve de l’âme humaine8 ».